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Dossier

Lieux de cultes laïcs et officiants privés

Les obsèques en crématorium, aux frontières du religieux contemporain
Hélène Peters-Zwingelstein

Résumés

Le développement de la technique de la crémation polarise les institutions religieuses traditionnelles qui refusent souvent d’officier dans les crématoriums. Obsèques religieuses, mixtes, œcuméniques, pratiques originales, syncrétiques et bricolées, etc., c’est aux opérateurs funéraires privés, dans le cadre d’une délégation de service public, de composer avec ces inventions symptomatiques du paysage religieux contemporain. Les maîtres de cérémonie des crématoriums deviennent les officiants et passeurs improvisés de ces nouvelles funérailles hybrides, que leurs formations ou leurs connaissances initiales ne les avaient pas préparés à mener. L’article suit le travail quotidien d’un maître de cérémonie à Paris, interroge les conditions de l’efficacité rituelle dans un tel contexte, et ouvre la question des nouvelles médiations religieuses dans le cadre de la laïcité.

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Texte intégral

  • 1 Hervieu-Léger Danièle, Le pèlerin et le converti, Paris, Flammarion, 1999, p. 61.
  • 2 Selon les termes de l’historien Régis Bertrand, voir Cuchet Guillaume, « La transition funéraire co (...)
  • 3 À propos des ajustements chez les officiants de l’Église catholique, notamment avec l’essor du rôle (...)
  • 4 La crémation, possible en France depuis 1887 et la loi de liberté des funérailles, ne représentait (...)
  • 5 Pour une frange importante du judaïsme – position officielle du Consistoire, notamment –, pour l’is (...)
  • 6 Opérateurs privés dans la grande majorité des cas ; le service est également souvent délégué à des (...)
  • 7 Qui ne distingue juridiquement aucune religion, et qui consiste notamment à garantir pour chacun la (...)
  • 8 Jusqu’au début des années 1990 les crémations se réalisaient le plus souvent en l’absence d’accompa (...)

1Trajectoires du croire (re)converties, en mouvement, mariages interreligieux et compositions familiales mêlées, références multiconfessionnelles idiosyncratiques, affinités individualisées, sélectives, appartenances œcuméniques, ou encore nouvelles spiritualités athées : la « fin des identités religieuses héritées »1, tant observée ces dernières décennies par les chercheurs en sciences sociales, modifie les pratiques de passage, à tous les âges de la vie, et bouleverse également le cadre attendu des obsèques. Une transition funéraire2 majeure touche profondément aux représentations et transforme les pratiques de l’ensemble des acteurs de la chaîne (opérateurs funéraires, officiants religieux), dans tous les espaces où des funérailles peuvent avoir lieu (lieux de culte, chambres funéraires, cimetières, etc.)3. Depuis deux générations, l’une de ses plus importantes manifestations reste l’essor considérable du choix de la crémation4. La réduction intentionnelle accélérée du corps mort que celle-ci induit a suscité la polarisation de différentes institutions religieuses – dont parfois un franc rejet −, et elles résistent, pour certaines, à officier elles-mêmes dans les salles des crématoriums5. À l’heure de mourir aujourd’hui, au cœur de ces transformations contemporaines du paysage religieux, nombreux sont ceux qui se retrouvent ainsi sans lieu de culte institutionnel et sans officiants dédiés pour accueillir des funérailles qui correspondent à leurs croyances et pratiques. Dans ce contexte, de manière originale et inattendue, c’est aux opérateurs privés de pompes funèbres, en tant que délégués du service public des collectivités locales en crématorium6 − investis donc d’une mission publique laïque7 −, que revient la charge symbolique d’administrer ces nouvelles créations rituelles personnalisées. Cette mission inattendue s’inscrit par ailleurs à la suite d’une réflexion de fond menée par certains opérateurs funéraires, depuis trente ans, afin de mieux accompagner cérémoniellement l’acte technique de crémation8. Dans ce contexte singulier, le temps de la cérémonie en crématorium devient un remarquable espace de manifestation de modes de croire affinitaires composites, qui ne trouveraient parfois pas d’autres sanctuaires où s’exprimer, dont l’originalité tient aussi à leurs imbrications complexes avec les pratiques non croyantes et/ou non institutionnalisées qui s’y développent conjointement.

  • 9 Hervieu-Léger Danièle, Le pèlerin et le converti, op. cit., p. 251.
  • 10 Les pratiques décrites en crématorium dans cet article révèlent de manière accentuée des tendances (...)

2Véritable loupe grossissante révélatrice de ces phénomènes qui s’y concentrent quotidiennement, le crématorium constitue un lieu privilégié d’observation des « bricolages » liés à la « crise de la validation institutionnelle du croire »9. Au cœur de ces nouveaux lieux d’expressions cultuelles, administrant ces phénomènes populaires émergents – parmi les différentes missions pratiques qu’ils doivent accomplir − les maîtres de cérémonies des crématoriums se font ponctuellement (i.e. à « mi-temps »), et avec plus ou moins de succès les passeurs d’inventions liturgiques inédites auxquelles leurs vocations, formations, ou connaissances initiales ne les avaient bien souvent pas préparés. Dans cet article, je m’intéresserai à ces nouveaux officiants improvisés, aux différents registres avec lesquels ils doivent alterner et composer, ainsi qu’aux questions religieuses contemporaines de fond que leur activité rituelle originale révèle10.

  • 11 Premier crématorium de France des points de vue historique, cérémoniel, et du nombre d’opérations t (...)
  • 12 La construction d’un nouveau complexe funéraire intramuros est prévue pour 2024.

3Paris, capitale cosmopolite et effervescente, exemplifie pleinement le complexe environnement pratique et croyant, mouvant, au cœur duquel leur travail se situe. Au crématorium du Père-Lachaise11, unique crématorium parisien12, véritable miroir sociographique des nouveaux faits religieux populaires contemporains, je suivrai tout d’abord Ulysse, l’un des maîtres de cérémonies du site, au cours d’une journée type, au cœur des phénomènes rituels syncrétiques qu’il coordonne quotidiennement. J’interrogerais ensuite plus généralement, du point de vue des employeurs, certains attendus fonctionnels du métier, qu’ils soient empiriques ou cérémoniels. Cet aperçu contextuel, mis en perspective avec certains aspects théoriques du « mourir » contemporain, permettra de poser concrètement ensuite la question des conditions de l’efficacité rituelle. Ceci me conduira à rechercher, au-delà de la stricte dimension professionnelle du métier, les critères qui définissent, dans ce sens, un bon maître de cérémonie. Aux frontières définitionnelles d’un religieux contemporain poreux, les éléments soulevés lors de cette étude de cas pratique permettront alors d’interroger la nature des médiations réalisées par les maîtres de cérémonie en crématorium, entre représentations et pratiques (populaires ou institutionnelles), mémoire et renouveau, diversité et cohérence, politique et imaginaire.

  • 13 Société d’économie mixte de la Ville de Paris qui était délégataire, jusqu’en septembre 2019, de la (...)

4Les observations de première main sur lesquelles se fonde ce travail sont issues d’un terrain ethnographique participant de deux ans, entre juillet 2017 et septembre 2019, au sein des Services Funéraires de la Ville de Paris13. J’y suis intervenue en tant que « déléguée aux questions cérémonielles et sociétales ». Cette mission de recherche appliquée a consisté, en interaction avec les équipes opérationnelles de maîtres de cérémonies en crématoriums et en cimetières, à réaliser plusieurs séries d’ateliers de réflexion portant sur leur métier et leurs pratiques, ainsi qu’à élaborer des outils adaptés à leurs besoins rituels, notamment des trames et référentiels de cérémonies laïques. J’ai également suivi individuellement les différents maîtres de cérémonies au quotidien, durant les cérémonies, et travaillé avec chacun d’entre eux au cours d’échanges personnalisés. C’est dans ce contexte que j’ai pu observer directement certaines actions décrites dans le texte. Ceci m’a également conduit à me poser concrètement la question de l’efficacité dont certains d’entre eux semblaient tout particulièrement faire preuve, ainsi que celle des ressorts de la légitimité dont ils bénéficiaient auprès de leurs collègues et des familles en deuil.

  • 14 Aubin-Boltanski Emma, Lamine Anne-Sophie, Luca Nathalie, « Vers une socio-anthropologie du croire. (...)
  • 15 Ibid.
  • 16 Ibid, p. 222.

5Les éléments empiriques présentés ici servent une approche socio-anthropologique pragmatique d’un « croire » envisagé non pas dans sa substance ou son contenu explicite, mais, ainsi que le décrivent Emma Aubin-Boltanski, Anne-Sophie Lamine et Nathalie Luca, « comme engagement relationnel, comme système d’actions et comme processus dynamique »14, c’est-à-dire « une large diversité d’actes qui (…) supposent une attitude et un objet de croyance, ou qui, au contraire, ne s’appuyant sur rien de tel, sont eux-mêmes déclencheurs d’engagement »15. Cette démarche attentive à l’énonciation (plus qu’à l’énoncé) et à la performance, à ce « qui est en train de se dire, et aussi (…) ce qui est en train de se faire »16, nous portera progressivement, depuis les pratiques décrites dans les salles du crématorium, vers la question des représentations, de l’imaginaire et des différents niveaux de « religieux » plus systémiques, implicites, auxquels les faits exposés me semblent renvoyer.

