• 1 Foucault Michel, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1993 [1975].
• 2 Goffman Erving, Asiles, Traduit par Liliane Lainé et Claude Lainé, Paris, Éditions de Minuit, 1968 (...)
• 3 Sur les Centres éducatifs renforcés (CER) : Chéronnet Hélène, « Un contrôle genré : regard sur les (...)
• 4 Coutant Isabelle, Délit de jeunesse. La justice face aux quartiers, Paris, La Découverte, 2005.

1Dans le sillage des publications de Surveiller et punir1 et Asiles2, les institutions les plus coercitives et leur pouvoir socialisant sur les individus ont attiré l’attention scientifique. Les périodes vécues en prison, en hôpital psychiatrique ou au sein d’institutions socio-éducatives ont été analysées comme des expériences sociales de façonnage des corps, des conduites, voire des identités, au moyen de concepts et d’outils théoriques déjà bien établis (les « disciplines », le système des « adaptations primaires » et « secondaires », etc.). En écho au tournant sécuritaire qui opère dans les années 1990, la sociologie française des institutions pénales pour mineur·e·s s’est ainsi enrichie, ces deux dernières décennies, d’analyses portant sur les reconfigurations d’une action éducative sous le sceau de la contrainte et de l’enfermement3. Autre innovation judiciaire depuis les années 1990, les alternatives aux poursuites ont permis de répondre à un plus grand nombre d’infractions au moyen de médiations pénales légères4. On peut dès lors constater que les nouveaux dispositifs créés en réponse au problème de la délinquance tendent à rythmer la production scientifique et que les enquêtes menées en contexte d’enfermement dominent les approches sociologiques de la pénalité pour mineur·e·s.

• 5 Note du 22 octobre 2015 relative à l’action éducative en milieu ouvert au sein des services de la p (...)
• 6 Roux Sébastien, « La matrice pénale. Devenir adulte sous protection judiciaire », Politix, n° 108/4 (...)
• 7 Vuattoux Arthur, Adolescences sous contrôle. Genre, race, classe et âge au tribunal pour enfants, P (...)
• 8 Gaïa Alice, De Larminat Xavier et Benazeth Valerian, Comment sort-on de la délinquance ? Comprendre (...)

2Au moment où la direction de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) reconsidère le service de milieu ouvert comme « socle de l’intervention éducative » et s’inquiète de la discontinuité des parcours judiciaires5, les sciences sociales montrent un regain d’intérêt pour l’action judiciaire exercée hors contexte de placement ou d’incarcération6 et pour le travail d’aide à la décision des magistrats mené par les professionnel·le·s7. Les effets de la pénalité et son articulation avec d’autres institutions sont aussi requestionnés au moyen d’approches biographiques8. Cet article s’inscrit à la croisée de ces deux ordres de préoccupations en se centrant sur l’entretien sociojudiciaire, technique constitutive de l’action en milieu ouvert encore peu étudiée pour elle-même, et sur ses effets sur les parcours.

• 9 Stéphane Beaud les définit comme des entretiens approfondis « enchâssés dans l’enquête de terrain ( (...)
• 10 Mauger Gérard, « Jeunesse : essai de construction d’objet », Agora débats/jeunesses, n° 56/3, 2010, (...)

3L’analyse s’appuie sur une enquête ethnographique menée de 2014 à 2017 depuis une Unité éducative de milieu ouvert (UEMO). Ce type de service de la PJJ assure des missions d’évaluation des situations juvéniles et familiales et d’aide à la décision des magistrat·e·s d’une part, et de mise en œuvre des mesures de milieu ouvert d’autre part. Ce ne sont donc pas des lieux de placement : les professionnel·le·s y reçoivent les jeunes et leurs parents pour des temps d’entretien qui ponctuent les suivis judiciaires. Au départ centré sur des problématiques de sociologie pénale (sur la fabrique sociale de la peine), le dispositif d’enquête a d’abord reposé sur l’immersion au sein de l’UEMO et l’observation des scènes judiciaires qui jalonnent les parcours. Le terrain d’investigation s’est progressivement déplacé hors des murs du service pour suivre neuf jeunes sur un segment de leur parcours d’environ deux ans, au moyen d’observations de leurs conditions de socialisation, et d’« entretiens ethnographiques »9 menés avec elle et eux et avec les protagonistes qui gravitent autour de leur situation. La dynamique propre de l’enquête l’a finalement ancrée dans les questionnements d’une sociologie des classes populaires, faisant de la période de la jeunesse une séquence où s’observent les modes de production et de reproduction des positions sociales en leur sein10.

