• 1 Paru en 1939, cet ouvrage a été publié en français en deux volumes distincts La Dynamique de l'Occi (...)
• 2 Il est donc tout à fait possible et même souhaitable, comme nous y invite Marc Joly, de lire ce liv (...)
• 3 Voir, sur ce point, le site de la fondation Norbert Elias, URL : http://www.norberteliasfoundation. (...)

1Initialement paru en allemand en 1989, par conséquent du vivant de Norbert Elias, ce recueil de textes enfin traduit en français est indispensable à la compréhension de l’œuvre du grand sociologue. Il ne saurait toutefois en constituer une introduction car il est à la fois un prolongement de sa théorie du Prozess der Zivilisation élaborée avant-guerre1 et une réponse aux questions posées à cette dernière par le surgissement de la barbarie nazie. Le livre est marqué par des observations personnelles du sociologue à propos des différents pays dans lesquels il a vécu (France, Grande-Bretagne, Pays-Bas), à une époque où les matériaux empiriques issus d’enquêtes y sont assez rares, ainsi que par un retour réflexif sur sa trajectoire2. À cet égard, il aurait été préférable de placer en introduction de l’ouvrage la traduction de l’introduction de Stephen Mennell et Eric Dunning à l’édition anglaise de ce volume publiée par Polity Press en 1996 plutôt que de reprendre le court texte de Roger Chartier, initialement paru dans Le Monde en 1998. Cette édition comporte également, ce dont le lecteur ne peut que se féliciter, la traduction deux textes initialement rédigés en anglais : « A Digression on Nationalism », écrit dans les années 1950, et « The Breakdown of Civilization », qui aurait dû être publié en 1962 par The Free Press, et que l'on retrouve dans le onzième volume des Collected Works paru en 20133.

• 4 Pour une présentation de cette théorie, voir Voilliot Christophe, « Processus de monopolisation », (...)
• 5 Voir également en ligne, URL : http://www.norberteliasfoundation.nl/network/profile.php?profId=5. V (...)
• 6 Elias Norbert, « Les transformations de la balance des pouvoirs entre les sexes. Étude sociologique (...)

3La première partie du recueil intitulée « Civilisation et informalisation » est un texte de portée générale qui incorpore à la version initiale de la théorie du processus de civilisation4 les travaux de Cas Wouters5, l’un des plus brillants élèves de Norbert Elias. Il peut être présenté avec la deuxième partie de l’ouvrage intitulée « Digression sur le nationalisme » qui, elle aussi, propose une relecture de la théorie du processus de civilisation. L'enjeu ici est d'analyser les effets du processus de civilisation sur ce qu’Elias nomme le « formalisme de comportement », plus précisément sur l’équilibre propre à chaque société entre les « secteurs événementiels où le canon social des hommes qui les forgent exige un comportement formel » et les « autres secteurs où, par rapport au canon, un comportement informel, c’est-à-dire un niveau plus ou moins haut d’informalité ne sera pas déplacé » (p. 45). Chaque société peut ainsi être appréhendée à travers un « clivage synchronique » qui sépare les comportements formellement requis dans certains secteurs et ceux où l’informalité est possible. On peut observer, affirme N. Elias, une tendance à la réduction de ce clivage dans les sociétés européennes : de plus en plus, il nous est possible de nous comporter indifféremment, de manière formelle ou informelle, dans toutes les situations de la vie. Cette évolution accompagne un processus fonctionnel de démocratisation qui se traduit par « un amoindrissement croissant du clivage des pouvoirs entre gouvernants et gouvernés, entre l’establishment politique dans son ensemble et la grande masse des outsiders » (p. 47). Comment, dans ce cadre, appréhender le défi théorique que représente pour la théorie du processus de civilisation l’expérience génocidaire de la Seconde guerre mondiale ? Doit-on parler à ce propos de régression civilisatrice ? Pour N. Elias, une démocratie pluraliste, où s’opposent différents partis lors d’élections, suppose un degré élevé d’autocontrôle car la rivalité électorale engendre des passions politiques et idéologiques fortes. Or, l’informalisation croissante des rapports entre les hommes et les femmes d'une part6, entre les générations de l’autre, dont témoignent les transformations dans l’art de séduire, montrent que « l’informalisation implique […] une sollicitation plus forte de l’appareil de contrôle de soi et, en même temps, une expérimentation plus fréquente, une insécurisation structurelle » (p. 57). Ce processus d’informalisation ne doit donc en aucun cas être confondu avec un recul civilisationnel susceptible d’expliquer à lui seul l’expérience génocidaire.

