• 1 Les personnes présentant une variation du développement sexuel sont nées avec des caractéristiques (...)
• 2 Larrieu Gaëlle, « Quel cadrage pour penser les variations du développement sexuel dans les politiqu (...)

1Ces dernières années, les débats autour de la prise en charge des enfants présentant des variations du développement sexuel1 ont été de plus en plus nombreux, principalement sous l’impulsion d’associations de personnes intersexes. Dans le cadre de la révision des lois de bioéthique, cette question a été mise à l’agenda en tant que problème public en France2. La question au cœur des débats concerne les opérations chirurgicales et les traitements hormonaux visant à modifier les caractéristiques sexuées pratiquées sur de jeunes enfants sans leur consentement et sans urgence vitale. En d’autres termes, il s’agit de décider qui doit avoir le pouvoir, mais aussi la responsabilité, de décider de modifications corporelles et dans quel cadre celui-ci doit s’exercer.

• 3 Foucault Michel, Histoire de la sexualité : La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
• 4 Fassin Didier et Memmi Dominique (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, Éditions de l’EHESS, 200 (...)
• 5 Dorlin Elsa, « Sexe, genre et intersexualité : La crise comme régime théorique », Raisons politique (...)
• 6 Mainsant Gwénaëlle, « Gouvernement des corps », in Rennes Juliette (éd.), Encyclopédie critique du (...)

2L’objectif de cet article est de mettre en évidence la façon dont différentes institutions (la médecine, la famille, l’État) façonnent, dans sa matérialité même, les corps des enfants présentant des variations du développement sexuel. Dans la continuité des travaux sur la gouvernementalité3 et le gouvernement des corps4, les corps sexués sont appréhendés comme lieu de l’exercice du pouvoir par la régulation, la surveillance et le contrôle dont ils font l’objet. Les normes de genre sont au cœur de la fabrique médicale des corps sexués5. En se centrant sur la prise en charge médicale et parentale des variations du développement sexuel des enfants, cet article aborde le gouvernement des corps par le prisme du genre, perspective peu présente dans les travaux antérieurs6. Il s’intéresse à la façon dont les normes de genre, et plus spécifiquement la bicatégorisation sexuée, façonnent les institutions et les corps gouvernés.

• 7 Memmi Dominique, Faire vivre et laisser mourir : Le gouvernement contemporain de la naissance et de (...)
• 8 Mainsant Gwénaëlle, « Gouvernement des corps », in Rennes Juliette (éd.), Encyclopédie critique du (...)

3Dans cet article, je montre que les questions du consentement et d’autocontrainte individualisée, devenues centrales dans les pratiques de gouvernement des corps7, sont absentes des modes de gouvernement contemporain des variations du développement sexuel des enfants. Le glissement d’« institution disciplinaire » à « institution civilisatrice »8 » n’a pas été opéré dans ce champs, la médecine exerçant une contrainte externe encore très forte sur les corps et les vies des enfants présentant des variations du développement sexuel. Ainsi, je m’intéresse à la fois au pouvoir médical et étatique, c’est-à-dire aux « gouvernants », mais je propose aussi de déplacer le regard avec une approche par le bas via l’expérience des parents qui occupent une place intermédiaire et ambiguë entre « gouvernés » et « gouvernants ». En effet, les parents sont à la fois dominés par l’institution médicale mais dominants vis-à-vis de leur enfant qu’ils représentent et à la place de qui ils décident. Dans un contexte de remise en question de ces interventions non consenties, on observe un renvoi de responsabilité entre médecins et parents.

• 9 Raz Michal, La production des évidences sur l’intersexuation. Savoirs et pratiques médicales autour (...)

4L’article s’organise en trois temps. Je m’intéresse dans une première partie à l’histoire de la médicalisation des corps sexués en France afin de montrer comment le pouvoir médical s’est imposé en la matière notamment sur le pouvoir juridique et étatique. Dans une seconde partie, je me concentre sur la façon dont le pouvoir médical continue à s’exercer actuellement sur les corps sexués des enfants en prenant appui sur les normes de genre et la construction d’évidences9. Enfin, dans une dernière partie, je m’intéresse au pouvoir et aux marges de manœuvre dont disposent les parents.

• 10 Je n’ai pas utilisé le terme « intersexe » puisqu’il est très peu mobilisé par les parents soit car (...)

