1Lundi 24 octobre 2022, sur une route d’Auvergne, un technicien de l’association agréée de surveillance de la qualité de l’air de la région reçoit un message urgent. Un membre de l’équipe prévision annonce qu’un « phénomène bizarre est en cours », consigne est donnée aux techniciens de ne pas effectuer de maintenance sur le réseau de mesure de particules fines ces prochains jours. Au volant, sa collègue réagit : « un phénomène bizarre ? » Réponse du technicien : « Oui, bizarre. » Il regarde le ciel dégagé au-dessus des collines et soupire : « Tu sais, à force de garder la tête dans le virtuel, les phénomènes deviennent bizarres pour certains. »
- 1 L’enquête a débuté en février 2022 et s’est poursuivie par une première immersion de septembre à dé (...)
- 2 Le dispositif national de surveillance de la qualité de l’air en France réunit le Laboratoire centr (...)
2Durant l’année 2022, j’ai accompagné les experts régionaux en charge de surveiller la qualité de l’air dans l’objectif de comprendre les prises dont ils disposent pour décrire nos milieux de vie1. Atmo AuRA, l’association agréée d’Auvergne-Rhône-Alpes, regroupe alors un peu moins de cent salariés répartis sur six agglomérations de la région : Lyon, Grenoble, Clermont-Ferrand, Chambéry et, dans une moindre mesure, Valence et Saint-Étienne. Elle dispose d’infrastructures techniques et de savoir-faire hérités d’associations locales créées dès la fin des années 1970 dans les principales villes industrielles (Roussel 2019). La mesure des pollutions chroniques devient à cette période un domaine d’expertise doté de techniques normalisées (Charvolin et al. 2015). À partir des années 1990, ces associations locales entament des regroupements d’abord pour répondre aux besoins de la modélisation émergente, puis pour épouser le découpage territorial, jusqu’à couvrir le périmètre de la nouvelle région Auvergne-Rhône-Alpes en 2016. La construction du dispositif de surveillance par agrégation reste visible au quotidien. Les plus anciens insistent sur le fait que chacune des dix-neuf associations qui le composent à l’échelle nationale a ses spécificités. À cela, ils ajoutent : chaque prévisionniste a sa manière de faire, qui dépend de son parcours au sein d’Atmo AuRA et des évolutions technologiques qu’il a connues. Toutefois, une réglementation, des méthodes et une infrastructure les rassemblent2.
3L’article propose de montrer en quoi la présence plus fréquente de poussières venues du Sahara vient bousculer les pratiques des prévisionnistes, les obligeant à nouer de nouvelles relations aux phénomènes physiques pour prévoir la qualité de l’air des jours à venir.
- 3 Les almanachs sont des ouvrages qui annonçaient les éphémérides et les saisons sur une année comme (...)
4Le travail des prévisionnistes d’Atmo AuRA, imaginé sur le modèle de leurs homologues de Météo France, consiste à diffuser chaque jour un bulletin d’information sur la qualité de l’air de la région. Depuis son apparition en 1856 dans les locaux de l’Observatoire de Paris, le bulletin météorologique est un document hybride qui associe une carte isobarique et son commentaire (Locher 2009). Son objectif est de prévenir la population de l’arrivée d’une tempête. Les inventeurs de la prévision moderne, en rupture à leurs débuts avec l’approche mathématique des almanachs astronomiques3, utilisent une méthode empirique basée sur la construction de cartes isobariques, et revendiquent une objectivité scientifique placée sous le régime d’un jugement exercé (Daston & Galison 2007). Chaque jour, les mesures de pression atmosphérique remontent des postes d’observation de toute l’Europe via télégraphe. La pratique quotidienne du tracé des isobares donne à sentir les phénomènes, à deviner les mouvements des tempêtes et à formuler l’existence des dépressions et des anticyclones. Avec la diffusion du bulletin météorologique dans la presse, le public dispose également de la carte, et juge de sa pertinence en constatant de visu le temps qu’il fait. La prévision est ainsi une science construite avec le public : le bulletin a contribué à administrer la preuve de sa capacité à élaborer des théories en familiarisant tant le public que les communautés scientifiques à ses concepts, ses outils et ses échecs. Depuis le xixe siècle, les techniques ont changé. À partir de 1960, la prévision météorologique s’est adjoint l’aide de modèles numériques de plus en plus sophistiqués (Schoenenwald 2009). En 2022, le travail des prévisionnistes est encore marqué par une objectivité fondée sur le jugement exercé.
- 4 Les seuils définis dans les directives européennes suivent, avec la lenteur législative et les frei (...)
