• 1 Pour définir l’espace privé, nous nous référons aux réflexions de Jean Remy. Ce qui caractérise l’e (...)

1Le mois de jeûne de ramadan est une période durant laquelle les associations musulmanes connaissent un essor de leurs activités. Ainsi, il n’est pas rare que les mosquées organisent des repas – iftars – pour rompre le jeûne au coucher du soleil. Pour évoquer la rupture du jeûne dans un contexte associatif d’entre-soi, nous avons même entendu lors d’enquêtes en milieu associatif musulman, des jeunes utiliser l’expression « casser le ramadan ». En Suisse, si les iftars sont avant tout des événements internes aux associations, restant confinés dans un espace (semi-)privé1, on identifie des pratiques similaires extra muros, bien que ces dernières soient rares et peu médiatisées. Lorsque la rupture du jeûne s’effectue publiquement, gagnant dès lors en visibilité, ses formes et portées s’en trouvent modifiées. En un mot, on ne « casse pas le ramadan » de la même manière entre frères et sœurs musulmans dans une mosquée qu’on pratique la rupture du jeûne sur une place d’un centre-ville.

• 2 Selon la charte de l’association mise à disposition du public durant l’événement.

2Le 9 juin 2018, sur une place située au cœur d’une ville de Suisse romande, une association musulmane, dont le comité se compose principalement de jeunes, a organisé, pour la quatrième fois, une rupture du jeûne à laquelle la population a été conviée. Dans sa charte, l’association se présente comme « un acteur actif de la vie sociale et citoyenne du canton […] » et déclare vouloir « accompagner ses membres dans une démarche d’accomplissement personnel en vivant pleinement une foi (l’Islam) au travers d’une citoyenneté accomplie2 ». Durant la manifestation de juin 2018, après une série de discours et de sketchs humoristiques, les participants ont eu l’occasion de recevoir un repas gratuit et de le consommer sous des tentes montées sur la place. Dans le contexte suisse, de telles apparitions de collectifs musulmans dans l’espace public questionnent une relative invisibilité des premières générations d’immigrés appartenant à cette religion. D’ailleurs, dans le discours qu’il a tenu le 9 juin 2018 en ouverture de la manifestation, le président de l’association déclarait : « Actuellement, l’invisibilité des signes identitaires dans l’espace public est remise en cause par l’émergence de nos collectivités religieuses qui manifestent leur désir d’affirmation communautaire et réclament la possibilité d’afficher leurs signes d’appartenance. ».

• 3 Au sujet des contraintes institutionnelles poussant les musulmans à s’inscrire différemment dans l’ (...)
• 4 Certains collectifs musulmans se revendiquent d’une production de traits normatifs islamiques. Pour (...)
• 5 Nous entendons par « sécularisation » une autonomisation des institutions publiques vis-à-vis des i (...)

3C’est à la lumière de cette prise de parole que nous avons approché cette rupture du jeûne sur une place publique. Aussi cet article vise-t-il à répondre au questionnement suivant : quels « signes identitaires et d’appartenance », pour reprendre les termes du président, ont été portés à l’attention des participants à l’événement3 ? Nous nous intéresserons à ce que l’association a montré d’elle-même, aux signes et traits la caractérisant qu’elle a mis en avant publiquement. Nous montrerons que les responsables associatifs ont porté l’attention du public sur certains traits plutôt que d’autres : les traits traditionnels de l’islam ou, plus exactement, des traits d’une « normativité islamique »4 ont été rendus discrets au profit de traits témoignant d’une adaptation à un espace public sécularisé5.

• 6 Gianni Matteo, « Régulation et sécurisation de l’islam en Suisse. Une limitation de l’intégration d (...)
• 7 Haenni Patrick et Lathion Stéphane (dir.) Les minarets de la discorde. Éclairage sur un débat suiss (...)
• 8 Voir Krase Jerome et Shortell Timothy, « Seeing islam in global cities. A spatial semiotic analysis (...)
• 9 À ce sujet, se référer au concept de « discours total » développé dans Behloul Samuel M., « Discour (...)
• 10 Voir Gianni Matteo et al., Les musulmans en Suisse. Profils et intégration, Lausanne, PUL, 2015 ; E (...)
• 11 Pour une étude consacrée à la présentation d’une association musulmane d’elle-même, se reporter à S (...)
• 12 Monnot Christophe, « La diversité dans la cité : les communautés religieuses en Suisse », in Becci (...)