• 7 Norbert Elias n'utilise le terme d'habitus national que dans l'introduction du recueil, cette expre (...)
• 8 Ce qui fait qu’à la même époque le duel n’existait plus en France que sous une forme euphémisée ins (...)

4Norbert Elias utilise ensuite le duel comme outil privilégié d’analyse de la société allemande impériale. Les associations étudiantes, où cette pratique était fort répandue, favorisaient l’intégration des jeunes allemands à la « bonne société », contribuant par là même à l’homogénéisation des comportements des classes dominantes. Parce qu’il faisait référence au code de l’honneur des guerriers, le duel ritualisé établissait une correspondance entre passé et présent. C’est ainsi qu’une « image des phases antérieures de notre société, aussi déformée et recomposée qu’elle [fût] » (p. 76) survivait dans la conscience des contemporains. Or, ces images déterminaient le degré d’informalité au sein du groupe. Si la bourgeoisie allemande, dont la puissance s’était pourtant accrue avec l’industrialisation de la fin du XIX^e siècle, restait à l’écart de cette « bonne société » et du pouvoir, elle n’en fut pas moins été influencée par les valeurs aristocratiques guerrières. C’est cette configuration spécifique qui explique le « caractère national allemand » de l’époque (p. 91)7. Si le duel persistait alors comme pratique sociale dans la société wilhelmienne, c’est parce qu’il avait été formalisé de manière à favoriser l’ajustement entre structures mentales et sociales, et à rendre désirable une structure sociale fortement hiérarchisée. Parce qu’il fonctionnait comme une enclave de violence dans une société pacifiée, il permettait à des individus d’acquérir une considération sociale par le seul usage de la force et de l’habileté physique. La formalisation, conclut N. Elias, fonctionnait alors comme « un signe de reconnaissance des groupes supérieurs » et comme « un moyen de distanciation » (p. 103). Les comportements ostentatoires favorisés par le duel, et plus généralement par les valeurs aristocratiques guerrières, s’opposaient ainsi à l’étiquette qui s’était développée au sein de la société de cour sous l’Ancien régime en France8. Ces comportements influencèrent les comportements perceptibles au sein de l’empire wilhelminien au-delà des cercles guerriers : « Ce qui s’exprimait ainsi dans la louange nietzschéenne de la guerre et de la force, c’était […] l’adoption d’un canon guerrier, tout d’abord incarné par les aristocrates, puis par de vastes pans de la bourgeoisie » (p. 161) – l’adoption de ce canon étant le prix que dut payer la bourgeoisie allemande pour accéder au second rang de l’establishment. La plupart des membres des classes moyennes demeurèrent néanmoins des « citoyens de seconde zone », trouvant dans la Kultur un « refuge permanent permettant de se libérer des pressions et des frustrations » (p. 170). Ce retrait des affaires publiques s’avéra catastrophique au moment où le soutien des classes moyennes aurait été nécessaire à l’instauration d’un régime parlementaire. Inversement, en Grande-Bretagne, la promotion du code moral des classes moyennes parvenues aux positions de pouvoir permit de limiter l’emprise du canon guerrier.

• 9 D’où la nécessité de lire en parallèle la cinquième partie intitulée « Réflexions sur la République (...)