5La prévision des pollutions atmosphériques est plus récente : elle date des années 1990 en France. Les météores qu’elle essaie de prévoir sont les brouillards toxiques où se condensent les pollutions anthropiques – industries, transports, chauffage domestique, etc. (Zimmer 2016). Les brouillards sont connus pour avoir été responsables d’épisodes dramatiques, dont les plus célèbres dans la littérature scientifique sont le smog londonien de 1952, imputé aux poussières et au dioxyde de souffre issus de la combustion du charbon (Wilkins 1954), et les smogs photochimiques de Los Angeles provoqués par de fortes concentrations en ozone (Haagen-Smit 1952). Imputer des épisodes de pollution à la présence de brouillard autant qu’à des sources anthropiques a focalisé la prévision de la qualité de l’air sur un nombre réduit de composés chimiques. Quatre polluants réglementés sont ainsi disponibles dans le bulletin d’information de la qualité de l’air : l’ozone (O3), le dioxyde d’azote (NO2), les particules fines (PM10 et PM2,5) et le dioxyde de souffre (SO2)4. Simples, et même simplistes, les premiers indices avaient l’ambition de réduire la présence de ces polluants sur une agglomération à un seul chiffre compris entre 1 et 10 (Boutaric 2021). Ce chiffre était calculé à partir des mesures aux stations et des conditions météorologiques. Il faudra attendre 2003 et les premières modélisations opérationnelles pour que la carte régionale devienne un outil central de la prévision et accompagne l’indice Atmo unifié sur l’ensemble de la France.
- 5 Les PM10 sont l’ensemble des particules présentes dans l’air dont le diamètre aérodynamique moyen e (...)
6Revenons au 24 octobre 2022. Le technicien, trente ans de métier, a son idée sur le « phénomène bizarre » qui inquiète les prévisionnistes : un vent de sud souffle sur la région et charrie avec lui des poussières désertiques, les dust. Généralement, le phénomène a lieu en mars, mais la météo chancelante en cette période de changement climatique modifie les cycles. Le météore n’a rien de bizarre, il est décrit dans la littérature scientifique. Lorsqu’une tempête s’abat sur un désert, ses vents mettent en suspension des grains de sable. Certains flux ascendants entraînent les poussières les plus légères jusqu’à des altitudes comprises entre 4 et 6 km. Prises dans les hautes altitudes, elles sont transportées sur de longues distances et subissent des transformations chimiques. Les poussières composées de fer s’oxydent et confèrent au ciel sa couleur orangée. Elles retombent sous la forme d’un dépôt ocre que l’on remarque sur les balcons, les feuilles des plantes ou les carrosseries de voiture. Les routes suivies par les poussières du Sahara sont multiples (Muhs et al. 2014). Le plus souvent, elles traversent l’océan Atlantique. Riches en minéraux – calcium, aluminium, etc. –, elles jouent un rôle écosystémique essentiel en contribuant à l’apport de nutriments aux milieux tropicaux et océaniques (Jickells et al. 2005 ; Swap et al. 1992). Les remontées de poussières vers l’Europe sont moins fréquentes et touchent principalement le pourtour méditerranéen et la péninsule ibérique. Cependant, à entendre les prévisionnistes d’Atmo AuRA, elles se font plus nombreuses sur la région, au point d’être devenues « presque une routine » en « quelques années seulement ». Cette impression d’intensification fondée sur leur expérience quotidienne de l’atmosphère est confirmée par leurs homologues lyonnais de Météo France. Dans les deux cas, les poussières viennent bousculer les chaînes de prévision qui n’ont pas été conçues pour prendre en considération ces masses chargées de particules à la morphologie très hétérogène. Les prévisionnistes météo observent que les poussières augmentent la couverture nuageuse – la présence de particules favorise la condensation des molécules d’eau – et baissent la température – le voile créé diminue les apports solaires. Chez les prévisionnistes de la qualité de l’air, les poussières se mêlent aux autres PM105 issues du trafic routier, de la combustion de bois, des épandages, etc. La morphologie hétérogène des masses d’air chargées de poussières désertiques les distingue des nuages de pollutions anthropiques qui évoluent selon les cycles journaliers et saisonniers des activités humaines. Les outils de la prévision de la qualité de l’air reposent sur l’hypothèse d’une pollution de fond diffuse, laquelle est mise à mal par les poussières désertiques. Tant que le phénomène restait exceptionnel, les prévisionnistes acceptaient de se laisser déborder à l’occasion. Atmo AuRA s’est ainsi longtemps désintéressée des remontées de poussières sahariennes. Les équipes, comme plusieurs autres associations de surveillance, avaient simplement collaboré avec l’Institut de recherche de sûreté nucléaire en 2004 afin de collecter des échantillons durant un épisode d’ampleur sur l’ensemble du territoire. En 2022, les dust, comme ils aiment les appeler, sont devenues un objet de préoccupation pour les prévisionnistes qui achoppent à saisir leurs déplacements avec les techniques dont ils disposent.
