• 1 Je remercie les coordinateurs du numéro ainsi que les experts de la revue pour leurs relectures et (...)

1Que peut-on apprendre de l’observation, dans une même enquête, de terrains et de cas qui sont habituellement enquêtés séparément ? Quel est l’intérêt heuristique de cette comparaison ? Le présent article propose de répondre à ces questions à travers l’exemple d’une enquête portant sur les savoirs transmis au lycée général et à l’université1.

• 2 Young Michael, Knowledge and Control: New Directions for the Sociology of Education, London, Collie (...)
• 3 Isambert-Jamati Viviane, Les savoirs scolaires : enjeux sociaux des contenus d’enseignement et de l (...)
• 4 Deauvieau Jérôme et Terrail Jean-Pierre (dir.), Les sociologues, l’école et la transmission des sav (...)
• 5 Suivant le conseil donné par Lahire Bernard et Johsua Samuel, « Pour une didactique sociologique. E (...)
• 6 Becher Tony et Trowler Paul, Academic Tribes and Territories: intellectual enquiry and the cultures (...)

2Les savoirs scolaires et leur transmission ont longtemps été négligés par la sociologie de l’école française (au contraire de la Grande-Bretagne, où ils sont étudiés dès les années 1960 par la nouvelle sociologie de l’éducation2). Leur étude n’a été entreprise que dans les années 1980 par Viviane Isambert-Jamati3, puis s’est développée à partir des années 20004. Une sociologie française des savoirs scolaires s’est alors constituée, qui respecte, la plupart du temps, les catégorisations usuelles du monde scolaire : les niveaux d’enseignement et les disciplines. Les différences entre ces dernières, dont l’existence est une hypothèse constitutive des didactiques des disciplines, sont souvent prises pour objet par la sociologie des savoirs5, rejoignant en cela la sociologie des sciences et des connaissances6.

• 7 David Marie, Les savoirs comme construction collective. Enquête au lycée général et en première ann (...)
• 8 Boyer Régine et Coridian Charles, « Transmission des savoirs disciplinaires dans l’enseignement uni (...)
• 9 Vigour Cécile, La comparaison dans les sciences sociales. Pratiques et méthodes, Paris, La Découver (...)

4Le processus de transmission des savoirs pour une discipline et une forme de scolarisation données est-il effectivement spécifique ? Pourrions-nous le vérifier en observant ensemble des cas incomparés, c’est-à-dire habituellement étudiés de façon séparée ? Pour répondre à ces questions, je m’appuie sur une enquête de terrain réalisée dans le cadre d’une thèse7. J’ai observé simultanément cette transmission dans deux institutions d’enseignement (le lycée général et l’université) et dans plusieurs disciplines scolaires et universitaires (sociologie, sciences économiques et sociales, physique et chimie). Tandis que la comparaison d’éléments proches est utile pour faire émerger des différences (comme la comparaison des disciplines sociologie et histoire8), l’observation simultanée d’éléments éloignés, ou habituellement considérés comme tels (comme la sociologie et la physique, ou le lycée et l’université) permet au contraire de pointer les similarités dans des espaces sociaux distincts. Comme le souligne Cécile Vigour, c’est précisément pour montrer les points communs que la comparaison de « cas très différents » est utile9.

• 10 Chapoulie Jean-Michel, La tradition sociologique de Chicago. 1892-1961, Paris, Seuil, 2001.
• 11 Chapoulie Jean-Michel, « La seconde fondation de la sociologie française, les États-Unis et la clas (...)
• 12 Masson, Philippe. Faire de la sociologie. Les grandes enquêtes françaises depuis 1945, Paris, La Dé (...)
• 13 Becker Howard S., Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris (...)
• 14 Becker Howard S., Écrire les sciences sociales, Paris, Économica, 2004.

5Mon étude se situe dans un cadre théorique interactionniste, dans la tradition sociologique de Chicago10. Ce cadre théorique se matérialise par une formule de recherche11, constituée d’un mode de recueil des données d’enquête, d’un mode d’analyse des données recueillies et d’un mode de rédaction des compte-rendu de recherche12, définie par Herbert Blumer, Everett Hugues et leurs étudiants, dont Howard S. Becker. Cette formule de recherche « interactionniste » repose sur l’observation directe, sur la production de théorie à partir des données13 et sur une façon de rédiger combinant un style direct et accessible, un langage neutre et l’utilisation de concepts14. Les enquêtes des auteurs de Chicago donnent à voir la fécondité de cette formule et en permettent la déclinaison dans des domaines d’étude et des terrains nouveaux.

• 15 Becker Howard S., Outsiders  : études de sociologie de la déviance, Paris, Éditions Métailié, 1985.
• 16 Hughes Everett C., Le regard sociologique. Essais choisis. Recherches d’histoire et de sciences soc (...)
• 17 Roth Julius A., « Some Contingencies of the Moral Evaluation and Control of Clientele: the Case of (...)