Une journée comme une autre, au crématorium du Père-Lachaise

Créations explicitement religieuses

6Crématorium du Père-Lachaise de Paris - grande salle de la Coupole.

7Ulysse, maître de cérémonie habitué des lieux, installe le cercueil sur tréteaux, avant que la famille et les proches de la défunte, septuagénaire très entourée, n’entrent et ne s’installent. Tout a été prévu avec beaucoup d’attention, en amont, quelques jours auparavant, entre lui et l’époux de la défunte, chargé de l’organisation de ses obsèques. Des lectures, quelques prises de paroles familiales, un geste d’hommage simple sur une musique de Schubert. L’ensemble de la cérémonie, qu’il s’agisse des témoignages des proches de la défunte (époux, enfants), des choix musicaux, ou des livrets distribués à l’assistance, est placée sous le signe de la pudeur et de la sobriété.

8Un élément cependant attire l’attention plus que les autres. Il s’agit de la réalisation d’un premier office religieux, ou plutôt interreligieux, d’une vingtaine de minutes, qui initie le recueillement. Après l’accueil et l’annonce du déroulement de la cérémonie, réalisés au pupitre par Ulysse, et avant que celui-ci ne récupère la parole pour orchestrer les témoignages des proches, un prêtre et un rabbin prononcent en effet deux allocutions, inspirées par la défunte et sa personnalité. Femme de tête, elle sera la femme vertueuse du Eshet ’Hayil prononcé par le rabbin. Née juive, devenue catholique durant son enfance au Maroc, sa conversion n’a en effet jamais représenté une négation de ses racines juives. L’intervention de ces deux officiants institutionnels distincts témoigne de son parcours, et reconstitue, au moment des obsèques, une image complète de sa trajectoire croyante et affective, sous toutes ses facettes, dont celle de son lien maintenu à sa famille juive. Ulysse distribue la parole et lie les différents discours entre eux, grâce à des ponctuations thématiques ou des reprises. C’est lui déjà qui avait préparé l’articulation pratique de cet échange interconfessionnel avec le prêtre et le rabbin, avant la cérémonie.

  • 17 Dont les membres (laïcs ou issus du clergé) sont missionnés par l’évêque pour intervenir lors des c (...)

9À l’issue de cet hommage, la famille et les proches sortis de la salle, c’est à présent une cérémonie « mixte » d’un autre type qui suit dans la Coupole. Le défunt est un jeune homme d’une vingtaine d’années, mort accidentellement. N’ayant laissé aucune volonté particulière, ce sont ses parents qui ont construit au mieux, quelques jours avant, avec le maître de cérémonie, un hommage improvisé. Quel rapport à la religion pouvait bien maintenir leur enfant ? Dans leur souvenir, aucun. Mais il est difficile pour eux d’y répondre avec certitude après quelques années d’éloignement géographique. Le père du défunt choisit donc d’opter, un peu dans le doute, pour une cérémonie « mixte », c’est-à-dire partiellement religieuse. Son fils était baptisé, et il souhaite garder une dimension institutionnelle, pour être sûr de bien faire, au cas où cela aurait compté pour lui. Le premier temps de la célébration consistera donc en une bénédiction réalisée par un membre de la Pastorale des funérailles catholiques17. La seconde partie sera entièrement dédiée aux témoignages plus personnels − c’est-à-dire aux prises de parole commémoratives des proches, aux diffusions de musiques, de photographies −, représentatifs des goûts, de l’histoire et du caractère du jeune adulte disparu. Ce sera le rôle du maître de cérémonie du crématorium d’orchestrer cet ensemble composite, de coordonner l’action de la Pastorale avec la conduite de l’hommage consécutif qu’il dirigera entièrement lui-même.

10L’intervention de la Pastorale catholique des funérailles au crématorium est fréquente. Elle est demandée par les familles, dans le cadre de cérémonies mixtes, ou entièrement catholiques, pour près d’une cérémonie sur trois. Parfois, les familles souhaitent un rappel confessionnel, sans aller jusqu’à faire intervenir des clercs ou des laïcs missionnés. Elles demandent alors directement aux maîtres de cérémonie de mener une prière – parfois aussi une lecture de l’Évangile − ou d’orchestrer un geste de bénédiction au moment du salut au cercueil. Pour certains maîtres de cérémonies cette demande peut heurter : elle va à l’encontre de leur propre foi, ou, au contraire, en tant que croyants, ils considèrent qu’ils n’ont pas à prendre la place d’un clerc. Ulysse, comme la majeure partie de ses collègues du crématorium − quelles que soient leurs confessions ou croyances −, s’y prête sans que cela ne lui pose de problème personnel, éthique ou moral. Cette demande n’est d’ailleurs pas propre uniquement au catholicisme et il est arrivé à Ulysse, même si ce cas reste plus rare, de réciter un Kaddish pour l’assistance, par exemple, devenant ainsi ponctuellement officiant multi-cultes.

  • 18 Le mouvement de la Soka Gakkai est originaire du Japon, pour autant la branche présente durant l’ac (...)
  • 19 L’« hommage au sutra du lotus de la Bonne Loi ».
  • 20 Attribué parfois à Charles Péguy ou à saint Augustin selon les sources.

11Pas de demande en ce sens pour le groupe qui prend place actuellement dans la salle de la Coupole ! Il s’agit d’une grande cérémonie pour un membre du mouvement bouddhique de la Soka Gakkai18, venu avec son propre responsable spirituel. Le défunt est un homme, cadre d’une multinationale, d’une cinquantaine d’années. La cérémonie n’a pas été préparée en amont avec le maître de cérémonie qui va devoir entièrement s’adapter pour accompagner la logistique d’une pratique qu’il ne connaît en rien. La grande salle est pleine à craquer. Elle vibre immédiatement au son bourdonnant de la récitation en boucle du mantra Nam-Myoho-Renge-Kyo19, durant plusieurs dizaines de minutes d’affilée. Notre maître de cérémonie distribue ensuite des prises de paroles. De manière tout à fait banale, et pourtant, dans ce contexte, assez inattendue, c’est un passage du renard du Petit Prince de Saint Exupéry, le poème La nuit n’est jamais complète de Paul Eluard, puis le texte La mort n’est rien20 − tous trois très fréquemment choisis par les familles lors d’obsèques moins religieusement connotées −, que les proches ont sélectionnés. La cérémonie prend alors de manière inattendue une tournure mixte plus classique. Le maître de cérémonie reprend d’ailleurs la main pour le conventionnel geste d’adieu au cercueil, qu’il guide ensuite vers les parties techniques.

  • 21 Qui comprend notamment des pratiques domestiques et l’immersion des cendres.

12Les « parties techniques » : l’espace autour des fours dans lequel a lieu, concrètement, l’acte de crémation. Elles sont, avant toute chose pour des raisons de sécurité − mais aussi pour des motifs sensibles − inaccessibles au public. Cette contrainte n’est pas toujours clairement intégrée ou acceptée par les proches, et Ulysse en sait quelque chose : un samedi, à l’issue d’une cérémonie qu’il avait réalisée pour une famille de religion sikh, récemment installée dans la ville, celle-ci avait eu la surprise de découvrir que la crémation du corps de leur défunt serait réalisée de manière « différée » (c’est-à-dire non immédiatement suite à la célébration), et qu’ils ne pourraient pas (la législation française ne le permet pas) participer personnellement au geste de l’introduction du corps dans le four alors qu’il est d’usage, dans la coutume, que les proches accompagnent l’action de crémation sur le corps mort. Ceci signifiait également qu’ils ne pourraient pas récupérer les cendres le jour même et effectuer immédiatement la suite du rituel traditionnel21. La famille avait alors manifesté son désaccord de manière très démonstrative, voire menaçante. Ulysse, seul avec un conducteur de four ce samedi-là au crématorium, s’était arrangé avec ce dernier pour improviser une crémation « directe » (immédiate), et permettre aux proches un accès visuel, derrière des vitres, aux parties techniques. Famille et maître de cérémonie ont ainsi renégocié ce jour-là, de manière improvisée et personnalisée, le rituel multiséculaire afin qu’il reste efficace, en accord avec les contraintes légales et techniques en vigueur.

13Les phénomènes religieux, traditionnels revisités, mixtes ou totalement syncrétiques, se succèdent ainsi de manière inattendue, parfois soudaine, dans le crématorium. Les maîtres de cérémonie ont pour mission de tous les accompagner, dans leurs dimensions matérielle et pratique, ainsi qu’en tant qu’officiants. Presque une « routine » pour ceux dont on a parfois l’impression que plus rien ne peut surprendre.

