• 1 Carlo Ginzburg, « “Signes, traces, pistes”. Racines d’un paradigme de l’indice », Le Débat, vol. 6 (...)

Quelqu’un est passé par là1.

• 2 Paris est à l’époque médiévale sujette à un enchevêtrement de juridictions laïques (prévôté royale, (...)
• 3 Les registres de justice de la juridiction de Saint-Germain-des-Prés sont conservés aux Archives Na (...)
• 4 Pour une synthèse de l’histoire médiévale de Paris, Boris Bove & Claude Gauvard, Le Paris du Moyen (...)
• 5 Charlotte Glinel, Gestion de l’eau et des déchets : Vivre à Paris à la fin du Moyen Âge, mémoire de (...)
• 6 Katia Weidenfeld, Police de la petite voirie à Paris à la fin du Moyen Âge, Paris, L.G.D.J., 1996.

2Jaquet Jamoy est l’un des rares personnages que l’on peut rencontrer à plusieurs reprises dans les registres de la juridiction de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, au début du xv^e siècle, grâce aux nombreuses interpellations dont il fait l’objet2. Entre 1407 et 1409, les archives donnent à voir plus d’une dizaine de fois les sensibilités déviantes de Jaquet au milieu d’humains et d’animaux3. La juridiction est régie depuis l’abbaye du même nom qui est alors située aux portes occidentales de Paris, en dehors de l’enceinte construite sous Philippe Auguste à la fin du xii^e siècle. Cette dernière enserre l’actuel Quartier latin ainsi que l’est du quartier Saint-Germain. Le territoire que contrôle l’abbaye s’inscrit à l’interface entre Paris et le faubourg Saint-Germain, entre le quartier universitaire et une partie des campagnes qui nourrissent la capitale du royaume de France. Celle-ci subit des épisodes de peste récurrents depuis une cinquantaine d’années qui participent à réduire sa population, même si elle compte plus de 100 000 habitants et demeure relativement prospère. Au beau milieu de la guerre de Cent Ans, Paris représente l’un des principaux théâtres de la guerre civile naissante entre Armagnacs et Bourguignons : en 1407 le frère du roi Charles VI est assassiné dans le Marais par le camp des Bourguignons, soutenu par la corporation des bouchers4. Le règne du roi « fou » est également une période riche en ordonnances relatives à la gestion de l’eau et des déchets, attentive aux activités de la viande qui rendent les rues de la capitale insalubres5. Quant aux juridictions laïques et ecclésiastiques, à l’image de Saint-Germain-des-Prés, elles exercent une police laïque de « petite voirie6 » afin de mettre en œuvre les nouvelles normes environnementales urbaines qui se dessinent. C’est notamment par la définition des espaces dédiés aux déchets (voiries), par une oreille attentive aux délations, et par les rondes de leurs sergents envoyés contrôler l’entretien des rues par les habitants, que ces juridictions se font créatrices de normes – plus ou moins respectées – et d’usages de l’espace (péri)urbain.

• 7 C’est la voie ouverte par l’historiographie attentive à la cosmologie et au quotidien d’acteurs sub (...)

3« Trippier demourant à Saint Germain », Jaquet y est accompagné de sa femme, de son valet, de ses porcs et de ses truies – dont les sources ne nous indiquent pas les noms. Membre de la petite bourgeoisie germanopratine, propriétaire et employeur, il n’est pour autant pas des plus puissants. Trois motifs principaux font l’objet des sentences de l’abbaye à son encontre : la non-surveillance de ses porcs, les déchets qu’il vide dans la rue et la vidange non exécutée de sa fosse. Aux côtés des sergents qui les surveillent et de leurs voisins et voisines bouchers qui portent plainte, en suivant ses cochons ou les effluves de ses tripes pourrissant l’été, on arrive toujours chez le multirécidiviste. En relevant ces traces, on peut espérer accéder aux sensibilités des habitants du quartier de la boucherie de Saint-Germain avec ce « mais » inhérent à l’histoire qui s’intéresse aux subalternes : la nécessaire médiation de sources écrites par des institutions dominantes7, ici la juridiction de l’abbaye. Cette dernière est beaucoup plus exhaustive dans ses registres que les autres. Ainsi, après le nom du contrevenant est défini l’acte du responsable et souvent la sentence qui y répond. Nous suivrons ici les lignes sur les papiers jaunis des registres tout en adoptant une démarche pragmatique pour entrer dans l’interaction concrète entre l’autorité de justice, l’individu interpellé et leur milieu.