6Dans leurs travaux, ils montrent en particulier l’intérêt heuristique de la comparaison de terrains, d’institutions (l’hôpital, l’école, l’usine) et de professionnels (les institutrices, les ouvriers) très variés. Ces comparaisons se déroulent parfois au sein d’une même enquête15, mais aussi entre les enquêtes : l’étude de terrains variés produit une accumulation de cas à comparer. C’est précisément l’hétérogénéité des contextes et des terrains d’enquête qui permet à ces chercheurs d’identifier des processus sociaux plus généraux, par exemple les formes de division du travail qui reposent sur un processus de jugement moral16 ou les relations des professionnels au public17.

• 18 Glaser, Barney G. et Strauss Anselm, La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherc (...)
• 19 Sartori Giovanni, « Bien comparer, mal comparer », Revue internationale de politique comparée, n° 1 (...)

7Quel enseignement peut-on en tirer ? C’est par la comparaison de terrains et de situations qui paraissent a priori très différents, voire sans rapport pour le sens commun, que l’on peut identifier des phénomènes généraux et construire des concepts pour en rendre compte. La comparaison des terrains est également au cœur de la « théorie ancrée18 », qui invite à produire de la théorie directement à partir des faits. L’aller-retour constant entre la théorie ainsi produite et les nouveaux faits recueillis sur le terrain s’enrichit de la comparaison de cas différents. La confrontation des différentes données rend possible la production de concepts pour en rendre compte et surtout leur mise à l’épreuve : le concept permet-il de rendre compte de la variété des cas observés sur le terrain ? L’objectif de la comparaison « ancrée » n’est pas de « bien comparer » en construisant une comparaison « logique » issue d’une classification a priori, ni de de « contrôler […] si les généralisations restent valables ou non pour tous les cas auxquels elles s’appliquent19 », ce qui serait utile si l’on cherchait des lois générales. Il s’agit plutôt de produire une théorie nouvelle à partir des cas confrontés.

• 20 Pour savoir s’ils sont ou non incomparables, il faut les avoir comparés, comme le note Sartori Giov (...)

8Ces fondements théoriques incitent à inclure dans une même enquête des terrains et des cas qui peuvent sembler hétérogènes20. Cette perspective amène à interroger les catégories administratives ou d’état. Les institutions, entendues ici au sens de Hughes comme des entreprises collectives établies, produisent de nombreuses classifications, comme, à l’école, la distinction entre les disciplines scolaires, les niveaux d’enseignement, les voies professionnelles et générales, les niveaux scolaires des élèves, etc. Rien n’oblige le chercheur à respecter ces découpages et à étudier une seule catégorie comme si elle était effectivement autonome, donc à respecter les frontières tracées par l’institution : il est tout à fait possible de les appréhender dans une même enquête.

• 21 Briand Jean-Pierre et Chapoulie Jean-Michel, « L’institution scolaire et la scolarisation  : une pe (...)
• 22 Briand Jean-Pierre et Chapoulie Jean-Michel, « L’institution scolaire et la scolarisation  : une pe (...)

9La perspective institutionnelle de Jean-Pierre Briand, Jean-Marie Chapoulie et Henri Peretz propose de se départir des catégories de fonctionnement des institutions scolaires, même si celles-ci se présentent comme « naturelles ». Le concept de forme de scolarisation21 dépasse les séparations ordinaires pour montrer que des faits de scolarisation ou des controverses similaires sont à l’œuvre dans des formes très différentes. Une forme de scolarisation est définie par la réponse à deux questions : « quels sont les différents types de clientèle qui doivent être distingués du point de vue de la scolarisation ? Quel enseignement faut-il leur proposer22 ? » La perspective institutionnelle conduit également à s’affranchir de la hiérarchie de crédibilité présente dans les institutions : le médecin détiendrait la connaissance médicale (et non les patients ou les rebouteux), l’enseignant maîtriserait les savoirs scolaires ou universitaires. Pour Briand et Chapoulie, l’étude des faits de scolarisation suppose de prendre en compte le point de vue des enseignants, mais aussi des collectivités locales, des entreprises ou des parents.

• 23 Detienne Marcel, « L’art de construire des comparables. Entre historiens et anthropologues », Criti (...)

11Dans l’enquête, j’ai mis en œuvre une double comparaison : de formes de scolarisation d’une part et de disciplines d’autre part. Je montre ici comment j’ai « construit des comparables23 » en sélectionnant des cas à enquêter.

• 24 Voir par exemple Bourgin Joëlle, « Les pratiques d’enseignement dans l’université de masse  : les p (...)

12L’enquête porte à la fois sur les filières générales du lycée et sur la licence universitaire. Ces deux formes de scolarisation sont situées dans deux institutions distinctes : scolaire et universitaire. Au sein de la division du travail sociologique, l’étude de l’institution scolaire est habituellement attribuée à la sociologie de l’éducation et celle de l’institution universitaire à la sociologie de l’enseignement supérieur. Lorsque la seconde s’intéresse à la transition entre secondaire et supérieur ou à l’accès des élèves à l’université, c’est toujours du point de vue du supérieur (en se demandant, par exemple, si les bacheliers réussissent bien leurs parcours d’études supérieures). Même les analyses qui disent comparer le supérieur au secondaire reposent sur des enquêtes sur le seul enseignement supérieur24. Au lieu de présupposer des différences entre les deux formes de scolarisation, j’ai entrepris de les enquêter simultanément : l’enquête n’est donc pas circonscrite par les catégories d’administratives qui délimitent les frontières des institutions d’enseignement. Le recueil de données s’est déroulé dans une université d’une grande ville de province ainsi que dans deux lycées généraux et technologiques de cette même ville. À l’université, ce sont les cours de première année de licence qui ont été ciblés et, dans les lycées, les cours de première et terminale générales.

