1L’échange qui suit témoigne d’un processus de recherche-création en cours. Il réunit Laure Brayer (architecte), Marc Higgin (anthropologue), Olivier Labussière (géographe et porteur du projet) et Yves Monnier (artiste plasticien), devenus au gré du projet coenquêteurs. Ils reviennent ensemble sur la pratique artistique d’Yves Monnier, partagent leur analyse de l’expérimentation de nouvelles sensibilités à l’atmosphère avec des publics, et ouvrent une réflexion sur l’écologie des images.

2Le projet « strates » est né de la rencontre entre l’artiste plasticien Yves Monnier et des chercheur·es travaillant sur l’expérience sensible des milieux de vie dans l’Anthropocène. Pour la création des pochoirs, Yves Monnier invite le paysage : des images numériques sont imprimées sur un film autocollant, lui-même collé sur un panneau de Fermacell et détouré pour créer le négatif de l’image. Après un temps de dépose en extérieur durant lequel ce pochoir s’imprègne de tout ce qui vient s’y présenter, le négatif est décollé pour en révéler un positif atmosphérique.

Pochoir du cèdre, plein cadre, Saint-Martin-d’Hères, Grenoble, 2023

Photo : Yves Monnier - https://yvesmonnier.com/​strates/​

Premières impressions

L. B. : Comment est née l’idée de faire des pochoirs avec l’atmosphère ?

Y. M. : La première fois que j’ai prêté attention au dépôt atmosphérique, c’était sur la place Saint-André, à Grenoble. L’ancien tribunal venait tout juste d’être rénové. Toute la partie droite du bâtiment était d’un blanc immaculé et toute la partie gauche était gris mat. C’était fulgurant ! Et je me suis dit : est-ce que ce dépôt ne serait pas le geste culturel le plus prégnant de notre société contemporaine ? En tant qu’artiste je travaille à la production de symboles et à leur transmission, et une fois que cette idée m’est entrée en tête, je ne peux plus l’en sortir. Il faut que j’en fasse quelque chose. D’une certaine façon, l’atmosphère, c’est ça : le médium le plus puissant qui soit.

L. B. : Avant cela, ta pratique artistique explorait déjà la question du paysage et de la trace ?

Y. M. : Ce qui traverse mes travaux, c’est de donner à voir une relation altérée au paysage. Après la catastrophe de Fukushima, je découvre un reportage qui s’appelle « Vivre en zone d’évacuation nucléaire », avec des photos de Sayuri Arima. Elle a fait des portraits des vaches de M. Yoshizawa, un paysan qui n’a pas voulu abandonner ses terres et son troupeau. Si on ne connaît pas l’histoire, on se demande ce qu’il y a à voir sur ces images. Ce n’est qu’une ferme !

M. H. : Ton travail suit des phénomènes plus ou moins imperceptibles…

Puissance d’imprégnation

Révélation d’un pochoir en public, Revel, Grenoble, 2023

Photo : Yves Monnier - https://yvesmonnier.com/​strates/​

O. L. : Comment débute ton travail avec l’atmosphère ?

O. L. : Pourquoi choisir des panneaux en Fermacell plutôt que du béton pour faire tes pochoirs ?

Y. M. : Le Fermacell a moins de vingt ans ! C’est un matériau qui parle par lui-même de notre époque.

M. H. : Et tu détournes son usage. Ce produit est conçu pour être stable dans une atmosphère intérieure, protégée. Une fois déposé dehors, tu lui confères une tout autre puissance, une capacité d’imprégnation.

Y. M. : Oui, j’ai hacké le Fermacell ! En extérieur, il s’altère facilement et rend visible l’action des intempéries et ses dépôts.

L. B. : Comment dialoguent la photographie et le pochoir ? Le sujet photographique est-il travaillé en lien avec le site où son pochoir sera déposé ?

