1.

• 5 Army Assistant Chief of Staff for Intelligence.
• 6 Robert Jachim, Briefing given to Senate Appropriations Committee, 29 juin 1982, archive déclassifié (...)

« À l’automne 1978, raconte-t-il, l’ACSI5 a chargé l’INSCOM de déterminer
si la parapsychologie pouvait être utilisée pour la collecte de renseignements. Pour notre propos, la parapsychologie est définie en deux catégories principales : premièrement, les actions physiques accomplies par des capacités mentales encore inexplicables. On appelle cela télékinésie ou psychokinésie. Deuxièmement, les perceptions qui ne peuvent être expliquées au moyen des sens connus. On parle alors de perception extrasensorielle, de télépathie et de remote viewing [vision à distance]6. »

Il passe à la seconde diapositive.

« Plus précisément, la mission de l’INSCOM consistait à déterminer si le remote viewing pouvait être utilisé comme méthode de collecte de renseignement.
Le remote viewing est défini comme la capacité d’un individu à accéder
à des informations jusqu’alors inconnues, sans tenir compte du temps,
de l’emplacement ou de toute tentative de cacher la cible au collecteur. »

4Mais les résultats les plus prometteurs arrivèrent du côté de la clairvoyance et de la vision à distance (remote viewing). Dessins et photographies scellés dans des enveloppes, voire cachés à l’autre bout du pays, emplacements géographiques tenus secrets (situés aux environs de l’institut californien ou à l’autre bout du monde), aucun obstacle ne semblait limiter les capacités des « voyants ». Devant ces succès, d’autres agences gouvernementales de renseignement décidèrent de s’impliquer dans le programme et son financement. Mais des dissensions commencèrent à apparaître. La CIA, pour qui les résultats priment sur les méthodes, voulait intensifier l’emploi de médiums reconnus et talentueux, et les mettre au travail sur des cibles opérationnelles aussi vite que possible. Les autres agences, et en particulier l’INSCOM, leur objectaient que cette implication sans discernement de « civils », et leur exposition à des informations sensibles et classifiées, constituaient une menace sérieuse. C’est pour pallier ce risque que le projet GRILL FLAME fut lancé. Fondé en particulier sur l’expertise d’Ingo Swann – un grand défenseur de l’idée selon laquelle la clairvoyance est une faculté latente en chaque individu –, GRILL FLAME visait donc l’élaboration d’une méthode de formation d’agents en interne.

L’officier Jachim poursuit son briefing :

« L’INSCOM, utilisant les traits de personnalité et les caractéristiques compilés par le SRI au cours de son travail avec ces médiums, a sélectionné environ 250 membres du personnel des services de renseignement dans la zone Baltimore/Washington, à la recherche de personnes présentant des caractéristiques similaires. D’après les observations du SRI, les bons remote viewers ont tendance à être confiants, extravertis, aventureux. Ce sont des individus généralement brillants qui ont un certain penchant pour l’art. »

5Il explique comment, sur ces 250 profils présélectionnés, une centaine de personnes furent auditionnées, parmi lesquelles neuf, hommes et femmes, furent finalement invitées à suivre le premier programme de formation dans la Baie de San Francisco. Approchant de sa conclusion, il dit aux sénateurs :

« Le remote viewing n’est pas une lampe magique et ne remplace pas le travail de renseignement actuel. Il est une capacité unique de collecte de renseignements, hautement contrôlée et formellement établie, qui présente les caractéristiques suivantes :

• 9 Terme technique du renseignement pour qualifier une méthode indétectable par l’ennemi.

ELLE EST PASSIVE9. Dans l’état actuel de nos connaissances, la collecte par remote viewing est totalement passive. On ne connaît qu’un seul cas de détection. Des scientifiques chinois affirment l’avoir détectée lors d’expériences menées
sur des enfants. Les données sont insuffisantes pour valider cette affirmation.
Les travaux visant à reproduire ces expériences se poursuivent au SRI.

LE SYSTÈME EST PEU COÛTEUX. Le principal coût de la collecte par remote viewing est lié aux personnes impliquées. Il n’y a pas d’équipement onéreux.
Et enfin IL N’Y A PAS DE DÉFENSE CONNUE. Ni le temps, ni la taille de la cible, ni son degré de difficulté n’ont d’effet apparent sur la collecte par remote viewing. Même des projets conceptuels ont fait l’objet d’une collecte avant leur mise en œuvre effective. »

David Morehouse, Coordinate Remote Viewing (Theory and Dynamics), 14 juillet 1988, p. 4. Document déclassifié numéroté CIA-RDP96-00789R001300010001-6

IMAGE extraite du film The Signal Line, Simon Ripoll-Hurier, 67’ 2024.