4L’observation, la description et l’analyse d’une rupture du jeûne pendant le mois de ramadan sur une place publique sont pertinentes à maints égards. Le contexte européen, marqué par d’intenses débats sur la place de la religion musulmane dans l’espace public, nous invite à penser aux possibilités qui s’offrent aux associations et communautés musulmanes pour se manifester publiquement. Ceci pose bien sûr la question de la marge de manœuvre des acteurs musulmans et de leurs organisations pour négocier les signes au moyen desquels ils sont appréhendés. En Suisse, l’islam est souvent au centre des débats publics, notamment en raison d’objets de votation visant plus ou moins directement cette religion6. Rappelons par exemple que la population helvétique a décidé en 2009, à l’initiative du parti de la droite conservatrice (l’Union démocratique du Centre, UDC), d’interdire la construction de nouveaux minarets. De fait, cette initiative touchait la dimension de visibilité de l’islam, c’est-à-dire d’une religion dont les formes participent aujourd’hui bel et bien à la composition du paysage religieux, social et urbain7. Au-delà du contexte helvétique, cette visibilité de l’islam dans l’espace public est devenue un sujet de controverse souvent chargé politiquement8. Enfin, en Suisse comme dans d’autres pays occidentaux, les médias évoquent tendanciellement l’islam et les musulmans sur fond de polémiques et problématiques, entre radicalisation et terrorisme notamment9, et semblent établir une distance avec les acteurs musulmans au moyen de généralisations10. S’il existe des études examinant la présentation de l’islam et des musulmans par des collectifs sociaux tels que les partis politiques ou les médias, il s’agit d’étudier comment les organisations musulmanes locales se présentent elles-mêmes publiquement11. Pour un tel champ d’investigation, la ville représente un « laboratoire du social » où les différentes appartenances religieuses sont mises en scène et négociées12.

• 13 La ville dans laquelle la rupture du jeûne a eu lieu est à majorité catholique. Par ailleurs, elle (...)

69 juin 2018, dans l’après-midi, nous arrivons sur la place tandis que des responsables associatifs aidés par des bénévoles s’occupent des derniers préparatifs. Cette place, portant le nom d’une personnalité politique, se trouve à moins de dix minutes à pied de la gare. Elle est délimitée au nord, sud et ouest par des rues et, à l’est par un bâtiment abritant une chapelle catholique13. Sur le sol recouvert de bitume, des lignes de pavés forment des rectangles ; des lampadaires et quelques arbres agrémentent la place. En outre, un kiosque s’y élève, au-dessous duquel existe un espace sous-terrain. À l’extrémité nord, des toilettes publiques ont été installées sous un édicule commercial. Ces détails indiquent que la place a fait l’objet d’un aménagement spécifique, lui conférant une certaine valeur symbolique de sorte qu’il ne s’agit pas de ‘n’importe quelle place’. Son aménagement, comme le fait que différents événements s’y déroulent durant l’année, en font un lieu important de la vie urbaine. Les acteurs sociaux s’y réunissent pour formuler leurs revendications, leurs goûts et idéaux.

• 14 L’un des auteurs était déjà en contact avec des représentants de l’association. Avant même la tenue (...)