• 8 Bruno Latour, Pasteur : guerre et paix des microbes, Paris, La Découverte, 2011.
• 9 Elle s’inscrit dans l’évolution de la gestion des déchets qui se poursuit depuis le xiii^e siècle : (...)

4Appuyé sur une enquête archivistique portant sur la gestion des déchets parisiens mêlant sources judiciaires, réglementaires, littéraires et didactiques, ce récit suit les traces des porcs d’un tripier du xv^e siècle, des tas de fumiers aux chambres du voisinage. Il invite à saisir les tenants de la perception de la pollution urbaine dans un monde prémicrobien, où ni le paradigme hygiéniste ni le paradigme pastorien qui nous semblent aujourd’hui familiers n’ont lieu d’être8. L’enquête, nourrie par la microstoria et la phénoménologie, porte une attention particulière aux indications données par les sources judiciaires sur le parcours des porcs, à la microtopologie des lieux de vie, aux sens et à la stratification sociale des acteurs humains, afin de livrer un récit de la sensibilité des parisiens et des parisiennes. Le récit guidé par les pourceaulx de Jaquet nous permet d’interroger la normativité des sensibilités à l’interface entre la marginalité du tripier, les attentes des bouchers et l’autorité relative des sergents de la juridiction germanopratine, représentative de la construction d’une norme environnementale parisienne à la fin du Moyen Âge9.

• 10 Ordonnances des Rois de France de la troisième race, vol. II, éd. 1729, p. 379‑380.
• 11 Michel Pastoureau, Le roi tué par un cochon, Paris, Seuil, 2015.
• 12 Catherine Monnet, L’Évacuation des déchets en milieu urbain au bas Moyen Âge. L’exemple des fosses (...)

5À la suite de la célèbre altercation d’une truie avec le cheval du fils de Louis VI le Gros, qui lui donna la mort en 1131, une ordonnance royale interdit l’élevage de porcs au sein des remparts parisiens. Celle-ci est confirmée plusieurs fois. Dans son ordonnance de police générale de février 1350, Jean II enjoint que, sous peine d’amende et de voir son animal tué, « Nul ne soit si hardy d’avoir, tenir, nourrir, ne soustenir dedans les murs de la Ville de Paris, en repos, n’en part aucuns pourceaux10. » Les porcs sont toutefois associés à saint Antoine comme animal domestique par excellence. Aussi, dans l’enceinte de Paris, leur possession est-elle le privilège exclusif de l’abbaye qui porte le nom du saint : celle-ci possède une « pourcherie » et a le pouvoir de laisser ses animaux divaguer avec une clochette dans la ville où ils jouent le rôle d’éboueurs11. Les autres cochons sont élevés en dehors de Paris, dans ses faubourgs, comme l’indiquent le cas de Jaquet Jamoy (qui doit seulement les enfermer) ou encore la quarantaine de carcasses de porcs retrouvées lors des fouilles archéologiques menées au Louvre12.

• 13 AN, Z/2/3264, fol. 54v.
• 14 Fumier.
• 15 Se couchaient dans ledit fumier.
• 16 AN, Z/2/3264, fol. 26v. Un solier désigne un logement ou une pièce située à l’étage des maisons.
• 17 AN, Z/2/3264, fol. 18.
• 18 Le Mesnagier de Paris, Paris, Livre de Poche, [1846] 2014, p. 538, II, iv.
• 19 Ibid., p.594, II, vii. Cet ouvrage, rédigé par un bourgeois aisé et âgé de la capitale à destinatio (...)

