• 1 Bouron Samuel, Apprendre à penser comme un journaliste. Construction sociale des catégories de conn (...)
• 2 C’est un élément que mon enquête a démenti : je me suis rendu compte qu’il n’y avait en fait pas de (...)
• 3 À l’époque où la question des « prières de rue » dans le quartier de la Goutte d’Or avaient fait l’ (...)

Je commence en 2008 une thèse qui porte sur les écoles de journalisme1. À l’époque, rien ne me lie a priori à la question identitaire. En 2010, je participe à l’encadrement d’un stage de terrain dans l’Aisne, dans une petite commune dite en désindustrialisation, où toute une partie de la jeunesse arbore des signes fascistes – cela va des vêtements identifiés comme d’extrême-droite à des tags sur les bâtiments. Quand on est sociologue, ce type de phénomène peut susciter de la curiosité : on a envie de rencontrer et de questionner ces populations. Or, la première année, nous n’y arrivons pas vraiment. Je ne parviens pas à faire des entretiens avec ces jeunes d’extrême-droite : je ne formule pas de demande claire d’entretiens, mais en commençant à discuter, je sens une réticence à l’échange avec le sociologue, qui est souvent associé dans ces milieux à « un flic » ou à une personne représentant une autorité officielle qu’ils n’aiment pas nécessairement. Je commence donc cette enquête par défaut, pour entrer en contact avec une population à laquelle je ne parviens pas à avoir accès – et c’est ce qui explique aussi le choix de la méthode, à savoir l’observation incognito. Comme les rumeurs veulent que ces bandes d’extrême-droite aient des proximités avec des groupes identitaires2, je commence à regarder qui ils sont, puisqu’ils sont à l’époque mal connus – si ce n’est par un buzz médiatique, « l’apéro saucisson-pinard »3. Le bloc identitaire est un parti politique qui est la reconstruction d’un groupe politique nommé Unité radicale, souvent présenté comme le groupuscule dont l’un des militants a tenté d’assassiner Jacques Chirac le 14 juillet 2002. Unité radicale a été dissoute, et en 2003, le bloc identitaire est en quelque sorte sa refondation, globalement autour des mêmes personnes. Mais les cadres politiques qui participent à reformer le groupe n’ont pas seulement une formation militante classique à l’extrême-droite, passant par des bandes de boneheads : ils ont des diplômes en science politique ou en communication et ils maîtrisent l’outil web. Cette refondation se fait donc sur l’idée qu’ils doivent, avec leurs moyens, moderniser l’extrême-droite. Et ils vont tenter de faire du bloc identitaire un groupe politique acceptable.

• 4 Il s’agit d’un groupe de supporters de l’équipe de football du Paris Saint-Germain dont les membres (...)

Dans ce genre de groupe, arriver de nulle part est assez suspect. La plupart des militants sont cooptés. À l’époque, une bonne partie des militants entrent notamment par les ultras du Kop Boulogne4. Certains arrivent parce que des amis les amènent boire des verres ou suivre un cours de boxe au local du groupe identitaire parisien. Finalement, ce local – qui s’appelle « maison de l’identité » – et les activités qu’il propose produisent un petit réseau qui est centré autour de militants d’extrême droite, autour desquels gravitent des personnes potentiellement intéressées par certaines activités proposées, et qui vont ensuite finir par militer. Dans ce cadre, arriver de nulle part peut susciter la méfiance. Je prends donc le parti de donner ma véritable identité. Ils peuvent ainsi regarder via les moteurs de recherche qui je suis, ils tombent sur mon CV académique, mais je suis un jeune doctorant ; je n’ai ni publié, ni signé de tribune politique : rien, donc, ne peut me mettre en difficulté, et le fait qu’ils aient mon véritable nom est une sorte de caution. Si mon terrain est incognito, je ne construis donc pas une identité complètement fictive : il s’agit plutôt de grossir certains traits de mon identité biographique, de mettre en avant des dispositions que j’ai, qui sont secondarisées dans les milieux que je fréquente habituellement, mais qu’il faut activer chez les identitaires. Le fait d’être blanc devient quelque chose d’important, par exemple, parce qu’on ne peut pas militer si on n’est pas blanc – de fait, la reconstruction biographique amenée par l’institution nous conduit à reconstruire nos racines et donc à affirmer cette identité blanche et régionale. J’ai aussi eu, au sein de ma famille, une socialisation extrêmement masculine. Ça a participé à produire chez moi des dispositions très sexuées, dont j’ai essayé de me libérer, mais que j’ai pu réactiver – la question du virilisme, des sports de combat, est très importante chez les identitaires. Je trouve donc là un ensemble d’éléments, de dispositions, de modalités, que je vais affirmer, sans en prendre conscience, dans mon parcours chez les identitaires et qui vont me permettre d’être accepté.