9Premièrement, des allocutions ont été tenues par des responsables associatifs musulmans, une représentante municipale et un professeur d’université. Des humoristes ont ensuite joué une série de sketchs. Après quelques consignes données sur la scène concernant la distribution de la nourriture, les participants ont reçu un repas gratuit qu’ils pouvaient consommer sous des tentes où des tables et bancs avaient été disposés. De cet événement, nous avons suivi les différentes étapes, en prenant des notes d’observation et des photographies. Lors de la rupture du jeûne, nous avons été conviés à la table réunissant les organisateurs et les invités officiels14. Nous n’avons quitté les lieux que lorsque la plupart des participants s’en étaient allés et qu’un responsable nous ait salués, en précisant qu’il devait « commencer à nettoyer les choses ». Il était alors environ 23h00. Pour compléter notre observation participante, nous avons mené un entretien semi-directif d’une durée de deux heures avec le président de l’association quelques semaines plus tard. Il visait à clarifier des points concernant l’organisation ainsi qu’à questionner le président sur les premières réactions reçues. Enfin, si nous avons été attentifs à la diffusion d’images et de vidéos sur le site internet de l’association et sur les médias sociaux, nos observations, descriptions et analyses reposeront pour l’essentiel sur les données produites et récoltées au cours de la manifestation.

• 15 Nous comprenons par « dispositif », une configuration de ressources techniques permettant de souten (...)

10Comme nous sommes arrivés sur la place le 9 juin 2018 dans l’après-midi, notre premier constat a été que celle-ci avait été réaménagée par l’ajout d’équipements ou dispositifs15 : une scène, des bancs formant des gradins, des tentes plus ou moins grandes, des tables, des chaises, des barrières et des panneaux informatifs notamment. Parce que ce réaménagement a contribué à distinguer différentes portions sur la place et à hiérarchiser les activités qui allaient s’y dérouler, il nous paraît important de le détailler.

• 16 Goffman Erving, La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi, Paris, Éditions de (...)
• 17 Tandis que Jean Remy définit le « centre » comme « le lieu où les choses importantes se passent » ((...)

11Pour rendre compte le plus clairement possible des portions qui ont émergé sur la place, nous reprenons la terminologie goffmanienne de la présentation de soi16. Goffman parle de « représentation » pour désigner l’activité d’un acteur observée en continue par d’autres individus, eux-mêmes influencés par ce qui leur est présenté. Goffman nomme « façade » la partie d’une représentation qui a pour fonction d’établir et de fixer la définition de la situation. La façade s’inscrit dans la « région antérieure » où les aspects participant à la définition de la situation sont accentués. Il s’en distingue une région dite « postérieure » (ou coulisses) : les activités qui s’y déroulent ne participent pas à la définition officielle de la situation proposée au public. Au regard du réaménagement de la place, il faut encore mentionner l’émergence d’une région « centrale17 » constituée au milieu de la place par le montage des tentes où la rupture du jeûne au sens strict du terme a eu lieu.

• 18 Nous-mêmes, nous nous sommes déplacés sur l’ensemble de la place alors que les premières étapes pub (...)
• 19 La présence du drapeau signale un souci d’ancrage local de la part de l’association.

13C’est dans cette région, et plus particulièrement sur la scène, que les premières étapes de la manifestation se sont déroulées, soit la tenue des discours et les sketchs humoristiques. Pendant l’événement, les participants avaient tout loisir de se déplacer ou d’orienter leur attention en des points divers18. Pourtant, tendanciellement, la plupart des participants se sont contentés de rester à un emplacement choisi. Le dispositif scénique contribuait à orienter leur regard et fixer leur attention sur les activités qui s’y déroulaient – discours, sketchs et informations avant le partage de nourriture – plutôt que sur d’autres activités qui, elles, se déroulaient à l’abri des regards dans la région postérieure. C’est ainsi dans cette région antérieure que l’association s’est présentée au public. Un stand, formé d’une tente à chapiteau, dont l’une des faces faisait apparaître le drapeau cantonal19, mettait à disposition des intéressés de la documentation concernant l’association et rendait possible l’inscription de nouveaux membres. Ensuite, la présentation de soi faite par l’association s’est déroulée lors des discours prononcés par différentes personnalités et notamment deux responsables associatifs, nous y reviendrons dans le chapitre suivant.

• 20 Mur imaginaire séparant la scène de la salle de spectacle. Pour une définition précise dans le cham (...)
• 21 Ces invités nous ont tous remis leur texte dactylographié.
• 22 Par cet adjectif, nous entendons une manifestation adressée et accessible à la population dans son (...)