6Le 6 septembre 1407, Jaquet est condamné pour l’élevage – non surveillé – de porcs. Les sergents de la juridiction lui reprochent « certains pourceaux et truies que il […] nourrist en son dit hostel, [et qui] souventes foiz vont […] parmy la dicte ville sans garde13. » Six mois plus tard, le tripier récidive : le 12 mars 1408, Jehan d’Orsay, sergent de l’abbaye, libère « cinq pourceaux qui estoient emprisonnez […], pour ce que ledit sergent en avoit trouvé une grant quantité sur le fiens14 qui est en une ruelle devant les maisons [de] Regnier le Sellier, lesquelz se gesoient oudit fiens15, et sont toujours sans garde et les a veux entrer [dans l]es maisons des bonnes gens jusques [dans l]es soliers et su les lis16. » Ainsi, le tripier de Saint-Germain-des-Prés élève au minimum deux truies et cinq pourceaux en son hôtel, qu’il laisse vaquer à leurs occupations dans le bourg. Un an auparavant, quelques chèvres étaient également associées à ces porcs17. Le tripier est condamné six fois, soit directement, soit par l’intermédiaire de son valet ou de sa femme. De toute évidence, Jaquet Jamoy n’élève pas ces pourceaux pour sa seule consommation personnelle. Leur destin ? L’abattage par l’une ou l’autre des treize boucheries du quartier qui en vendent à côté des moutons, bœufs et autres veaux18. Les pourceaux sont abattus et mangés à l’hiver, quoique les bouchers en tuent en été après les avoir inspectés. Mais alors, la couleur de la viande n’inspire que peu de confiance aux Parisiens et aux Parisiennes, tel le Mesnagier, bourgeois parisien, qui avertit sa femme : « quelque bonté qu’il ait ou jaune, il est trop reprouchié19. »

• 20 AN, Z/2/3264, fol. 70.
• 21 Françoise Lehoux, Le bourg de Saint-Germain-des-Prés : depuis ses origines jusqu’à la fin de la Gue (...)

7Six mois plus tard, le 29 novembre 1408, sont de nouveau « emprisonnés 3 pourceaulx appartenant à Jaquet Jamoy20 » parce qu’ils erraient dans l’hôtel d’une voisine bouchère, détériorant son suif. Les jeunes porcs qui se permettent de visiter les ateliers des bouchers, mais aussi leurs appartements à l’étage des boutiques du quartier, jusque dans leurs lits (à en croire le sergent Regnier le Sellier) et jusque dans leurs marmites (dans le cas du riverain Colin Hoyau21), font partie intégrante du quotidien de cette périphérie parisienne. Omnivores, les cochons trouvent dans le fumier d’été une source de rafraîchissement, ainsi que le nécessaire complément à la nourriture que leur fournissent leur maître tripier et son valet. S’ils partagent le même espace urbain, leur vagabondage participant à la gestion des déchets organiques, ils sont théoriquement exclus des espaces privés qui semblent pourtant ouverts puisque les animaux y pénètrent facilement.

• 22 AN, Z/2/3264, fol. 36.

8C’est la raison pour laquelle, le 20 mai 1408, Jean d’Orsay, sergent de l’abbaye, retrouve ces mêmes pourceaux dans une étable de Jaquet. Il y a trouvé son valet, « qui estoit en la ruelle qui est ordonnée estre curée aux despens des voisins, en une estable où ledit Jaquet loge pourceaulx » : celui-ci vidait avec « une grant escuelle de boix tenant autant comme un bassin à barbier, l’ordure et fiens de pourceaux emmy la rue. » Jean d’Orsay ordonne au valet de cesser ses activités : « et de fait lui osta son espuisoire ; et là survint ledit Jaquet, qui dist, presens plusieurs, que ce que ledit varlet faisoit estoit à lui, et le faisoit de son commandement22. » Les pourceaux sont donc à présent logés dans une étable, fermée, pour éviter qu’ils ne gênent la circulation et ne pénètrent les domiciles privés du voisinage. Néanmoins, leur enfermement implique toute une infrastructure relative à la gestion des déchets qu’ils génèrent. C’est désormais pour ce motif que les sergents de l’abbaye viennent rendre visite au tripier. Dans une rue dont il est responsable de l’entretien, au même titre que ses voisins et voisines, selon la coutume parisienne, il fait vider le fumier des pourceaux. Jaquet Jamoy assume sa désobéissance vis-à-vis du sergent et de la coutume partagée par la ville, devant témoins (« presens plusieurs »).

