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Dossier
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Esquerre Arnaud, Prédire. L’astrologie au xxie siècle en France, Paris, Fayard, 2013, 288 p.

Fabien Provost

Texte intégral

1« Pourquoi de nombreuses personnes ont-elles recours à l’astrologie au début du xxie siècle en France ? », demande Arnaud Esquerre, sociologue, chargé de recherche au CNRS, en ouverture de son ouvrage Prédire. L’astrologie au xxie siècle en France (p. 9). Bien qu’elles soient fréquemment accusées de charlatanisme ou d’escroquerie, les pratiques astrologiques connaissent aujourd’hui un succès durable. Afin de résoudre cette « énigme » (p. 9) qui concerne un objet « quasi ignoré des sciences sociales, notamment en France » (p. 15), Esquerre déploie plusieurs méthodes. Son enquête le conduit à rencontrer des astrologues (p. 14), consulter des manuels et traités d’astrologie, décortiquer les horoscopes publiés dans des magazines et journaux à plusieurs époques, étudier une application d’astrologie pour appareils électroniques et analyser une série de consultations enregistrées au magnétophone.

2Ces démarches ne visent pas à revenir sur la problématique de la croyance au cœur de nombreux travaux de psychologie sociale – pourquoi des personnes croient-elles à l’astrologie ? Leur objectif est plutôt d’étudier, dans une perspective pragmatique, les conditions nécessaires pour qu’« une pratique astrologique [soit] réussie pour ceux qui y ont recours » (p. 14). Rédigé dans un style très clair et très accessible, l’ouvrage est composé de quatre parties, respectivement consacrées au statut social et juridique de l’astrologie, aux parcours des astrologues, à l’écriture des horoscopes et aux consultations individuelles. Ce travail invite à réfléchir aux modalités d’exercice d’une expertise spirituelle professionnelle mais à mi-temps, légale mais illégitime, formalisée mais aussi bricolée.

Une astrologie « à-côté »

3Contrairement à de nombreuses formes d’expertise religieuse, l’astrologie professionnelle est un choix personnel qui ne relève ni d’une transmission par la famille, ni d’une sélection par les pairs. Seul l’un des astrologues rencontrés par l’auteur a un parent qui est lui-même astrologue. Les autres se sont engagés dans cette voie en suivant des motivations variées. Plusieurs font état d’un parcours marqué par une recherche spirituelle, une sensibilité aux pratiques ésotériques et un certain détachement vis-à-vis des monothéismes (p. 36-37). Pour beaucoup, l’intérêt pour l’astrologie s’est précisé à l’occasion de la lecture d’un ouvrage spécialisé ou à la suite d’une séance avec un astrologue (p. 38).

  • 1 Weber Florence, Le travail à-côté. Une ethnographie des perceptions (1989), Paris, Éditions de l'Éc (...)

4Pour reprendre les termes de Florence Weber, l’astrologie, quand elle est un métier, constitue souvent un travail « à-côté »1 : elle n’est généralement pas la seule occupation des praticiens, qui « exercent d’autres activités professionnelles pour subsister » (p. 10). Trois informateurs d’Esquerre tirent l’essentiel de leur revenu de l’hypnose et du coaching. Pour ceux-là, les cours et consultations d’astrologie ne constituent qu’une ressource complémentaire (p. 42-43). Il en est de même pour les étudiants en astrologie. Au cours de leur formation, les astrologues dont parle l’auteur ont concilié leur pratique avec une carrière de journaliste, d’enseignant ou de commercial, par exemple (p. 41).

5Ceux pour qui l’astrologie est devenue une activité exclusive ont des profils atypiques. L’un d’eux, AsA, pigiste pour un journal, est devenu professionnel à temps plein après avoir proposé un article sur l’astrologie à sa rédaction et, de fil en aiguille, obtenu la responsabilité de préparer l’horoscope (p. 42). Ce passage peut aussi avoir lieu à la suite d’un accident de carrière. Par exemple, l’astrologue As1, explique avoir enseigné le piano jusqu’à une réduction de sa clientèle. Cet évènement, dit-il, l’a « [obligé] à franchir le pas » et devenir astrologue à temps plein (p. 43).

Une légitimité en démonstration permanente

  • 2 L’auteur cite le travail d’Andrew Abbott, particulièrement éclairant sur la question des « juridict (...)