14L’étape des allocutions était mise en scène de telle manière à faire ressortir les traits officiels et cérémoniels de cette première partie de la manifestation. Avant de prononcer leurs discours, les intervenants avaient à gravir quelques marches. La scène engageait une distinction claire avec les participants assis dans les gradins de par la symbolisation d’un « quatrième mur »20 fait de décors floraux. Les invités officiels étaient présentés au public par leurs statuts et fonctions. Après avoir serré la main d’une représentante de l’association, les invités se dirigeaient derrière un pupitre, mis à disposition par la ville et sur lequel figurait son écusson, et ils s’exprimaient à partir de versions dactylographiées de leurs discours21. La suite du cérémoniel voyait s’échanger une seconde poignée de main avec la responsable de l’association qui remettait ensuite aux intervenants un présent en guise de remerciement. Les invités officiels retrouvaient finalement leur place auprès du public. La séquence des actions comme le cadre scénique rappellent une fête populaire22 dont l’ouverture revêt des traits cérémoniels et officiels.

• 23 Selon nos expériences issues de nos recherches respectives en contexte associatif musulman.
• 24 C’est en effet ce que nous a communiqué le président de l’association lors de notre entretien.
• 25 À noter encore que si des images photographiques et filmiques des activités se déroulant dans les z (...)

17Habituellement, en contexte associatif, un iftar se caractérise par la formulation d’une bénédiction avant le partage du repas23. Ni dans la région antérieure ni dans la région centrale, une telle bénédiction n’a été publiquement prononcée. Par ailleurs, si dans le contexte associatif, une séquence de prières collective est insérée avant ou après l’iftar, la rupture du jeûne sur la place publique n’a pas connu de telle prière collective alors même que certains membres de l’association auraient attendu au moins un appel à la prière en public24. La prière relevait de l’initiative personnelle : seule une pancarte discrète indiquait le lieu de prière se trouvant sous le kiosque. Nous y sommes descendus en empruntant un escalier étroit. Il nous a fallu soudain nous stopper et nous plaquer contre le mur pour laisser monter des hommes et des femmes. Nous avons par la suite constaté les conditions matérielles dans lesquelles les prières s’effectuaient. Dans ce local sous-terrain, d’une superficie réduite, l’atmosphère était suffocante de chaleur. De surcroît, aucune régulation spatiale ou temporelle ne concernait la répartition genrée dans l’espace de prière. Seuls quelques tapis, apportés par les organisateurs, recouvraient le sol25.

• 27 Ce concernant, voir les ouvrages suivants : Frazer Nancy, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconn (...)
• 28 Honneth, Axel, La société du mépris, vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, 2008 (...)
• 29 Voirol Olivier, « L’espace public et les luttes pour la reconnaissance. De Habermas à Honneth » in (...)

19La question de la visibilité et de la reconnaissance de groupes sociaux minoritaires en contexte occidental est devenue centrale au cours des dernières décennies ; en témoignent différents travaux dédiés à cette question27. Axel Honneth en particulier a introduit un nouveau champ de recherche en construisant une critique de l’approche habermassienne de l’espace public, en pointant les différentes formes d’exclusion dont souffrent maints groupes sociaux minoritaires28. Pour lui, l’espace public est avant tout un champ conflictuel dans lequel des acteurs sociaux luttent pour être vus et reconnus comme acteurs à part entière de ce dernier. Ainsi conçu, l’espace public ne se résume pas à des procédures de communication institutionnalisées, censées garantir un accès égalitaire à la formation de la volonté politique, mais doit d’abord être pensé comme un espace de luttes entre groupes sociaux revendiquant une reconnaissance29. Comme le souligne Nilüfer Göle :

• 31 Voirol Olivier, 2003, op. cit. p. 53.
• 32 Sur la théorisation des « pathologies sociales » voir Honneth Axel, 2008, op. cit. et Honneth Axel, (...)
• 33 Voirol Olivier, « Critique de l’invisibilité sociale » in Salzbrunn Monika, L’islam (in)visible en (...)

