• 1 Grimaud Emmanuel, L’étrange encyclopédie du docteur K. Portraits et horoscopes d'un astrologue indi (...)

1À la croisée du livre d’art et de l’enquête ethnographique, L’étrange encyclopédie du docteur K. se compose pour moitié de portraits fascinants, visages humains que jouxtent des crânes aux morphologies comme calquées sur celles des vivant·es. Ou serait-ce le contraire ? Chaque portrait, dédoublé – celui de chair et celui d’os –, confronte le·a lecteur·rice à l’énigme. Qui sont ces gens ? « Saints, imposteurs, gangsters, instituteurs, mécaniciens, homme d’affaire, ingénieurs, violeurs, […] beautés arrogantes, innocentes, vierges, stériles, fous, séducteurs […] le monde entier a défilé dans mon cabinet. Tous sont venus me voir, pour consulter les astres et pour que je fasse leur portrait1. ». Lorsque l’anthropologue Emmanuel Grimaud rencontre pour la première fois, à Poona (dans l’état indien du Maharashtra), celui qu’il nomme « docteur K », il réalise rapidement le caractère exceptionnel de cette collection de portraits. Il y en a plusieurs centaines. Mais, plus important : la technique des portraits développée par le docteur K – à mi-chemin entre la technique de diagnostic et de prédiction – relève d’une tentative originale, unique en son genre, d’introduire l’examen du visage en astrologie. Elle constitue un cas d’école exemplaire pour l’étude de ce qui, en Inde, est considéré comme une « science » – l’astrologie – et qu’Emmanuel Grimaud propose de redéfinir comme un dispositif de savoir, avec tout ce que cela suppose d’expérimentations.

• 2 MORIN Edgar, « Un langage qui nous parle de notre psyché », interview (par Lenoir Frédéric), L'Expr (...)
• 3 Grimaud Emmanuel, L’étrange encyclopédie du docteur K., op. cit., p. 24.

2Cette monographie sur le docteur K ouvre la voie à de futures recherches sur toutes ces méthodes de consultation bricolées qui constituent la matière mouvante, sans cesse réinventée, des « systèmes de divination » dont s’occupe l’anthropologie religieuse. Le travail d’Emmanuel Grimaud invite surtout à renouveler la réflexion sur l’astrologie, c’est-à-dire à dépasser les problématiques habituelles, ethnocentrées, voire utilitaristes. Classée dans la catégorie des « croyances », au même titre que les rituels new age ou la médecine alternative, l’astrologie se voit en effet généralement attribuer des « fonctions » sociales ou cognitives. En 1971, Edgar Morin – dans Le retour des astrologues – invite les sociologues à étudier le phénomène comme une « réponse » à la crise de la modernité : « L'astrologie répond à des besoins fondamentaux d'ordre et de reliance2 ». À la notion de reliance (qui présuppose que les individus ont besoin du cosmos pour se repérer dans le monde actuel), Emmanuel Grimaud préfère celle de résonance, qui présente l’avantage d’associer poétiquement toutes les formes d’influences (familiales, hormonales, culturelles ou sidérales) à des fréquences, des ondes ou des vibrations que nous captons plus ou moins, auxquelles nous sommes plus ou moins sensibles. Il s’agit, ainsi, de reconnaître « que nos comportements et nos décisions sont influencés de multiples manières3 », sans établir de hiérarchie entre les bonnes et les mauvaises.

• 4 Ibid., p. 291.

3Peu importe la nature de ces influences, explique Emmanuel Grimaud, qui les compare à des champs de force. Peu importe qu’elles relèvent du fantasme, de l’habitus ou du conditionnement. Si nous entrons en résonance avec ces choses, elles peuvent nous modifier. L’ouvrage est d’ailleurs dédié à Alfred Binet « parce qu’il affirma un jour qu’il est moins intéressant de se demander si les apparitions sont vraies ou fausses que de mesurer leur intensité4. » La question avec l’astrologie n’est donc pas de savoir si l’analyse des astrologues est pertinente, mais plutôt par quels moyens ils·elles la rendent probante. Cette réflexion s’appuie sur une série d’entretiens avec un personnage tenant à la fois du poète, du médecin, du médium et de l’artiste. Né dans une caste de brahmane du nord de l’Inde, le « docteur Kulkarni » appartient par son père à la septième génération d’astrologues. Il se fait appeler Pandit, qui signifie « savant », voire « médecin », parce que les astrologues en Inde ont pour fonction d’aider les gens suivant des principes considérés comme aussi rigoureux que la neurologie. Alors que depuis au moins le xvi^ème siècle en Europe l’astrologie est reléguée au rang d’ésotérisme charlatan, en Inde elle bénéficie d’une faveur telle que les revenus de l’astrologie y sont estimés à 400 milliards de roupies en 2004.

• 5 Ibid., p. 20.
• 6 Ibid., p. 16.
• 7 Ibid., p. 16.