Créations sans énoncé religieux ou croyant

  • 22 Chaque délégation communale en fixe les conditions ou limites.

14La délégation de service public qui détermine les conditions d’exercice des opérateurs funéraires privés précise d’ailleurs la possibilité pour les familles de personnaliser totalement et librement les cérémonies22, qu’elles soient considérées comme religieuses ou non. Les créations hybrides, parfois exubérantes, des familles ne se limitent donc pas aux demandes d’ordre croyant, elles se rencontrent tout autant, avec des formes tout à fait comparables de créativité composée, ainsi qu’une même structure fortement singularisée, lors des cérémonies entièrement sécularisées.

15Terminons cette journée dans la salle de la Coupole avec Ulysse, par un dernier exemple illustratif. La défunte est une femme d’une soixantaine d’années, écrivaine. Son fils est l’organisateur des funérailles. Afin de personnaliser l’hommage, il a demandé à Ulysse de lire de longs passages d’un journal érotique qu’avait publié sa mère. Pendant qu’Ulysse s’exécute, le fils se tient à la droite du pupitre de lecture, une marionnette de tyrannosaure à la main. Il mime, avec sa marionnette, les scènes suggestives récitées par le maître de cérémonie. Celui-ci n’a été prévenu de cette demande que quelques minutes avant d’entrer en salle. Est-il surpris ou décontenancé ? Il n’en laisse rien paraître en tout cas. « Pas plus… », me confiera-t-il d’ailleurs après coup, que la semaine précédente, lorsque des proches rassemblés pour la cérémonie d’un artiste décédé s’étaient soudainement tous mis, au moment du geste d’hommage, non pas à déposer les fleurs sur le cercueil comme le fait l’assistance le plus souvent, mais à manger impassiblement les roses, les unes après les autres − en l’honneur peut-être de l’originalité singulière de leur ami ?

  • 23 Plusieurs cas de cérémonies mixtes vont dans ce sens, comme par exemple une cérémonie à la fois bou (...)

16Qu’elles soient revendiquées comme religieuses, areligieuses, spirituelles ou athées (voire tout cela à la fois23), de nouvelles formes de ritualités hybrides accompagnent de manière démonstrative l’accroissement du choix de la crémation. Le crématorium apparaît comme un laboratoire en actes, un espace privilégié de fabrique de ces nouvelles pratiques, déclinant des modes complexes du « croire », difficiles à appréhender dans leur variété foisonnante. Faits populaires émergents, nouvelles pratiques signifiantes imbriquées, a priori déconnectées de toute substance religieuse ou, au contraire, envisagées comme croyantes ; d’une manière générale, ce qui caractérise le plus la transition funéraire en cours reste bien, non pas la seule multiplicité des faits, mais aussi leur coexistence simultanée, au cœur de ce qui compose un même ensemble, un même « tout » polymorphe.

17C’est dans la coordination de ce système interactif que réside la mission des officiants chargés de leur expression efficace. Or, sur l’ensemble du territoire, ce sont souvent à des opérateurs privés, dont les objectifs d’entreprise peuvent parfois être éloignés de ces considérations, qu’il revient de gérer cet entrelacs, dans le cadre délégué de la laïcité publique. Pris dans un marché concurrentiel, au carrefour de contraintes économiques et politiques, comment sont donc recrutés, formés, accompagnés, les hommes et les femmes chargés d’administrer un tel enchevêtrement rituel ? Un bref aperçu sociologique du métier de maître de cérémonie nous permettra de mieux mettre en relief la nature de leurs actions complexes.

Métier : maître de cérémonie

Profils et critères de recrutement

18Existe-t-il un maître de cérémonie-type ? L’exemple de la structure de l’équipe en place au crématorium du Père Lachaise au moment de mon observation semble indiquer que non. En revanche, certaines compétences ou attentes autour de la fonction, voire de motivations personnelles des agents, se rejoignent de manière signifiante. Nous en décrirons tout d’abord ici, à titre illustratif, certains traits caractéristiques.

  • 24 Sous contrats fixes (CDI principalement). Un prestataire libéral intervenait parfois en complément.
  • 25 Tout comme d’anciens du monde de la restauration, pour lesquels s’ajoute fréquemment le souci de se (...)

19Les sept maîtres de cérémonies qui travaillent sur place24 proviennent d’horizons très différents. L’équipe se compose d’autant d’hommes que de femmes, ayant entre vingt-cinq et soixante ans. Certains ont suivi un parcours classique dans les pompes funèbres et ont évolué dans le métier (porteurs de cercueils, puis techniciens de convoi, conseillers funéraires, etc.), avant de devenir maîtres de cérémonie en crématorium. D’autres peuvent venir de la gendarmerie ou de l’armée. Le strict respect des ordres, des horaires, des procédures est en effet une compétence utile dans le travail. Ce profil se rencontre assez fréquemment dans la profession25. Complètement à l’inverse, on retrouve également des profils provenant du monde du spectacle : école du cirque, anciens membres de troupes de théâtre de rues, par exemple. Il faut dire que les maîtres de cérémonie doivent savoir prendre la parole en public et improviser, nous l’avons observé, face à des situations inattendues ou imprévues. Enfin, ils doivent également composer avec les émotions jaillissantes de l’assistance (ils se retrouvent à l’occasion, au fil de la cérémonie, au cœur de conflits familiaux, ou, a contrario, dans des moments de sincères réconciliations). C’est dans cette dimension d’accompagnement, empathique, plus émotionnelle (voire psychologisante) que certains maîtres de cérémonie se retrouvent, parfois suite à des reconversions professionnelles, dans une recherche de « sens ».

20Émotion, création performative, curiosité, utilité, service, ou encore, à rebours, ordre, procédures et discipline… Les motivations et compétences nécessaires pour intégrer ce métier sont variées. Elles correspondent aux différentes facettes des missions du maître de cérémonie, qui comprennent, pour des raisons économiques, une forte dimension logistique.

21Le métier de maître de cérémonie est en effet soumis à des contraintes pratiques importantes, qui conditionnent le recrutement des personnels et leur fonction dans l’entreprise. La réalisation d’une cérémonie consiste aussi à préparer la salle en amont, gérer les flux de personnes, transporter les fleurs apportées par les proches, coordonner l’équipe des porteurs de cercueils des opérateurs funéraires, lancer depuis un ordinateur des passages de musiques et les diaporamas de photographies, manipuler et transporter le cercueil, nettoyer la salle à l’issue de la cérémonie, etc. le tout dans le strict respect des horaires impartis au temps de cérémonie.

  • 26 En raison de l’explosion de la demande dans la ville et de la pénurie d’infrastructures disponibles (...)
  • 27 Ces crémations correspondent à des marchés publics et constituent des actes purement techniques, gé (...)

22La tenue des horaires reste un enjeu majeur de leur travail. Le maître de cérémonie doit tenir son temps afin de ne pas empiéter sur celui réservé à la famille suivante, et surtout, afin de ne pas pénaliser le planning technique des crémations prévues dans des contraintes d’emploi du temps très précises. Dans un crématorium comme celui du Père Lachaise, dont les créneaux horaires sont saturés par les demandes des familles26, et qui doit également jongler sur ses heures creuses avec des crémations dites « administratives » (déchets anatomiques en provenance des hôpitaux, crémation de corps issus du don des corps à la science, de corps de fœtus, de corps exhumés administrativement, etc.27), la pression du planning est en effet omniprésente. Elle représente pour la direction générale un enjeu économique et rentable prioritaire, ainsi qu’une exigence politique de premier ordre de sa délégation de service public. Elle représente aussi une tension, parfois, avec les attentes de familles, qui peuvent se trouver dans une sensation de ralenti émotionnel au moment des obsèques, et qui souhaitent prendre le temps en cérémonie pour se recueillir auprès de leur défunt. C’est donc aussi, et pour beaucoup, sur la capacité à tenir ses délais et les attributions logistiques de son poste, qu’un maître de cérémonie sera évalué, et non sur sa seule capacité cérémonielle, telle qu’entendue par les familles.

  • 28 À travers le financement de postes dédiés ou le recrutement ponctuel de consultants. À titre d’exem (...)
  • 29 La formation théorique globale comprend généralement les matières suivantes : hygiène et sécurité, (...)

23Le développement de cette compétence rituelle d’ailleurs, de même que la formation des équipes aux différents cultes et religions, restent souvent limités et très empiriques. Aucun agent à l’origine, nous l’avons vu, n’est expert, ni même particulièrement connaisseur, de ces questions. Si certains opérateurs (comme celui au sein duquel j’ai effectué mon travail de recherche appliquée) investissent dans la formation continue de leurs troupes sur ces sujets28, cette démarche est loin de représenter la majeure partie des cas de la profession. Il s’agit pour les maîtres de cérémonies de passer, en début de carrière, une simple habilitation répondant à quelques heures de formation sur ces thèmes29, puis, l’évolution des savoir-faire se réduira le plus souvent, de manière informelle, à des échanges entre pairs, voire à des expérimentations directes, plus ou moins fructueuses, sur le terrain.