Y. M. : Chaque photo s’inscrit dans l’une des trois lignes évoquées précédemment – pollens, pollutions, falaises – et représente un « participant » potentiel à l’activité atmosphérique et donc à son imprégnation en tant qu’image. Les premiers pochoirs ont été déposés à proximité des stations de mesure de la qualité de l’air. À Saint-Martin-d’Hères par exemple, la station permet l’identification des pollens. Nous en avons retiré une liste de végétaux qui sont devenus des sujets à photographier, tels que le cèdre, le tilleul, le frêne, l’épicéa. Ces portraits d’arbres sont ensuite déposés à différentes altitudes, dans la pente du massif de Belledonne, à la période de pollinisation des espèces ou au moment de la chute des feuilles. La seconde ligne traque les participations au fond urbain diffus, et fait le portrait de sites industriels, de déchetteries, d’infrastructures de mobilité ou encore de chantiers métropolitains. La troisième ligne se déploie autour des parois rocheuses du Vercors dont on est venu faire des portraits assez serrés, avec un drone. Ces portraits de roche ouvrent un dialogue inédit avec d’autres représentations du Vercors, telles que les tableaux de l’École dauphinoise de paysages de montagne [notamment Jean Achard, Paysage : Vue prise à Saint-Égrève, vers 1844] ou encore les photographies prises par Raymond de Bérenger, marquis de Sassenage, de 1852 à 1865.

L. B. : Comment conçois-tu tes photos pour qu’elles deviennent des pochoirs ?

Y. M. : En termes de format et de cadrage, j’utilise un appareil numérique en ayant une idée du pochoir à venir. Je cadre le sujet le plus serré possible, parce que je sais que le fond ne va être matérialisé qu’en nuances de gris ou de brun. C’est très subtil.

L. B. : Chaque image n’est matérialisée que par une seule couche, c’est bien ça ?

Y. M. : Oui, le pochoir s’apparente à une image en noir et blanc, il n’y a pas de nuances, donc pas d’idée de profondeur ni de zones sombres. Pour qu’elle soit lisible, il faut que je fasse en sorte qu’il y ait de forts contrastes dès la prise de vue. C’est ça qui va me permettre de séparer l’image en zones de blanc et de noir pour produire mon négatif. Quant à l’ordinateur, il lit l’image numérique en fonction de valeurs seuils. Les forts contrastes permettent au logiciel de plus facilement comprendre ce que moi je vois comme étant le sujet, et ce que je veux supprimer.

L. B. : Lors du retravail à l’ordinateur, l’image numérique n’est plus pixélisée, elle est vectorisée.

Y. M. : La vectorisation reformate l’image en surfaces et en traits que je peux ensuite, après impression de l’image sur un papier adhésif, facilement suivre au scalpel. C’est comme cela que je crée physiquement le négatif. C’est plusieurs semaines de découpe ! Et quand le scalpel ne permet plus de détourer finement, par exemple pour des branches ou des feuilles d’arbre, je prends une fraise de dentiste. Parfois, je ne m’embête pas à garder beaucoup de détails, les aplats sont parfois plus forts pour faire image. Par exemple, si l’on se tient à trois mètres de l’image on va voir la forme des arbres, et en s’avançant progressivement ce deviendra un grand aplat gris qui va se révéler comme surface, qui va quitter son régime d’image et devenir une surface observable en tant que telle. C’est comme ça que j’arrive à avoir ce jeu de distances entre un régime d’image incarnée et un régime de surfaces observables.

L. B. : Le pochoir propose donc deux degrés de lecture, une lecture par l’image qui est visuelle et une réception plus tactile qui donne à voir la matérialité même de l’atmosphère.

Y. M. : Oui, à moins d’un mètre de l’image, on accède à autre chose.

Mise en relation avec la basse atmosphère

Pochoir du cèdre, détail, Saint-Martin-d’Hères, Grenoble, 2023

Photo : Yves Monnier - https://yvesmonnier.com/​strates/​

L. B. : Peux-tu nous parler de ce qui se passe en deçà de l’image ?

Y. M. : C’est très subtil. Quand on s’approche, à un moment, l’œil ne trouve plus d’accroche. Tu es obligé de plonger dans la matière. Quand le pochoir est encore avec son négatif en noir et blanc, là oui, il faut être le nez dessus pour ne pas recevoir une image. Mais une fois révélé, on peut s’éloigner du pochoir, se rapprocher, et jouer de cette distance pour entrer plus ou moins dans l’épaisseur du dépôt.

L. B. : Cette richesse est permise du fait même que le pochoir, une fois révélé, ne propose pas de contrastes flagrants.

O. L. : Enlever l’autocollant, c’est réaliser une double révélation : on révèle une image, une forme apparaît par le contraste, et on révèle aussi un fond, un arrière-plan qui est l’atmosphère même. Le pochoir permet de faire l’expérience de l’arrière-plan, de ce fond atmosphérique généralement inaperçu.