• 11 Vincent Guy, Courtebras Bernard et Reuter Yves, « La forme scolaire : débats et mises au point », R (...)
• 12 Darmon Muriel, La socialisation, 3^ème éd., Paris, Armand Colin, 2016 [2006].

4Le dispositif d’enquête permet d’envisager trois niveaux articulés auxquels l’entretien sociojudiciaire produit du social. Le premier s’inspire de la façon dont Guy Vincent définit la socialisation11 pour concevoir l’entretien sociojudiciaire comme une forme sociale à part entière (en l’espèce, dédiée à la régulation des comportements juvéniles) définie par un espace, un temps et une relation spécifiques. Il constitue ensuite un cadre socialisateur qui produit, ou vise à produire, certaines dispositions sociales chez les individus qui l’éprouvent12. Enfin, l’entretien se fait socialement différenciateur, en tant que technologie d’élaboration des parcours : les rencontres auxquelles cette situation donne lieu produisent des effets variés sur les parcours des jeunes, et, ce faisant, différencient des positions sociales au sein des jeunesses populaires.

• 13 Donzelot Jacques, La police des familles, Nouvelle éd., Paris, Éditions de Minuit, 2005 [1977].
• 14 Messineo Dominique, Jeunesse irrégulière. Moralisation, correction et tutelle judiciaire au XIXe si (...)
• 15 Teillet Guillaume, Une jeunesse populaire sous contrainte judiciaire. De l’incrimination à la repro (...)
• 16 Jurmand Jean-Pierre, « Du milieu ouvert. Point de vue historique de la construction d’un dispositif (...)
• 17 Périssol Guillaume, Le droit chemin. Jeunes délinquants en France et aux États-Unis au milieu du xx(...)
• 18 Castel Robert, La gestion des risques, Nouvelle éd., Paris, Éditions de Minuit, 2011 [1981].

6En limitant la puissance paternelle, les lois de protection de l’enfance de la fin du xix^e préparent le terrain à « un transfert de souveraineté de la famille “moralement insuffisante” vers le corps des notables philanthropes, des magistrats et des médecins spécialisés dans l’enfance13 » et ouvrent la possibilité pour les pouvoirs publics d’intervenir sur elles en « milieu ouvert14 ». La loi du 22 juillet 1912 instaure avec les tribunaux pour enfants et adolescents, un nouveau régime juridique : celui de la liberté surveillée, prononcée en support d’un placement ou d’une remise à parents, utilisée à ses débuts en aval des jugements comme outil de modulation des décisions initiales, le plus souvent en cas d’incidents15. L’action éducative en milieu ouvert ne connaît son essor qu’à partir de la promulgation de l’ordonnance de 1958 relative à la protection de l’enfance et ce jusqu’à la fin du xx^e siècle16. La reconfiguration des modes de traitement des déviances au moyen d’interventions diffuses dans le corps social s’inscrit dans une politique de prévention et de gestion des risques, à une échelle internationale17, et dépassent le seul cas de la justice des mineur·e·s (comme le montre le cas de la psychiatrie18).

• 19 Jurmand Jean-Pierre, « Du milieu ouvert », art. cit.

8Les politiques pénales à l’encontre des mineur·e·s depuis les années 1990 ont encore renforcé l’éclectisme de l’activité des services de milieu ouvert. Afin de poursuivre un plus grand nombre d’infractions à faible préjudice, la promotion de médiations pénales plus légères, en alternatives aux poursuites, a conduit les magistrat·e·s des parquets à confier aux UEMO l’exercice d’un nombre considérable de mesures de réparation et de stages de citoyenneté ou de sensibilisation. Le resserrement du périmètre d’action de la PJJ autour de l’activité pénale à partir de 2009 a contribué à renforcer le poids relatif des logiques probatoires (par le contrôle judiciaire) et de mises à l’épreuve adossées à des peines de prison dans l’activité des services19.

• 20 Vincent Guy, Courtebras Bernard et Reuter Yves, « La forme scolaire », art. cit.

10En dépit de ses multiples usages judiciaires, des traits communs se dégagent de l’entretien en tant que forme de relation sociale. Certains raisonnements sur lesquels repose le concept de « forme scolaire » comme forme de transmission dans une société20 éclairent, par transposition, cet autre domaine de la vie sociale que constitue celui de la régulation des comportements juvéniles.

• 21 Vincent Guy, Lahire Bernard et Thin Daniel, « Sur l’histoire et la théorie de la forme scolaire », (...)