24Le maître de cérémonie en crématorium est un maillon d’une chaîne économique, salarié d’un opérateur souvent privé, qui a remporté sa délégation de service public communale suite à un appel d’offre, dont l’un des critères d’attribution reste une promesse financière de redevance au déléguant. La stricte maîtrise des coûts, dont les frais salariaux, participe de la rentabilité nécessaire à la réalisation de cette promesse à la ville. Le poste de maître de cérémonie est d’ailleurs fréquemment considéré comme un emploi peu qualifié, et le salaire reste en général, pour la plupart des opérateurs funéraires, bas − aux alentours du SMIC en moyenne pour un maître de cérémonie débutant, avec des perspectives d’évolution salariale limitées selon les entreprises. Ceci n’attire souvent que peu de candidats lorsqu’un poste se libère : les recrutements sont difficiles, les critères de sélection conséquemment plus limités, les départs nombreux, l’absentéisme fréquent.

25Pour autant, nous l’avons vu, la fonction du maître de cérémonie ne se limite pas à des éléments logistiques, elle inclut l’accompagnement des demandes spirituelles, croyantes et rituelles que nous avons observées, une dimension plus « sensible », invisible, autrement qualifiée. Attentes de certains opérateurs en termes de fonctionnalité de leurs équipes et attentes cérémonielles face aux familles ne semblent donc pas toujours coïncider. La bonne réalisation des cérémonies constitue pourtant toute la différence entre une simple offre de service événementiel, commercial ou marketing, et une opération rituelle aboutie. La compétence du maître de cérémonie sur ces points conditionne la réussite des pratiques qu’il coordonne. Elle est ressentie, connue par ceux du métier qui distinguent immanquablement celui qui est un bon maître de cérémonie, de tous ceux qui ne le sont pas. Les bons sont respectés dans la profession, demandés sur les grands événements par les opérateurs de pompes funèbres, et les familles, reconnaissantes, font savoir leur contentement. Mais la pente créative est glissante. Les résultats rituels incertains : lectures prononcées sans conviction, choix de mots maladroits, manque de préparation, tenue vestimentaire inadéquate, familles qui se sentent contraintes par les cadres horaires, etc. ; il est souvent simple d’identifier les raisons d’une cérémonie ratée ou mal réalisée par un maître de cérémonie. Il est toutefois plus difficile d’évaluer objectivement à quoi tient la réussite de certaines autres. Malgré les efforts que beaucoup de maîtres de cérémonies déploient, certaines pratiques restent vides et non efficaces, tant pour les officiants que pour les familles, parfois consternées du manque d’épaisseur symbolique des obsèques contemporaines. D’autres acteurs plus exceptionnels, en revanche, semblent parvenir à conférer systématiquement du « sens » aux cérémonies qui leur sont confiées. Au-delà de l’aspect mesurable et logistique du métier, quels sont donc les éléments qui permettent de faire un bon maître de cérémonie, c’est-à-dire, un opérateur rituel efficace et légitime ? Afin d’apporter quelques premiers éléments de réflexion sur ce point, je présenterai à présent, plus en détail, la manière d’investir leur travail de trois maîtres de cérémonie du crématorium observé, considérés de manière unanime comme de bons opérateurs rituels.

Ulysse et les bons maîtres de cérémonie 

  • 30 Doubles vies, familles recomposées surprenantes, etc.

26Ulysse, que nous avons suivi dans la salle de la Coupole, est l’un des professionnels les plus reconnus dans la région. C’est à lui que les cérémonies délicates ou importantes (en présence de politiciens, de personnalités, pour la ville, ou comportant certaines difficultés singulières) sont confiées. C’est aussi vers lui que se tournent beaucoup d’autres maîtres de cérémonie de l’équipe lorsqu’ils ont une question ou besoin de conseils. À quarante ans, universitaire diplômé en gestion culturelle et en littérature, il a longtemps pensé travailler dans le milieu du théâtre. L’attrait pour des métiers plus concrets − sans doute plus sûrs − l’a conduit, en parallèle, à commencer des petits boulots en pompes funèbres, jusqu’à s’y consacrer totalement et désinvestir l’idée artistique qui l’animait à l’origine. Les dimensions intellectuelles et artistiques participent encore toutefois de son travail. Les surprises dont il fait l’expérience quotidiennement, la spontanéité sincère des émotions que les familles expriment en cérémonie, bien souvent en dehors des cadres attendus, lui fournissent un espace performatif original et puissant : sans rapports préconçus, dans l’ajustement improvisé, la rencontre. Celle-ci passe pour lui par la découverte d’exemples de structures familiales qui l’étonnent et le questionnent, de relations humaines originales, qui rompent avec les modèles classiques, et qui, selon ses propres termes, « marchent quand même ! »30. Depuis son pupitre, il observe ainsi le monde qui l’entoure, y prend part, tout en gardant une position un peu extérieure, en retrait. Cela correspond sans doute à son caractère, lui permettant d’être à l’autre / d’être au monde dans un mode relationnel décentré qui lui convient. Ulysse consacre une grande partie de son temps personnel (soirées, week-ends) à la préparation de cérémonies, à parfaire ses interventions, à la recherche de textes, de citations, de musiques ; à mieux connaître, à la lumière des grands auteurs qu’il explore, les spiritualités ou sensibilités de chacun. Les contraintes administratives et logistiques de son emploi font qu’il n’a matériellement pas le temps de réaliser ces préparations au travail. Tout ce temps, nécessaire pourtant à la bonne réalisation des missions qui lui sont confiées, n’est pas comptabilisé dans son salaire, ni récupéré. Il « donne » ainsi de sa personne, sensiblement et intellectuellement, au-delà des seuls critères contractuels et fonctionnels de son emploi.

27Au crématorium du Père Lachaise, deux autres maîtres de cérémonies, deux femmes, Muriel et Lilia, sont particulièrement appréciées de la profession et des familles. Leur profil est très différent de celui d’Ulysse. Si elles aussi s’investissent en plus, c’est sur le plan personnel, émotionnel, que cela se réalise, dans un autre lien qu’elles développent avec les familles.

28Muriel a une cinquantaine d’années. Elle est devenue maître de cérémonie après une expérience personnelle de deuil (celui d’un jeune adulte de sa famille). Très bien accompagnée à cette époque par un maître de cérémonie, elle a découvert le métier, son importance, et a décidé de quitter son travail de communicante sur internet pour s’investir dans cette mission, qu’elle trouve utile pour les autres. C’est cette dimension qui anime son action depuis trois ans. Elle est par ailleurs convertie au judaïsme, mais cette dimension n’intervient pas directement dans son travail.

29Ce n’est pas le cas de Lilia, dont les croyances conditionnent en partie sa manière d’opérer en cérémonies. À cinquante-neuf ans, elle travaille depuis longtemps dans le métier, après avoir exercé auparavant des activités commerciales. Il serait difficile de qualifier institutionnellement ses références religieuses personnelles. Les événements lui apparaissent souvent comme des signes et des synchronicités, notamment en rapport avec les morts dont elle a la responsabilité cérémonielle et, qu’à sa manière, elle semble comprendre. Elle a parfois le sentiment de ressentir ce que souhaiterait le défunt (par exemple quelles chansons, ou quelles musiques lui conviendraient), ou dans quelles conditions celui-ci « se trouve » au moment de la cérémonie − s’il est apaisé ou non, par exemple −, et adapte parfois le ton de son discours en fonction. En parallèle de son travail de maître de cérémonie, elle a créé sa propre structure entrepreneuriale qui propose des services spirituels de méditation, réalisation de thèmes astraux, etc. Elle n’évoque jamais directement tout ceci avec les proches des défunts en crématorium.

30Lilia, Muriel et Ulysse représentent trois exemples différents de bons maîtres de cérémonie, dont l’efficacité de l’action cérémonielle est reconnue. Ils s’investissent, tous trois, au-delà des aspects purement matériels, administratifs et logistiques de leur fiche de poste « métier » proprement dite. À titre intellectuel, sensible ou spirituel, selon leurs propres affinités singulières, peut-être trouvent-ils dans l’exercice de leur mission une voie de réalisation personnelle ? Ce retour intersubjectif détermine-t-il leur performance et leur agentivité spéciale ? Suivant cette piste, j’essaierai de comprendre certains ressorts de l’alchimie qu’opèrent avec succès ces agents auprès des familles, malgré leurs motivations et leurs profils bien distincts. Un détour théorique préalable par les représentations à l’œuvre durant les obsèques contemporaines nous permettra d’éclairer sous un autre angle, dans un second temps, le cadre imaginaire et symbolique dans lequel s’inscrit l’action de nos maîtres de cérémonies.