Y. M. : Dans les travaux que je mène avec le pochoir, le sujet c’est le fond, pas la forme. La forme c’est l’excuse pour parler du fond atmosphérique. Comment trouver des entrées pour en faire l’expérience, pour dialoguer avec, et permettre à ce dépôt atmosphérique de symboliser des choses ?

O. L. : Si on rentre dans la matière de l’image, on se rend compte de tout ce qui se dépose. Le pochoir est très hospitalier, il accueille tout.

Y. M. : C’est toute la différence avec une station de mesure de la qualité de l’air. Avec ses instruments, la station cible, filtre et additionne des particules en suspension. Le pochoir, lui, n’instaure pas de clôture avec le milieu. Il accueille poussières, pluies, pollens, insectes, sables, graines, traces animales, etc. S’il pleut, la strate à la surface du pochoir est lessivée, s’il fait soleil, elle est desséchée. Le pochoir nous met en relation avec le weather-world que Tim Ingold décrit. À travers l’idée de paysage météorologique, l’air est moins un objet de perception, qu’un prisme teintant nos perceptions et nos expériences. Pour Ingold, avec qui nous avons échangé à deux reprises pour partager notre travail en cours, le pochoir crée une nouvelle forme de sensibilité à l’atmosphère.

O. L. : Oui, ce n’est pas une photo. Le pochoir travaille directement avec la participation matérielle du paysage, en milieu ouvert. Il ne s’agit pas d’une image produite en chambre noire selon le rituel du procédé argentique ni du passage presque sans friction du numérique à l’image imprimée que nous connaissons aujourd’hui.

Y. M. : Tim Ingold observait aussi qu’avec ce type de pochoir, la matière n’est pas projetée ou étalée avec un appareil. La manière dont la matière se dépose va dépendre des mouvements de l’air, de l’intensité des pluies ou du soleil. Pendant une période d’orage ou après plusieurs jours de neige, le médium va être érodé, creusé, et devenir autrement sensible à l’accueil de particules que pendant trois semaines de beau temps.

L. B. : L’image dit quelque chose des forces atmosphériques à l’œuvre dans le bassin d’air de
Grenoble.

M. H. : À Grenoble, un pylône du téléphérique qui monte à la Bastille est utilisé par la métropole pour communiquer sur la qualité de l’air. Chaque soir, suivant un code couleur, il s’allume et indique la qualité de l’air du lendemain. Ce dispositif mis en place depuis un an est une tentative pour traduire la mesure en expérience sensible. En quoi est-ce différent d’un pochoir ?

Y. M. : On pourrait appeler cela une esthétique du risque. Le pylône prolonge un abord sanitaire de la qualité de l’air qui procède par mesure et analyse physico-chimique. Une différence importante est que lorsque je regarde un pochoir, c’est l’atmosphère déposée que je regarde à une période donnée et à un endroit donné. Lorsque je regarde le pylône, je regarde une moyenne issue de plusieurs mesures qui vaut pour l’ensemble du bassin d’air. On perd la référence aux spécificités des écologies métropolitaines, à la topographie, aux mouvements d’air et aux façons dont nous cohabitons avec toutes ces variations au quotidien.

Une écologie des images

M. H. : Ton travail débute par la prise d’une photo numérique. Quelle place occupe l’image numérique dans ta démarche ?

Y. M. : Aujourd’hui, je dis que j’ai une pratique de photographie, mais c’est très rare que j’en expose. À mes yeux, la photographie comporte un manque : elle témoigne d’un instant, d’une lumière à un moment donné, mais pas d’un milieu. Les technologies analogiques et surtout numériques accentuent la perte de référence à l’écologie des images. La base matérielle de la production et du développement d’une image est oubliée. Elle devient une infrastructure cachée dans l’appareil, dans des serveurs délocalisés, qui alimentent le mythe contemporain du « cloud », de l’image devenue immatérielle et donc hors du temps, éternelle. La pratique du pochoir change cette donne. Elle place l’image là où on ne l’attend pas, en lien avec le devenir matériel d’un milieu.