20La remise en question de situations jugées comme problématiques par un ensemble de groupes sociaux minoritaires semble dépendre de la présence de formes de non-reconnaissance d’individus ou collectifs. Cette dernière peut prendre différentes formes dont les principales peuvent se résumer en mépris (ou dépréciation symbolique), invisibilité et réification31. Ces dimensions sont dans un rapport allant de la forme jugée comme moins grave, le mépris, à la forme la plus difficile à supporter pour des individus, la réification, une situation dans laquelle des individus ou des collectifs ne sont plus les acteurs de leur vie car devenus de simples objets pour les autres groupes et institutions. Ces situations sociales, qu’Honneth qualifie de « pathologiques32 », poussent les acteurs à vouloir effacer le stigmate afin de reconquérir une image positive d’eux-mêmes auprès des autres. Comme le souligne Olivier Voirol, individus et groupes sociaux existent en tant qu’ils se montrent et reconnaissent les uns les autres en s’attribuant de la valeur : « [à] travers leurs actes, qui prennent sens par les ‘retours’ de cette collectivité imaginée, ces sujets individuels s’inscrivent dans cet horizon collectif en qualité de membres visibles […]33 ».

• 35 Marzi Eva, « Citoyennes et musulmanes. Le partage du religieux et du politique dans l’horizon de re (...)
• 36 Gonzalez Philippe, « Quand la droite nationaliste montre les minarets : la médiatisation ambiguë d’ (...)
• 37 Monnot Christophe, « Visibility or Invisibility: The Dilemma of the Muslim Associations of Switzerl (...)
• 38 Monnot Christophe, 2016, op. cit., p. 51.
• 39 Baumann Martin, « Secondos : mutation du religieux et quête de reconnaissance par la participation (...)
• 40 Monnot Christophe, 2016, op. cit., p. 56.

22En Suisse, plusieurs auteurs se sont attelés à l’observation des différents niveaux d’apparition publique de collectifs musulmans ; ces recherches se sont consacrées à l’observation d’événements organisés dans des lieux publics35, à des formes de visibilisation médiatique en période de contestation36, ou encore à des stratégies d’invisibilisation ou de visibilisation mises en avant par des organisations ayant des statuts différents37. De façon générale, il semble que l’invisibilisation des communautés musulmanes ait été une stratégie de la première génération d’immigrés installés en Suisse afin d’obtenir une forme de respectabilité vis-à-vis du voisinage38. Le choix de la première génération de musulmans semble donc s’être porté sur un « projet moral » individuel, à savoir un projet tourné sur la garantie d’accès au culte pour les individus de confession musulmane, sans aucune revendication politique et sans un investissement de l’espace public39. Par la suite, des événements à portée internationale et nationale ont mis à mal l’image de l’islam et des musulmans ainsi que la stratégie suivie par la première génération, en poussant certains acteurs musulmans à s’engager publiquement40. On pense ici au contexte de suspicion touchant les communautés musulmanes à la suite des attaques contre le World Trade Center du 11 septembre 2001, mais également à des décisions politiques internes, comme l’interdiction de construction de nouveaux minarets décidée par le peuple suisse en 2009.

• 44 Monnot Christophe, 2016, op. cit., p. 56-60.
• 45 Schneuwly Purdie Mallory, 2009, op. cit., p. 151-171; Marzi Eva, 2013, op. cit., p. 173-195.

26La réponse d’un ensemble de communautés musulmanes à cette situation jugée problématique s’est structurée, du moins en Suisse, de deux manières. D’un côté, on a assisté à la création d’associations faîtières soucieuses de soumettre des demandes de reconnaissance afin d’obtenir un statut de droit public auprès des autorités cantonales44 ; de l’autre, des acteurs musulmans de différentes sensibilités ont organisé des événements publics afin de réinscrire leur présence positive dans l’espace public45. Notre observation se concentre sur le second type d’apparition publique : l’association organisant l’événement n’est pas directement impliquée dans un processus de reconnaissance juridique et vise avant tout à pouvoir s’inscrire dans l’espace public local par le biais d’une rupture du jeûne organisée dans l’espace urbain.