Articulation rituelle

Subjectivation et « mort incertaine »

  • 31 Déchaux Jean-Hugues, « Un nouvel âge du mourir : “la mort en soi” », Recherches sociologiques, vol. (...)
  • 32 Déchaux Jean-Hugues, « La mort incertaine » in Dreyer Pascal, Faut-il faire son deuil ?, Paris, Aut (...)
  • 33 Ibid, p. 194.
  • 34 Idée communément admise, notamment dans le secteur des professionnels du funéraire, influencée par (...)
  • 35 Selon les termes empruntés à Becker, Howard S. Outsiders. Études de sociologie de la déviance, trad (...)
  • 36 Dominique Memmi note également cette tendance dans son travail sur l’évolution des sensibilités env (...)
  • 37 Déchaux évoque pour l’illustrer le syndrome « Sinatra » décrit par le sociologue Tony Walter (Décha (...)

31Les travaux de Jean-Hugues Déchaux invitent à une réflexion à plusieurs niveaux sur ces questions. Tout d’abord, il envisage un modèle contemporain manifeste de « bonne mort », qui serait corrélé à une croissante subjectivation des pratiques ; une « intimisation » de la mort, qu’il qualifie de « mort en soi »31. Celle-ci mobiliserait pleinement la personnalité, l’être du défunt : il s’agit de « mourir en sujet »32, la mort paraissant comme un ultime accomplissement de soi. « Le rôle de l’accompagnant », dans un tel contexte, devient alors « celui d’un “accoucheur” qui aide à “se mettre complètement au monde avant de disparaître” »33. En croisade dans une lutte contre un néfaste déni contemporain de la mort34, les opérateurs de la chaîne funéraire se projetteraient, en véritables « entrepreneurs de morale »35, comme les responsables de liens perdus entre vivants et morts, garants du respect dû au mort (et à son corps)36. Cette subjectivation assistée par des professionnels engagés, se traduirait, au moment de la cérémonie d’obsèques, par une forte personnalisation des gestes et paroles autour de ce qu’était, ou de ce qu’aurait voulu le défunt37, réalisés grâce à l’implication active de ses proches et de sa famille (prises de paroles, réalisation de montages photographiques, choix musicaux, etc.).

  • 38 Dans le choix des textes, des musiques, dans les séquences, les étapes du passage.
  • 39 Comme l’ont intégré elles-mêmes certaines autorités religieuses depuis la deuxième moitié du XXe si (...)
  • 40 Déchaux Jean-Hugues, « La mort incertaine », art. cit., p. 202.
  • 41 Ibid.

32Sur le terrain, après quarante ans de déploiement de la crémation et des pratiques qui l’accompagnent, soit maintenant près de deux générations, il est possible d’identifier en cérémonie certaines tendances stables, récurrentes, que l’on pourrait même qualifier de structures communes à ces réalisations, malgré leur diversité38 − même si l’ensemble continue à évoluer. Comme l’ont souligné de nombreux travaux sur le sujet et comme les exemples de célébrations en salle de la Coupole présentés précédemment le montrent également, la personnalisation, autour de la singularité du défunt, en constitue en effet l’un des éléments les plus notables39. Cet aspect ne suffit pourtant pas à construire un temps efficace. En effet, comme le nuance Déchaux dans son travail, la subjectivation ne résume pas à elle seule le mourir contemporain, et, « même si les individus s’y retrouvent en partie, (…) les appartenances classiques (sociales et familiales) ne sont pas pour autant disloquées. La glorification du sujet (“mourir en étant soi jusqu’au bout”) côtoie ce qui reste des appartenances et des affiliations classiques »40. Pour Déchaux, « l’hybridation normative, qui donne lieu à des bricolages rituels et symboliques que l’observateur peine à recenser, est rendue possible par la variété des représentations mortuaires »41. Et alors que l’on associe souvent la grande créativité et l’invention funéraire actuelles à une paupérisation des références normatives usuelles, induisant un inévitable évidement symbolique, Déchaux précise encore :

  • 42 Ibid, p. 205. Une telle persistance des « appartenances classiques réaffirmées à l’occasion d’un dé (...)

« Le déclin des grandes institutions morales et la tendance parallèle à la subjectivation de la mort ont conduit à renforcer l’incertitude normative. La mort est devenue incertaine. Le choix des possibles s’est donc ouvert et découle non pas d’une dissolution des normes, mais de leur abondance et de leur relativisation. Il exige de chacun un travail de réflexion qui consiste à agencer ces normes diverses. C’est ici vraiment que le sujet s’éprouve en tant que tel42. »

33Des représentations plurielles et incertaines mêleraient ainsi affiliations traditionnelles et renouveau, mouvements personnalisés et références classiques ; les sujets s’éprouveraient dans des choix normatifs déroutants. C’est donc au cœur de nœuds symboliques complexes que se situe l’action rituelle de nos maîtres de cérémonie, et qu’elle trouve à la fois sa difficulté et son sens. Nous chercherons à présent à comprendre comment leur travail s’inscrit dans cet ensemble, et à quelles conditions certains d’entre eux parviennent à l’accomplir avec succès, c’est-à-dire, de manière efficace et légitime.

Des sujets… dans le monde

  • 43 Descombes Vincent, « La confrontation des identités » in Barraud Cécile, Iteanu André, Moya Ismaël (...)
  • 44 Dumont Louis, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, (...)

34Les quelques exemples des cérémonies conduites en salle de la Coupole illustrent bien, en pratique, une telle incertitude normative prise entre création et de multiples attaches persistantes : la cérémonie transcendante de la Soka Gakkai reprend, au moment des lectures, des passages de textes a priori non religieux tout à fait habituels, personnalisés, en plus des mantras et soutras ; les traditions crématistes sikhs se renégocient sur site ; les liens familiaux, la parenté, inscrivent in extremis, au cœur d’un temps individualisé, des références religieuses classiques durant les obsèques d’un jeune adulte, entre autres multiples exemples tout aussi illustratifs. Acculturations idiosyncratiques, foisonnements référentiels, valeur sublimée de l’individu, enracinements sous-jacents… on voit comment la cérémonie funéraire manifeste, entre autres, les complexités liées aux reconfigurations actuelles de nos sociétés dites « hybrides », que Vincent Descombes décrit comme points de « l’interaction entre la civilisation mondiale et une culture particulière »43. Celles-ci constituaient, pour Louis Dumont, l’un des grands rendez-vous des études en sciences sociales44, puisque s’y joueraient de nouvelles interactions, troublant les frontières des catégories analytiques préétablies – comme celles du religieux et du politique, de l’individu et de la communauté, etc.

  • 45 Dont les modèles que l’anthropologie a contribué à réfléchir et diffuser largement depuis ses début (...)
  • 46 Hervieu-Léger Danièle, « Rites politiques et religieux des sociétés modernes » in Dianteill Erwan, (...)

35Les représentations funéraires semblent prises dans un travail qui les déborde, au cœur d’une ébullition imaginaire foisonnante. De nouveaux énoncés religieux et/ou sécularisés y sont apparus, accompagnant depuis près de deux siècles l’assise de l’individualisme idéologique contemporain et les différentes étapes de la construction de la laïcité moderne. Des rencontres réelles ou fantasmées, conflictuelles ou désirées, avec d’autres modèles, d’autres possibles − sur le sol ou à l’étranger, lors de conflits, de mouvements de population, avec la diffusion des travaux de sciences humaines45, l’essor du tourisme, au fil de reportages, d’émissions, en fiction, films, par écrit ou sur écrans, etc. − ont rejoint en mémoire des pratiques et liens séculaires déjà-là. La mémoire sociale, continûment intégrative, actualisée au fil de ces découvertes, compose aujourd’hui un espace de référence polyfacétique. La profusion systémique des images de l’« Autre » dans cet ensemble démultiplie proportionnellement les possibles identitaires, dans une ultra-modernité, caractérisée notamment, comme le souligne Danièle Hervieu-Léger « par l’avènement psychologique de l’individu (le primat accordé à la réalisation de soi) »46.

  • 47 Dans le cadre de contrats de prévoyance obsèques ou de demandes formulées en amont à leur entourage

36Les demandes des familles (et, anticipées, des défunts47), malgré leur diversité formelle, s’inscrivent toutes dans cette même source luxuriante de potentialités : un système de la variété, implicitement enraciné. La valeur subjective de l’individu, au cours des cérémonies d’obsèques, prend son sens, en substrat, en tant qu’être dans ce monde, c’est-à-dire pris dans cet imaginaire social polyforme, qu’il s’agisse du contexte d’une sobre cérémonie œcuménique ou de la mise en scène en l’honneur de l’écrivaine érotique au Tyrannosaure, que l’hommage contienne explicitement un énoncé religieux, ou pas. De là la difficulté des familles au moment des funérailles, et la question des conditions de l’efficacité rituelle : il ne s’agit pas simplement de sélectionner des normes à tout va et de les associer au hasard, mais de réaliser cette opération dans le cadre d’un univers de référence, qui, si Déchaux le qualifie d’incertain, n’en reste pas moins cohérent. La cérémonie met en relation le défunt et toute l’assistance rassemblée, au cœur de leur environnement implicite partagé, de leur monde commun. La singularité n’est pas aussi libre qu’elle n’y paraît, ou du moins, ne s’agit-il pas de créations en roue libre. L’inventivité compose avec le respect de la valeur ultime accordée à l’individu, certes, mais envisagé dans des attaches qui le débordent. Afin d’identifier les « possibles » rituels (et de les distinguer des non-possibles), les maîtres de cérémonie sont ceux vers lesquels les familles se tournent, en crématorium, en tant que prescripteurs.