• 23 AN, Z/2/3264, fol. 26v.
• 24 Cléo Rager, « “Que nulz ne tiengnent pourceaulx en ladite ville”. Action publique, territoire urbai (...)
• 25 Nathalie Le Luel, « Conclusion. Animalité et humanité : des rapports remis en question », in I. Fab (...)
• 26 Laurent Litzenburger, « Les animaux dans la sphère judiciaire en Lorraine (xiv^e-xviii^e s.) », Crimi (...)

9Pour autant, Jaquet était-il pleinement responsable des porcs qui se promenaient quand l’abbaye les a « emprisonez23 » ? Libres, ces animaux sont néanmoins indésirables et occupent pour cela une place spécifique dans le champ juridique parisien, tout comme en Champagne et dans le Nord de la France24. Si le sergent Jean d’Orsay a pu concrètement les emprisonner en mars 1408, c’est parce qu’ils étaient sans leur maître, qu’ils étaient assez jeunes (il s’agit de pourceaux, et non de truies ou de porcs), et parce que ledit sergent n’était pas seul. Il les a emprisonnés du fait de la responsabilité qui leur est imputée : ce sont les pourceaux qui, enduits de fumier, sont allés se rouler dans le lit des voisins. La responsabilité incombe-t-elle pleinement aux animaux ? La question se pose pour les historiens médiévistes. Les frontières entre communauté humaine et cochons vifs sont troubles. Ces derniers ne sont pas nécessairement exclus de la communauté morale : « la présence quotidienne d’animaux dans l’espace urbain, loin de l’idée d’une exclusion et d’un rejet vers les campagnes, ne pose pas de problème », l’opposition « contemporaine entre nature et culture25 » n’opère pas. De plus, les cochons sont à la barre de la majorité des procès intentés aux animaux dans le royaume26. Si les porcs ne sont pas seuls responsables de ces problèmes de voirie, ils sont selon les réglementations de l’époque les exécuteurs de l’acte, mais la responsabilité incombe au tripier qui les a laissés sans garde. Ainsi, en emprisonnant les porcs, comme lorsqu’ils s’adressent à sa femme ou son valet, les sergents de l’abbaye affirment la solidarité pénale des contrevenants et cherchent à punir le tripier et à l’obliger à verser l’amende de soixante sous parisis qu’il doit à la juridiction, pour libérer ses animaux par la même occasion.

• 27 Empestent.

11Le 6 septembre 1408, à la fin de l’été, le jour même où Jaquet fait l’objet d’un commandement contre l’errance de ses porcs, le sergent lui défend de verser ses ordures dans la rue. Pour cause, celui-ci  décrit une : « grant quantité de sanc de bestes et autres ordures qui ont empunaisy et empunaisissent27 de jour en jour une rue publique assise au bout de la Boucherie dudit lieu. »

• 30 Privées ou partagées, leur présence est attestée dans les autres villes du royaume de France et sur (...)

Il lui demande alors de nettoyer la rue, mais il lui enjoint aussi de creuser une fosse afin de confiner ses déchets malodorants et humides pour limiter leurs effets sur les espaces communs et privés30. C’est que les déchets et leurs odeurs ne sont pas confinés aux hôtels particuliers.

• 31 Lehoux, 1951, op. cit., p. 83.

13Ce commandement du sergent de l’abbaye nous éclaire particulièrement sur la microtopographie du quartier. Si nous ne pouvons situer précisément le logis du tripier dont on connaît l’enseigne du chef Saint-Denis, on sait qu’il se situe à proximité de l’actuel boulevard Saint-Germain « en la ruelle par laquelle l’en va de la Boucherie au pré aux clers31 », à l’emplacement de l’actuelle rue Grégoire-de-Tours, sur un axe descendant vers la Seine. Le tripier se situerait en périphérie de la boucherie et en amont de la ruelle de la boucherie, dans la mesure où « eaues, sanc et ordures viennent et descendent en ladicte rue » alors qu’il manipule les morceaux moins nobles, mais appréciés, des carcasses. Ici apparaît un paradoxe : celui qui serait déclassé
symboliquement par la puissante corporation des bouchers détient un pouvoir sur ces derniers. Jaquet se situe en amont de la ruelle, et ses activités peuvent avoir un effet direct – non désirable – sur les bouchers.