• 5 Goffman Erving, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Minuit, 1968.
• 6 Bizeul Daniel, Avec ceux du FN. Un sociologue au Front national, Paris, La Découverte, 2003.

Plusieurs éléments m’ont permis de modérer l’émergence d’attachements trop profonds pour mes enquêtés. D’abord, l’épisode le plus important de mon enquête a été la participation à un camp d’été d’une semaine, qui fonctionne comme une institution totale au sens de Goffman5. L’ensemble des activités sont en effet réglées collectivement : pendant toute la semaine, nous sommes en uniforme, les moments où nous prenons nos douches, où nous mangeons sont réglés, et nous n’avons pas le droit de sortir physiquement du camp. Ça a pour effet que tout en participant à des activités en commun, les liens demeurent un peu distendus : on se retrouve systématiquement en groupe et il y a finalement assez peu d’occasions de lier des relations individuelles. Par ailleurs, j’ai pu éviter, tout au long de l’enquête, parce que l’organisation militante le rendait possible, de mêler les militants à ma vie personnelle. Par contraste avec Daniel Bizeul, qui est l’un des premiers sociologues, en France, à s’être immergé parmi des militants du Front national6, qui explique qu’il a pu inviter chez lui certains de ses enquêtés, qu’il les connaissait bien personnellement et qu’il a noué avec eux des liens assez forts. J’ai pris le parti de ne voir les identitaires que dans des lieux encadrés institutionnellement – ils ne sont jamais venus chez moi et je ne les ai jamais vus en présence de mes amis. Cette configuration m’a permis de maintenir une séparation entre mon identité militante et mon identité personnelle, ce qui m’a évité de construire des liens trop intimes avec les militants. Cela n’empêche pas que j’ai pu en trouver certains sympathiques, drôles ou intéressants – mais cela n’a pas conduit à créer des relations fortes, ce qui m’a d’ailleurs empêché de reconstituer les trajectoires sociales des enquêtés de manière précise et de les suivre dans le temps, ce qui est peut-être une des limites de cette méthode et de ce terrain, davantage orienté vers une sociologie de l’institution plutôt que vers les trajectoires des militants.

• 7 Voir le numéro de la revue Agone sur « Les beaux quartiers de l’extrême droite » coordonné par Samu (...)

Il existe beaucoup d’enquêtes, journalistiques ou d’investigation, sur les militants identitaires, et leur angle est presque toujours le même : il s’agit de révéler un monde caché, beaucoup plus raciste, radical, fasciste que ce que l’on pense, en mettant l’accent sur les comportements perçus comme déviants – des mains levées, des chants nazis, des faits de violence, etc. – pour mettre en lumière la dangerosité de ces groupes. C’est aussi, dans certains cas, une manière d’associer l’extrême-droite aux classes populaires, qui seraient des classes dangereuses. Cela me semble être une perspective limitée. Je n’ai pas cherché à minimiser ou invisibiliser ces moments, mais l’idée était de changer de perspective : plutôt que d’aborder la violence comme la finalité de mon enquête, j’ai tenté de montrer dans quelle mesure elle est plutôt un instrument de la socialisation des militants. Cela a notamment permis de ne pas réduire l’extrême-droite aux classes populaires et de s’intéresser aux « beaux quartiers7 » de l’extrême-droite.

• 8 Wacquant Loïc, Corps & âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille, Agone, 2002.
• 9 Bouron Samuel, « Des «  fachos  » dans les rues aux «  héros  » sur le web », Réseaux, vol. 202-203 (...)