7Être de prévision, une expérience médiée de l’atmosphère
- 6 Une femme s’était mise en retrait des roulements quelques mois avant mon arrivée, même si elle cont (...)
8À l’automne 2022, sept prévisionnistes, uniquement des hommes6, se relayent pour tenir les deux permanences qui rythment la semaine – du mardi au jeudi et du vendredi au lundi. Être de prévision, c’est toujours faire l’expérience d’un travail chronométré, qui peut s’avérer à la fois pesant – la sensation d’un temps qui file – et reposant – la sensation de pouvoir s’en tenir à un cadre très précis avec la certitude que le travail sera terminé en fin de journée. Les nombreux débordements inhérents aux assemblages sociotechniques, pannes, externalités, nouveautés, viennent rompre la routine et instaurent parfois des situations de tension (Callon 1998). Les prévisionnistes ont élaboré un récit, « la journée du prévisionniste », pour transmettre ce qui est devenu depuis 2015 un métier au sein d’Atmo AuRA. J’allais entendre ce récit, destiné à des membres extérieurs ou à de nouveaux arrivants, à plusieurs occasions.
- 7 Deux autres membres de l’équipe accompagnent le prévisionniste durant sa permanence : l’un filtre l (...)
9La prévision commence sans prévisionniste. La « chaîne de prévi » entre automatiquement en action au milieu de la nuit, à la sortie de la prévision météo GFS 0z. Il est alors deux heures du matin en hiver en France métropolitaine, trois heures en été. Les premières heures sont consacrées à fabriquer une météo horaire adaptée à la prévision de la qualité de l’air. L’objectif est d’opérer un changement de résolution dans le maillage de l’atmosphère – de 50 km à 3 km – pour se rapprocher de l’échelle des agglomérations. Plusieurs modèles prennent ensuite le relais : Chimère, un modèle déterministe, simule les interactions chimiques et le transport des polluants réglementés sur les jours J-1, J, J+1, J+2 ; ensuite Adapstat, un modèle probabiliste, redresse les résultats de Chimère en fonction des mesures de pollution de fond (49 stations pour les PM10), tout en continuant à affiner la résolution pour atteindre une maille de 1 km. Parallèlement, Sirane, un autre modèle déterministe, simule la dispersion des polluants au niveau de la canopée urbaine de 16 agglomérations avec une résolution de 10 m. En plus des modélisations internes à Atmo AuRA, le prévisionniste dispose également des informations de la plateforme nationale Prev’air de l’INERIS pour les jours J-1, J et J+1. L’ensemble des 56 cartes régionales produites par Chimère, Adapstat et Prev’air et les 240 cartes d’agglomérations produites par Sirane vont ensuite circuler à partir de neuf heures du matin pour les premières, midi pour les secondes, dans trois applications à disposition du prévisionniste7. S’ouvre ici le second volet de la chaîne : CMM pour comparer les sorties des modèles avec les mesures des 89 stations disposées sur la région (figure 1a et 1b)); Carine pour modifier les cartes, écrire les commentaires et les diffuser sur le site Internet ; Dalia pour rédiger le bulletin à destination de la préfecture en cas d’épisode de pollution.
Figure 1a. Station Lyon Centre installée dans les locaux du Grand Lyon
Photo : Gwendoline l’Her
Figure 1b. Station Lyon Centre installée dans les locaux du Grand Lyon
Photo : Gwendoline l’Her
10Être de prévision s’avère ainsi une plongée au centre d’une chaîne sociotechnique, où l’atmosphère est médiée, au sens de Bruno Latour (1991), par des cartes et des courbes de monitoring. Avoir la tête dans le virtuel est d’abord une expérience visuelle. Sur son écran, le prévisionniste repère l’emprise spatiotemporelle de chaque polluant : l’ozone forme de grandes bulles sur la carte et augmente fortement lors des après-midi ensoleillés, le NO2 dessine les axes routiers et suit les horaires de trafic, les PM se rassemblent généralement en une nappe au-dessus d’une agglomération et sont plus nombreuses d’octobre à avril, le SO2 prend la forme d’un panache en sortie d’une cheminée d’usine et reste exceptionnel. Les quatre heures dont dispose le prévisionniste l’obligent à repérer des signaux faibles à partir de quelques détails capturés dans une masse d’informations. La performativité des modèles sur la représentation des phénomènes est d’autant plus importante que la cadence imposée ne permet pas une analyse exhaustive des informations (Knuuttila et al. 2006). Je reviens ici sur trois figures qui rendent saillante la manière dont le jugement du prévisionniste sur la qualité de l’air s’exerce selon la relation qu’il entretient avec les modèles.