• 25 Becher Tony et Trowler Paul, Academic Tribes and Territories: intellectual enquiry and the cultures (...)
• 26 Knorr-Cetina Karin, Epistemic Cultures: How the Sciences make Knowledge, Cambridge, Harvard Univers (...)
• 27 Braxton John M., Eimers Mardy T. et Bayer Alan E., « The implications of teaching norms for the imp (...)
• 28 Pollio Howard R., « The Two Cultures of Pedagogy: Teaching and Learning in the Natural Sciences and (...)
• 29 Millet Mathias, Les étudiants et le travail universitaire : étude sociologique, Lyon, Presses Unive (...)

13Dans la mesure où il était impossible d’observer tous les cours de ces établissements, d’autres choix ont été nécessaires. La transmission des savoirs étant principalement organisée sous forme de disciplines dans les institutions enquêtées, j’ai choisi de comparer des disciplines appartenant à des territoires académiques distincts25 et relevant de cultures épistémiques différentes26. Les disciplines académiques, comme, dans une certaine mesure, les disciplines scolaires, sont à la fois des systèmes institués d’organisation des connaissances, de transmission de ces dernières et des regroupements de travailleurs et d’étudiants : elles constituent des divisions à la fois théoriques et pratiques qu’il est utile de prendre en compte dans l’analyse. De précédents travaux ont montré l’intérêt de comparer les disciplines dans l’étude de l’enseignement27, tout en s’intéressant au contexte des disciplines28. Les enseignants comme les élèves ou étudiants sont pris dans des matrices disciplinaires29 avec des modes d’organisation de la pensée et de socialisation différents.

• 30 Musselin Christine, « Towards a sociology of academic work », in Amaral Alberto, Bleiklie Ivan, et (...)
• 31 Bourdieu Pierre, Science de la science et réflexivité. Cours du Collège de France (2000-2001), Pari (...)

14Le choix des disciplines étudiées obéit à deux logiques, épistémologique et pragmatique. La dimension épistémologique conduit à comparer des domaines différents : sciences exactes et de la nature d’un côté, sciences humaines et sociales de l’autre, ces dernières étant habituellement délaissées par la sociologie et l’histoire des sciences30. Cela permet de montrer des différences, mais aussi de rechercher les similitudes, ce qui est plus inhabituel, mais tout aussi heuristique. La logique pragmatique m’a conduite à enquêter sur des disciplines que je connais déjà (c’est-à-dire dont je connais au moins partiellement les contenus, les références, les enseignants, les logiques disciplinaires) de façon à faciliter mon entrée sur le terrain et ma compréhension de ce qui s’y passe. Ce choix rejoint la logique épistémologique, car enquêter des disciplines que le chercheur ne connaît absolument pas peut le conduire à se focaliser sur les aspects formels du travail des enseignants en négligeant les contenus travaillés31. Ce choix vise donc à dépasser l’opposition internalisme/externalisme : ne pas regarder seulement les textes du savoir, mais ne pas non plus observer le travail des enseignants de façon tout à fait extérieure, sans comprendre ce travail.

• 32 Il s’agit des masters des Instituts nationaux du professorat et de l’éducation, préparant au métier (...)

15J’ai ainsi choisi d’enquêter sur deux disciplines scolaires, les sciences économiques et sociales (SES) et la physique-chimie. J’ai enseigné les SES en lycée pendant douze ans et je connais donc la discipline et son histoire, ses enseignants et ses contenus. Pour la seconde discipline, j’ai cherché parmi une discipline relevant des sciences dites exactes, enseignée dans une filière différente, donc à des élèves différents. La physique-chimie répond à ces critères ; elle est enseignée en série scientifique (contre la série économique et sociale pour les SES). Par ailleurs, j’enseigne la sociologie dans plusieurs parcours des masters enseignements32, notamment le parcours préparant au CAPES de physique-chimie, si bien que je connais les programmes, des enseignants et des formateurs de cette seconde discipline. Cependant, les deux disciplines scolaires choisies ne sont pas enseignées telles quelles à l’université, mais sous la forme de disciplines académiques : physique, chimie, sociologie, économie. J’ai enquêté dans les trois premières, l’économie n’ayant pas été retenue pour des raisons de temps. La dimension disciplinaire de la comparaison permet de confronter des disciplines entre elles ainsi qu’avec leur déclinaison dans le secondaire d’un côté et dans l’enseignement supérieur de l’autre.

• 33 Detienne Marcel, « L’art de construire des comparables. Entre historiens et anthropologues », Art.  (...)
• 34 Candea Matei, « De deux modalités de comparaison en anthropologie sociale », L’Homme, n° 218, 2016, (...)
• 35 Physique et chimie ne sont pas étudiées au prisme des sciences sociales.
• 36 L’asymétrie s’est cependant atténuée au fil des années de l’enquête, au fur et à mesure que j’accéd (...)
• 37 Verdalle Laure de, Vigour Cécile, et Le Bianic Thomas, « S’inscrire dans une démarche comparative. (...)