• 46 Voirol Olivier, 2005, op. cit., p. 98.

27Dès lors que l’association s’inscrit dans un lieu public, il semble pertinent, après avoir montré les raisons de cet engagement (la dépréciation symbolique qu’on vient d’évoquer), de s’intéresser à la manière par laquelle l’association s’est manifestée au public présent. Comme l’explique Voirol, le geste de la visibilisation de soi implique un rapport entre ce qui est visibilisé et, au contraire, ce qui ne l’est pas : « […] toute visibilité procède d’une attention sélective opérant un découpage qui retient des occurrences particulières ou des aspects saillants : en d’autres termes, toute visibilité procède d’une séparation entre le visible et l’invisible46 ».

• 47 Monnot Christophe, 2016, op. cit. et Monnot Christophe, 2015, op.cit.

28Cette question nous montre que la visibilisation n’est pas un acte répondant à une décision binaire du type ‘oui, je me rends visible’ ou ‘non, je préfère rester invisible’ ; la décision de se rendre visible implique également la sélection des contenus qui seront mis en avant au détriment d’autres contenus47. Il semble dès lors pertinent de se demander ce qui a été rendu visible par l’association musulmane à l’origine de l’événement. Ceci est d’autant plus pertinent que, comme évoqué dans notre introduction, le président a lui-même exprimé ce souhait au début de la manifestation.

• 48 Nous nous intéressons ici aux allocutions officielles prononcées par les représentants de l’associa (...)

30Pour débuter l’analyse, interrogeons-nous sur la manière dont le groupe s’est présenté, en examinant plus particulièrement comment l’affirmation communautaire s’est déclinée et quelle a été la place de la dimension religieuse dans la présentation de soi de l’association. Pour répondre à ces interrogations, nous prenons en considération la façon par laquelle l’association a communiqué des aspects d’elle-même et des musulmans en général et ce, sur la base du contenu des discours prononcés. Ceux-ci nous montrent, de façon générale, l’effacement des références religieuses et la mise en avant de contenus à consonance séculière, à notre sens jugés plus acceptables par le public, alors même que le président avait initialement exprimé le désir d’une visibilisation des traits communautaires. Le même type d’argumentaire sera employé par le représentant d’une association musulmane faîtière de la région s’exprimant après l’association organisant l’événement. Une comparaison avec le discours prononcé par la conseillère communale nous permettra de relever une construction discursive de l’événement tout à fait contraire à celle proposée par l’association48. Exposons tout d’abord la façon par laquelle l’association s’est présentée publiquement à travers le discours de son président.

• 54 Il ne s’agit pas ici forcément de caractéristiques réelles mais de ce que les organisateurs perçoiv (...)

39Résumons-nous. Il semble que la stratégie poursuivie par l’association n’était pas celle de demander la reconnaissance d’une différence, mais bien plutôt de montrer au public présent que les musulmans partagent l’essentiel des caractéristiques qui le constituent54. Le discours a trouvé un écho dans la pratique : ainsi, tout comme le musulman a été associé dans le discours à un ‘individu ordinaire’, la rupture du jeûne – pratique culturelle et religieuse spécifique – s’est vue elle-même présentée sous la forme d’un simple partage autour d’un repas. En d’autres termes, l’acte de « casser le ramadan », en devenant public, se révèle être une occasion pour l’association de montrer en quoi ce dernier peut constituer un moment de convivialité acceptable pour tous. Un autre exemple d’observation allant dans ce sens est représenté par le titre choisi par l’association pour la manifestation. Pour nommer son événement, le choix de l’association s’est porté sur un anglicisme : Fasting Day. Étant donné que le terme « fasting » se rencontre aujourd’hui fréquemment dans un registre profane, la désignation de la manifestation n’engage pas nécessairement un contenu religieux. Le fait de ne pas choisir un terme davantage connoté religieusement, comme par exemple ramadan ou encore iftar, peut être lu comme la volonté de montrer un contenu facilement recevable par plusieurs publics, en faisant passer l’interprétation religieuse au second plan.