7N. Elias revient ensuite longuement sur l’importance des conflits de générations dans son traitement de la situation en RFA dans les années 19709. Il note que la jeunesse était alors en quête d’un idéal et qu’elle recourait, pour prendre le contre-pied de celui de la génération précédente, à « la doctrine de Marx » qui lui servait ainsi « d’antidote à celle d’Hitler » (p. 310). Comment comprendre le décalage entre ce sentiment d’oppression sociale ressenti par la jeunesse et la réalité objective de la société allemande de cette époque, sans pour autant valider le support idéologique qui lui servait de justification ? Pour N. Elias, il faut prendre au sérieux ce sentiment, qui résultait d’une situation de dépendance. Les conflits entre générations sont nécessairement structurels car liés à un fonctionnement monopolistique des institutions et à des variations dans les possibilités de faire carrière : « la pression qui s’exerce sur les épaules des jeunes générations peut provenir de la réduction drastique des possibilités d’existence et de sens sur le plan professionnel comme sur le plan politique » (p. 330). Dans les années 1970, la possibilité pour les plus jeunes de changer les choses dans le strict cadre des institutions parlementaires était objectivement très faible. Or, dans un monde de plus en plus sécularisé, seules les croyances politiques pouvaient remplir la « fonction de dotation de sens » (p. 334). Que ce conflit entre deux générations ait pu s’exprimer publiquement est le signe paradoxal de « la relative élasticité des institutions politiques et un indice du caractère peu oppressif du régime » (p. 335). Certes, l’opposition extra-parlementaire diabolisait l’État et, au sein de la jeune génération, la croyance dans la possibilité d’un retour du fascisme était forte. Le complexe de culpabilité ressenti par cette génération s’avérait plus présent en Allemagne que dans les autres pays européens. Les deux générations qui s’opposaient se référaient ainsi à des constructions morales bien différentes : pour les plus jeunes, « les questions qui touchent aux inégalités sociales et à l’oppression sont au cœur de leur engagement moral » (p. 355). Cet engagement les conduisit à expérimenter de nouvelles manières de faire société et la « vague terroriste » qu’a connue la RFA ne fut que « l’une de ces expérimentations fourvoyées » et « l’expression du désespoir […] face à la résistance des générations les plus âgées et face à l’absence d’issue pour leur lutte contre les formes de vie de leurs aînés » (p. 360). Cela étant, les mouvements terroristes n’en demeuraient pas moins anti-civilisationnels car ils portèrent atteinte au monopole de la violence de l’État. Ils n’étaient pas compatibles avec des institutions parlementaires qui supposent l’acceptation du conflit et la capacité d’exprimer ses sentiments de manière retenue. En effet, « le système parlementaire à plusieurs partis se révèle être une forme de gouvernement notablement plus complexe et plus difficile, qui exige corrélativement une structure plus différenciée de la personnalité » (p. 388). Seul un processus de long terme peut produire un tel résultat. La trajectoire étatique spécifique de l’Allemagne fait qu’elle y était moins bien préparée.

• 10 L’historiographie récente permet de nuancer cette affirmation quant à la seconde génération de diri (...)

8La quatrième partie intitulée « L’effondrement de la civilisation » est un texte écrit après le procès Eichmann et pose la question de la possibilité d’un retour de la barbarie dans un État civilisé. La Shoah montre à quel point le processus de civilisation peut être fragile. Les croyances qui en furent à l’origine ne dissimulaient pas des intérêts rationnels, elles comportaient un « dogme central » (p. 412) qui rendait les juifs responsables de tous les malheurs de l’Allemagne. Beaucoup de contemporains manifestèrent de l’incrédulité vis-à-vis de ces croyances dans lesquelles ils ne voyaient que de la propagande. Elles étaient pourtant partagées par les dirigeants du mouvement nazi dont « la plupart […] étaient des individus à peine éduqués, destinés dans l’ordre ancien à rester des outsiders ou des ratés, mus par une ambition dévorante qui rendait intolérables et inadmissibles, à leurs yeux, leurs propres insuffisances » (p. 417)10. Du fait de la fragilité de l’unité allemande, les luttes parlementaires de la République de Weimar furent appréhendées de manière négative. Inversement, la quête de l’unité favorisa les entreprises dictatoriales. Le nazisme, cet « idéalisme noir » (p. 436) fut le produit de cette quête d’absolu qui ne pouvait que déboucher sur la destruction ou la barbarie. En ce sens, l’effondrement civilisationnel dont il a été la cause doit être mis en relation avec la manière dont un système de croyances, celui propre à la tradition allemande, exerçait une contrainte forte sur les individus, pouvant aller jusqu’au sacrifice. Omniprésent dans la culture allemande, le thème de la mort héroïque du soldat contribua « au contenu hautement fantasmatique de leur idéal nationaliste, au caractère éminemment idéaliste que cet idéal avait fini par endosser au fil des siècles » (p. 451). Les contraintes propres à cet idéal produisirent une radicalisation des fantasmes collectifs où le « nous » l’emporta sur le « je » dans une logique d’identification émotionnelle. Cette indentification ne pouvait qu’engendrer une réponse brutale constitutive d’un processus de décivilisation. « Acculés, les tenants de la civilisation deviennent ses principaux fossoyeurs » ; ayant négligé puis détruit les normes de la conduite civilisée, « ils ne sont rien d’autre que des barbares » (p. 472). Comment expliquer la faiblesse de la résistance à ce processus de décivilisation ? Il faut certes faire leur part à l’efficacité des techniques de propagande mises en œuvre par les nazis, mais cette efficacité reposait elle-même en grande partie sur leur ajustement aux dispositions héritées de l’habitus national. Le pouvoir exercé par Hitler était lié à sa capacité à répondre aux besoins émotionnels d’une grande partie de la population allemande. En se comportant comme une variante moderne de « guérisseur politique » (p. 509), il manipula à son profit un système de croyances érigées en mythes fondateurs.