O. L. : Nous avons travaillé avec les étudiants de l’École des Beaux-Arts de Grenoble [à l’ESAD, sur l’invitation de Catherine Tauveron dans le cadre de son Atelier de Recherche et de Création « Atmosphère », 2022‑2023] les liens entre la photographie et le pochoir. Au milieu du xix^e, Hippolyte Bayard avait compris qu’en enveloppant un fruit d’un papier découpé et en l’exposant au soleil, il pouvait jouer de la peau du fruit comme d’une surface photosensible. Cet « art du masque » a inspiré son procédé photographique.

Y. M. : Quand j’étais étudiant aux Beaux-Arts, j’ai beaucoup étudié les pionniers de la photographie, Daguerre, Talbot ou Niépce, grâce à Emmanuel Hermange, mon professeur d’histoire de la photographie. Les premiers photographes sont souvent des physiciens, des chimistes. Ils ont un rapport à l’image qui est direct, avec les mains dedans. L’image n’est pas un fichier envoyé par mail ! Le pochoir retrouve ce rapport premier à la matérialité de l’image.

Y. M. : Oui, je réalise mes œuvres dans le paysage, en milieu ambiant. Grenoble a une particularité, sa topographie en forme de cuvette. Cela apporte une certaine qualité de concentration de la matérialité atmosphérique. Les pochoirs seraient certainement différemment érodés, marqués, imprégnés dans un paysage plus ouvert ou même en bord de mer.

M. H. : On trouve à la surface du pochoir des éléments qui sont autant locaux, régionaux que transnationaux – comme la présence de sable du Sahara charrié par le Sirocco – tous mêlés dans le bassin d’air grenoblois. La description de l’atmosphère par le pochoir est donc à la fois plus complète qu’une station de mesure de la qualité de l’air – elle dit le voisinage d’une particule fine, d’un pollen et d’un grain de sable du désert – mais aussi plus imprécise, puisqu’elle n’offre pas d’inventaire détaillé de ces éléments, et qu’elle ne permet aucun classement hiérarchique. Le pochoir nous met au milieu de plusieurs milieux, de multiples temporalités.

Y. M. : Le pochoir instaure un retournement intéressant de la photographie numérique vers le milieu. Un peu comme s’il proposait de ré-écologiser et de rematérialiser l’image. Il donne à l’image numérique une autre matière en même temps qu’il donne forme à l’informe atmosphérique. Cela s’opère en trois étapes dans mon travail. Premièrement, je fais des photos numériques avec un cadrage, des vides et des pleins, des contrastes, qui leur confèrent une capacité à faire image sur un pochoir…

O. L. : … et en cela tu anticipes le fait que l’image numérique a une vie à venir dans un milieu.

Y. M. : Puis, ce travail se poursuit en atelier, où la photographie numérique trouve une nouvelle existence matérielle, celle d’un autocollant en noir et blanc. Ce passage d’un format numérique à un format imprimé confère à l’image une nouvelle matérialité et donc une robustesse qui va lui permettre d’être affectée par les intempéries, pendant trois ou quatre semaines. Pas plus, car au-delà l’autocollant commence à se décoller et l’on perd la référence à l’image numérique initiale.

O. L. : Ce processus de reformatage – au sens d’un changement de format de l’image numérique, imprimée, puis atmosphérique – confère à l’image de nouvelles possibilités de relation et d’incarnation.

Y. M. : Et, troisièmement, lorsque le pochoir est révélé après une période de dépose dans le paysage, les vides et les pleins ont dialogué avec les éléments. La portée du travail qu’on produit là, c’est une perpétuelle surprise, l’improbable et perpétuelle interaction entre milieu et image. À chaque fois, ça produit un dialogue, à chaque fois ça ouvre de nouvelles questions. Et ce que l’on creuse, ce n’est pas la production d’images, c’est la relation qu’on a par l’image avec les milieux.

M. H. : Le choix du Fermacell, le travail de cadrage, de découpage, viennent moduler l’image numérique et construisent son dialogue avec l’écologie. Ce faisant, le pochoir cultive notre sensibilité pour des participations humaines et non humaines nombreuses, elles-mêmes portées par une diversité de temporalités mêlées : la période de pollinisation, l’inversion de température due à la saisonnalité et la topographie, les temps du projet urbain.

O. L. : Cela invite à regarder l’atmosphère comme le produit d’un grand geste collectif, qui peut être approché au travers des transformations plastiques que présente le pochoir, sans a priori de valeurs pour ce, celles et ceux qui ont pris part à ces dépôts et dont l’action est le plus souvent infrasensible.