16Les cas de formes de scolarisation et de disciplines choisies ont en commun d’être désignés comme distincts à la fois par les institutions d’enseignement et par les recherches académiques. Dans mon étude, « comparer l’incomparable33 » consiste à chercher les principes communs à ces cas habituellement traités comme différents. Il s’agit d’une forme de comparaison « latérale », par la juxtaposition de cas, et non d’une comparaison « frontale » d’un cas étranger à une situation familière au chercheur34, même si l’enseignement de la sociologie et des SES m’est plus coutumière que celui de la physique ou de la chimie35. Il n’y a donc pas de cas de référence, même si les données recueillies dans les différents terrains et disciplines ne sont pas symétriques. J’ai pu enquêter plus longuement à l’université, puisque j’y travaillais, que dans les lycées. Ma connaissance initiale et personnelle des SES et de la sociologie et m’a donné accès à plus d’acteurs de ces disciplines qu’en physique et chimie36. Ma position dans les terrains est également dissymétrique : j’ai été perçue comme une collègue par les enseignants de lycée et les enseignants universitaires de sciences, comme une enseignante par les lycéens, comme une étudiante par les étudiants de licence et une partie des sociologues. Cette perception a eu un effet sur les données que j’ai recueillies (des élèves de SES ont par exemple cherché à me cacher leurs pratiques déviantes, avant d’être rassurés sur le fait que je ne les dénoncerais pas). Mais « la symétrie des dispositifs d’enquête n’est pas indispensable. Il serait dommage de se priver d’étudier des données plus abondantes dans un cas que dans les autres37 ».

• 38 Au contraire du but qu’Émile Durkheim donne à la comparaison, Les règles de la méthode sociologique(...)
• 39 Becker Howard S., Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, op. c (...)

17L’objectif de l’enquête comparative déployée n’est pas nomothétique ni ne vise à établir des relations de causalité38 Elle cherche à rendre compte du processus de transmission des savoirs en élargissant la gamme des éléments qui doivent être considérés, de façon à proposer une nouvelle perspective sur la transmission des savoirs au sein des institutions d’enseignement. En enquêtant sur un objet déjà étudié (la transmission des savoirs), mais en prenant un point de vue nouveau et en comparant des choses qui ne le sont habituellement pas, j’avais pour but de découvrir des pistes originales susceptibles de donner lieu à de nouvelles recherches, de façon complémentaire aux orientations traditionnelles de la sociologie de l’éducation française, très largement consacrée à l’analyse des inégalités socioscolaires. Pour cela, l’enquête adopte un parti pris directement issu de la tradition interactionniste : au lieu de considérer d’emblée les savoirs de l’école et de l’université comme des objets spécifiques, différents par nature des autres objets sociaux, ils sont envisagés comme des choses ordinaires. Comme toute chose, les savoirs sont considérés comme des « gens qui agissent ensemble39 ». Pour que des savoirs puissent être transmis au lycée ou à l’université, il faut que de nombreuses catégories de personnes y travaillent : des enseignants pour les enseigner, mais aussi des fabricants de programmes pour les sélectionner (au lycée) ou encore des élèves pour les apprendre. Autrement dit, le travail d’enquête a consisté à répondre à la question : si la transmission des savoirs est un travail, c’est le travail de qui et en quoi consiste-t-il ?

• 40 Chapoulie Jean-Michel, « La compétence pédagogique des professeurs comme enjeu de conflits », Actes (...)
• 41 Thomas William Isaac, « Définir la situation », in Grafmeyer Yves et Joseph Isaac (dir.), L’école d (...)

18Les interactions prises en compte ne se limitent pas au face-à-face, mais englobent les relations entre les différentes catégories de personnes (enseignants, inspecteurs, élèves, etc.) et leur inscription dans des institutions. Cela implique d’étudier la transmission des savoirs du point de vue de toutes les catégories impliquées et de confronter ces points de vue40 et leur définition de la situation41. Il aurait été possible de réaliser ceci en enquêtant dans une seule forme de scolarisation ; mais comparer deux formes distinctes est l’un des moyens de construire une perspective indépendante des contingences historiques.

• 42 73 entretiens enregistrés ont été réalisés et environ 130 heures de cours observées. À cela s’ajout (...)
• 43 Becker Howard S. et Geer Blanche, « Participation Observation: The Analysis of Qualitative Field Da (...)

