Serge Paugam, Bruno Cousin, Camila Giorgetti, Jules Naudet, Ce que les riches pensent des pauvres, Le Seuil, 2017, 352 p.
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- 1 Paugam Serge, La société française et ses pauvres. L’expérience du revenu minimum d’insertion, PUF, (...)
1Animés par la volonté de comprendre la perception des pauvres par les riches en ce premier quart de XXIe siècle, Serge Paugam, Bruno Cousin, Camila Giorgetti et Jules Naudet entreprennent une étude sur trois continents. Serge Paugam retrouve là une partie de son sujet de prédilection, la pauvreté, qu’il a largement étudiée en Europe et en France depuis le début des années 1990. Il a notamment produit une importante étude au milieu des années 1990 au sujet des différents effets du Revenu Minimum d’Insertion (RMI)1. Bruno Cousin est, quant à lui, spécialiste de sociologie des élites et des inégalités, tandis que Camila Giorgetti s’intéresse aux inégalités (en particulier au Brésil) et à la sociologie des sans abri. Enfin, Jules Naudet est également spécialiste des inégalités, particulièrement sur le sous-continent indien. Tous les quatre travaillent ou ont travaillé au sein du centre Maurice-Halbwachs de l’EHESS.
2Comment les riches perçoivent les pauvres ? Telle est la question centrale de ce livre. En suivant une approche géographique – qui permet d’envisager les quartiers dans leur inscription dans un contexte urbain plus large, en l’occurrence la métropole – les auteurs interrogent la mixité ou plutôt la non-mixité résidentielle. À partir d’entretiens conduits auprès de riches habitants de quartiers favorisés de trois métropoles de trois continents différents (Europe, Asie, Amérique du sud), les auteurs s’interrogent sur les phénomènes d’entre-soi ainsi que sur la recherche systématique de cet entre-soi par les milieux favorisés. Les chercheurs montrent ainsi que cette volonté d’entre-soi de la part des populations riches est non seulement motivée par la recherche de formes de reconnaissance entre semblables mais qu’elle est également et significativement due au souhait de se protéger des pauvres. Ce souhait de protection est la conséquence de représentations des pauvres par les riches, relatives à des considérations hygiénistes et sécuritaires.
3La peur, le dégoût, l’aversion, in fine la répulsion ; autant de sources de stratégies d’évitement mises en place pour des raisons hygiénistes, sécuritaires et morales, qui déterminent la discrimination envers les pauvres et qui font le lit d’une recherche d’entre-soi et par conséquent d’un rejet catégorique de toute forme de mixité sociale.
Un cadre méthodologique sur trois continents
4L’enquête comprend deux cent quarante entretiens, avec respectivement un tiers effectué dans chaque métropole (soit quatre-vingt par métropole), à savoir Paris (France), Delhi (Inde) et São Paulo (Brésil). Similaires sous certains aspects, les trois villes sont également très différentes les unes des autres selon plusieurs critères qu’il conviendra par la suite d’analyser. Ceux-ci sont entre autres relatifs au développement économique, à l’histoire de leur urbanisation ou encore à la structure de leur marché immobilier respectif (p. 26).
- 2 Préteceille Edmond, La division sociale de l’espace francilien, Rapport de recherche, pour l’Observ (...)
5En région parisienne, c’est principalement la typologie géo-spatiale des quartiers, établie par Edmond Préteceille2, qui guide les auteurs dans la sélection des quartiers riches de l’enquête. Cette dernière permet de retenir quatre espaces d’étude (Ve et Xe arrondissements de Paris, Ville-d’Avray, Le Vésinet). Le but étant ici la sélection d’espaces caractérisés par une densité de population riche, une forte homogénéité de population en termes de revenus et, par conséquent, une quasi-absence de mixité sociale.
- 3 Préteceille Edmond, Cardoso Adalberto, « Classes Médias no Brasil : Do que se Trata ? Qual seu Tama (...)
6Au Brésil, une description typologique similaire, également établie par Edmond Préteceille en collaboration avec Adalberto Cardoso3, permet la sélection de quatre espaces supplémentaires situés à São Paulo (Higienópolis, Jardins, Morumbi, Alphaville). En l’absence d’étude typologique relative aux quartiers de Delhi, une étude des données économiques et socio-professionnelles a permis de sélectionner quatre espaces supplémentaires, similaires dans leur configuration aux huit espaces précédents (Sunder Nagar, Chatfarpur, Gurgaon DLF City, Noida 15-A).
7Ces douze espaces ont également en commun d’être habités depuis très longtemps par une population fortunée qui cherche à favoriser l’entre-soi. En effet, choisir un espace sur le seul critère des revenus aurait conduit à intégrer des quartiers gentrifiés habités par des populations favorisées qui peuvent justement choisir leur lieu d’habitat dans le but de participer à une certaine mixité sociale. L’idée est ici de pouvoir analyser le maintien de l’entre-soi pour mieux saisir les logiques de rejet et de mise à l’écart d’une pauvreté perçue comme une menace (p. 41-42). Ceci opère comme une sorte de second tri de la sélection des échantillons qui correspondent à la minorité des classes très supérieures habitant les très beaux quartiers de chacune des trois métropoles étudiées. C’est donc autant le foyer riche hyper-favorisé et les individus adultes qui le composent qui sont étudiés que leurs quartiers d’établissement : « notre objet d’étude principal est donc bien un type de quartier et non la strate sociale supérieure elle-même » (p. 44).