• 11 Lartillot Françoise, Norbert Elias : Études sur les Allemands. Lectures d’une œuvre, Paris, L'Harma (...)
• 12 Laroche Josépha, La Brutalisation du monde. Du retrait des États à la décivilisation, Paris, L’Harm (...)

9Du fait de sa traduction tardive, les débats importants autour de ce livre ont déjà eu lieu et il serait difficile d’en proposer ici une approche exhaustive11. Je me contenterai donc de remarques sur les usages possibles de deux concepts, celui de « décivilisation » et celui d’« habitus national », qui sont aujourd’hui à l’origine de travaux stimulants sur la sociologie historique des États12. Au demeurant, il n’est pas impossible que, l’actualité aidant, les pages consacrées aux logiques de radicalisation et au terrorisme dans la République fédérale d’Allemagne trouvent un écho dans une actualité plus récente.

• 13 Cf. supra note n° 1.
• 14 Arendt Hannah, Le Système totalitaire, Paris, Le Seuil, 1972, p. 37.

10Même s’il disparaît dans la traduction française en deux volumes distincts13, le concept d’habitus était bel et bien présent dans le livre de N. Elias Über den Prozess der Zivilization paru en 1939. Toutefois, le sens qu’il lui donne est assez différent du concept popularisé depuis par la sociologie de Pierre Bourdieu. N. Elias l’utilise pour rendre compte de manière relationnelle des différences dans les trajectoires étatiques des États européens et plus généralement pour désigner des formes d’identités collectives qui pèsent sur les différents groupes sociaux et qui sont héritées des configurations passées. Toujours soucieux de ne pas réifier les concepts qu’il utilise et de les inscrire dans des processus réversibles, N. Elias échappe ainsi à toute accusation de culturalisme ou d’essentialisme. Dans La Société des individus, N. Elias insistera d’ailleurs longuement sur les problèmes posés par la compatibilité des habitus nationaux dans le processus d’intégration institutionnelle européenne. L’habitus national n’est pas seulement un sentiment artefactuel qu’il serait loisible de déconstruire comme le fait Benedict Anderson à propos du nationalisme. Il a des effets structurants sur les comportements individuels car il est en mesure d’orienter l’identification émotionnelle des individus à un « nous » qui, en fonction des contraintes qui pèsent sur les relations entre groupes sociaux et entre États, peut conduire à la barbarie. C’est pourquoi, il est important de faire le lien avec l’inflexion donnée par N. Elias à sa théorie du processus de civilisation, inflexion qui tient principalement à l’ajout d’une autre issue au processus civilisateur : la décivilisation. Cette dernière apparaît ainsi une régression potentielle interne au processus, à même de se produire dans les États les plus fragiles, y compris dans leurs rapports avec les États voisins. Si N. Elias n’utilise pas exclusivement ce terme et emploie d’ailleurs fréquemment le terme d’effondrement (Zusammenbruch) pour caractériser cette régression, il lui permet d’insister sur la fragilité des institutions par rapport à la force des systèmes de croyances. La « terrifiante solidarité négative » qu’identifiait Hannah Arendt comme une des formes de l’opposition entre « eux » et « nous » et comme une des causes du totalitarisme14 devient ici, sous la plume de N. Elias, une transformation de l’équilibre entre contraintes externes et contraintes internes au profit des premières, du fait de la fragilité de la trajectoire étatique allemande.