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8Les anciens membres du programme profitent alors de la déclassification pour faire circuler leurs histoires. N’étant plus tenus à la réserve, ils et elles publient des livres, donnent conférences et interviews, et créent des institutions pour organiser la vie et la circulation du remote viewing. En Californie puis partout aux États-Unis et en Europe se multiplient les offres de formation, stages d’initiation, de perfectionnement, diplômes, etc. De nombreuses personnes sont ainsi « initiées », certaines montant leur agence à leur tour, ou fondant des écoles, développant des variantes d’une pratique dont l’arborescence n’a cessé de se complexifier jusqu’à aujourd’hui.

9De nombreux dénominateurs communs subsistent néanmoins. Si vous voulez pratiquer le remote viewing, il faut que quelqu’un choisisse une cible pour vous. Ne rien pouvoir présumer de la cible est une condition de la réussite de votre session. Cette cible peut être un lieu, un événement (passé ou futur), un objet, une personne (on dira une « entité biologique », pour ne pas présupposer qu’il s’agit d’un être humain), etc. Votre tâche (tasking) de remote viewer est formulée avec autant de précision que possible dans un document, le plus souvent agrémenté d’images. Ce document est scellé (dans une enveloppe ou un fichier numérique) et vous n’en avez pas connaissance. La seule consigne qui vous est transmise (qu’on appelle frontloading) précise le type de cible dont il s’agit. Par exemple : « La cible est un lieu, décrire le lieu. » C’est avec cette seule indication que vous commencez votre session, équipé·e d’une pile de feuilles blanches et d’un stylo.

Exemple d’idéogramme, réalisé par Ellen DiNucci lors d’une démonstration de remote viewing filmée le 6 février 2022 dans un studio à San Francisco

Photo : Simon Ripoll-Hurier

10Après quelques formalités administratives (nom, prénom, date, etc.), vous évacuez les parasites internes (des images qui vous occupent) ou externes (du bruit autour de vous, un léger mal de tête...) en les notant en haut à gauche de votre page. Puis vous commencez votre session à proprement parler, en réalisant un ou plusieurs « idéogrammes ». Comme des sortes de sismogrammes, ces tracés réflexes, effectués d’un seul geste et très rapidement, sont censés être l’enregistrement d’un premier contact avec la cible. Ils en portent une trace cachée, à décrypter. Vous les analysez en décrivant méticuleusement les lignes, courbes, angles, boucles, etc., qui les composent. Ainsi vous identifiez des Gestalts, des caractéristiques générales de la cible (par exemple, s’agissant d’un lieu, vous déterminez s’il s’agit plutôt d’un paysage, d’une construction, etc.). Vous entrez ensuite dans le travail de description à proprement parler. En parcourant tous vos systèmes sensoriels, affectifs, etc., vous listez les qualités de la cible. À l’aveugle, vous additionnez les descripteurs : adjectifs, schémas, bouts de textes, etc., et construisez
progressivement une image que vous comparerez plus tard à la cible qu’on a choisie pour vous.

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14Voici donc les remote viewers qui commencent à travailler devant la caméra. Iels décrivent tour à tour, à l’aveugle, le Google X Lab, un rassemblement annuel d’entrepreneurs transhumanistes, une maquette hydrographique de la Baie, un robot de chirurgie développé par le SRI, un marais salant aux abords du siège de Google... Les cibles se multiplient, sans qu’une ligne claire semble apparaître. Jusqu’à ce qu’une cible en particulier produise un résultat singulier. Il s’agit d’un événement futur et hypothétique : la première fois qu’un être humain aura le cerveau directement connecté au cloud. Cette perspective est en quelque sorte un point de jonction entre des parapsychologues et des informaticiens, cherchant chacun les moyens d’augmenter les capacités mentales humaines et d’atteindre par la pensée un stock « inépuisable » d’informations. Et la cible se situe dans l’avenir, ce qui donne aux sessions des viewers une forme oraculaire, invérifiable certes, mais chargée d’un poids particulier, celui de nos projections et de nos inquiétudes, et peut-être aussi de signaux venus d’un futur que nombre d’entre nous ne veulent pas voir advenir. La partie qui suit traverse en résumé une série de sessions autour de cette cible précise, et compose un récit de science-fiction à caractère documentaire.