Le triptyque de la discrimination
8Pour comprendre la logique de discrimination elle-même, les auteurs établissent un système idéal-typique à trois dimensions permettant de comprendre les logiques de discrimination observables dans chacune des trois métropoles. Ils identifient pour cela trois grandes thématiques d’analyse des entretiens : (1) la mise en production d’un ordre moral ; (2) la volonté de se protéger des pauvres ; (3) la justification de la pauvreté.
9C’est d’abord la mise en production d’un ordre moral, d’une hiérarchie des valeurs qui permet la distinction culturelle (p. 63). Ainsi, on considère l’argumentaire moral qui permet de justifier qu’une catégorie de personnes, en l’occurrence ici les riches, se concentre dans un espace donné. Cette distinction culturelle s’exerce grâce au maintien d’un ordre socio-spatial c’est-à-dire par le conditionnement d’un entre-soi très localisé géographiquement : les quartiers riches sont alors comme des « bulles », des « cocons », isolant des pauvres et de la pauvreté (p. 65). C’est tout autant la volonté d’une forme de partage avec ses semblables (favorisés) qui est recherchée que le renforcement du groupe par concentration des richesses (p. 70) dans un espace donné.
10Cet entre-soi sur un espace géographique donné (le quartier riche) s’accompagne d’une crainte quant à la perpétuation de cet entre-soi dans le futur. Les habitants d’un quartier riche cherchent ensuite à maintenir leur éloignement des pauvres. Ils cherchent ainsi à maintenir un haut niveau d’hygiène supposément abaissé par la proximité des pauvres et de la pauvreté. C’est le cas également avec l’insécurité, supposément en augmentation avec la présence des pauvres. Les classes pauvres sont en effet perçues au cours des entretiens comme porteuses de risques en termes d’hygiène et de sécurité (p. 117-118). Comme les autres dimensions du triptyque, ce critère varie selon les métropoles mais également suivant les espaces au sein même d’une métropole donnée.
11Les entretiens font également apparaître un désir de la part des riches de justifier la pauvreté. Il s’agit là du troisième et dernier point du triptyque structurel de la discrimination des riches à l’encontre des pauvres. C’est la naturalisation de la pauvreté qui est ici analysée, avec parfois en creux la méritocratie qui justifie la richesse. On peut notamment prendre l’exemple du racisme qui s’observe dans le discours de la justification de la pauvreté dans chacune des trois métropoles (p. 172).
Typologie des logiques de solidarité
12Le triptyque idéal-typique précédemment proposé permet donc de comprendre le processus de discrimination des riches à l’égard des pauvres. Celui-ci, vérifié dans chacune des trois grandes métropoles étudiées, se réalise via :
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la construction d’une frontière morale, par exemple grâce au discours méritocratique ;
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des formes de répulsion physique, pour raisons hygiénistes ou sécuritaires ;
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des formes de neutralisation de la compassion, en justifiant la pauvreté comme un mal nécessaire.
13Effectivement vérifiées à Paris, à Delhi ou à São Paulo, chacune des trois composantes n’a pas la même importance relative et n’obéit donc pas à la même relation d’ordre dans chaque métropole. Ainsi la justification de la pauvreté et des inégalités sociales qui y conduisent se fait plus ou moins par le biais de la naturalisation de la pauvreté, selon les métropoles.
14À São Paulo ainsi qu’à Delhi la justification par la naturalisation, transcendée par la volonté de se conformer à un ordre moral supérieur, annihile toute émergence de logiques de solidarité ; à tel point que le registre solidaire et éthique du type « la pauvreté n’est pas acceptable et doit être combattue » n’apparaît absolument pas dans les réponses des entretiens conduits.
15Si la posture des riches parisiens est nettement plus méritocratique que naturaliste, le résultat est pourtant le même. L’espace éventuel laissé aux logiques de solidarité apparaît comme extrêmement réduit.
16Cette faiblesse quant à la solidarité varie tout de même selon les quartiers. En effet, la configuration du quartier, sa proximité avec des quartiers pauvres, son inscription dans une structure urbaine particulière et le fonctionnement politique des nations qui les englobent, sont autant de déterminants qui peuvent faire varier la perception de la pauvreté et ainsi faire évoluer le discours vers plus ou moins de solidarité.
17Jugeant trop schématique la caractérisation politico-historique (État-providence pour la France, forme de « régimes méditerranéens » pour le Brésil et l’Inde), les auteurs cherchent à étendre la perception de la pauvreté à travers quatre liens fondamentaux (p. 260). Ces liens représentent la façon dont les individus sont reliés entre eux au sein de la société. Il s’agit de (p. 262) : (1) la filiation ; (2) la participation élective ; (3) la participation organique ; (4) la participation citoyenne.