• 55 Goffman Erving, La mise en scène de la vie quotidienne, op.cit., p. 29.
• 56 Quéré Louis, « L’environnement comme partenaire » in Barbier Jean-Marie et Durant Marc, Sujets, act (...)

40Comme déjà mentionné dans la présentation du terrain, la scène est un dispositif fondamental de la région antérieure. Il faut l’entendre comme une « façade », au sens de Goffman, soit « […] la partie de la représentation ayant pour fonction d’établir et de fixer la définition de la situation qui est proposée aux observateurs55. » Comme nous y invite l’approche écologique des conduites sociales, l’environnement est à entrevoir telle une ressource pour les acteurs ; il est même à considérer comme un « véritable partenaire dans les conduites sociales56. » On peut souligner deux visées principales qui engagent le dispositif scénique : d’une part, il garantit à l’événement des formes populaires et, d’autre part, il concourt à la distinction de régions dans l’environnement. Intéressons-nous en premier lieu à ces formes que nous avons nommées « populaires ».

• 57 Les acteurs associatifs musulmans ont respecté une règle propre à l’ordre de l’interaction, à savoi (...)

42Par l’ajout de ressources matérielles et en particulier du dispositif scénique, les acteurs associatifs ont veillé à l’émergence d’une portion environnementale par le moyen de laquelle ils ont pu produire des formes rappelant la tenue d’une fête populaire. La scène a été le lieu par excellence de la présentation de soi et des activités du collectif musulman. On peut affirmer que les codes et séquences mobilisés par les organisateurs n’ont pas fait rupture avec le cadre public, au contraire : l’utilisation d’une scène décorée aux couleurs de la ville et avec des arrangements floraux, la tenue du discours inaugural du président de l’association suivie par les allocutions des invités officiels dont, notamment, une représentante de la commune, tous rigoureusement ordonnés en fonction du statut de chacun des invités57. C’est donc au moyen de la scène que les organisateurs se sont présentés selon des formes d’apparition spécifiques.

• 58 Dans une approche microsociologique, la gestion des impressions participe au déroulement sans accro (...)
• 59 Ce qui reviendrait à tomber dans le biais de l’ethnographe qui privilégie l’écoute et la prise en c (...)
• 60 Goffman Erving, La mise en scène de la vie quotidienne, op.cit., p. 29.

44En fait, ce parallélisme n’est guère étonnant lorsque l’on assimile la manifestation à une « représentation » au sens de Goffman. Le fait de se montrer engage l’association à se présenter, et par là, à rendre manifestes certains traits qui la définissent et ce, pour faire naître une « bonne impression58 » chez les membres de son public. La représentation est un phénomène complexe dans lequel deux formes d’expression sont à l’œuvre : les formes explicites et indirectes. L’observation, la description et l’analyse d’une manifestation ou représentation d’un groupe dans l’espace public ne peuvent s’arrêter à la dimension verbale59. Aussi, l’importance de la scène comme dispositif technique ne peut être ignorée. Elle engage une « façade » au sens, déjà indiqué plus haut, de « partie de la représentation qui a pour fonction normale d’établir et de fixer la définition de la situation qui est proposée aux observateurs60 ».

• 61 Goffman Erving, La mise en scène de la vie quotidienne, op.cit., p. 119.

45Nous avons ainsi montré que ce sont les allocutions prononcées sur scène qui ont fait l’objet d’une visibilisation particulière de la part de l’association et non pas les activités, revêtant parfois des formes religieuses, ayant cours dans les coulisses de la manifestation. Suivant Goffman, si celles-ci avaient été visibilisées, toute la représentation ‘officielle’ mise en avant par les acteurs associatifs en aurait été remise en question61. C’est donc plus naturellement sur les allocutions officielles, fortement médiatisées, que nous nous sommes concentrés. Comme nous l’avons montré, le président de l’association n’a pas fait état dans son discours du caractère religieux du jeûne et il a eu tendance à davantage souligner les dimensions ordinaires et citoyennes des musulmans. Le second invité musulman a suggéré, dans la même veine, d’appréhender les musulmans en faisant abstraction de leur appartenance et orientation religieuses pour en apprécier les qualités humaines. Bref, les discours des représentants associatifs ont invité à considérer les musulmans non pas comme des croyants, mais comme des individus, dans un geste de ‘‘déconfessionnalisation’’ du groupe. Comment interpréter l’invisibilisation des signes d’appartenance communautaires pourtant appelés par le président à être visibilisés ?