  • 48 Houseman Michael, « Qu’est-ce qu’un rituel ? », L’autre, vol. 3, 2002, p. 534.
  • 49 L’« efficacité pratique, qui fait émerger de l’action elle-même des réalités relationnelles nouvell (...)
  • 50 Turner Victor W., From ritual to theatre. The human seriousness of play, New York, Columbia Univers (...)

37« Les rituels ne disent pas tant les choses (…) qu’ils ne les agissent »48, explique Michael Houseman. En actes, de fait, durant le rituel d’obsèques, les maîtres de cérémonie vont rituellement asseoir, affirmer, créer, nouer cette position relationnelle du défunt, en lien à l’ensemble. L’action du maître de cérémonie durant la création des funérailles, lorsqu’elle est aboutie, loin de se limiter à une récitation mécanique de mots ou à un enchaînement de gestes, se fait don relationnel49. La scène des obsèques devient alors pleine « performance » − de l’ancien français par-fournir : donner entièrement50.

  • 51 Hervieu-Léger Danièle, « Rites politiques et religieux des sociétés modernes », art. cit., p. 15.

38Le rite, précise encore Danièle Hervieu-Léger, « se distingue spécifiquement par le caractère extra-empirique de l’efficacité qu’il recherche »51. Et c’est là sans doute, dans une articulation métempirique originale, invisible, que tient la différence efficace entre nos bons maîtres de cérémonie et les autres : ils possèdent une capacité opératoire de connexion à cette transcendance imaginaire partagée et implicite qui englobe les singularités manifestes. Nos bons maîtres de cérémonie se positionnent dans une saisie globale (qu’elle soit sensible ou intellectuelle) de ce référentiel social, complexe, du groupe. Cette capacité leur permet d’en devenir ponctuellement, durant la cérémonie, des administrateurs symboliques efficaces. Leur action rituelle construit une relation signifiante, entre individu et collectif, vivants et morts, événement et mémoire partagée.

  • 52 Au sens dumontien du terme, « système de représentations (idées-et-valeurs) » (Dumont Louis, Essais (...)

39On voit comment l’investissement en plus, subjectif, d’Ulysse – son temps, sa curiosité, son apport de références – participe de sa navigation rituelle agile dans l’ensemble qui enveloppe ce procès. Son propre imaginaire personnel riche, constamment actualisé, lui permet d’interagir avec tous et affûte sa capacité d’adaptation. Chaque création cérémonielle personnalisée qu’il coordonne constitue aussi pour lui une fenêtre nouvelle, qui précise encore sa propre cartographie référentielle, et renforce à travers l’expérience, au-delà de l’intérêt personnel qu’il peut y trouver, sa position experte de bon maître de cérémonie. Muriel, Lilia ou Ulysse, dans des registres très différents les uns des autres, qu’ils soient intuitifs (pour Lilia), émotionnels (pour Muriel), ou sensibles et intellectuels (pour Ulysse), savent, de la même façon, dépasser leurs propres valeurs individuelles ou affinités particulières (sans pour autant s’en défaire), et comprendre, appréhender celles de l’autre. Ils n’opèrent pas ce rapprochement dans un jeu de mimétisme ou de partage feint (ils ne se confondent pas dans les demandes − croyantes ou non − des familles), mais en puisant, à un autre niveau, dans le référentiel imaginaire qu’ils partagent avec les familles. S’ils ne participent pas des croyances singulières du défunt ou de ses proches, sur un plan substantiel, ils savent s’orienter et guider les autres sur un second plan, symbolique, formel, idéologique52. C’est à ce niveau systémique que la rencontre subjective efficace entre maîtres de cérémonies et assistance peut agir.

  • 53 Pour reprendre un débat sémantique classique en sociologie du religieux entre définition substantiv (...)
  • 54 Pour Tarot ici, et pour distinguer la définition « formelle » de la définition « fonctionnelle » : (...)

40Peut-on qualifier cette rencontre, cette action, de religieuse ? Au sens substantif, exclusif, du mot « religion »53, dans la mesure où toutes les cérémonies pratiquées en crématorium ne relèvent pas directement d’une croyance explicite, et puisqu’entre maître de cérémonie et assistance, il n’y a pas de partage religieux croyant principiel, une telle rencontre ne saurait être que partiellement religieuse. Si l’on s’appuie sur une approche du terme plus inclusive, implicite, dans une acception du religieux plus formelle, c’est-à-dire, suivant la précision donnée par Camille Tarot, « comme une idéologie, un système de croyances ou de représentations, ou un mode réglé de l’action collective »54, alors, la pratique des maîtres de cérémonie, par cette médiation imaginaire englobante, peut se lire, pour les sciences sociales, comme une forme systématique d’administration de type religieuse. Celle-ci s’inscrit dans une certaine idée laïque, et se manifeste au fil d’une liturgie originale, substantiellement « mixte » (intégrant des éléments religieux explicites et/ou implicites). La variable religieuse substantive des cérémonies devient, dans cette perspective, un élément de personnalisation comme un autre de ce nouveau rituel, un rappel mémoriel de l’une des singularités signifiantes du défunt auquel l’hommage est rendu. Personnalisation et tradition, renouveau et permanence, création et mémoire s’articulent ainsi dans des salles de cérémonies publiques qui apparaissent, sous cet angle, comme de nouveaux lieux de cultes laïcs : éprouvettes originales au cœur desquelles s’inventent in vivo d’illustratifs et complexes faits religieux contemporains.

Conclusion : une médiation laïque ?

  • 55 Au sens durkheimien du terme (Desroches Henri, « Retour à Durkheim ? D’un texte peu connu quelques (...)
  • 56 Pratique subjective n’équivalant donc pas ici, malgré les apparences, à pratique personnelle.

41À Paris comme ailleurs, le travail des maîtres de cérémonie, nouveaux officiants des funérailles contemporaines en crématorium, interroge les frontières mouvantes de nos faits religieux. Malgré la diversité des nombreuses manifestations dans lesquelles elles prennent forme, les créations rituelles observées répondent à deux critères communs, à prendre en compte conjointement pour une analyse opératoire. Elles associent inextricablement (à mi-temps, pour ainsi dire) des éléments religieux substantiels (croyants ou spirituels) à des apports personnalisés plus implicitement transcendants ; elles ne semblent pas répondre d’une pure « effervescence »55 libre, émotionnelle, dans laquelle elles seraient déconnectées les unes des autres, et restent inscrites dans un complexe imaginaire social de référence partagé56 au sein duquel elles prennent sens.

  • 57 Dans le sens inclusiviste décrit par Philippe Portier : non en rapport à une régulation de la croya (...)
  • 58 Ces manifestations participant en retour de la création « en actes », inductive, des contours de ce (...)
  • 59 Même si bien souvent, de manière tacite, l’employeur compte sur une telle implication supplémentair (...)
  • 60 Dans tous les cas de figure que prend actuellement cette délégation.

42Une laïcité systémique57 – sur les plans mémoriel, matériel, rituel – semble constituer l’univers signifiant cohérent dans lequel ces manifestations s’ancrent et se développent58. La laïcité constitue de plus, à différents niveaux, un élément fondamental du cadre dans lequel ces agencements religieux peuvent se déployer : position laïque du maître de cérémonie, opérateur délégué du service public des collectivités ; laïcité de la cérémonie personnalisable d’obsèques dans laquelle toutes les sensibilités, ou presque, peuvent s’exprimer ; laïcité des salles du crématorium qui accueillent ces créations mixtes qui ne trouveraient pas pleinement place dans d’autres lieux ou sanctuaires. À tous plans dans cet exemple (symbolique, pratique), les bons maîtres de cérémonies apparaissent comme les officiants efficaces et légitimes, auprès des familles, d’une telle laïcité. Pour autant, ils remplissent pleinement cette mission rituelle lorsqu’ils dépassent le strict cadre de leurs attributions salariées59, c’est-à-dire, lorsqu’ils sortent des limites de l’organisation formelle à laquelle ils sont professionnellement attachés. Le principe d’une délégation du service public d’obsèques à des opérateurs dont les intérêts restent rentables, politiques, commerciaux et logistiques60, fournit-il un cadre structurel dans lequel les agents peuvent véritablement prendre en compte les attentes signifiantes des familles ?

  • 61 Voir notamment Hervieu-Léger Danièle, « Renouveaux émotionnels contemporains » in Champion François (...)
  • 62 Tout ou partiellement.
  • 63 Sur ce sujet voir le chapitre sur la Pastorale des mariages de Hervieu-Léger Danièle, Catholicisme, (...)
  • 64 Qu’elles soient religieuses ou civiles.
  • 65 On sait que souvent, lors de mariages civils ou religieux, ou encore lors de funérailles religieuse (...)