20L’enquête a été réalisée sur trois années, entre 2012 et 2014, de façon multisituée. Sur chaque terrain, elle a duré une année scolaire ou universitaire. Dans les lycées, j’ai choisi des classes de terminale scientifique (S) et de première économique et sociale (ES), et je suis allée avec les élèves dans leurs cours de physique-chimie et de SES. À l’université, j’ai choisi des groupes de première année en sociologie et en physique et chimie et je les ai suivis dans une partie de leurs cours hebdomadaires. J’ai observé dans la durée le travail des savoirs en classe par les élèves/étudiants et par leurs enseignants, après quoi j’ai réalisé des entretiens avec eux. Ma présence de longue durée dans chaque terrain m’a permis d’observer les relations de travail entre les enseignants, entre les étudiants, de participer aux discussions informelles et aux réunions pédagogiques. De façon complémentaire, j’ai enquêté, par observation directe et par entretiens, le travail des autres catégories de personnes impliquées dans la transmission des savoirs : fabricants des programmes (experts, inspecteurs notamment), membres de jurys de recrutement des enseignants du second degré, éditeurs et auteurs de manuels scolaires. J’ai observé des oraux de concours de recrutement, des séances de formation des enseignants et réalisé une observation participante de la rédaction d’un manuel scolaire. L’ensemble de ce travail a produit une très grande masse de données42 qui ont été analysées de façon séquentielle, comme le proposent Becker et Blanche Geer43, c’est-à-dire que l’analyse a été construite au fur et à mesure du travail de terrain, orientant progressivement la collecte des données. Les premières observations ont permis de construire le questionnement et de définir, progressivement, la suite de l’enquête : qui interviewer, quelles questions poser, quels documents collecter sur le terrain, quelles séances observer, etc.

• 44 Glaser, Barney G. et Strauss Anselm, La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherc (...)
• 45 Courtin Emilie et al., « Démêler les fils du récit comparatif », Revue internationale de politique (...)

21L’écriture du manuscrit a été réalisée tout au long de l’enquête, car elle est une condition de la confrontation permanente entre théorie et recueil de données44, dans un « processus interactif de coproduction de l’écriture et de la pensée45 ». Le choix de montrer les régularités a conduit à traiter ensemble, dans l’écriture, les cas et les terrains, plutôt que de les analyser successivement.

• 46 Becker Howard S., Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988.

23La comparaison de deux formes de scolarisation et de plusieurs disciplines a d’abord conduit à répertorier les catégories de personnes, y compris des personnels de renfort46, qui contribuent à cette transmission. Ces catégories diffèrent en partie entre institution scolaire et universitaire. Dans la première, on recense les fabricants de programmes (inspecteurs, membres de lobbies, associations professionnelles, dirigeants politiques et économiques, experts disciplinaires, etc.), les membres des jurys de recrutement, les inspecteurs, les formateurs d’enseignants, les fabricants de manuels scolaires (auteurs, éditeurs, maquettistes, infographistes, etc.), les enseignants, les élèves. À l’université, les catégories enquêtées ont été principalement les enseignants et les étudiants.

• 47 Harlé Isabelle, La fabrique des savoirs scolaires, Paris, La Dispute, 2010.
• 48 David Marie, « La division du travail enseignant et ses effets sur les savoirs enseignés », Recherc (...)

27Les conflits, rendus publics par les acteurs, sont facilement visibles en SES et cet exemple disciplinaire est largement documenté47. Les négociations et conflits existent dans la fabrication des curricula dans les autres disciplines scolaires et dans le supérieur, mais sont moins médiatisés et/ou plus localisés. En physique-chimie, les experts, inspecteurs et enseignants ne se réclament pas de points de vue politiques ou économiques ni ne débattent sur la pertinence scientifique d’un concept. Par contre, les désaccords portent sur l’ordre des apprentissages (par quoi commencer), sur leur degré de détail et sur les démarches pédagogiques. Chaque modification de programme matérialise le résultat provisoire de cette négociation. En licence, la détermination des contenus est une affaire principalement locale, car il n’y a pas de programmes nationaux. Les négociations collectives sont surtout un enjeu quand les enseignements sont harmonisés, via des supports de cours communs. Dans l’enquête, c’est le cas en sciences, mais pas en sociologie48.

• 49 David Marie, « Le travail collectif de définition des savoirs par les enseignants de physique, de c (...)

28Observer ces négociations permet de voir quelles sont les conceptions différentes des savoirs (selon la catégorie à laquelle on appartient, le parcours suivi, la position dans la division du travail, etc.) et comment certains parviennent à faire prévaloir leur point de vue. Cette observation produit un autre enseignement : les négociations entre catégories conduisent à des arrangements locaux49 (au sein de l’établissement scolaire, de l’UFR), ce qui contribue à expliquer qu’on n’apprend pas la même chose d’un lieu de scolarisation à l’autre.

• 50 Becker Howard S., Geer Blanche, Hughes Everett C. et Strauss Anselm C., Boys in White. Student Cult (...)
• 51 David Marie, « Travailler à l’université. La définition étudiante du niveau et de la direction des (...)

29La comparaison mise en œuvre permet également de voir que les élèves et les étudiants sont l’une des catégories qui participent à la définition des savoirs transmis. Il n’y a pas de savoirs transmis s’il n’y a personne pour les apprendre. Les usagers des institutions d’enseignement ne se contentent pas d’enregistrer des savoirs sélectionnés par d’autres, mais opèrent eux aussi une sélection. Les élèves et étudiants construisent collectivement une perspective sur les savoirs qu’il convient d’apprendre50, qui comprend une définition des bons et des mauvais savoirs de leur point de vue, c’est-à-dire de ce qu’il est utile ou inutile d’apprendre. Ce point de vue n’est pas indépendant de celui des enseignants : il en tient compte et, en retour, il a un effet sur leur point de vue. Ce résultat permet de comprendre comment et pourquoi les lycéens et les étudiants de licence se focalisent sur une tâche au détriment d’autres (par exemple, quels textes de sociologie les étudiants lisent ou non), ainsi que leurs pratiques collectives de freinage51. Elle donne également des éléments de compréhension de l’assiduité étudiante.