18Ces quatre dimensions de la régulation sociale permettent in fine d’échafauder la notion de régime d’attachement qui apparaît alors comme une mesure de la tessiture de la société (p. 263). Une prédominance de tel ou tel lien au sein d’une société va déterminer la façon dont la société considérée se régule. Ce régime de régulation est ici appelé régime d’attachement et se décline selon la typologie suivante : le régime familialiste, qui place la famille, la filiation et la morale domestique au cœur de la régulation de la société ; le régime volontariste qui place la participation élective et la morale associative comme vecteur principal de régulation de la société ; le régime organiciste qui se détermine par la participation organique et la morale professionnelle ; le régime universaliste enfin, qui se détermine par la participation citoyenne et la morale civique.
19Ainsi le Brésil (São Paulo) et l’Inde (Delhi) sont analysés comme étant des sociétés de type familialiste dans lesquelles la naturalisation se trouve être centrale dans le discours des personnes interrogées.
20La France (Paris) relèverait plutôt d’une typologie organiciste ; le discours des personnes interrogées utilisant fréquemment l’argumentaire du développement économique, mais également du rôle régulateur de l’État (p. 267).
21L’approche idéal-typique du régime d’attachement est éminemment dynamique, il ne s’agit pas tant de classer les différentes sociétés que d’éclairer les perceptions à un moment donné, y compris pour expliquer et comprendre l’espace accordé aux logiques de solidarité (p. 270). On observe que quand les trois idéaux-types de la discrimination sont identifiables (frontière morale, répulsion physique, neutralisation de la compassion), alors la solidarité s’en retrouve totalement annihilée (p. 277).
Questions, en guise de conclusion
- 4 Les enquêtes européennes montrent ainsi que le Danemark est le pays d’Europe ou les individus sont (...)
22Les auteurs concluent entre autres sur l’intérêt qu’il y aurait à envisager des enquêtes similaires dans d’autres métropoles mondiales ; notamment pour illustrer les deux régimes d’attachement non traités dans l’ouvrage. Ainsi l’enquête dans une métropole d’un pays nordique4 (Scandinavie) permettrait de réfléchir à un régime d’attachement éventuellement universaliste (p. 278), c’est-à-dire relatif à un lien de citoyenneté et à la morale civique. L’étude d’une métropole américaine (États-Unis) permettrait selon les auteurs, d’accéder éventuellement au type volontariste (lien de participation élective et morale associative). De telles enquêtes de terrain permettraient de couvrir l’ensemble de la typologie de la théorie de l’attachement et ainsi de compléter la présente étude.
- 5 Voir Pinçon Michel, Pinçon-Charlot Monique, Grandes Fortunes. Dynasties familiales et formes de ric (...)
23On peut se poser enfin la question de la composition des échantillons étudiés, en particulier en France. Ce sont des personnes aux revenus certes très confortables mais dont l’extraction n’est pas nécessairement celle de la haute-bourgeoisie. Il serait par exemple intéressant de connaître la proportion des ultra-riches assimilés à la très haute-bourgeoisie au sens des marqueurs proposés par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot5 : en effet, on a pu voir que l’argumentaire parisien était construit majoritairement sur la méritocratie au contraire des argumentaires indien ou brésilien davantage construits sur le naturalisme.
Notes
1 Paugam Serge, La société française et ses pauvres. L’expérience du revenu minimum d’insertion, PUF, Paris, 1993.
2 Préteceille Edmond, La division sociale de l’espace francilien, Rapport de recherche, pour l’Observatoire Sociologique du Changement – Sciences Po & CNRS, 2003.
3 Préteceille Edmond, Cardoso Adalberto, « Classes Médias no Brasil : Do que se Trata ? Qual seu Tamanho ? Como Vem Mudando ? », Dados, vol. 60, n° 4, 2017 [En ligne] | URL : http://dx.doi.org/10.1590/001152582017140
4 Les enquêtes européennes montrent ainsi que le Danemark est le pays d’Europe ou les individus sont en proportion les moins nombreux à reconnaître voir la pauvreté ou l’extrême pauvreté autour d’eux.
5 Voir Pinçon Michel, Pinçon-Charlot Monique, Grandes Fortunes. Dynasties familiales et formes de richesse en France, Paris, Payot, coll. « Documents Payot », 1996 ; Pinçon Michel, Pinçon-Charlot Monique, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, La Découverte, coll. « Repères » n° 294, 2000.
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Référence électronique
Benoît Prieur, « Serge Paugam, Bruno Cousin, Camila Giorgetti, Jules Naudet, Ce que les riches pensent des pauvres, Le Seuil, 2017, 352 p. », Terrains/Théories [En ligne], 12 | 2020, mis en ligne le 14 décembre 2020, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/teth/3122 ; DOI : https://doi.org/10.4000/teth.3122
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