7Deuxièmement, mon travail s’appuie sur une série d’entretiens réalisés entre 2018 et 2020. J’ai réalisé des entretiens semi-directifs approfondis avec 54 parents (40 mères et 14 pères) d’enfants présentant une variation du développement sexuel. Le plus grand nombre de femmes parmi les personnes rencontrées est le reflet de leur plus grand investissement dans la prise en charge des enfants. Je suis entrée en contact avec les parents via des associations ou groupes d’échanges en ligne et via des équipes médicales spécialisées, en expliquant que mon travail de recherche portait sur les expériences de personnes ayant des enfants présentant des variations du développement sexuel10. En utilisant ces deux canaux, j’ai maximisé mes chances de rencontrer des personnes aux profils différents, notamment en termes d’engagement associatif ou militant et de proximité avec le monde médical. Mon annonce ayant été relayée directement sur des groupes, listes de mails ou par des médecins, il ne m’est pas possible de savoir quel est le taux de participation, ni si les parents rencontrés ont des caractéristiques spécifiques par rapport à l’ensemble des parents concernés. D’un point de vue démographique, les parents rencontrés viennent de milieux sociaux variés avec une surreprésentation de personnes ayant fait des études supérieures : plus de la moitié ont un niveau équivalent à la licence (bac +3). Ils et elles ont entre 25 et 71 ans. Les diagnostics de leurs enfants ont été fait entre 1980 et 2019. Au moment de l’entretien, les enfants des personnes rencontrées avaient entre neuf mois et une quarantaine d’années, avec un âge médian de 8 ans. Ils et elles ont subies différents types de traitements médicaux, dont les plus communs sont les opérations chirurgicales sur les organes génitaux internes ou externes et les injections hormonales. Les 44 entretiens réalisés auprès de 54 parents ont duré entre 40 minutes et 3 heures 15. La majorité des entretiens ont été conduits en face à face au domicile des personnes rencontrées ou dans des cafés, à l’exception de 11 entretiens qui se sont déroulés sur Skype ou par téléphone. Les enquêté.e.s ont choisi les modalités de déroulement de l’entretien (lieu, présence du conjoint). Un seul entretien a été réalisé à distance en raison de la situation sanitaire. Les deux parents étaient présents ensemble lors de 10 entretiens, et 34 entretiens étaient individuels. Parfois, les enfants étaient présents au domicile pendant l’entretien mais ils et elles n’y ont jamais activement pris part sauf dans un cas. Au cours des entretiens, nous avons abordé de nombreux sujets : l’annonce du diagnostic médical de leur enfant, le suivi et les traitements médicaux, leur vie quotidienne et celle de leur enfant, la façon dont ce sujet était abordé au sein de la famille et au-delà, l’implication de l’enfant dans la prise en charge médicale, leurs projets et inquiétudes pour l’avenir.

• 11 Beaud Stéphane et Weber Florence, Guide de l’enquête de terrain, La Découverte, 4^ème éd. augmentée, (...)

9Ainsi, il ne s’agit pas à proprement parler d’une enquête ethnographique puisqu’elle ne s’est pas déroulé en milieu d’interconnaissance11, la majorité des parents et des familles étant isolé les uns par rapport aux autres. Toutefois, la similarité des expériences et le faible nombre de centres de référence permet de faire dialoguer les récits et de saisir les liens entre différents positionnements énonciatifs et idéologiques.

• 12 Daston Lorraine et Park Katharine, « The Hermaphrodite and the Orders of Nature : Sexual Ambiguity (...)
• 13 Salle Muriel, « Une ambiguïté sexuelle subversive. L’hermaphrodisme dans le discours médical de la (...)
• 14 Mak Geertje, Doubting Sex. Inscriptions, Bodies and Selves in Nineteenth Century Hermaphrodite Case (...)
• 15 Ces histoires de cas sont rédigées par des médecins. Très peu d’écrits rédigés par les personnes co (...)
• 16 Mak Geertje, « Altérations des logiques du sexe », art. cit.
• 17 Pour des exemples de procès voir Mak Geertje, Doubting Sex, op. cit.; Mak Geertje, « Altérations de (...)
• 18 Mak Geertje, « Altérations des logiques du sexe », art. cit.