• 52 Comme le fait Rostaing Corinne, « L’ethnographie d’un lieu singulier est-elle une démarche comparat (...)
• 53 Verdalle Laure de, Vigour Cécile, et Le Bianic Thomas, « S’inscrire dans une démarche comparative. (...)

30La comparaison des terrains a conduit à sélectionner les catégories d’analyse appropriées pour rendre compte des données recueillies. Mises ensemble, elles constituent une façon originale d’étudier les savoirs dans les institutions d’enseignement pouvant être appliquée à des cas nouveaux. Certaines de ces catégories d’analyse sont empruntées à des travaux antérieurs : elles ont été choisies parce qu’elles permettaient d’analyser les matériaux recueillis, puis ont été mises à l’épreuve dans la suite de l’enquête. Ces catégories inscrivent ainsi l’enquête dans une comparaison avec d’autres travaux antérieurs et effectués par d’autres52, mais sont déconstruites53 et recontextualisées dans les terrains singuliers de l’enquête. Je présente ci-dessous les deux principales catégories d’analyse mobilisées : celle de conventions et celle de division du travail.

• 54 Becker Howard S., Les mondes de l’art, op. cit.

31Le travail de transmission des savoirs opéré par les enseignants, les élèves ou encore les jurys de recrutement suit un ensemble de conventions. Ce concept, emprunté aux Mondes de l’art54, désigne des façons d’agir qui sont habituelles pour les personnes placées ensemble dans une même situation. Pour réaliser une activité, par exemple préparer un cours ou prendre des notes en classe, il existe de multiples façons possibles de s’y prendre, mais les individus font généralement comme ils ont l’habitude de faire, comme les autres font d’ordinaire et comme les choses étaient faites jusqu’ici. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de marges de manœuvre et que rien ne change jamais. Agir de façon conventionnelle est souvent la façon la plus simple de faire, parce que les autres (ici les collègues et les étudiants) s’attendent à ce que l’on fasse comme cela et parce que le matériel disponible est élaboré pour ce type d’usage.

• 55 David Marie, « Le travail collectif de définition des savoirs par les enseignants de physique, de c (...)
• 56 Veyrunes Philippe et Saury Jacques, « Stabilité et auto-organisation de l’activité collective en cl (...)

32Ce concept permet de rendre compte des mécanismes typiques qui structurent le travail des catégories enquêtées. Il permet par exemple de comprendre comment les élèves et les enseignants se mettent d’accord sur les façons de transmettre une discipline à un niveau d’enseignement. Les modalités pédagogiques pourraient être entièrement renégociées par chaque enseignant, avec chaque groupe, mais ce n’est pas le cas dans l’enquête. Les enseignants suivent au contraire des formes pédagogiques conventionnelles55, mobilisant particulièrement le cours dialogué56, ce qui leur permet de s’assurer de la coopération des élèves, habitués à cette forme. Des conventions régissent également le type de supports pédagogiques utilisés pour une discipline et à un niveau d’enseignement donné : les exercices de type calculatoire (en physique et en chimie), l’étude de textes de source scientifique (en sociologie en licence), ou encore l’étude de brefs documents issus généralement de manuels scolaires (en SES). L’usage de ces conventions simplifie le travail, car les outils et le matériel sont adaptés : disposition et équipement des salles de cours, ouvrages, ou matériel de travaux pratiques à disposition. Il facilite également le travail avec les autres personnels : si les enseignants parviennent à se mettre d’accord sur la rédaction d’un polycopié ou d’un sujet d’évaluation commun, c’est parce qu’ils utilisent des conventions communes.

• 57 Cooper Barry, « Comment expliquer les transformations dans les matières scolaires ? », in Forquin J (...)

33J’ai également montré comment le concept de conventions permet de rendre compte du découpage des savoirs en disciplines scolaires. Un savoir peut souvent être revendiqué par les enseignants de plusieurs disciplines différentes ; certains savoirs font d’ailleurs l’objet de conflits de frontières57. Bien qu’évolutives, ces frontières obéissent à des conventions qui permettent le plus souvent de régler ces conflits.

• 58 Pour une présentation d’ensemble de la fabrication et du marché des manuels scolaires, voir Choppin(...)
• 59 Par exemple en SES : démarche inductive, documents courts et nombreux, place du cours rédigé très r (...)
• 60 Choppin Alain, « L’édition scolaire française et ses contraintes : une perspective historique », in (...)