11Lorsque les sorties des modèles arrivent, Sylvain commence toujours par regarder les cartes de la veille, et évalue sa prévision : est-ce qu’il s’est passé ce qu’il pensait qui allait se passer ? Il parcourt ensuite les différentes cartes dès qu’elles sont disponibles en s’intéressant tout particulièrement au polluant de saison – PM ou ozone – et aux territoires « fragiles » susceptibles de dépasser les seuils réglementaires – agglomérations, vallées alpines, sud Drôme. Il fait partie de la nouvelle génération de prévisionnistes qui a commencé lorsque les modèles étaient déjà stabilisés. En cela, il leur fait confiance pour représenter la réalité et considère la carte comme le rendu de référence. Ce qui va l’intéresser est de trouver les moyens de l’affiner, de la nuancer, avec in fine l’idée de la rendre plus lisible aux yeux du public. Son travail est de faire gagner en précision ce que les modèles ont réussi à produire. La précision instrumentale des sciences modernes décrite par Norton Wise (1995) se mue en une précision formelle. Sylvain assume « colorier les cartes », et se fait parfois railler par ses collègues modélisateurs. Il préfère cependant travailler à connaître la région lors de « promenades » d’un bout à l’autre de son périmètre qu’il effectue derrière son écran pour cultiver des savoirs tacites. L’important est aussi de revenir autant que possible au « réel » : la moindre variation de luminosité du ciel dans le coin de sa fenêtre est source d’information. Il n’hésite pas à se raccrocher à des indices disponibles sur Internet : presse régionale, réseaux sociaux, webcam de montagne, d’autoroute, etc. Deux choses vont l’aider à nourrir son analyse : vérifier la présence de sources de pollution – un embouteillage, un incendie – et estimer l’état du ciel à vue d’œil – visibilité, mouvements indiquant la présence de vent, de pluie, altitude d’une inversion de température.
12Benjamin est plus ancien dans l’équipe de prévision. Il a connu la période où les modèles étaient encore balbutiants. Pour faire sa prévision, il se focalise sur les mesures aux stations et « confronte [sa] vision » de la qualité de l’air avec celles des modèles. Ce qui compte pour lui est de prévoir au plus juste les valeurs des stations qui maillent le territoire : celles-ci ont été positionnées pour être représentatives de la pollution de fond d’une zone. En outre, la réglementation européenne repose encore sur les mesures aux stations et non sur la modélisation. Son attention embrasse ainsi la réduction de l’atmosphère opérée par les instruments de mesure dont il est l’opérateur (Schaffer 2014). Le prévisionniste résiste à l’universalisme législatif qui demande aux associations de surveiller la qualité de l’air en tout point du territoire, au risque d’accorder trop de crédit aux promesses de la simulation. Pour élaborer sa prévision, il cherche à comprendre l’environnement des stations : d’où viennent les masses d’air ? Quels sont les effets de site ? Que disent les rétro-trajectoires ? L’air s’est-il chargé en particules en passant au-dessus d’une agglomération avant d’arriver au-dessus de la station ? Il extrapole ensuite une qualité de l’air sur les bassins de la région, qu’il confronte enfin avec la vision des modèles.
13Karim, modélisateur de métier, profite quant à lui de sa permanence pour déceler les faiblesses des modèles dont il a la charge. Devant son écran, il cherche intuitivement une erreur, une incohérence, une faille, des divergences (Garnett 2016). Il s’occupe également d’évaluer les performances des modèles en complétant le suivi statistique que doit rendre annuellement Atmo AuRA au Laboratoire central de surveillance de la qualité de l’air. Chaque modèle a son domaine de performance : Prev’air, par exemple, dispose de données satellites qui améliorent la prévision des poussières désertiques sur la France ; Adapstat est conçu pour prendre en compte le relief montagneux de la région, Chimère ayant été développé initialement sur le bassin parisien. Karim connaît les théories physiques qui sous-tendent les modèles. L’atmosphère y est décrite comme un fluide dont les mouvements suivent les équations de Navier-Stokes. Ces équations restent aujourd’hui encore irrésolues formellement. Tout le travail de construction d’un modèle opérationnel est d’approcher ses solutions par de nombreuses approximations mathématiques qui vont restreindre le domaine d’application du modèle. Lors de sa permanence, passant des mesures aux modèles et vice versa, Karim travaille à se représenter mentalement les mouvements des fluides qui expliqueraient les phénomènes. Il développe ainsi une approche critique des modèles et fonde son activité de prévision sur une connaissance fine de leurs limites à coller à la situation. Les modifications réalisées manuellement sur la carte corrigent l’inexactitude formelle des modèles.