12À partir de la fin du xvi^e siècle et au cours des siècles suivants, l’hermaphrodisme fait l’objet d’une littérature médicale importante en France et d’une forme de fascination12. Pour autant, jusqu’à la fin du xix^e siècle, la médecine exerce peu de pouvoir dans ce domaine13. En effet, comme le montre l’historienne Geertje Mak14 – à partir de trois cents histoires de cas d’hermaphrodisme15 en France et en Allemagne publiés entre la fin du xviii^e et le début du xx^e – il s’agit d’une situation majoritairement gérée au sein des familles et communautés. La gestion du sexe atypique passe par le secret et la non-intervention. Les parents, lorsqu’ils ont un doute sur le sexe d’un de leur enfant, cachent cette information pour protéger l’image de la famille. Dans un contexte rural où la médecine n’a pas encore étendu son pouvoir, les médecins ont peu accès aux corps des individus et sont confrontés à de fortes réticences à montrer ses organes génitaux16. Les médecins n’étaient pas impliqués, excepté lorsque les doutes entourant le sexe d’un individu avaient un impact sur le statut moral ou légal d’un autre. En effet, en cas de mariage, de grossesse ou lorsqu’une relation intime ou sexuelle donnait lieu à des commérages susceptibles de remettre en question l’ordre moral, les individus pouvaient être contraints à des examens médicaux, notamment dans le cadre de procès. Jusqu’à cette époque, les examens médicaux prennent donc place seulement dans le cadre d’enjeux légaux et majoritairement à l’âge adulte17. Cependant, cela ne signifie pas que les corps, et plus encore ceux présentant des spécificités, n’étaient soumis à aucune surveillance. C’est l’entourage social, et non pas les institutions publiques, qui surveille les corps. Il s’agit de s’assurer que les corps ambiguës ne contreviennent pas à l’ordre moral et légal ; ce que Mak18 qualifie de » politiques de confinement ».

• 19 Memmi Dominique, Faire vivre et laisser mourir, op. cit.
• 20 Bastien Charlebois Janik, « Sanctioned Sex/ualities: The Medical Treatment of Intersex Bodies and V (...)
• 21 Ibid.
• 22 Ibid.

13Ce n’est qu’au tournant des années 1860-1870, que s’opère la médicalisation des corps sexués, dans le sens où il y a une extension des compétences des médecins19 : on passe d’un pouvoir principalement juridique sur les corps sexués à un pouvoir médical20. En France, cette évolution se caractérise par plusieurs changements qui surviennent à cette période. Tout d’abord, les consultations médicales évoluent, et l’examen du corps et des organes génitaux devient plus fréquent. Une nouvelle relation médecins-patients s’institutionnalise en s’appuyant sur de nouveaux rituels21. Ce contrôle plus poussé des corps par la médecine a pour résultat une augmentation importante de diagnostic d’hermaphrodisme, que ce soit par examen visuel du corps externe ou par auscultation de l’intérieur du corps. Au même moment, les médecins décrivent une forte augmentation des demandes de chirurgie de la part de personnes ayant des sexes atypiques. La stratégie du secret autour de ces corps se transforme en une stratégie d’invisibilisation et d’effacement qui passe par la chirurgie. Le rôle de la médecine évolue considérablement : les médecins se mettent à occuper une place centrale, non plus seulement en tant qu’expert pouvant produire un jugement sur le sexe, mais en tant que professionnel prenant en charge et exerçant un pouvoir sur les corps22. Ainsi, ils concentrent plusieurs pouvoirs : celui de définir la norme, d’identifier et de diagnostiquer les déviants, et de les corriger.

• 23 Raz Michal, La production des évidences sur l’intersexuation, op. cit.
• 24 Bastien Charlebois Janik, « Sanctioned Sex/ualities », art. cit. ; Fausto-sterling Anne, Corps en t (...)
• 25 Raz Michal, La production des évidences sur l’intersexuation, op. cit.
• 26 Löwy Ilana, Imperfect Pregnancies. A History of Birth Defect & Prenatal Diagnosis. Johns Hopkins Un (...)