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15Dans une enveloppe, un énoncé rédigé en dialogue avec un des membres du club, qui ne participe pas à l’expérience. Chaque mot a été pesé. Comme il s’agit d’un événement futur, il faut lui associer une série de garde-fous pour éviter que les viewers ne se perdent en route.

« Dans un avenir proche (certaines estimations parlent de 2035, d’autres de quelques décennies, etc.), certains êtres humains pourraient avoir leurs cerveaux directement connectés au cloud (c’est-à-dire qu’ils enverraient et recevraient directement des informations vers et depuis des superordinateurs ou des réseaux d’ordinateurs). Si cela se produit, une première expérience significative (réussie ou non) impliquera nécessairement un sujet humain. Le viewer décrira cet événement ainsi que le ressenti du sujet humain. Si cette expérience n’a jamais lieu, le viewer décrira l’expérience la plus proche ainsi que le ressenti du sujet humain ou non humain. »

16Nous glissons cet énoncé dans une enveloppe, et la cachetons. Nous ne transmettons aux viewers que la consigne suivante : « La cible est un événement. Décrire l’événement. »

17Le 3 août 2019, Duncan Cameron est le premier viewer à travailler sur cette cible. Il commence sa session aux alentours de midi. Il décrit un événement qui se déroule aujourd’hui ou dans un futur proche. Une femme est allongée sur un sofa ou un siège inclinable. Il y a beaucoup à dire sur elle. Duncan note qu’il apprécie cette personne. « Elle est cultivée, gentille, droite et bien éduquée », dit-il. Il la sent moderne et sensible, sans esprit de revanche. Contenu émotionnel : il se passe beaucoup de choses. Elle est couverte de drapés presque royaux, plusieurs couches de longs tissus. Ça ressemble à une robe. Elle se trouve dans une grande pièce, avec de grandes fenêtres. Intensité. Elle est obsédée par quelque chose. Sur quoi se concentre-t-elle ? C’est difficile de saisir son état émotionnel. En ce qui concerne son corps, c’est facile : elle est allongée ou semi-allongée. Mais son attention... Que se passe-t-il ? Duncan se donne l’injonction suivante : se rendre avant l’événement et décrire. Sons : des portes se ferment. Bruits de portes. C’est calme et paisible. Est-ce sa résidence ? Soudain, une nouvelle. Quelque chose entre. Quelque chose se passe. Aller au début de l’événement et décrire. Il y a deux options : soit quelqu’un lui tend quelque chose, soit elle voit quelque chose, à la TV peut-être, une information par exemple. C’est dévastateur. Duncan marque un long silence. Décrire la nature de cette nouvelle. Une sensation de pression, et de se concentrer sur une chose précise. Tout s’écroule. Quelque chose d’important arrive et tout se trouve enchevêtré. Se rendre après l’événement et décrire. Grand désarroi. Mais il ne ressent pas le besoin de réconforter cette personne, elle est tellement forte. C’est incroyable cette force. Comme un cerveau qui aurait la capacité de se concentrer sur une seule chose avec une intensité folle. Fin de la session à 13 h 15.

18Une semaine plus tard, le viewer Jay Davies commence sa session vers 14 heures. Il décrit un groupe, attaché à une personne sur un mode non physique : un club, par exemple. Il voit une grande bio (diminutif pour « entité biologique ») et de plus petites bios autour. Se diriger vers la bio centrale. Après avoir confirmé qu’il s’agit d’un être humain (il détermine combien de pattes lui servent à marcher), Jay « fusionne » avec elle et commence une forme d’interrogatoire.

– Que faites-vous ? demande-t-il.
– Je m’amuse en charmant, répond-elle. Groupe ici pour me voir.
– Mais qu’est-ce que vous faites ?
– Saluer les autres. Les accueillir. Les conduire à d’autres. Mais pas vraiment sur un plan matériel.
– De quelle manière ?
– Les exposer aux autres.
– Merci.

19Elle est le centre de l’attention, le personnage principal d’une situation qui semble être mise en scène, et dont la préparation a nécessité un énorme effort collectif. Lui vient l’image de colonnes, et d’un monument grec antique. Une plateforme s’élève, occasionnant un dégagement de fumée. Avant de terminer sa session, il conclut en disant que son sentiment général est plutôt positif, en tout cas que la cible ne lui semble pas tragique.