14La prévision engage ainsi une expérience médiée de l’atmosphère, que chaque prévisionniste appréhende différemment selon sa familiarité avec les modèles. Revenons à présent aux poussières désertiques et à la manière dont elles agissent dans l’élaboration du bulletin d’information.
15Face aux poussières du Sahara, les prévisionnistes se disent « aveugles ». Lorsqu’elles arrivent, c’est toute la chaîne qui s’enraye. Modèles météo, modèles de qualité de l’air, mesures aux stations, observations phénoménologiques, rien n’est insensible au passage des masses d’air chargées en particules. Les repères de chacun se défont et l’expérience médiée se détraque. Lorsque je retrouve l’équipe de prévision à mon retour d’Auvergne, l’épisode est toujours en cours. Le vendredi matin, Pierre avait transmis le relais à Karim. Les cartes indiquent que les modèles divergent : Prev’air annonce des concentrations de PM10 importantes sur l’est de la région, tandis qu’Adapstat prévoit une situation plus favorable (figure 2a et 2b). Les mesures qui remontent tous les quarts d’heure ne suivent plus les évolutions cycliques de la pollution de fond. Elles sont désynchronisées, contrairement à celles de leurs homologues de Provence-Alpes-Côte d’Azur et de Corse (figure 3). Autour de Lyon, les concentrations continuent d’être erratiques : les valeurs d’une station grimpent brusquement avant de redescendre tout aussi rapidement, puis c’est au tour d’une seconde station de s’emballer. Sur l’écran, l’ensemble des informations dresse un tableau nébuleux de l’atmosphère. Il donne à Karim l’impression d’une présence : un mouvement de flux et reflux qui cisaillerait les masses chargées de poussières au-dessus du centre de la région. Prev’air, qui modélise moins bien les effets du relief, pourrait y être moins sensible qu’Adapstat. La modélisation permet ainsi au prévisionniste d’apprendre de ces dysfonctionnements et d’échafauder une hypothèse sur l’environnement qu’il cherche à reproduire (Landström et al. 2013). Ce flux et reflux restera cependant à l’état de présence. Le rythme de la journée empêchera Karim de mettre au travail son hypothèse et de faire exister, au sens d’Isabelle Stengers (1993), le météore sous une perspective morphologique. En outre, le travail serait complexe, car les particules désertiques perturbent également les chaînes de prévision météo : les onze modèles disponibles divergent et certains ont été fortement révisés. Le vent de sud annoncé en fin de journée, sur lequel comptait Karim pour disperser les polluants, est d’ailleurs devenu très incertain. Seule certitude : tous annoncent l’arrivée de la pluie pour le mardi suivant, et avec elle la fin de l’épisode de poussières désertiques.
Figure 2a. Sorties du modèle Prév’air pour J-1, J, J+1
Source : Atmo AuRA
Figure 2b. Sorties du modèle Adapstat pour J+2.
Source : Atmo AuRA
Figure 3. Affichage sur l’application CMM de la sortie du modèle Adapstat PM10 à J et des mesures aux stations du réseaux d’Atmo AuRA ainsi que celles disponibles sur Géod’air
Source : Atmo AuRA
- 8 Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement.
16Les associations de surveillance de la qualité de l’air ont l’obligation légale de fournir un bulletin d’information avant midi, avec une tolérance jusqu’à quatorze heures. Impossible pour le prévisionniste de répondre : on ne sait pas. Dans cette situation, la prévision devient un travail collectif. L’important est de raconter son expérience, de partager ses impressions, ses hésitations, ses raisonnements pour établir un arbitrage. Karim organise à 10 h 30 une réunion à laquelle est convié Pierre ainsi que Clémence, la cadre d’astreinte qui fait le lien avec la DREAL8. En début de réunion, les moyennes enregistrées depuis le début de la journée à plusieurs stations de la région lyonnaise indiquent une valeur de PM10 proche des 90 mg/m3. À ce stade, il est probable que le seuil de 50 mg/m3 en moyenne journalière sur une zone suffisamment large sera dépassé. Une vigilance devrait être activée. Cependant, Karim est réticent et il aimerait avoir l’avis de ses collègues. Deux jours auparavant, Pierre et Clémence s’étaient trouvés dans une situation similaire : ils avaient opté pour basculer en vigilance, mais vers vingt-deux heures les concentrations avaient baissé drastiquement sur Lyon pour atteindre une moyenne de 48,7 mg/m3. Le vent avait soufflé. À une heure près, la prévision était juste. La dimension binaire des seuils réglementaires – au-dessus ou en dessous – fait fi des calculs d’incertitudes, et rend l’échec encore plus arbitraire aux yeux des prévisionnistes dont les scores sont évalués par les services de l’État et les collectivités.