6Il n’existe pas en France d’organisme officiel de certification en astrologie. De cette absence d’une « juridiction » ou d’un ordre des astrologues, il découle que la charge consistant à démontrer leur légitimité professionnelle échoit entièrement aux praticiens2. Les extraits d’entretiens et les descriptions le confirment : cette obligation constitue pour eux un enjeu central et permanent. Lorsqu’ils parlent de l’astrologie en général, les astrologues affirment la supériorité de la discipline sur les techniques prédictives concurrentes, comme la voyance (p. 68). Ils s’attachent aussi à établir leur « sérieux » en distinguant leur pratique d’une astrologie savante – dont la pierre angulaire est le thème astral personnalisé, réalisé en suivant une méthode et exposé au cours d’une séance en face-à-face – d’une astrologie rapide, populaire et imprécise qu’incarnerait l’horoscope (p. 71) –. Des procédés de distinction apparaissent aussi pour hiérarchiser les différentes façons de pratiquer ces techniques. Ainsi, l’horoscope hebdomadaire serait supérieur à l’horoscope quotidien, et la consultation à domicile plus sérieuse que celle réalisée lors de salons ou d’expositions. Esquerre parle de « qualification de sérieux par différence » (p. 74).

7L’enjeu de légitimité professionnelle a également un rôle structurant au cours des consultations. L’astrologue met son autorité en péril quand il soumet à son client une affirmation erronée ou approximative. Grâce à une démarche s’apparentant à l’analyse de conversation, Esquerre identifie des techniques rhétoriques qui permettent au praticien de changer son interprétation sans perdre la face, de « se maintenir à flot dans le flux de la conversation ». L’auteur les désigne par l’expression de « techniques de flottaison » (p. 205). Par exemple, l’astrologue peut justifier une annonce inexacte ou approximative en soulignant l’ambivalence de la configuration astrale (« il y a encore de l’ambivalence dans l’air », p. 206) ou en s’appuyant sur des formules qui requalifient une prédiction en simple possibilité (« on peut s’demander si on ne va pas vous proposer un truc », p. 213).

L’astrologie, entre prédictions exactes et énoncés « roboratifs »

8La théorie astrologique vise à effectuer des prédictions exactes, mais l’auteur souligne que les attentes des consommateurs de produits astrologiques ne sauraient être uniquement formulées en ces termes. En analysant les avis des usagers d’une application informatique d’astrologie, le sociologue établit que la lecture de l’horoscope doit en réalité procurer de l’« énergie » ou de la « force » psychiques ; autrement dit, les énoncés astrologiques doivent être « roboratifs » (p. 149-150). À cet effet, les astrologues suivent d’autres règles, officieuses, tant dans la rédaction des horoscopes qu’au cours des consultations.

  • 3 Pour les contraintes d’écriture d’origine bureaucratique, voir Coton Christel et Proteau Laurence, (...)

9AsB, par exemple, explique qu’elle prépare ses horoscopes en tenant compte des astres et de ses connaissances astrologiques, mais aussi du public auquel elle s'adresse. Ses lecteurs – et, partant, la rédaction de son journal – attendent d’elle qu’elle ne fasse « que du positif », même si « n'écrire que du positif, douze fois, pour tout l'été, ce n’est pas possible » (p. 92). En outre, les astrologues doivent aussi énoncer leurs conclusions en évinçant de leurs textes les aspects les plus techniques, en évitant les répétitions dans le temps, et s’adaptant au style d’expression de leur public cible. L’horoscope apparaît alors comme une « forme d’écriture » (p. 139), décomposable en plusieurs « genres » (p. 143). Un des astrologues compare même son travail à celui d'un poète (p. 95). Pour reprendre les termes de l’anthropologie de l’écriture, nous pourrions dire que l’étude d’Esquerre illustre comment des intentions de communication peuvent trouver à s’exprimer dans un cadre particulier d’écriture « sous contrainte »3.