• 32 Comme à Barcelone ou à Toulouse où elle suscite des inquiétudes (Clémentine Stunault, « L’intervent (...)
• 33 Le Mesnagier (p. 596) recommande de laver et saler plusieurs fois les panses et boyaux achetés chez (...)

14Aussi, c’est bien l’activité du tripier qui est mise en cause par le sergent, et non plus ses activités périphériques d’élevage de porcs. Cette interpellation met une nouvelle fois en relief l’enchevêtrement des espaces de travail et de vie, l’assimilation du mort (tripes) et du vif (porcs) commune dans les villes européennes32, mais aussi la distinction entre la personne physique et le métier. Ainsi, Jaquet Jamoy est condamné pour l’errance de ses porcs dans la ville en tant qu’habitant du faubourg, mais c’est au nom de son métier de tripier qu’il est condamné pour les ordures – bien que mixtes – mises sur la voie publique. L’enjeu est de taille : les tripiers, bien qu’ils ne jouissent pas d’une grande réputation de propreté auprès de la bourgeoisie parisienne33, ont pour mission la commercialisation de produits de consommation alimentaire.

• 34 Benoît Descamps, « “Tuer, tailler et vendre char” : les bouchers parisiens à la fin du Moyen Âge, v (...)
• 35 Qui est de nouveau interdit par l’ordonnance royale de 1415, particulièrement en ce qui concerne le (...)

15Mais alors, que faire de ces déchets ? La question a été évoquée par Benoît Descamps dans sa thèse relative aux bouchers : « l’absence de cours d’eau à proximité compliquait la gestion de l’espace urbain. Ceci explique les “fiens” entassés dans la rue, le recours à des bassines pour évacuer les ordures et les expéditions “aux champs” pour y porter les boues. Sensible à ces difficultés, l’autorité régnante sur le bourg avait fait forer trois puits communaux dont deux se situaient dans le quartier de la boucherie34. » L’eau était utilisée en abondance pour nettoyer tripes et viande. L’évacuation de déchets se faisait également dans les fossés séparant le bourg de la ville de Paris et qui se jettent dans la Seine, comme l’indiquent la toponymie (le « champ pourri », le « trou punais ») et la surveillance active des sergents contre le déversement de déchets dans la Seine35. Surtout, les bouchers disposaient de voiries, lieux partagés destinés au dépôt d’ordures et en cela lieux d’interaction, où Jaquet Jamoy ne semblait pas prendre le temps de chasser ses déchets.

• 37 Alain Corbin, Le miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, xviii ^e-xix ^e siècles, Pa (...)
• 38 Georges Vigarello, 1993. Le sain et le malsain, santé et mieux-être depuis le Moyen Âge, Paris, Seu (...)
• 39 O.R.F., X, p. 361.
• 40 Voir Danielle Jacquart, La Médecine médiévale dans le cadre parisien - xiv^e et xv^e siècles, Paris, (...)