14Au xx^e siècle, la médicalisation se poursuit avec des prises en charge au cas par cas, très variées selon les lieux et les médecins. Dans les années 1950, on assiste a une homogénéisation de cette prise en charge avec la mise en place d’un protocole à l’hôpital Johns-Hopkins aux États-Unis, sous l’impulsion de John Money, psychologue et sexologue, et de Lawson Wilkins, endocrinologue pédiatrique23. Ce protocole préconise un choix rapide du sexe sur la base de l’aspect extérieur des organes génitaux, et la mise en place de traitements chirurgicaux et hormonaux le plus vite possible afin de conformer le corps aux normes des corps féminins ou masculins24. Ainsi, la temporalité de la prise en charge change : alors que les personnes prises en charge étaient avant majoritairement des adultes, il s’agit maintenant plus souvent de nouveau-nés et d’enfants. Les parents commencent alors à occuper une place centrale. Durant la seconde partie du xx^e siècle, ce protocole s’impose en France rompant avec les pratiques préalables : on observe un passage « de la nécessité d’attendre à l’urgence d’intervenir » comme le décrit très précisément Michal Raz25 dans sa thèse. À partir des années 1970, en France, les interventions pendant la petite enfance s’imposent et les enfants présentant des variations du développement sexuel sont pris en charge de façon systématique très tôt. Cela est renforcé par la médicalisation des naissances, puis le développement du diagnostic prénatal26 qui permet aux équipes médicales d’observer et d’ausculter les corps de quasi tous les fœtus et nouveau-nés. La temporalité des interventions est donc centrée sur la petite enfance et exclut, de fait, les personnes concernées des décisions, laissant aux médecins, et dans une moindre mesure aux parents, tout pouvoir sur les corps.

• 27 Guillot Vincent, « Intersexes : Ne pas avoir le droit de dire ce que l’on ne nous a pas dit que nou (...)
• 28 La première rencontre internationale entre une dizaine de personnes intersexes a été filmée et a do (...)
• 29 Chase Cheryl, « Hermaphrodites with Attitude: Mapping the Emergence of Intersex Political Activism  (...)
• 30 Aegerter Audrey, Translation of intersex rights: from medical collaboration to human rights opposit (...)
• 31 Davis Georgiann, Contesting Intersex. The dubious diagnosis, New York University Press, 2015.
• 32 Aegerter Audrey, Translation of intersex rights, op. cit.

15Jusqu’au début des années 1990, les personnes concernées par ces variations sont très peu visibles – les seuls discours auxquels nous avons aujourd’hui accès sont ceux émanant des écrits médicaux27. La première association de personnes intersexes apparaît en 1993 aux États-Unis, suite à la rencontre entre plusieurs personnes intersexes, et à l’initiative de Cheryl Chase/Bo Laurent28. Il s’agit de l’Intersex Society of North America (ISNA)29. La mise en commun de leurs expériences leur permet de réaliser à quel point les traitements médicaux subis ont été nuisibles aussi bien physiquement que psychologiquement. Le principal objectif de l’ISNA est de changer les pratiques médicales afin que les futurs enfants ne subissent plus ces traitements. Il s’agit donc d’un mouvement social de santé qui se place explicitement en opposition à l’autorité médicale et à son pouvoir sur les corps. Après plusieurs années de stratégie de confrontation, l’organisation change d’approche afin de réussir à entrer en dialogue avec le corps médical, et changer les pratiques de l’intérieur30. Cette volonté de parvenir à échanger avec les médecins passe notamment par l’acceptation du vocabulaire médical et l’adoption d’une nouvelle terminologie : « disorder of sex development » (traduit dans le contexte français par « anomalies du développement génital »). En 2005, une conférence médicale internationale accueille, pour la première fois, deux activistes intersexes, et donne lieu au « Consensus de Chicago » avec l’adoption d’une nouvelle nomenclature et terminologie, mais sans changement important dans la prise en charge. Il s’agit pour les médecins de réaffirmer leur autorité remise en question par le mouvement social intersexe31. Le changement de stratégie de l’ISNA, au début des années 2000, et l’intégration de médecins au sein de l’organisation, mène à des tensions internes et à la création de l’Organisation internationale des intersexes (OII) en 2003. Cette dernière se place dans une approche plus radicale que l’ISNA et s’organise à l’échelle internationale en différentes branches nationales avec pour objectif d’agir notamment au niveau des organisations internationales de défense des droits humains32.

• 33 En 2013, la résolution 1952 sur « le droit des enfants à l’intégrité physique » de l’Assemblée parl (...)