43Cette question vient nourrir le grand débat concernant la médiation institutionnelle des phénomènes religieux contemporains61. Si les faits populaires observés ici restent principalement décrochés des institutions cléricales classiques62, on voit clairement que le rôle de tiers médiateurs, autrement institutionnels, reste nécessaire à leur mise en pratique(s) aboutie. L’exemple situe l’action symbolique en lien à un imaginaire social, laïc, implicite, englobant, légitime (et légitimant), duquel participeraient conjointement familles et bons maîtres de cérémonie. Cette institution imaginaire efficace, au cas par cas, « en actes », semble toutefois dépourvue en l’état d’institutions représentatives structurées en mesure de l’administrer systématiquement dans le cadre d’obsèques. Au-delà des seules pratiques funéraires, une comparaison avec d’autres compositions rituelles contemporaines (comme lors de mariages63, de baptêmes civils ou religieux, par exemple), dans une perspective croisée interrogeant les pratiques de bons officiants − quelles que soient leurs institutions formelles de référence64, du point de vue de l’efficacité des pratiques au regard des familles65, – permettrait sans doute de tirer certains fils de cette observation, d’approfondir et d’enrichir ces premières propositions.

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Notes

1 Hervieu-Léger Danièle, Le pèlerin et le converti, Paris, Flammarion, 1999, p. 61.

2 Selon les termes de l’historien Régis Bertrand, voir Cuchet Guillaume, « La transition funéraire contemporaine. Scènes et significations », Études, 2018, p. 51.

3 À propos des ajustements chez les officiants de l’Église catholique, notamment avec l’essor du rôle des laïcs voir Morlet Joël, « Renouveau des funérailles catholiques ? » in Dianteill Erwan, Hervieu-Léger Danièle, Saint-Martin Isabelle (dir.), La modernité rituelle. Rites politiques et religieux des sociétés modernes, Paris, L’Harmattan /ASFR, 2004.

4 La crémation, possible en France depuis 1887 et la loi de liberté des funérailles, ne représentait encore en 1980 qu’1 % du choix des français. Il concerne aujourd’hui près de la moitié des choix à Paris, et plus d’un tiers en France. Les motivations pour choisir la crémation sont nombreuses, que ce soient les défunts qui la prennent par anticipation ou leurs proches au moment d’organiser les obsèques. Pour un détail des motivations anticipées cf. l’étude IPSOS réalisée pour les SFVP en 2018, « Les français et les obsèques, perceptions et attentes » : https://www.servicesfuneraires.fr/content/uploads/2019/01/ %C3 %A9tude-Ipsos-barom %C3 %A8tre-2018.pdf

5 Pour une frange importante du judaïsme – position officielle du Consistoire, notamment –, pour l’islam, voire, dans certains cas, pour l’institution catholique (dans certains diocèses, la Pastorale des Funérailles locale n’a pas mission actuellement d’intervention directe en crématorium, afin de favoriser les passages par l’église).

6 Opérateurs privés dans la grande majorité des cas ; le service est également souvent délégué à des Sociétés d’économie mixtes, et parfois à des Sociétés Publiques Locales, répondant dans tous les cas aux contraintes privées du marché ; enfin, dans une minorité de cas sur le territoire, on trouve également des régies publiques.

7 Qui ne distingue juridiquement aucune religion, et qui consiste notamment à garantir pour chacun la libre possibilité d’exercice de son propre culte (privé). Voir également Milot Micheline, La laïcité, Montréal, Novalis, 2008, p. 34, qui présente la laïcité comme un « aménagement du politique en vertu duquel la liberté de conscience et de religion se trouve garantie aux citoyens par un État neutre à l’égard des différentes conceptions de la vie qui coexistent dans la société ».

8 Jusqu’au début des années 1990 les crémations se réalisaient le plus souvent en l’absence d’accompagnement rituel et sans précautions particulières concernant la visualisation, parfois brutale pour les proches, de la crémation du cercueil (visualisation directe face aux fours). Aujourd’hui le développement cérémoniel en crématorium s’est également accompagné d’une euphémisation de la visualisation de l’acte de crémation pour l’assistance (lumières tamisées, angle de visualisation détourné, diffusion de supports vidéo, voire, souvent, remise de l’urne le lendemain sans visualisation), entre autres évolutions. Pour plus de détails sur ces points voir Michaud-Nérard François, Une révolution rituelle. Accompagner la crémation, Paris, Éditions de l'Atelier, 2012.

9 Hervieu-Léger Danièle, Le pèlerin et le converti, op. cit., p. 251.

10 Les pratiques décrites en crématorium dans cet article révèlent de manière accentuée des tendances plus générales qu’il serait possible d’observer également − de manière souvent plus euphémisée et moins systématique toutefois – en suivant le travail de maîtres de cérémonies lors d’obsèques laïques en cimetière, ou en chambre funéraire, par exemple.

11 Premier crématorium de France des points de vue historique, cérémoniel, et du nombre d’opérations techniques. Autour de 6200 crémations pour les familles en 2018 (hors crémations administratives). Soit une estimation d’environ 5500 cérémonies, devant une assistance globale de plus de 150 000 personnes.

12 La construction d’un nouveau complexe funéraire intramuros est prévue pour 2024.

13 Société d’économie mixte de la Ville de Paris qui était délégataire, jusqu’en septembre 2019, de la gestion du crématorium du Père-Lachaise. Les observations décrivent donc les structures en place entre 2017 et 2019, avant la perte de la délégation de service public de la gestion du crématorium du Père-Lachaise au profit du groupe FUNECAP.

14 Aubin-Boltanski Emma, Lamine Anne-Sophie, Luca Nathalie, « Vers une socio-anthropologie du croire. Discussion et articulation des paradigmes » in Aubin-Boltanski Emma, Lamine Anne-Sophie, Luca Nathalie (dir.), Croire en acte. Distance, intensité ou excès ?, Paris, L’Harmattan, 2014, p. 207.

15 Ibid.

16 Ibid, p. 222.

17 Dont les membres (laïcs ou issus du clergé) sont missionnés par l’évêque pour intervenir lors des cérémonies d’obsèques, le plus souvent en crématorium également (selon les diocèses). Pour plus de détails sur le travail de la Pastorale des Funérailles en ces temps de transition funéraire voir Cuchet Guillaume, « La transition funéraire contemporaine. Scènes et significations », art. cit., p. 43-56.

18 Le mouvement de la Soka Gakkai est originaire du Japon, pour autant la branche présente durant l’action observée au crématorium est française et ne correspond pas à un rassemblement communautaire japonais. Le terme « bouddhique » est utilisé par les membres, plutôt que « bouddhiste », l’UBF − l’Union Bouddhiste de France − ne reconnaissant d’ailleurs pas officiellement le mouvement.

Pour plus de renseignements sur la Soka Gakkai voir Hourmant Louis, « Transformer le poison en élixir. L’alchimie du désir dans un culte néo-bouddhique, la Soka Gakkai française », in Champion Françoise, Hervieu-Léger Danièle, De l’émotion en religion. Renouveaux et traditions, Paris, Centurion, 1990, p. 71-120.

19 L’« hommage au sutra du lotus de la Bonne Loi ».

20 Attribué parfois à Charles Péguy ou à saint Augustin selon les sources.

21 Qui comprend notamment des pratiques domestiques et l’immersion des cendres.

22 Chaque délégation communale en fixe les conditions ou limites.

23 Plusieurs cas de cérémonies mixtes vont dans ce sens, comme par exemple une cérémonie à la fois bouddhiste, franc-maçonne, communiste et catholique, survenue au cours de mes observations de terrain.

24 Sous contrats fixes (CDI principalement). Un prestataire libéral intervenait parfois en complément.

25 Tout comme d’anciens du monde de la restauration, pour lesquels s’ajoute fréquemment le souci de service aux familles.

26 En raison de l’explosion de la demande dans la ville et de la pénurie d’infrastructures disponibles dans Paris intramuros, notamment. Cette organisation, en place au moment de mon observation, a très certainement évolué depuis, avec la reprise du site par un autre opérateur funéraire.

27 Ces crémations correspondent à des marchés publics et constituent des actes purement techniques, généralement non accompagnés cérémoniellement, sauf, dans certains crématoriums, dans le cadre de cérémonies collectives, comme celles organisées pour les « tout-petits » (mort périnatale), ou encore en l’honneur des personnes ayant fait don de leur corps à la science. Voir sur ce dernier point Bernard Julien, « Adieu au rituel ? Les obsèques et le don du corps à la science », Ethnologie française, vol. 170, n° 2, 2018, p. 345-358.

28 À travers le financement de postes dédiés ou le recrutement ponctuel de consultants. À titre d’exemple, ma mission en tant que déléguée aux questions cérémonielles et sociétales consistait, entre autres, à interagir quotidiennement avec les équipes de maîtres de cérémonie (en crématorium ou en opérations dans les cimetières) autour des questions rituelles qu’ils pouvaient rencontrer sur le terrain – religieuses ou pas. Des ateliers d’échange ont permis, autour de l’idée de rituel de passage, d’élaborer ensemble des trames de référence adaptées de cérémonies personnalisées laïques (ouvertes à l’intégration d’éléments religieux), notamment en crématorium.