18Les sergents ont vu la « grant quantité de sanc de bestes et autres ordures » dans la rue, et ont senti que ces ordures « ont empunaisy et empunaisissent » cette même rue, ce qui les pousse à interpeller le tripier. Les plaintes sont motivées par les sens : les tas de déchets qu’ils voient, le bruit des animaux, leur fumier et les mauvaises odeurs (punaisies) qui en émanent aux côtés de la triperie en été. Pourquoi l’odeur en particulier inquiète-t-elle ? D’une part, par les odeurs, toute une face cachée invisible du monde apparaît aux individus. Comme l’écrit Alain Corbin, « l’odorat anticipe la menace ; il discerne à distance la pourriture nuisible et la présence du miasme37. » D’autre part, ces odeurs font écho à des références médicales qui lient odeur et corruption. Dans un monde où le corps est considéré comme poreux38, quand le roi de France décide quelques années plus tard, en 1416, de détruire la boucherie du Châtelet – qui a participé à la révolte cabochienne de 1413 –, les odeurs des déchets sont catégorisées comme « nuis[i]bles au corps humain, lesquelles ne sont à tolérer ne à souffrir [dans l]es lieux publics39. » Les médecins en vue à l’époque diffusent une conception de l’espace sanitaire relayée notamment dans le discours royal qui s’inquiète des punaisies. Evrard de Conty, médecin de Charles V, commentateur d’Aristote, rapproche clairement l’actualité pestilentielle de la pollution de l’air manifestée par les odeurs : « li ancien entendoient par pestilence et par epydemie une corruption general et une infection ou alteration en l’air qui nous avironne […] comme nous avons veu sensiblement en notre tans present40. » Dans le Paris médiéval, le déchet organique est destiné à la mise à distance vers les champs. Il inquiète dès lors qu’il n’a pas été éloigné et que ses odeurs subsistent. Ainsi, les porcs ne sont pas acceptés dans l’espace public et privé, parce qu’ils véhiculent le fumier animal et l’excrément humain : non seulement ils s’y « gesoient », mais ils parcourent ensuite le bourg jusque dans les espaces domestiques. Le récit d’espace suivant les porcs dépeint une rue où le fumier est toutefois toléré : les bouchers tolèrent le fiens dans la rue, non les animaux qui le diffusent jusque dans leurs demeures. C’est pour cette raison qu’en mars 1408, lorsque les jeunes porcs du tripier fouillent la voirie devant la maison du sergent Regnier Le Sellier, les sergents de l’abbaye sont solidaires pour les emprisonner. C’est ainsi qu’à l’appui d’enquêtes de voisinage, de plaintes et d’odeurs, la juridiction définit un espace normé, à l’image de la capitale. Les motivations sensibles et sanitaires, de même que les procédures (commandements oraux des sergents, montant des amendes), sont celles que l’on retrouve dans les autres juridictions et dans les ordonnances royales de Jean II à Charles VI. Cette norme est-elle cependant vraiment partagée par le voisinage délateur de Jaquet ? Sent-il les mêmes odeurs que le tripier, que le sergent, que le roi ?

• 41 Voir Lehoux 1951, op. cit., à propos de ses possessions.

19Que l’on ne s’y trompe pas : Jaquet Jamoy n’est pas la norme. Certes, les registres montrent des bouchers qui jettent leurs déchets dans la rue, mais la majorité des sentences blâmant les dépôts de déchets à Saint-Germain concernent le minéral, les gravats jetés hors voirie dans les espaces agricoles, le Clos Bruneau et le Pré aux Clercs étant les plus proches du bourg. En effet, Saint-Germain-des-Prés vit au xv^e siècle en partie de ses cultures céréalières, maraîchères et fruitières essentielles à l’alimentation des riverains et de certains marchés de la capitale. Ce qui fait de Jaquet un protagoniste d’exception est sa nomination à plusieurs reprises comme multirécidiviste de la mauvaise gestion de ses déchets organiques. Faut-il en déduire que Jaquet Jamoy est un homme peu sensible aux odeurs et aux questions de salubrité, un incompris de son quartier ? Fils ou valet de tripier, Jaquet a probablement passé sa vie au milieu des odeurs de viscères animaux, et est certainement accoutumé à des odeurs assez fortes. Mais c’est également le cas de ses voisins bouchers et écorcheurs, ainsi que des sergents, dont certains, comme Jean d’Orsay, sont bouchers. Ces faits interviennent au moment où l’autorité royale et les juridictions laïques et ecclésiastiques cherchent à discipliner les comportements et les espaces. Ainsi, en poliçant le comportement du tripier, la juridiction de Saint-Germain-des-Prés atteint l’espace privé, et mieux encore les gestes de la maisonnée. En contrôlant la population et les métiers, elle agit indirectement sur la définition des usages de son environnement urbain. En somme elle organise, transforme et coconstruit l’écosystème de son domaine, avec les habitants qu’elle gouverne, leurs outils et les animaux domestiques qui les accompagnent au quotidien. Néanmoins, Jaquet ne reconnaît pas l’autorité de l’abbaye à gouverner ses conduites, aussi parce qu’il est un bourgeois bien implanté41. Étiqueté par ses voisins comme déviant vis-à-vis des normes en place, il assume pleinement son comportement devant eux. Périphérique à la communauté des bouchers, Jaquet Jamoy est-il stigmatisé par la justice de Saint-Germain-des-Prés, ses sergents (notamment Regnier le Sellier qui habite à proximité) et ses voisins bouchers pour des raisons que nous ignorons ? Des conflits politiques ou de personnes se cachent-ils sous ces plaintes ?