10De même, les consultations tirent leur potentiel « roboratif » d’une articulation des principes calculatoires du thème astral à des règles informelles d’interaction. Les références au mouvement des planètes n’occupent pas une place centrale dans les propos de l’astrologue. Au contraire, les phrases où il analyse les astres s’avèrent difficilement intelligibles. Elles se caractérisent par « des répétitions, des accélérations et ralentissements, du débit, des silences » ainsi que par un recours fréquent au jargon astrologique (p. 196). Mais l’interprétation du thème ne saurait avoir lieu sans un échange verbal. On constate alors l’importance d’une technique informelle consistant à obtenir des informations du consultant en lui demandant « de valider ou d’invalider des informations » sans qu’il en ait conscience (p. 198). Cette méthode, qui conduit à ce qu’Esquerre nomme le « paradoxe de l’affirmation révélatrice », est essentielle pour qu’une consultation puisse effectivement « donner de l’énergie ».

  • 4 Il s’agit du premier ouvrage de l’auteur : Esquerre Arnaud, La manipulation mentale. Sociologie des (...)
  • 5 Wooffitt Robin, The Language of Mediums and Psychics. The Social Organization of Everyday Miracles, (...)

11Ces procédés discursifs visant à modifier les états psychiques de ses destinataires doivent-ils être considérés comme une forme de « manipulation mentale » ? Esquerre, qui s’est intéressé à la genèse et aux usages de cette notion dans son livre intitulé La manipulation mentale4, aborde cette question pour y répondre par un non catégorique. Un argument mobilisé par l’auteur est que les consultants de l’astrologie, à l’instar de ceux des mediums étudiés par Robin Wooffitt5, sont des participants actifs de l’échange avec l’astrologue. L’emploi des techniques de flottaison a lieu grâce à eux, et non malgré eux (p. 215-216). Cet argument est tout à fait convaincant, mais une lecture croisée de Prédire et La manipulation mentale soulève encore d’autres questions, que j’évoque en conclusion.

Conclusion

  • 6 Esquerre Arnaud, La manipulation mentale, op. cit., p. 283.

12Parce qu’un but de l’astrologie est de donner de la « force » aux personnes, donc de modifier leurs états intérieurs – les outils mobilisés pour l’analyser pourraient servir à l’exploration d’autres entités suspectées d’affecter le psychisme. Les groupes dénommés « sectes » en font partie. Dans La manipulation mentale, Esquerre analysait les sectes de l’extérieur : les accusations d’être une secte, leurs effets sociaux, les débats parlementaires autour de la manipulation mentale, etc. Selon moi, les résultats de Prédire invitent également à explorer les pratiques discursives du croire au sein des mouvements qualifiés de sectaires. Les outils analytiques identifiés dans l’étude de l’astrologie pourraient contribuer à une meilleure compréhension des techniques de persuasion dénoncées par les associations, les familles ou les anciens adeptes de mouvements sectaires ; comme Lise T., mentionnée dans La manipulation mentale, qui considère que les scientologues ont voulu lui « [enlever] une case, puis une autre, [et mettre] à la place les préceptes de Ron Hubbard6 ».

  • 7 Ibid., p. 258.
  • 8 Guenzi Caterina, Le discours du destin. La pratique de l’astrologie à Bénarès, Paris, CNRS Éditions (...)
  • 9 La thèse de doctorat en sociologie d’Elizabeth Teissier à l’Université Paris-5 (aujourd’hui Univers (...)

13L’une des conclusions de La manipulation mentale concerne le langage, plus précisément le monopole que l’État cherche à exercer sur l’usage de certains mots, tels que « psychothérapie », en choisissant de les « retirer […] de la libre circulation7 ». Dans Prédire, l’auteur revient sur ce point. Selon lui, une caractéristique des démocraties est la liberté de chacun à disposer de la « capacité modificatrice du langage » sur les états psychiques (p. 250). Cette affirmation s’appuie sur une analyse du pouvoir exercé sur le langage dans le nazisme (p. 247), mais elle laisse en suspens les conséquences éventuelles d’un libre usage du mot « science » par les groupes qui souhaiteraient s’en réclamer. Si l’astrologie vise effectivement à procurer un mieux-être à ceux qui la pratiquent, comment envisager sa prétention à être vue comme une discipline scientifique ? À Bénarès, en Inde, plusieurs établissements universitaires délivrent des diplômes en astrologie8. Ce phénomène a lieu dans un contexte de recrudescence du relativisme en sciences. Pensons notamment au retour du créationnisme par le biais l’Intelligent Design. En bref, ne faut-il pas redouter qu’un usage du terme « science » en-dehors du contrôle de l’État contribue à placer sur un pied d’égalité les pratiques scientifiques et d’autres qui, tout en favorisant le mieux-être des personnes, n’ont rien à voir avec la science ? Pour comprendre les enjeux liés à cette difficulté, une piste pourrait consister à suivre les débats épistémiques engendrés, dans diverses instances académiques et politiques, par des tentatives de rattacher l’astrologie à l’idée de science9, à la manière dont les enquêtes de La Manipulation mentale ont été conduites en milieu parlementaire, associatif, et religieux sur les effets sociaux de l’accusation d’être une secte, de faire de la manipulation mentale ou de la sujétion psychologique.