17Durant la réunion, l’attention des deux prévisionnistes se focalise sur le signal transmis par la station Lyon Centre, la plus à risque car installée dans un tissu urbain dense. Ils adoptent l’approche de Benjamin et finissent par s’accorder sur leur incapacité à prévoir ce qui va se passer. Clémence n’a pas d’objection à ne pas activer de vigilance. Pour sa part, elle a arrêté de chercher à comprendre le comportement des poussières désertiques, et elle rassure les prévisionnistes : du côté des services de l’État, les différents correspondants qu’elle a au téléphone depuis le début de la semaine sont unanimes : les particules venant de l’extérieur du territoire, le pouvoir d’action du Préfet reste marginal. Ensemble, ils définissent les quelques lignes codifiées du bulletin en essayant d’y insérer un flou qui laisserait ouverte, pour qui sait lire entre les lignes, la possibilité d’une dégradation de la situation : « Vendredi 28 octobre, les concentrations des particules resteront en augmentation progressive sur l’ensemble de la région Auvergne-Rhône-Alpes en lien avec l’arrivée d’une masse d’air saharienne chargée en poussières. La qualité de l’air devrait donc se dégrader sur une grande partie de la région et elle pourrait être ponctuellement mauvaise par endroits. » Karim coloriera grossièrement la carte pour donner à voir une large surface de jaune, signe d’une qualité de l’air dégradée, sans pour autant basculer en vigilance (figure 4). Finalement, un vent de sud se lèvera plus fort que prévu. Durant la nuit, des averses s’abattront sur la région, mettant fin à l’épisode de poussière avec trois jours d’avance. Contre toute attente, la prévision a tenu.
Figure 4. Carte de prévision multipolluant diffusée sur le site internet. Les couleurs de l’indice Atmo correspondent aux qualificatifs suivants : vert « moyen », jaune « dégradé » et rouge « mauvais ».
Source : Atmo AuRA
18Le seuil de vigilance agit ainsi comme un puissant repère dans la description de l’atmosphère. À son approche, les dissensus sociotechniques plongent les prévisionnistes dans une zone trouble, qui confère aux stations, les seuls points de la carte à permettre de comparer modèles et mesures, un pouvoir d’attraction de l’attention. Lorsque le phénomène gagne en bizarrerie, l’agentivité des stations grandit. Durant la réunion d’équipe qui suivra l’épisode, les prévisionnistes s’agaceront d’avoir été joués par le météore : « Ça me tue… À chaque fois, elles arrivent à traverser la Méditerranée, et elles tombent à Lyon. Et Lyon Centre, hein, pas ailleurs ! Il faut qu’on m’explique comment elles font. » « On a vraiment l’impression qu’elles visent Lyon Centre. » Toutefois, la prévision de la qualité de l’air reste un savoir-faire inscrit dans la tradition des sciences modernes, où l’agentivité des poussières et des stations reste dépourvue d’intentionnalité. Voyons maintenant ce que les poussières désertiques disent de la prévision.
- 9 Il existe deux niveaux calculés pour chaque polluant : un seuil d’information et un seuil d’alerte. (...)