20Quelque temps après notre retour de Californie, la pandémie survient et retarde considérablement l’avancée du tournage. Je décide d’approfondir le travail autour de cette cible, en la transmettant à distance à d’autres viewers. Parmi la quinzaine de sessions qui viennent enrichir le corpus, celle d’une viewer professionnelle basée à Milan, Coral Carte. Elle décrit un événement de rupture (breakthrough) impliquant une grande organisation, des manœuvres politiques et un énorme soutien financier (big bank money). Mais quelque chose ne fonctionne pas comme prévu, des fonds sont retirés, un accord peut-être, ce qui en fait un semi-échec frustrant. « Peut-être cela arrive-t-il trop tôt », dit-elle. Elle commence par poser le décor : une très grande construction métallique arrondie, comme une sorte de Parthénon rempli de câbles, est l’endroit d’un rassemblement. Il y a du monde, du bruit et de la confusion. La personne cible est au centre. Coral la perçoit sous les traits d’un jeune homme blanc vêtu de rouge. Il a l’air petit, mince, pâle et étrangement léger. Il produit sur elle une sensation très éthérée, comme s’il s’élevait. Il est sur un plan différent des autres personnes présentes, presque dans une autre dimension. Il semble froid, détaché, distant. C’est difficile de communiquer avec lui. Ça n’a pas l’air d’être une situation facile. C’est comme si l’événement lui-même provoquait une séparation. La cible, l’homme en rouge, s’en trouve isolée. Au début de l’événement, l’air est chargé. « Ça me rappelle Elon Musk et Tesla, dit Coral. Et c’est électrique. Non, pas électrique... C’est autre chose. C’est comme ionisé. » L’atmosphère est électrique, et s’emplit d’une sorte de brume parfumée, rose ou fuchsia. L’air devient difficile à respirer. Sentiment de pression. Une sorte d’explosion lui fait penser aux apparitions de la sorcière du Magicien d’Oz. Beaucoup de lumière. L’homme en rouge est sur une plateforme qui s’élève, et il se trouve séparé des autres. Il est de plus en plus léger et seul, tandis que les autres s’enfoncent. Soudain Coral s’étonne : elle les sent en colère. Ils sont très lourds, ils coulent. C’est presque pour eux comme un naufrage au fond de l’océan. Il y a beaucoup de confusion autour. « Stop », dit-elle alors pour marquer la fin de la session.

22Je pense alors au livre que je transporte dans mon sac à dos : Sous le volcan, de Malcolm Lowry. J’en avais commencé la lecture peu avant mon voyage, et je trouvais que sa manière de circuler entre les points de vue, les échelles, les modes, les attentions, avait quelque chose de familier avec la pratique du remote viewing. Toute l’action se passe dans une petite ville du Mexique construite au pied de deux volcans. Dans l’avion, j’en avais lu le chapitre 9, qui raconte l’arrivée du consul, de son frère et de sa femme, à une corrida. Et la description de Duncan recouvrait presque parfaitement le souvenir que j’avais de la scène : un taureau « innocent » tiré malgré lui vers sa chute par une assistance ivre et indifférente. Les théoriciens du remote viewing appellent cela un déplacement : le viewer décrit une cible avec grande précision, mais ce n’est pas la bonne cible.

« La malheureuse bête avait plus que jamais l’air de quelqu’un qu’on entraîne
par la ruse dans des événements dont le sens le dépasse alors qu’il ne demande qu’à être l’ami des gens, qu’à jouer en leur compagnie, et que ces mêmes gens
ne flattent son désir que pour mieux l’amener vers eux, que pour mieux finalement ligoter celui que tout au fond d’eux ils méprisent et qu’ils ont tellement envie d’humilier ! »

« Le pire était donc arrivé. Le taureau était définitivement tombé dans le piège. Un, deux, trois, quatre lassos rivalisant d’hostilité étaient successivement venus garrotter la bête. Tapant du pied sur le plancher de bois tout en frappant des mains en cadence, les spectateurs faisaient toutefois preuve d’un enthousiasme modéré. »

• 19 Malcolm Lowry, Sous le volcan (traduit de l’anglais par Jacques Darras), Paris, Grasset, 1987, p. 3 (...)

« Le taureau se cabra encore un peu contre les forces adverses des cordes avant
de se résigner maussadement, faisant aller et venir son mufle avec un mouvement de balancier au ras du sol dans la poussière de l’arène où, acceptant provisoirement sa défaite tout en demeurant sur ses gardes, il avait l’allure
d’un insecte fantastique englué au cœur d’une immense toile frissonnante… »19