Pour opérer ce changement de perspective, j’ai donc mené une observation participante. Une des vertus de cette méthode, c’est de restituer les émotions, une sensibilité, des façons de penser, un imaginaire indigène. Dans le cas de l’extrême-droite, c’était d’autant plus intéressant que tous ces éléments sont, en général, très mal connus des classes supérieures du pôle gauche de l’espace social et, en premier lieu, des chercheurs en sciences sociales. S’engager dans l’observation participante revenait donc – à la manière de Loïc Wacquant dans Corps et âme8 – à cerner ce qui fait « vibrer » les militants. Tout au long de mon terrain, j’ai donc joué le rôle du militant – mais sans me séparer de mon identité de chercheur. Quand on incarne un tel rôle, on va suffisamment loin pour comprendre, d’une part, comment les militants pensent et pour être capable de penser comme elles et eux et, d’autre part, comment ces manières de penser et de s’engager s’incarnent jusque dans les corps – dans la façon dont on sculpte son corps, dans les tatouages, l’esthétique, etc. À mon sens, l’observation participante ne consiste pas seulement à enregistrer ce qu’on voit : elle consiste à se servir de soi, de ce que l’on est et de son expérience subjective comme d’un instrument d’objectivation. J’ai notamment développé une grille d’observation où je notais ce qui me déplaisait ou ce que j’aimais bien chez certains militants, de façon à objectiver mes affinités, mon système de goût et de dégoût. J’ai aussi réfléchi à la position que j’occupais au sein du mouvement et aux relations que j’entretenais aux uns et aux autres. Par exemple, une manière un peu provocatrice de formuler la question, c’est de demander : « quel facho je suis ? », parce que cette question oblige à interroger la position que j’ai endossée à l’intérieur de ce groupe militant et la manière dont elle a créé un système de goût et de dégoût ; et surtout parce que formuler les choses ainsi oblige à cesser de regarder la population des identitaires à partir d’une position de surplomb, extérieure, pour au contraire s’y inclure et produire de la réflexivité. Typiquement, lorsque j’étais au camp d’été, je me rappelle très bien que le moment que je préférais dans la journée, c’était les séances de boxe – qui étaient pourtant les moments les plus violents. Cela m’a permis de prendre conscience que, parmi les identitaires, alors que j’étais idéologiquement le plus éloigné de l’extrême-droite, j’appartenais à la fraction qui était la plus violente – pour la boxe, il y avait trois groupes de niveaux dans le camp d’été, allant des débutants aux confirmés, groupe auquel j’appartenais9. Mais les plus aptes à la violence physique ne sont pas nécessairement les plus violents sur le plan idéologique. Cela m’a donc amené à déconstruire le lien qu’on fait systématiquement entre violence physique et idéologie d’extrême-droite.

• 10 Pour un rapprochement entre ce questionnaire et le questionnaire traditionnellement utilisé par le (...)

Lorsque je suis entré sur le terrain, ma question était encore « comment devient-on d’extrême-droite ? » au sens de « par quelle idéologie en vient-on à se politiser à l’extrême-droite ? ». J’ai pris conscience que cette question n’était pas sociologique, au sens où elle ne peut pas obtenir de réponse si on la pose ainsi. Le terrain m’a donc amené à déconstruire cette manière de formuler les choses. Pour exemplifier cela, je voudrais revenir au camp d’été. Le premier jour du camp, lorsque vous arrivez, on vous transmet un questionnaire10 où est demandé un certain nombre d’informations sur les militants – profession des parents, d’où on vient (c’est-à-dire de quelle région), études faites, voyages réalisés, lectures, pratique des sports de combat, maîtrise des armes, projet pour les cinq années à venir, etc. Il y a aussi des questions de définitions – « qu’est-ce qu’un buzz ? », « qu’est-ce qu’un allogène ? », etc. S’ensuit un entretien avec les chefs, qui lisent le questionnaire et qui vont repérer des éléments qui les intéressent, parce qu’ils favorisent certaines dispositions recherchées. Ils vont les mettre en avant en posant des questions. Dans mon cas, par exemple, j’ai indiqué que j’ai une grand-mère vendéenne qui parle le patois, on me demande donc si j’ai des rudiments de la langue, parce que la maîtrise du patois permet de parfaire l’identité régionaliste et favorise l’enracinement du militant. Puis, les jours suivants, la configuration du camp vous met dans un jeu de rôle, où vous êtes une sorte de héros : ce camp est une simulation d’un état de guerre contre des hordes d’ennemis étrangers qui viennent sur votre territoire et qui vous déracinent, et vous devez rechercher et retravailler ces racines. Pour entrer dans ce jeu de rôle, vous n’avez pas besoin d’aller rechercher des textes d’auteurs d’extrême-droite – c’est une possibilité, mais là, de fait, ce n’est pas le cas. On vous propose plutôt des situations dans lesquelles se rejoue en permanence cette configuration, ce jeu de rôle. D’abord des conférences où l’on vous raconte par exemple l’histoire des valeureux Chouans qui ont résisté et auxquels vous êtes censés vous identifier. Mais aussi des séances de boxe où, de la même manière, on doit imaginer qu’on se bat contre des militants antifascistes. Dans ce jeu de rôle, on travaille sans cesse des dispositions agonistiques et virilistes. Tout cela m’a permis d’avancer que ce qui se joue relève moins d’un « bourrage de crâne idéologique » qui permettrait d’apprendre à penser comme un identitaire, que de la transmission, à l’état pratique, de schèmes de pensée et ce, par une institution totale. Par exemple, certains militants – comme mon « parrain » – sont passés par le FN, et disent en être partis parce qu’ils s’y ennuyaient beaucoup, que c’était selon eux trop hiérarchisé, que les activités se résumaient à des collages d’affiches ou à des réunions. Face à cet aspect bureaucratique dans lequel ils ne se retrouvaient pas, l’engagement militant identitaire est beaucoup plus ludique. J’ai donc mis en évidence que l’institution, pour construire une identité ou un habitus militant, s’appuie sur des dispositions des sujets qui sont plutôt des dispositions sexuées, qui relèvent du virilisme. Cela les amène à adopter des catégories de perception qui organisent leurs rapports à l’adversaire et qui expliquent qu’ils aient une perception différenciée des militants de gauche par exemple. Ils ont en effet l’idée qu’ils sont du côté de l’« honneur », de la « force », et que les militants de gauche, eux, sont du côté de la « faiblesse », de la « féminité » ou du « déshonneur ». Tous ont ainsi une anecdote pour raconter que les militants de gauche qu’ils rencontrent ne veulent pas se battre, ce qui prouve bien « qu’ils n’ont pas de couilles ». Avec de telles catégories de perception, certains militants de la mouvance autonome, plus radicaux, avec qui ils ont pu avoir des oppositions frontales violentes et qui peuvent même parfois les effrayer, peuvent être considérés comme faisant partie d’une catégorie à part de celle des militants de gauche, comme des adversaires respectables.