16Le travail des activistes européens permet de faire émerger la question de la prise en charge médicale de l’intersexuation au sein des instances politiques européennes à partir des années 2010 menant à différentes prises de position contre les traitements non consentis33. En France, c’est surtout à partir des années 2016 et 2017, et suite aux mobilisations du Collectif Intersexes et Allié.e.s – OII France (CIA-OII France) – que différentes institutions prennent position, comme la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH), la délégation aux droits des femmes du Sénat, et le Défenseur des droits. La mise à l’agenda se concrétise avec la révision de la loi de bioéthique à partir de 2018. Suite à la stratégie de plaidoyer du mouvement social intersexe, le rapport du Conseil d’État de juin 2018 fait de la prise en charge médicale des enfants présentant des variations du développement sexuel une question à traiter dans le cadre de la révision de la loi de bioéthique. La position du ministère de la santé sur le sujet peut être résumé par cette intervention d’Agnès Buzyn le 9 septembre 2019 lors de son audition par la commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi :

• 35 Memmi Dominique, Faire vivre et laisser mourir, op. cit.
• 36 Memmi Dominique, « Governing through Speech: The New State Administration of Bodies », Social Resea (...)
• 37 Pour davantage de détails sur la révision de la loi de bioéthique, voir Larrieu Gaëlle, « Quel cadr (...)
• 38 Memmi Dominique, « Governing through Speech… », art. cit.

17En effet, l’article 16-3 du Code Civil indique qu’« il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne, ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thérapeutique d’autrui », et que « le consentement de l’intéressé doit être recueilli préalablement hors le cas où son état rend nécessaire une intervention thérapeutique à laquelle il n’est pas à même de consentir ». Ainsi, la notion de nécessité médicale, au cœur des débats, est laissée à l’appréciation des médecins. Les recommandations et condamnations symboliques au niveau international, européen et français s’inscrivent dans ce que Dominique Memmi35 qualifie de « direction des conduites par le discours » : elles ne sont en aucun cas contraignantes mais constituent une autorité morale visant à favoriser des « conduites raisonnables36 ». Du côté de l’État français, le même type de gouvernement est observé. Aucune législation contraignante n’a été adoptée37 laissant aux médecins, et principalement aux spécialistes, le pouvoir d’encadrer eux-mêmes leurs pratiques. Pour autant, les opérations chirurgicales et traitements hormonaux sur lesquels l’État se refuse à légiférer sont pris en charge financièrement par la Sécurité sociale. En effet, la supervision de l’État ne passe pas par la contrainte directe ou la punition, mais par le fait de fournir ou de refuser la prise en charge financière des actes médicaux. La prise en charge par la Sécurité sociale constitue une incitation financière, caractéristique de la biopolitique contemporaine38.

• 39 Bastien Charlebois Janik, « Sanctioned Sex/ualities », art. cit.

18Toutefois, si la direction des conduites passe par le discours au niveau de l’État, l’exercice du pouvoir médical reste lui disciplinaire39 et basé sur la contrainte. Contrairement à ce que Dominique Memmi a montré concernant les domaines de la naissance et de la mort, le gouvernement des corps des enfants présentant des variations du développement sexuel ne prend pas appui sur un contrôle discursif et une délégation du « choix » aux acteurs, mais sur un contrôle disciplinaire qui marque et modifie les corps en s’appuyant sur un consentement qui n’est pas exprimé personnellement, mais par le biais d’acteurs intermédiaires : les parents.

• 40 Canguilhem Georges, Le normal et le pathologique, 12^ème éd., Presses Universitaires de France, 2013 (...)

20Le pouvoir exercé par les médecins commence dès le moment même du diagnostic. En effet, l’institution médicale bénéficie du privilège de juger les corps et de décider ce qui relève du normal et du pathologique40. Les opérations chirurgicales et les traitements hormonaux visant à normaliser les corps sexués atypiques sont présentés aux parents comme la solution pour répondre à leurs inquiétudes.

• 41 Bastien Charlebois Janik, « Sanctioned Sex/ualities », art. cit.
• 42 Fausto-sterling Anne, Corps en tous genres, op. cit.