• 62 Au sujet de l’imbrication des catégorisations de race, ethnie et religion voir Tersigni Simona et a (...)
• 63 Concernant les différences entre une apparition privée et publique de collectifs musulmans, voir Ba (...)

46La réponse à cette question nous invite à réfléchir aux modalités d’apparition de groupes sociaux minoritaires dans l’espace public et aux moyens qui s’offrent à eux pour effacer le stigmate et réagir à des situations jugées comme problématiques. Ces derniers pèsent sur le groupe et touchent, par ricochet, ses membres62. Or, il semble qu’afin d’éviter de visibiliser les traits pouvant faire l’objet de critique, l’association organisant l’événement a opté pour la présentation de caractéristiques plus conformes au regard du public. Pour ce faire, elle s’est présentée – ce geste engageant la communauté musulmane plus généralement –, en dévoilant ses traits séculiers et en atténuant des dimensions proprement religieuses de l’identité du groupe63. Cette stratégie peut être jugée à l’aune d’au moins deux interprétations distinctes.

• 66 Lavergne Cécile et Vincent-Mory Claire, « Les ambiguïtés de la reconnaissance. Le cas des luttes de (...)

49Cécile Lavergne et Claire Vincent-Mory ont montré, à travers l’exemple des luttes menées par des organisations issues des migrations, à quel point des marqueurs culturels peuvent peser sur des groupes et les empêcher d’exprimer des revendications de reconnaissance et de visibilité en termes d’égale participation66.

• 67 Pour une discussion sur les formes de reconnaissance, entre identités et égale participation, voir (...)

50Peut-on interpréter l’invisibilisation des traits religieux comme une volonté de la part de l’association d’apparaître autrement ? Répondre à ce questionnement n’est pas facile et engage une réflexion sur les attentes et demandes exprimées par le groupe recherchant visibilité et reconnaissance. Étant donné que ce dernier avait fait de l’événement une occasion d’afficher des signes d’appartenance communautaire, il semble que l’apparition publique effective contredise cette volonté, dans la mesure où c’est bien la valeur sociale de ces individus en tant que musulmans que l’association demandait à faire reconnaître en organisant le jeûne dans l’espace public et non pas une égalité en termes de participation et pour laquelle la mise entre parenthèses des aspects proprement religieux du groupe aurait été justifiée67.

• 68 Goffman Erving, « La situation négligée », in Winkin Yves (textes recueillis par) Les moments et le (...)

51L’observation et l’analyse d’une rupture du jeûne organisée dans l’espace public ont été menées à partir de deux perspectives : la première, microsociologique et descriptive, considérant l’environnement comme un partenaire dans les conduites des hommes et la seconde, de nature plus explicative, examinant les enjeux traités par la théorie de la visibilité et de la reconnaissance. « [La] disposition humaine et matérielle68 » tout comme les discours tenus par les acteurs ont fait l’objet d’une analyse détaillée.

• 69 Voirol Olivier, « Critique de l’invisibilité sociale », art. cit., p. 43.

53D’un point de vue pratique, se présenter publiquement engage la maîtrise d’un ensemble de dispositifs techniques qui soutiennent le niveau d’apparition publique en question, ici celui d’un centre urbain où les acteurs associatifs organisant l’événement convoquent des représentants officiels de la société civile et de l’État. Il s’agit là du procédé de visibilisation, d’un ensemble de techniques relatives à chaque niveau d’apparition, que les acteurs sociaux se doivent de maîtriser afin de pouvoir se montrer publiquement69.