35Les manuels scolaires58 de lycée, en SES et en physique-chimie, s’appuient sur les conventions d’enseignement et participent à leur diffusion59. Visibles dans la comparaison des manuels de maisons d’édition différentes, ces conventions facilitent le travail des auteurs et éditeurs, car elles sont connues implicitement de tous et n’ont donc pas besoin d’être reprécisées. C’est seulement quand un auteur cherche à s’éloigner des conventions, en proposant un exercice ou un contenu atypique, que cela oblige les éditeurs et directeurs de collection à expliciter les choix éditoriaux qui ont été faits, et qui correspondent à des conventions. Les contraintes économiques de diffusion des ouvrages scolaires60 encouragent leurs fabricants à suivre les conventions plutôt qu’à chercher à se démarquer.

• 61 J’applique ainsi la proposition d’E. Hughes : « Il ne s’agit pas de suggérer que le degré de simili (...)

37Une seconde catégorie d’analyse mobilisée est celle de division du travail. Son usage est approprié pour étudier la construction des savoirs comme le résultat d’un travail collectif : qui prend en charge quelle dimension de la transmission ? Comment ces contributions se coordonnent-elles ? Le travail des inspecteurs, des enseignants ou même des étudiants est considéré comme un travail ordinaire, ce qui permet de lui appliquer les mêmes grilles d’analyse que pour le travail ouvrier ou le travail des infirmières61.

• 62 Collet Isabelle, « Faire vite et surtout le faire savoir. Les interactions en classe sous l’influen (...)

39Au lycée comme en licence, dans les différentes disciplines observées, la participation orale en classe est très concentrée : elle est le fait d’un petit nombre. D’autres recherches ont montré que les garçons prenaient plus la parole que les filles, et que la participation était différente selon le milieu social62 (les élèves interviennent et sont sollicités différemment par les enseignants). Mais il est utile de regarder aussi comment s’organise collectivement la participation orale. On peut distinguer trois catégories d’élèves selon la participation orale : ceux qui participent toujours, ceux qui participent parfois et ceux qui ne participent jamais. Appartenir à telle catégorie n’est pas un effet de l’élève seul, mais un effet des interactions dans le groupe : c’est en prenant en compte à la fois sa propre situation et les comportements et les jugements des autres que chaque élève élabore sa propre participation au cours (en interaction avec l’enseignant). La participation orale dans les cours observés est un travail collectif auquel chaque élève participe, y compris ceux qui ne disent rien.

• 63 David Marie, « La division du travail enseignant et ses effets sur les savoirs enseignés », Art. ci (...)
• 64 Hughes Everett C., Le regard sociologique. Essais choisis, op. cit.

41L’intérêt du concept de division du travail dans cette enquête est qu’il souligne les effets du travail collectif sur les contenus qui sont effectivement transmis. L’étude de la répartition des services d’enseignement entre les enseignants de lycée et d’université le fait apparaître63. Les enseignants ont des préférences quant aux cours qu’ils vont avoir à enseigner. Ces préférences sont liées à leur statut, leur sexe, leur ancienneté, mais elles suivent généralement les mêmes tendances : préférence pour l’enseignement aux niveaux élevés (terminale au lycée, master à l’université), préférence pour les cours liés à sa spécialité à l’université. Dans leur service, les enseignants cherchent à minimiser la quantité de travail qu’ils vont avoir à faire (lié notamment au nombre d’étudiants dans les cours), à s’octroyer les cours prestigieux et à éviter le « sale boulot64 » (les élèves ou les enseignements considérés comme difficiles). Il ressort de cette étude que la connaissance des savoirs académiques ou scolaires n’est pas le principe premier de la division du travail d’enseignement. Si les enseignants les plus anciens ou gradés peuvent obtenir des cours en rapport avec les savoirs qu’ils maîtrisent, ce n’est pas le cas des débutants ou des non titulaires : pour ceux-là, le plus probable est qu’ils aient à enseigner des savoirs qu’ils connaissent mal, voire pas du tout.

• 65 Vigour Cécile, La comparaison dans les sciences sociales. Pratiques et méthodes, op. cit., p. 7.
• 66 Goffman Erving, Les rites d’interaction, Paris, Les Éditions de Minuit, 1974, p. 42.
• 67 Glaser, Barney G. et Strauss Anselm, La découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherc (...)

44Or la comparaison de cas suppose de déterminer à la fois les points communs et les différences65 : la comparaison que j’ai mise en œuvre est, de ce point de vue, incomplète. Cette limite peut être assumée66 dans la mesure où elle permet de faire émerger des éléments de connaissance jusqu’ici invisibles, puisque les recherches de sociologie de l’éducation et de sociologie des sciences cherchent plutôt à dégager des différences. Le but d’une comparaison dans la « théorie ancrée » est de produire de la théorie67 et non de déterminer à quel point les cas sont différents ou pas.

• 68 Au contraire de l’étude de Deauvieau Jérôme, Enseigner dans le secondaire. Les nouveaux professeurs (...)
• 69 Henri-Panabière Gaële, Des « héritiers » en échec scolaire, Paris, La Dispute, 2010.

45Les différences dans les manières de faire cours entre les enseignants n’ont pas été systématiquement étudiées68, ni les différences selon le parcours antérieur des élèves ou leur origine sociale. Les variations entre établissements, entre élèves, dans les pratiques pédagogiques des enseignants ne sont cependant pas tenues pour inexistantes. Les élèves ont, selon leurs dispositions sociales69, des capacités inégales à s’approprier les savoirs scolaires. L’étude que j’ai conduite s’appuie sur cet acquis sociologique, mais ne le documente pas.