29 La formation théorique globale comprend généralement les matières suivantes : hygiène et sécurité, législation, gestion d’équipe, psychologie et sociologie du deuil, pratiques et rites funéraires, conception et animation d’une cérémonie.

30 Doubles vies, familles recomposées surprenantes, etc.

31 Déchaux Jean-Hugues, « Un nouvel âge du mourir : “la mort en soi” », Recherches sociologiques, vol. 32, n° 2, 2001, p. 79-100.

32 Déchaux Jean-Hugues, « La mort incertaine » in Dreyer Pascal, Faut-il faire son deuil ?, Paris, Autrement, 2009, p. 198 : « À chacun sa mort : il n’y a de bonne mort que celle que l’on vit en sujet ».

33 Ibid, p. 194.

34 Idée communément admise, notamment dans le secteur des professionnels du funéraire, influencée par les travaux de Louis-Vincent Thomas, ainsi que de psychologues du deuil et de thanatologues (Ibid, p. 199).

35 Selon les termes empruntés à Becker, Howard S. Outsiders. Études de sociologie de la déviance, traduit par Briand Jean-Pierre & Chapoulie Jean-Michel, Paris, Éditions Métailié, 2020, p. 171.

36 Dominique Memmi note également cette tendance dans son travail sur l’évolution des sensibilités envers le corps mort, indiquant de quelle manière les professionnels se positionnent dans un rôle de médiateur, au service, dans leurs représentations, d’un lien mort-endeuillés menacé (Memmi Dominique, « Le corps mort dans l’histoire des sensibilités », Communications, n° 97, 2015, p. 133 et p. 142, notamment).

37 Déchaux évoque pour l’illustrer le syndrome « Sinatra » décrit par le sociologue Tony Walter (Déchaux Jean-Hugues, « La mort incertaine », art. cit., p. 200). On peut aussi noter par ailleurs que la chanson « My way » reste l’une des plus diffusées en cérémonie d’obsèques.

38 Dans le choix des textes, des musiques, dans les séquences, les étapes du passage.

39 Comme l’ont intégré elles-mêmes certaines autorités religieuses depuis la deuxième moitié du XXe siècle, voir le nouveau rituel catholique des funérailles de 1969 qui stipule que « la logique interne de personnalisation a sa place » (Béraud Céline, « Religion(s) et gestion sociale du deuil » in Dreyer Pascal, Faut-il faire son deuil ?, Autrement, 2009, p. 174 et Morlet Joël, « Renouveau des funérailles catholiques ? », art. cit., p. 196).

40 Déchaux Jean-Hugues, « La mort incertaine », art. cit., p. 202.

41 Ibid.

42 Ibid, p. 205. Une telle persistance des « appartenances classiques réaffirmées à l’occasion d’un décès » est également soulignée par Béraud Céline, « Religion(s) et gestion sociale du deuil », art. cit. p. 180, ou encore par Cuchet Guillaume, « La transition funéraire contemporaine. Scènes et significations », art. cit., p. 43, parlant d’une « nouvelle culture de la mort qui additionne les traditions plus qu’elle ne les remplace ».

43 Descombes Vincent, « La confrontation des identités » in Barraud Cécile, Iteanu André, Moya Ismaël (dir.), Puissance et impuissance de la valeur. L’anthropologie comparative de Louis Dumont, Paris, CNRS, 2016, p. 98.

44 Dumont Louis, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, Paris, Esprit-Seuil, 1991.

45 Dont les modèles que l’anthropologie a contribué à réfléchir et diffuser largement depuis ses débuts.

46 Hervieu-Léger Danièle, « Rites politiques et religieux des sociétés modernes » in Dianteill Erwan, Hervieu-Léger Danièle, Saint-Martin Isabelle (dir.), La modernité rituelle. Rites politiques et religieux des sociétés modernes, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 17. Caractérisation comprise avec « la contractualisation généralisée des relations sociales, le décloisonnement des espaces et l’instantanéisation des communications ».

47 Dans le cadre de contrats de prévoyance obsèques ou de demandes formulées en amont à leur entourage.

48 Houseman Michael, « Qu’est-ce qu’un rituel ? », L’autre, vol. 3, 2002, p. 534.

49 L’« efficacité pratique, qui fait émerger de l’action elle-même des réalités relationnelles nouvelles, est la marque de tout rituel » précise d’ailleurs également Houseman (Houseman Michael, 2004, « Vers une psychologie de la pratique rituelle ? », Critique, n° 680-681, 2004, p. 112).

50 Turner Victor W., From ritual to theatre. The human seriousness of play, New York, Columbia University Press, 1982, p. 91.

51 Hervieu-Léger Danièle, « Rites politiques et religieux des sociétés modernes », art. cit., p. 15.

52 Au sens dumontien du terme, « système de représentations (idées-et-valeurs) » (Dumont Louis, Essais sur l’individualisme. Une perspective anthropologique sur l’idéologie moderne, op. cit., p. 284).

53 Pour reprendre un débat sémantique classique en sociologie du religieux entre définition substantive et fonctionnelle du mot. Le sociologue Camille Tarot en synthétise les principales acceptations : « Les définitions substantives ou substantielles retiennent des critères de contenu, crédités d’une sorte d’existence en eux-mêmes (au moins pour le croyant ou la société) », incluant le supra naturel, l’invisible, le culte, le rite, les dieux (ou les invisibles) et le sacré » (Tarot Camille, Le symbolique et le sacré. Théories de la religion, Paris, La Découverte, 2008, p. 207-208).

54 Pour Tarot ici, et pour distinguer la définition « formelle » de la définition « fonctionnelle » : « Formel doit être pris dans le sens large, qui ne l’oppose pas ici à structure. Formel s’oppose ici à substantif. Par définition, une forme, c’est ce qui peut enclore des substances bien différentes. (…) Rares sont les formes qui n’ont qu’une fonction. », et encore, « La notion de symbolique est proche de ce que veut désigner cette troisième famille de définitions » (Tarot Camille, Le symbolique et le sacré. Théories de la religion, op. cit., p. 208).

55 Au sens durkheimien du terme (Desroches Henri, « Retour à Durkheim ? D’un texte peu connu quelques thèses méconnues », Archives Sociologie des Religions, vol. 27, 1969, p. 79.

56 Pratique subjective n’équivalant donc pas ici, malgré les apparences, à pratique personnelle.

57 Dans le sens inclusiviste décrit par Philippe Portier : non en rapport à une régulation de la croyance, mais comme un « modèle moderne de relation du politique et du religieux, dans lequel peuvent se retrouver, au fond, toutes les expériences occidentales de gestion du croire » (Portier Philippe, L’Etat et les religions en France. Une sociologie historique de la laïcité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016, p. 10).

58 Ces manifestations participant en retour de la création « en actes », inductive, des contours de cette laïcité contemporaine.

59 Même si bien souvent, de manière tacite, l’employeur compte sur une telle implication supplémentaire.

60 Dans tous les cas de figure que prend actuellement cette délégation.

61 Voir notamment Hervieu-Léger Danièle, « Renouveaux émotionnels contemporains » in Champion Françoise, Hervieu-Léger Danièle (dir.), De l’émotion en religion. Renouveaux et traditions, Paris, Centurion, 1990, p. 217-248.

62 Tout ou partiellement.

63 Sur ce sujet voir le chapitre sur la Pastorale des mariages de Hervieu-Léger Danièle, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard, 2003, p. 316-325, ou encore, dans ce numéro, la contribution de Daphné Le Roux sur la préparation au mariage par l’association CPM.

64 Qu’elles soient religieuses ou civiles.

65 On sait que souvent, lors de mariages civils ou religieux, ou encore lors de funérailles religieuses, de nombreux compromis sont nécessaires à la bonne mise en place rituelle, avec parfois, finalement, à l’issue de ces « négociations », des détournements ou des frustrations signifiantes pour l’institution ou les familles. Voir notamment Morlet Joël, « Renouveau des funérailles catholiques ? », art. cit., p. 200-203.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Hélène Peters-Zwingelstein, « Lieux de cultes laïcs et officiants privés »Terrains/Théories [En ligne], 15 | 2022, mis en ligne le 29 juillet 2022, consulté le 07 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/teth/4574 ; DOI : https://doi.org/10.4000/teth.4574

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Auteur

Hélène Peters-Zwingelstein

Hélène Peters-Zwingelstein est docteure en anthropologie sociale, membre associée du CéSor. Ses recherches portent sur la laïcité et les faits religieux populaires au sein des métropoles contemporaines, leurs expressions festives, rituelles et alimentaires, les émotions sociales et l’esthétique. Ses terrains sont européens, de Séville (terrain de sa thèse doctorale) à Paris.

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