19Alerter la population d’un danger est la raison d’être des services de prévision. Les brouillards toxiques de 1930 dans la vallée de la Meuse avaient suscité une émulation chez les experts : prévoir les brouillards permettrait de recommander à la population humaine et animale de monter sur les hauteurs afin d’échapper aux accumulations de gaz sortis des usines (Zimmer 2016). En France, fort de son succès dans les années 1990, l’indice de la qualité de l’air est devenu la base de dispositifs préfectoraux (Lascoumes 2007). Le dépassement d’un seuil9 sur une partie significative du territoire enclenche, à l’appréciation du Préfet, une série de mesures : réduction des vitesses de circulation, modification tarifaire des transports en commun, régulation de certaines activités industrielles et agricoles, etc. Les jours de forte pollution, soit une dizaine de jours par an sur les bassins d’Auvergne-Rhône-Alpes les plus touchés, la prévision a des répercussions directes sur la vie quotidienne de milliers de personnes. Le dispositif de vigilance doit donc être utilisé avec parcimonie. Activer une vigilance revient à demander à d’autres de porter attention à l’atmosphère, et d’entreprendre, parfois sous la contrainte d’un arrêté préfectoral, des actions pour en prendre soin ou pour faire attention à soi. Si la fréquence est trop importante, l’attention s’use. À mi-chemin entre surveillance centralisée et instigateur de présence (Chateauraynaud & Debaz 2017), l’engagement du prévisionniste est de maintenir au quotidien une écologie de l’attention à l’air sur un territoire. La zone trouble produite par la rigidité des seuils, par l’incertitude des modèles et par le maillage lacunaire du réseau de mesure donne un espace de modulation aux prévisionnistes – qui est tout de même mis à mal par le calcul de score en fin d’année. Or lorsqu’on ne parvient pas à voir venir ce qu’il va se passer, la décision devient essentiellement politique. Trois points vont guider l’arbitrage.
20Tout d’abord, une prévision doit être cohérente. C’est ainsi que Karim justifie son choix de ne pas activer de vigilance alors que les signaux indiquaient plutôt l’inverse. Lorsqu’il reprend la prévision le vendredi après que Pierre a activé une vigilance « ratée » le mercredi, il se retrouve « coincé » devant une dégradation rapide de la qualité de l’air. C’est l’enchaînement qui prime dans sa décision de ne pas activer. Un épisode doit avoir un début et une fin pour que soit cohérent le dispositif de vigilance. Quelques jours plus tôt, Christian, qui était de permanence juste avant Pierre, avait suivi le même raisonnement. La zone trouble avait été atteinte, mais il avait préféré laisser à Pierre la possibilité d’activer la vigilance car la situation devait se dégrader en milieu de semaine. Ce raisonnement tient lorsqu’on a affaire à un brouillard qui s’installe progressivement et se dissipe. Les masses d’air chargées de poussières désertiques ne suivent pas le même comportement : elles passent au-dessus de la région et parfois y retombent. Avec du recul, les prévisionnistes constateront que l’épisode a duré en tout trois semaines, ce qui est exceptionnel. Karim relance l’idée d’obtenir des informations plus précises de la part de leurs homologues de Météo France afin de mieux comprendre le phénomène. Cependant, les prévisionnistes météo ont à leur disposition un ensemble colossal de données centralisées, et n’en maîtrisent que la petite partie qui les intéresse au quotidien. Une étude serait nécessaire. Faute de temps, l’équipe d’Atmo AuRA est plus encline à bricoler à la marge sa chaîne de prévision. Plusieurs prévisionnistes déplacent la proposition : plutôt que de chercher à comprendre le comportement des poussières, le plus simple serait de regarder l’acuité d’un outil proposé par l’Organisation mondiale de météorologie (OMM). La maille de la carte est très grande : la région ressemble à un polygone. Les prévisionnistes espèrent cependant trouver une corrélation avec leurs modèles. Pour cela, un tableau ainsi qu’une nouvelle ligne dans la checklist sont créés. Chaque jour, pendant un an, le prévisionniste de permanence devra indiquer grossièrement quelle est la probabilité de dépassement des seuils annoncés par l’OMM. Si une tendance statistique sort, il sera alors possible d’ajouter un nouvel indicateur qui aidera le prévisionniste à arbitrer lors des prochains épisodes de remontées de poussières désertiques.
21Ensuite, une prévision doit résister. Lorsque l’arrivée d’un épisode est fortement médiatisée par la presse régionale et même nationale, elle-même alimentée parfois par le service communication de l’association, la pression médiatique s’insinue dans la chaîne de prévision. Résister à l’emballement médiatique, alors même qu’on est en zone trouble, s’avère compliqué. Le passage des poussières désertiques en octobre 2022 est resté particulièrement silencieux tant dans la presse que dans les locaux d’Atmo AuRA. L’équipe s’en amuse. Quelques mois plus tôt, elle avait dû faire face à un épisode d’ozone couplé à de fortes chaleurs qui avait été longuement annoncé dans les médias. Le prévisionniste de permanence ne voulait pas activer de vigilance, « il ne le sentait pas », mais il avait finalement plié faute de prise pour objectiver son intuition. Il avait cependant vu juste. Ces expériences acquises par la répétition d’une imprégnation virtuelle fondent ce que les prévisionnistes nomment expertise : savoir cheminer dans les détails, capter les signaux faibles, et réussir à fonder un avis sans pour autant avoir le temps de décortiquer l’ensemble du phénomène. Dans ces conditions, partager son expertise peut s’avérer complexe. Les prévisionnistes travaillent continuellement à identifier de nouvelles prises pour accorder les discours. Il s’agit de mener à la fois un travail d’objectivation, qui permettrait de mobiliser des arguments pour éclairer leur avis, et une réflexion sur l’élaboration d’un indice de confiance. Celui-ci, à l’instar de la prévision météo, nuancerait les informations, et donnerait à voir l’existence de dissensus sociotechniques.