• 70 Candea Matei, « De deux modalités de comparaison en anthropologie sociale », Art. cit.

48Enfin, la comparaison opérée ne revient pas à dire que les disciplines étudiées sont strictement similaires ou que l’enseignement en licence est tout à fait le même qu’au lycée. Si chaque cas est par nature singulier, leur rapprochement latéral et simultané permet de dégager des régularités70, ce que ne permettrait pas leur étude isolée. L’enquête ne prétend pas répondre de façon définitive à la question : « que sont les savoirs scolaires (ou universitaires) ? », mais plutôt à proposer un regard complémentaire des travaux existants en éclairant des points aveugles de la sociologie des savoirs.

• 71 Detienne Marcel, « L’art de construire des comparables. Entre historiens et anthropologues », Art.  (...)
• 72 Bernard Pierre-Yves, David Marie, Denecheau Benjamin et Gosseaume Valérie, « Les jeunes sans diplôm (...)

51Pour mettre à l’épreuve la perspective proposée, il conviendrait de poursuivre l’enquête en mettant en œuvre un « comparatisme à plusieurs »71, en ouvrant un programme de recherche qui permette d’élargir les cas à des institutions très éloignées (socialement et géographiquement). On peut penser par exemple à des écoles professionnelles publiques ou privées, à des écoles artistiques (un conservatoire, une école de danse), à des écoles religieuses (un séminaire, une école coranique), à des écoles type « deuxième chance »72. Mon étude suggère qu’on pourrait alors identifier des conventions, mais qu’elles seraient différentes de celles qui ont été identifiées au lycée ou à l’université. Il est probable qu’on pourrait voir à l’œuvre des définitions concurrentes des savoirs à transmettre, des négociations portant sur ces savoirs, inscrites dans une division du travail. Les catégories participant au travail collectif de définition des savoirs seraient vraisemblablement différentes : certaines en seraient absentes (comme les fabricants de manuels scolaires ou les experts chargés d’écrire les programmes) tandis que d’autres pourraient être identifiées (le patronat dans les écoles professionnelles, ou le clergé dans les écoles religieuses).

• 73 Becker Howard S., Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, op. c (...)

52Mon étude du travail collectif des savoirs dans les institutions d’enseignement ouvre une liste de cas, dont le trait principal n’est pas l’institution dans laquelle ils ne se situent ni la discipline qui en constitue l’objet, mais plutôt l’organisation du travail et les négociations qui rendent possible l’enseignement et l’apprentissage de connaissances instituées. Ce qui donne du sens et une relative unité à cette liste, ce ne sont pas les individus impliqués (car on ne retrouve pas toujours des inspecteurs, ou des techniciens, par exemple), ni la légitimité de leur statut, ni celle de leurs actions, mais l’organisation de leurs interactions. L’ambition initiale de l’enquête étant de comparer des cas très différents pour mettre en évidence des principes généraux, sa portée serait donc étendue si d’autres cas, encore plus éloignés, y étaient inclus, en agrandissant la collection de cas et en enrichissant les analyses qui en sont issues73. Cette collection elle-même pouvant être considérée comme faisant partie d’un ensemble plus large, dont l’étude a été initiée par Hughes et ses étudiants : celle des situations de travail dans les institutions.

• 74 Becker Howard S., Les mondes de l’art, op. cit., p. 22.
• 75 Siracusa Jacques, Vacances sociologiques : enseigner la sociologie à l’université, Saint-Denis, Pre (...)
• 76 Deauvieau Jérôme, Enseigner dans le secondaire. Les nouveaux professeurs face aux difficultés du mé (...)

54Le regard interactionniste permet de voir des choses nouvelles : non pas au sens où personne ne savait cela auparavant, mais au sens où « la sociologie bien comprise vise plutôt à approfondir la compréhension de phénomènes que beaucoup connaissent déjà »74. Si le fait que les enseignants de lycée connaissent parfois mal ce qu’ils ont à enseigner est une idée assez banale, la comparaison lycée/université montre que c’est aussi souvent le cas des enseignants universitaires, ce qui est loin d’être aussi communément admis (même si les enseignants débutants dans le supérieur le savent bien, pour l’avoir expérimenté75). Le cours dialogué n’est pas une modalité pédagogique spécifique au lycée, ou aux SES76, mais est une forme pédagogique conventionnelle, couramment utilisée en licence (hormis dans les cours en amphithéâtre). L’enquête met ainsi en lumière des éléments de connaissance nouveaux, complémentaires des autres recherches sociologiques, sur la transmission des savoirs.

• 77 « Il n'y a pas d'avantage décisif à étudier un type de travail plutôt qu'un autre, si l'on garde à (...)

55Elle apporte également une contribution, à travers l’étude du travail des savoirs par les différentes catégories de personnels et d’usagers, à une sociologie générale du travail entreprise par les sociologues de Chicago. Mon étude fournit des cas nouveaux pour l’analyse du travail dans les institutions77, notamment le cas des enseignants de lycée et d’université, ainsi que celui des élèves et étudiants de licence.