21Les diagnostics de variation du développement sexuel peuvent être faits à différents moments : lors de la grossesse, à la naissance ou bien durant l’enfance, l’adolescence ou à l’âge adulte. Cette temporalité dépend à la fois du type de variation, de sa visibilité et du parcours médical de la famille et de l’enfant. Dans tous les cas, les médecins identifient un problème en comparant le corps de l’enfant aux normes médicales que ce soit concernant l’aspect et la taille des organes génitaux externes, la présence, l’absence ou la localisation d’organes génitaux internes, ou encore la formule des chromosomes sexuels. Les corps sont définis comme des corps mâles ou femelles « incomplets », « trop » ou « trop peu » développés41, les normes binaires étant au cœur de la construction des savoirs médicaux sur les corps sexués42. Les diagnostics peuvent se baser sur l’observation directe du corps et/ou sur des examens complémentaires tels que des échographies ou prises de sang.

• 43 Kessler Suzanne, Lessons from the Intersexed, op. cit.

23Bien que les normes médicales et sociales sur les corps sexués se nourrissent mutuellement, cette citation d’Émilie permet de mettre en évidence les différences qui persistent entre les deux. La bicatégorisation sexuée est une évidence pour les parents rencontrés, pour autant, ils n’ont pas de critères aussi précis que ceux présents dans les classifications médicales43. Plusieurs mères indiquent n’avoir aucune idée de la taille que « devrait » faire un clitoris ou un pénis à la naissance, ce qui les amène à tolérer davantage de variabilité autour de la moyenne. Les diagnostics médicaux jouent donc un rôle important dans les représentations que se font les parents de ce qu’est un corps sexué normal ou anormal. Ils construisent en tant que problème médical des différences par rapport à la moyenne qui n’étaient pas forcément perçues comme telles, au préalable, par les parents.

• 44 Des observations de consultations constitueraient un matériel très riche pour cette enquête. Mais c (...)

27S’agissant d’un récit rétrospectif, raconté des dizaines d’années plus tard, il est difficile de savoir quels étaient les termes exacts de ce médecin44. Cela étant, l’entretien avec cette mère permet de saisir les souvenirs qu’elle a gardés de ses rencontres avec cet endocrinologue qui s’est occupé du suivi de sa fille à l’adolescence : un praticien qui s’intéresse peu à la vie de sa patiente en dehors du traitement médical et qui met en avant son pouvoir d’agir sur le corps.

• 45 Roen Katrina et Hegarty Peter, « Shaping Parents, Shaping Penises: How Medical Teams Frame Parents’ (...)
• 46 Raz Michal, La production des évidences sur l’intersexuation, op. cit.

28En effet, après avoir identifié un problème localisé dans le corps de l’enfant, les médecins présentent les interventions médicales comme une façon de résoudre, de réparer ce problème45. Les discours des parents et des médecins rencontrés diffèrent lorsqu’il s’agit de savoir d’où vient la volonté de normalisation des corps sexués. Il apparait très clairement dans les discours des parents que le diagnostic et les opérations sont souvent évoqués en même temps par le personnel médical. Elles sont présentées comme étant de l’ordre de l’évidence par les médecins. « Tout de suite, ils nous ont dit “ben voilà, votre fils a, il nous semble, un hypospade, on s’occupe de prendre RDV avec un chirurgien, ça sera dans un mois” » (Laura Devos). De ce fait, les parents évoquent rarement les opérations chirurgicales comme un choix mais plutôt comme la continuité logique du parcours de soin de leur enfant. Lorsqu’elle évoque l’opération chirurgicale de « reconstruction des petites et grandes lèvres » et de « réduction du clitoris » subie par sa fille, Camille Kempf dit : « Pour moi, ça faisait partie du protocole et puis voilà quoi » (40 ans, aide-soignante, fille de 10 ans). Ainsi, les médecins construisent des évidences46, puis les présentent en tant que principe non questionnable aux parents. La quasi-totalité des parents rencontrés n’ont pas de connaissances préalables concernant les variations du développement sexuel de leur enfant (que ce soit concernant les termes médicaux utilisés ou l’existence même de variations) et rentrent peu en contact avec des associations intersexes, ce qui ne leur permet pas d’avoir accès à des informations et un cadrage non-médical.

• 47 Angeloff Tania et Delphine Gardey, « Corps sous emprises. Biopolitique et sexualité au Nord et au S (...)

29L’emprise sur les corps est d’autant plus efficace qu’elle s’exerce au nom du « bien-être » des enfants, mais aussi de leurs parents47. En effet, les médecins rencontrés insistent sur le fait que les propositions d’opérations constituent des réponses apportées à la souffrance parentale :

• 49 Bastien Charlebois Janik, « Sanctioned Sex/ualities », art.cit.