22Enfin, une prévision doit tenir. Il en va de sa crédibilité. Une fois le bulletin diffusé, le prévisionniste finalise son rapport, enregistre un commentaire audio de 17 secondes pour le bulletin régional de France TV et retourne à ses autres missions. L’après-midi, son esprit reste en veille : un changement de luminosité, le grondement d’un orage suffit à attirer son attention. Une averse pourrait lessiver l’atmosphère et faire baisser les concentrations de particules fines. Un vent qui se lève pourrait venir disperser les polluants. Un regain d’ensoleillement, faire monter les concentrations d’ozone. Les prévisionnistes admettent, non sans scrupule, qu’ils préfèrent voir les concentrations suivre leur prévision plutôt que d’observer une qualité de l’air meilleure que prévu. On pourrait transposer à la pollution atmosphérique l’analyse de Fabien Locher sur la météo : « La prévision météorologique fournit le cas exceptionnel d’une expertise savante soumise chaque jour au regard de l’opinion publique. La question de la crédibilité et de l’autorité des avis rendus au nom de la science à propos du temps à venir est fondamentale dans la structuration de l’activité de prévision. » (Locher 2009 : 77) Toutefois, une différence entre les deux prévisions travaille l’équipe d’Atmo AuRA : la performativité du dispositif sur l’atmosphère. Sylvain formule l’énigme ainsi : « Finalement, si on active une vigilance et que les concentrations sont plus faibles et ne nécessitaient pas la mise en place d’une vigilance, est-ce que c’est parce que les gens n’ont pas pris leur voiture ou est-ce que c’est parce qu’on a surestimé la situation ? »
23« Désormais, la machine l’emporte sur les sensations, le virtuel sur le réel » (Tabeaud 2023 : 83). La phrase extraite d’un article sur l’essor de l’information météorologique dans notre société fait écho à la remarque du technicien. Les modèles météo, aujourd’hui accessibles à tous sur Internet, auraient le pouvoir de nous couper du ciel. L’enquête nuance le propos en rendant compte de l’expérience médiée des prévisionnistes de la qualité de l’air. Leur métier vise à alerter sur l’installation de brouillards toxiques selon des normes sanitaires établies au cours du xxe siècle. L’expérience que traversent les prévisionnistes lors de leur permanence est visuelle et ressemble à une auscultation quotidienne du territoire. Ils construisent leur avis en engageant une relation particulière avec les modèles : un prolongement complice, une confrontation de visions, une analyse de leurs failles. L’articulation modèle-mesure donne à sentir par les données les désordres de l’atmosphère. D’ordinaire le prévisionniste suit le réveil des villes et observe l’augmentation du trafic. Il remarque l’arrivée des premiers froids, lorsque les cheminées s’allument en fin de journée pour réchauffer les habitats. La présence d’un incident industriel ou d’un météore inhabituel suffit à troubler sa journée chronométrée. L’arrivée des poussières désertiques bouscule toute la chaîne et les informations affichées sur l’écran d’ordinateur deviennent nébuleuses. Les prévisionnistes aveuglés, la construction du bulletin d’information relève d’un équilibre entre pari atmosphérique et maîtrise institutionnelle. L’activation d’une vigilance dépasse la simple comparaison de concentrations à des seuils réglementaires. Elle est guidée par une exigence de cohérence, d’indépendance et de crédibilité. La mise en place d’une évaluation de performance via un calcul de score annuel induit des frictions entre les acteurs publics et l’association agréée de surveillance de la qualité de l’air. Le périmètre géographique des « bassins d’air », un découpage administratif sur lequel s’appliquent les dispositifs préfectoraux, fait également controverse entre l’État et l’association. Atmo AuRA, contrairement à plusieurs de ses homologues, a préféré dissocier son bulletin d’information de celui des préfectures. Aux yeux des habitants, l’information semble cependant la même. Comme la prévision météo, la qualité de l’air s’immisce dans le quotidien : application smartphone, bulletin TV, notification, mobilier urbain, signal sur les façades de bâtiments (Calvillo & Garnett 2019). La question à suivre pourrait être de savoir en quoi ces médiations intensifient notre relation aux pollutions ambiantes.
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