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Bibliographie

Abbott Andrew, The System of Professions: An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, The University of Chicago Press, 1988.

Coton Christel et Proteau Laurence, « Introduction : la division sociale du travail d’écriture », in Coton Christel et Proteau Laurence (dir.), Les paradoxes de l’écriture. Sociologie des écrits professionnels dans les institutions d’encadrement, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 9-15

Esquerre Arnaud, La manipulation mentale. Sociologie des sectes en France, Paris, Fayard, 2009.

Guenzi Caterina, Le discours du destin. La pratique de l’astrologie à Bénarès, Paris, CNRS Éditions, 2013.

Hobbs Pamela, « The Use of Evidentiality in Physicians’ Progress Notes », Discourse Studies, vol. 5, n°4, 2003, p. 451-478

Provost Fabien, « Dire entre les lignes. Les contraintes de l’écriture médico-légale en Inde du Nord », Terrain, n° 72, 2019, p. 68-85.

Wooffitt Robin, The Language of Mediums and Psychics. The Social Organization of Everyday Miracles, Aldershot, Burlington, Ashgate, 2006.

Weber Florence, Le travail à-côté. Une ethnographie des perceptions (1989)., Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2009

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Notes

1 Weber Florence, Le travail à-côté. Une ethnographie des perceptions (1989), Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2009.

2 L’auteur cite le travail d’Andrew Abbott, particulièrement éclairant sur la question des « juridictions » professionnelles. Outre le chapitre cité dans l’ouvrage, on se référera à Abbott Andrew, The System of Professions: An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago, The University of Chicago Press, 1988.

3 Pour les contraintes d’écriture d’origine bureaucratique, voir Coton Christel et Proteau Laurence, « Introduction : la division sociale du travail d’écriture », in Coton Christel et Proteau Laurence (dir.), Les paradoxes de l’écriture. Sociologie des écrits professionnels dans les institutions d’encadrement, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 9-15. Pour celles des écrits médicaux, voir Hobbs Pamela, « The Use of Evidentiality in Physicians’ Progress Notes », Discourse Studies, n° 5/4, 2003, p. 451-478 et Provost Fabien, « Dire entre les lignes. Les contraintes de l’écriture médico-légale en Inde du Nord », Terrain, n° 72, 2019, p. 68-85.

4 Il s’agit du premier ouvrage de l’auteur : Esquerre Arnaud, La manipulation mentale. Sociologie des sectes en France, Paris, Fayard, 2009.

5 Wooffitt Robin, The Language of Mediums and Psychics. The Social Organization of Everyday Miracles, Aldershot, Burlington, Ashgate, 2006.

6 Esquerre Arnaud, La manipulation mentale, op. cit., p. 283.

7 Ibid., p. 258.

8 Guenzi Caterina, Le discours du destin. La pratique de l’astrologie à Bénarès, Paris, CNRS Éditions, 2013.

9 La thèse de doctorat en sociologie d’Elizabeth Teissier à l’Université Paris-5 (aujourd’hui Université Paris-Cité) a été le moment d’interrogations de cet ordre, notamment à propos de la validité scientifique de conclusions obtenues au terme d’un raisonnement astrologique.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Fabien Provost, « Esquerre Arnaud, Prédire. L’astrologie au xxie siècle en France, Paris, Fayard, 2013, 288 p. »Terrains/Théories [En ligne], 15 | 2022, mis en ligne le 06 juillet 2022, consulté le 07 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/teth/4660 ; DOI : https://doi.org/10.4000/teth.4660

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Auteur

Fabien Provost

Fabien Provost est rattaché au Laboratoire d’Ethnologie et de Sociologie Comparative, UMR 7186, Université Paris Nanterre, Maison Archéologie & Ethnologie René-Ginouvès. 21, allée de l’université. 92023 Nanterre cedex

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