4Dans un chapitre consacré à l’« industrie de la destinée », Emmanuel Grimaud s’attache d’abord à replacer dans son contexte le cas précis de Kulkarni. La diversité des méthodes utilisées par les astrologues en Inde favorise la prolifération de méthodes hybridant les calculs informatiques, la médecine ou l’examen des vols d’oiseaux, au fil d’innovations constantes qui font de l’astrologie le contraire d’un savoir figé : un terrain de jeux, où les techniques visant à produire « des effets d’écho et de réverbération5 » sont sans cesse testées et ajustées. Toute singulière qu’elle soit, l’invention, par Kulkarni, du portrait astral, est donc parfaitement représentative de cette dynamique d’innovations perpétuelles. En étudiant la théorie élaborée par Kulkarni et les méthodes qu’il met successivement au point, Emmanuel Grimaud apporte un éclairage révélateur sur « l’ouverture infinie de [cette] discipline à la diversité du monde6 » : dans leur volonté de faire entrer en résonance le vécu des consultant·es avec des plans de réalité invisible, les astrologues affinent sans cesse leurs techniques pour créer des congruences, avec le souci d’intégrer toutes les évolutions technologiques ou culturelles. Ainsi se dessine en filigrane l’idée de l’astrologie comme machine à « générer de l’interprétable7 ».

• 8 Ibid., quatrième de couverture.
• 9 Ibid., p. 102.

6Au départ, dessinateur spécialisé dans les chantiers de fouilles archéologiques, Kulkarni redonne un visage aux crânes. Pendant 25 ans, son travail consiste à reconstituer des scènes de vie à partir de tessons de poterie, de pierres et de squelettes. Après avoir ouvert un cabinet de consultation astrologique, il crée une méthode de dessin inédite « permettant, sans l’avoir jamais vue et à partir de son horoscope, de recomposer le visage d’une personne8 ». Puis il affine sa technique de portrait astral en proposant à ses client·es de dessiner leur visage et leur crâne sur le recto et le verso d’une feuille. Par transparence, les deux images se fondent l’une dans l’autre. Dans les marges du portrait, il rédige un horoscope aux allures de poème libre. En donnant la part belle à ces croquis rehaussés de couleur ainsi qu’au florilège chatoyant des horoscopes, Emmanuel Grimaud invite le·a lecteur·rice à plonger dans l’œuvre du docteur K, et – si possible – à se laisser séduire. Il s’agit, pour le chercheur, de défendre en l’illustrant sa thèse : que l’astrologie ne saurait être comprise à l’aune des critères (rationnels) de « vérité », mais bien plutôt à celle des critères (émotionnels) d’« attirance ». L’enquête est d’ailleurs rédigée dans un style entraînant, ce qui permet au·à la lecteur·rice d’appréhender concrètement l’astrologie comme « une expérience sur l’intensité des images mentales9 », ainsi qu’Emmanuel Grimaud le formule avec un plaisir contagieux.

• 10 Ibid., p. 81.
• 11 Ibid., p. 80.

7La dernière partie de l’ouvrage porte sur la nature de ces portraits à triple face (chair, os, mots) qui sont censés « se substituer par imprégnation à l’image de soi ». Ces portraits n’ont pas pour but d’être ressemblants. Ils sont offerts à contempler dans un but thérapeutique, ce qui fait du travail d’Emmanuel Grimaud une forme d’investigation facilement transposable sur d’autres terrains de recherche : ceux touchant à la médecine de l’œil, par exemple. La fonction singulière de ces « portraits superposés » est en effet d’opérer une sorte de dédoublement salutaire, en fournissant à la personne non seulement la matière d’un travail d’introspection mais, « par effet miroir », le désir de s’approprier les qualités contenues en germe dans cette figure. « Si vous venez me voir, je décèle tout ce qui vous échappe et que vous ne voyez plus, car personne ne peut se voir tel qu’il est10 », explique le Pandit. Sa technique de portrait s’appuie d’ailleurs sur un procédé de palpation : partant du principe que « l’histoire de l’être humain débute avec son crâne et s’épanouit dans son visage11 », c’est par l’examen du crâne qu’il commence chaque séance de portrait.

• 12 Ibid., p. 70.
• 13 Ibid., p. 12.

8En conclusion de son ouvrage, Emmanuel Grimaud s’attarde sur le lien qui unit l’os aux astres dans la théorie de Kulkarni, prenant appui sur elle pour questionner nos systèmes de représentation. Ainsi que le Pandit l’explique, les crânes sont – à l’instar de l’écorce terrestre – travaillés par des forces cosmiques et fluctuantes qui modèlent non seulement les traits mais le psychisme. Au-delà des influences que peuvent avoir sur nous la façon dont nous mangeons, dont nous vivons, notre éducation, notre milieu socioculturel, il affirme que les planètes englobent toutes ces influences et les dépassent, mais à un niveau de complexité si élevé que l’astrologue lui-même ne peut jamais que trancher « dans l’univers des possibles ». Notant qu’« une séance de portrait astral a toujours quelque chose d’une épreuve de révélation pour celui qui s’y prête12 », Emmanuel Grimaud souligne la dimension fondamentalement poétique des expérimentations astrologiques. À rebours de l’idéologie libérale qui attribue aux « emprises » la valeur négative d’aliénations et qui vise à s’en libérer, l’astrologie fait des influences la matière même du réel et ne pense les humains qu’« en recherche constante d’équilibre au sein d’une configuration de forces13 ».