• 42 Ordonnance sur les rivières, AN, KK 1007 à partir du fol. 138.
• 43 Les plaintes de Parisiens contre les artisans riverains qui manipulent des matières « corrompues » (...)
• 44 AN, Z/2/3264, fol. 70.
• 45 Gustave Fagniez, « Essai sur l’organisation de l’industrie à Paris aux xiii^e et xiv^e siècle », Bibl (...)
• 46 Lehoux, 1951, op. cit., p. 81 ; AN, Z2 3265, fol. 13v.
• 47 Le Maresquier Kasteloot, op. cit., p. 47‑69.
• 48 Benoît Descamps, « Pourquoi faire corps et communauté ? », Rives méditerranéennes, vol. 55, 2017, p (...)

20Il faut rappeler le rôle prépondérant que jouaient les Parisiens dans le contrôle de leurs voisins, à la fois par les mécanismes du contrôle social, mais aussi dans le cadre juridique qui leur était proposé. La délation était encouragée42, et les riverains, seuls ou collectivement, n’hésitaient pas à porter leurs plaintes en matière de pollution auprès des autorités compétentes43. Le 29 novembre 1408, comme nous l’avons déjà vu, sont « emprisonnés 3 pourceaulx appartenant à Jaquet Jamoy44. » C’est à la demande de Françoyse, mariée à l’ancien valet boucher Jehan Raoulant45, qu’intervient le sergent d’Orsay, parce que ces porcs fouinaient dans le suif mis de côté. Or, l’on sait que Jaquet continue d’avoir des démêlés en mai 140946 avec Jehan et Françoyse, ses voisins qui habitent, comble de l’histoire, l’hôtel à l’enseigne de la truie ! Le rôle que jouent les voisins de Jaquet se plaignant de ses activités en termes de déchets nous éclaire quant à deux choses. Il nous rappelle la division de l’espace par le travail et la ségrégation des métiers de boucherie, mais surtout il illustre une configuration de relations de voisinage47. Dans ce cas précis, il faut également préciser que les Raoulant n’ont pu affirmer leur statut de bourgeois bouchers que depuis un mois, après une longue audience en présence « d’honnêtes » bouchers, et ils doivent consolider leur réputation au sein de leur corporation48. En dénonçant Jaquet et ses cochons, le couple montre qu’il porte attention à la qualité de son suif et qu’il est digne d’appartenir à la corporation bouchère de Saint-Germain.

• 49 O.R.F., III, p. 640.
• 50 AN, Z/2/3265, fol. 25v.

21Par ailleurs, les boucheries parisiennes ne sont pas en reste quant à la gestion des déchets en dehors des « lieux accoutumés », et elles sont régulièrement ciblées par la justice et les ordonnances royales depuis le milieu du xiv^e siècle49. Une ordonnance de 1363 se plaignait du quartier de la place Maubert où « tout l’air d’environ etoit corrompu, infect et puant. » Les bouchers ont dû y édifier des éviers pour évacuer les eaux usées où ne passe « autre punaisie, se ce n’est eaue qui ne sente aucune corruption. » Cinquante ans plus tard à Saint-Germain, l’évier est de mise, mais le 5 août 1409, au plus fort de l’été, les sergents de l’abbaye sont sur le qui-vive pour contrôler les activités autour des boucheries. En effet, le prévôt de la juridiction organise une véritable opération coup de filet : il commande « à tous les sergents de notre juridiction » de surveiller « les bouchers ou autres personnes portant ordure et immondices derrière la maison Henry de Montigny50 », cordonnier et tavernier, où ces derniers « font voirie ».