31Ce médecin met en évidence la façon dont les normes sociales pèsent sur la médecine. Dans cette optique, les opérations sont nécessaires pour permettre aux enfants de s’intégrer dans une « société normative ». Le traitement des variations du développement sexuel est façonné par le sexisme, la binarité et l’hétéronormativité, et la médecine produit est produite par ces normes49. Les médecins évoquent à la fois ces normes de façon générale et surplombante, mais également de façon plus spécifique au travers de la figure des parents qui les incarneraient. Il y a ainsi un renvoi de responsabilité entre les médecins et les parents concernant l’origine de la volonté de normalisation. Lors d’une autre rencontre, un chirurgien me raconte un désaccord qu’il a avec deux autres collègues à propos des opérations du pénis visant à ce que l’enfant puisse uriner debout. Il me dit que selon lui ces opérations sont importantes car elles permettent à l’enfant de « se construire comme un homme ». Il conclut en disant : « Je sais que c’est une vue surement sexiste, pas moderne, mais les gens sont comme ça. C’est ce que disent les parents et la société ». Alors que les entretiens avec les parents mettent en évidence la force de l’encadrement médical dans le parcours de leur enfant, les médecins rencontrés se décrivent plutôt sous l’emprise des parents et des normes sociales.

• 50 Piterbraut-Merx Tal, « Enfance et vulnérabilité. Ce que la politisation de l’enfance fait au conc (...)
• 51 « L’autorité parentale est un ensemble de droits et de devoirs ayant pour finalité l’intérêt de l’e (...)
• 52 Dworkin Gerald, « Paternalism », The Monist, n° 56/1, 1972, p. 65.

34Les restrictions de liberté imposées aux enfants sont très majoritairement jugées légitimes, principalement pour deux raisons. Premièrement, l’approche développementaliste selon laquelle les enfants ont des capacités cognitives et une rationalité limitée50. Deuxièmement, l’idée que les adultes, et plus particulièrement les responsables légaux des enfants, agissent dans l’intérêt de l’enfant. Actuellement, l’idée du bien-être de l’enfant est au cœur du dispositif familial, inscrit dans le Code Civil51. Il s’agit d’une forme de paternalisme qui consiste en une « interférence avec la liberté d’action d’une personne justifiée par des raisons qui renvoient exclusivement au bien-être, au bien, au bonheur, aux besoins, aux intérêts ou aux valeurs de la personne ainsi contrainte »52 ». Les parents rencontrés insistent sur le fait qu’ils cherchent à faire au mieux pour leur enfant. Cette question du bien-être en vient souvent à occulter celle du consentement comme le montre cet extrait d’entretien avec Agathe Jacquet. Lorsque je la rencontre, son fils a 2 ans, il a eu des injections de testostérone à neuf mois (dont l’objectif explicité par le médecin et la famille est de faire grossir son pénis) et il est possible qu’il en ait d’autre autour de 8 ou 9 ans.

• 53 Foucault Michel, Dits et écrits, 1954-1988. Vol. IV, 1980-1988, Paris, France, Gallimard, 1994.

37Ce que Laetitia Collin exprime ici, et qui revient dans les discours des autres parents dans la même situation, est que la question de l’assignation du sexe doit être tranchée par les médecins, c’est à eux de dire en tant qu’expert « quel sexe la nature lui a choisi »53 ». Le souhait de Laetitia est que les médecins puissent lui dire le « vrai » sexe de son enfant, celui qui aurait dû être. Les parents demandent aux médecins de venir rétablir l’évidence de la bicatégorisation sexuée que l’impossibilité d’assigner un sexe vient ébranler. Finalement, après plusieurs examens, un médecin annonce à Laetitia que c’est un garçon en s’appuyant notamment sur la formule chromosomique, ce à quoi Laetitia se rattache. Plus tard dans l’entretien, elle ajoute : « c’est un spermatozoïde Y qui est parti ben c’est tout quoi, c’était plié comme ça dès le départ, ça restera comme ça ». Si Laetitia se rattache ici à la formule chromosomique comme indicateur du « vrai » sexe, d’autres parents au contraire, s’appuient sur l’apparence des organes génitaux. Le choix des critères varie selon les situations, mais ce qui compte pour les parents est d’avoir un élément objectif de preuve du sexe, et ainsi rétablir sa naturalité. Pour la majorité des parents rencontrés, leur enfant sont naturellement des filles ou des garçons avec un développement inachevé ou une malformation, et les médecins sont là pour trouver les indices permettant d’identifier le « vrai » sexe. L’idée qu’ils pourraient, en tant que parents, avoir à prendre une telle décision leur est inconcevable. La délégation de pouvoir aux médecins, garant de la vérité du sexe, est quasi-totale.