• 11 Lehingue Patrick, « L’objectivation statistique des électorats. Que savons-nous des électeurs du FN (...)

Un premier élément frappant est que ces travaux ont reçu une réception assez inattendue hors du monde académique. L’observation participante conduit potentiellement à une forme d’écriture moins technique et abstraite, qui fait qu’il est plus facile de vulgariser ses recherches, de les donner à voir à des non sociologues. Il y a par exemple une vidéo sur les réseaux sociaux, diffusée par le bloc identitaire, dans laquelle on me voit boxer pendant l’enquête au camp : je me suis rendu compte que diffuser cette vidéo permettait d’incarner beaucoup plus facilement mes propos, de les rendre moins abstraits. Du côté du milieu universitaire, j’ai rencontré assez peu de problèmes de réception, c’est un sujet qui est désormais plutôt admis – même si, par exemple, la multiplication des recherches sur ce type d’objets devrait conduire le monde académique à ouvrir la voie à de nouvelles formes de valorisation de la recherche, comme la publication d’articles sous pseudonymes, qui pose problème aujourd’hui encore. Un des éléments intéressants a été que cette recherche a donné lieu à des échanges avec des chercheurs qui travaillent sur ce sujet depuis beaucoup plus longtemps que moi et qui mobilisent d’autres types de données, comme Patrick Lehingue qui travaille plutôt à partir de données statistiques11. Je parviens à des conclusions très proches des siennes. Une des hypothèses de Patrick Lehingue est que le FN occupe dans le champ politique une position relativement marginale, c’est-à-dire qu’il est considéré comme un parti qu’il faut combattre, ce qui peut, par un phénomène d’homologie structurale, conduire des électeurs qui se sentent socialement marginalisés à voter pour lui. C’est aussi sur cela que jouent les identitaires lorsqu’ils mettent en avant, comme je l’ai déjà dit, une image sulfureuse : cela suscite de la sympathie chez une partie du public. Il est donc apparu qu’il n’était pas pertinent d’opposer les méthodes – et notamment la statistique et l’observation participante. En revanche, il me semble important de proposer une approche relationnelle : si Patrick Lehingue et moi-même arrivons au même type de résultats, c’est dans la mesure où nous nous intéressons aux rapports que les militants entretiennent à d’autres groupes (les identitaires par rapport au FN par exemple, mais aussi nous par rapport à eux). Une telle approche pourrait d’ailleurs s’étendre à l’histoire des idées : elle permettrait de dégager les conditions de possibilité d’émergence d’une idée, dans ses rapports avec des idées antérieures. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé après le terrain à faire une analyse des contenus discursifs produits par les identitaires – et c’est un travail qui est toujours en cours.

• 12 Casajus Emmanuel, Le combat culturel : images et actions chez les Identitaires, Paris, L’Harmattan, (...)

Enfin, il faut préciser que les ouvrages de sociologie sur les identitaires ou l’extrême-droite présentent aussi la spécificité d’être reçus et lus par les enquêtés. Emmanuel Casajus a par exemple fait un ouvrage sur les identitaires12 et celui-ci est en bonne place dans les locaux militants, parce que, de leur point de vue, cela participe de l’histoire du mouvement – ou plutôt, de son entrée en histoire – et que cela permet d’avoir des données dont ils ne disposent pas forcément. De mon côté, les militants m’ont demandé un exemplaire de mon ouvrage. J’ai su indirectement qu’ils en avaient parlé avec des journalistes et des sociologues et qu’ils avaient souligné que, si ma méthode ne leur avait pas fait plaisir, ils comprenaient la démarche d’objectivation dans laquelle j’étais.