• 54 Zolesio Emmanuelle, « La relation chirurgien-patient. « J’ai pas fait parleuse » », Sciences social (...)

41Mélanie décrit un chirurgien qui n’apprécie pas que son expertise soit remise en question et qui ne souhaite pas entrer en discussion à ce sujet avec elle, ce que d’autres mères enquêtées décrivent en parlant de chirurgiens souvent très « froids », ce qui a été mis en évidence dans d’autres enquêtes54. Aucun crédit ne lui est accordé car ses propres connaissances ne sont pas reconnues par un diplôme. D’autres enquêtées qui sont sage-femmes ou infirmières, même si elles restent toujours dominées dans le champ médical, ou qui ont des proches médecins, arrivent plus facilement à se faire entendre et à s’imposer aux endocrinologues ou chirurgiens.

• 55 Prud’homme Dorothée, « Du « soin global » au traitement discriminatoire. La prise en charge de pati (...)
• 56 Je n’ai pas trouvé de jurisprudence à ce sujet en France. Les différentes situations qui m’ont été (...)

45Le refus du traitement par la famille est expliqué de façon culturaliste55. D u fait de sa culture, ce père refuse que sa fille prenne des médicaments qui ont pour conséquence, entre autres, de développer sa poitrine. Ce discours est également présent chez certains des médecins rencontrés. Ils prennent régulièrement pour exemple des familles immigrées pour expliquer pourquoi certains parents refusent les traitements. Pour eux, le refus est compris comme une opposition au progrès de la médecine occidentale, et est lié à un problème qu’aurait ses familles avec la féminité ou la masculinité de leur enfant. Ce cas montre aussi la façon dont la contrainte peut s’imposer quand les parents s’opposent trop fermement au pouvoir médical. Les affaires vont rarement en justice56 mais ces situations peuvent exister et constituer une menace envers d’autres parents récalcitrants. Finalement, lorsque certaines marges tentent de résister, la force du processus apparait et s’impose aux gouvernés.

• 57 Bastien Charlebois Janik, « Sanctioned Sex/ualities », art. cit.
• 58 Memmi Dominique, Faire vivre et laisser mourir, op. cit.
• 59 Memmi Dominique, « Governing through Speech », art. cit.

46Le gouvernement des corps des enfants présentant des variations du développement sexuel est multi-situé. Au niveau de l’État, la direction des conduites passe uniquement par le discours, en mettant en avant la nécessité de l’auto-régulation de la profession médicale, mais sans législation contraignante sur les traitements hormonaux et opérations chirurgicales. Pour autant, à la suite de Janik Bastien Charlebois57, nous pouvons qualifier la médecine d’« institution disciplinaire quasi-totale » pour les personnes intersexes. L’institution médicale exerce son pouvoir par la contrainte directe sur les corps et celui-ci n’est pas délégué au profit d’un contrôle de soi individualisé, contrairement à ce qu’a montré Dominique Memmi concernant l’administration de la naissance et de la mort58. La contrainte est exercée directement sur le corps des enfants par les médecins via des traitements chirurgicaux et hormonaux pratiqués sans consentement. Ainsi les questions du consentement et de l’autodétermination, devenues centrales dans les pratiques de gouvernement des corps, restes absentes des modes de gouvernement contemporain des variations du développement sexuel des enfants. Comme nous l’avons vu, la place des parents dans ce processus est ambiguë, à la fois dominé par les médecins mais aussi auxiliaires du pouvoir médical du fait de l’autorité parentale qui leur permet de consentir pour leur enfant. De par leur âge, les enfants n’ont pas accès à la figure, décrite par Memmi59 du patient en tant qu’individu capable d’autodétermination, de réflexivité et de conduite raisonnable concernant son propre corps.