11Les usages judiciaires de l’entretien s’inscrivent d’abord dans la configuration des États modernes occidentaux. La scripturalisation des pratiques et des savoirs scolaires dans les formes de transmission font écho à la codification des relations sociales entre les individus dans les formes de régulation des comportements. Au fur et à mesure que le mode d’autorité qui repose sur la personne du chef de famille décline, la mise en procédure des régulations sociales et le domaine des règlements lui-même ne cessent de s’étendre. L’avènement des bureaucraties – supports d’un « ordre impersonnel » auquel doivent se soumettre les individus – s’accompagne d’un mode d’autorité nouveau reposant sur une domination légale-rationnelle21. La centralité de la règle écrite, observée dans les accompagnements sociojudiciaires, ne se comprend qu’au regard de cette forme spécifique d’autorité. Autre dimension liée au politique : l’entretien sociojudiciaire. Même si celui-ci se déroule hors contexte d’enfermement, il ne s’impose pas moins aux familles et aux jeunes puisqu’il donne lieu à convocation. L’autorité judiciaire compte alors sur l’autocontrôle des justiciables pour se soumettre aux rendez-vous sans avoir recours à une contrainte sur les corps. Étatique, cette forme de régulation l’est également du fait de la professionnalisation. D’abord, de l’ensemble des acteurs et actrices du milieu ouvert sous le statut d’éducateur ou éducatrice de l’Éducation surveillée à partir de la seconde moitié du xx^e. Puis, à partir de 1990, de la PJJ, comme corps de fonctionnaires à la double spécialisation – pénale et éducative, interchangeables – et qui tirent leur légitimité d’un concours et d’une formation organisé·e·s par l’État.

• 22 Ibid.
• 23 Teillet Guillaume, « Porter plainte contre son fils. Aux frontières de modes de régulation des déso (...)

12La caractéristique première de l’entretien sociojudiciaire réside dans la séparation qu’il implique avec le cours ordinaire de la vie sociale (familiale, amicale) – à l’image de la forme scolaire22. Il arrive que les parents sollicitent l’éducateur ou l’éducatrice PJJ dans l’urgence d’un épisode de violences, auquel cas les professionnel·le·s activent d’autres leviers que la planification d’un entretien (intervention par téléphone auprès du jeune et/ou de ses parents, note d’information ou d’incident, sollicitation d’une audience de « recadrage » auprès du ou de la juge ou encore accompagnement des parents au dépôt de plainte23). L’entretien suivant est l’occasion de reprendre la séquence difficile à froid – c’est-à-dire détachée de son cours ordinaire. Les entretiens durent en moyenne une heure. Les premiers lors d’un suivi ont lieu très souvent à l’UEMO, dans une pièce dédiée d’environ huit mètres carrés, sans fenêtre, dans laquelle sont disposées quatre chaises autour d’une table ronde assez grande. Pour les suivants, trois configurations spatiales sont observées : de nouveau au sein du service ; à proximité ou sur le lieu d’habitation des parents ; sur le lieu de placement ou de détention le cas échéant. Les choix en la matière dépendent des contraintes organisationnelles du service (disponibilité des véhicules, organisation des tournées des agents), des contraintes professionnelles ou de mobilité des familles mais également de pratiques qui diffèrent entre professionnel·le·s. Mais même dans le cas d’entretiens au domicile, ces derniers restent un temps et un espace à part de la vie familiale ; l’éducateur ou l’éducatrice exige une table autour de laquelle s’asseoir, dans une pièce de laquelle sont tenu·e·s à l’écart les membres non convié·e·s à l’entretien. Une autre de ses caractéristiques réside dans une certaine souplesse du format, nécessaire pour qu’il conserve son efficacité sociale auprès des jeunes les moins disposé·e·s à l’endurer. Des trajets en voiture, des balades dans la nature, un verre partagé dans un bar, des rendez-vous fixés du jour pour le lendemain par SMS avec un jeune en fugue : y compris dans ces cas limites, l’espace de l’entretien se fait relativement hermétique à l’environnement (du fait de l’habitacle, de l’isolement ou de l’éloignement recherché par rapport aux autres personnes présentes dans l’espace public). Ces aménagements témoignent par contre de concessions sur deux traits identifiés comme difficiles à supporter pour certain·e·s jeunes, en même temps qu’ils révèlent leur importance dans le format modal de l’entretien : la relation de face-à-face – jeune et professionnel·le n’ont pas à se regarder l’un l’autre dans une voiture ou au cours d’une promenade – et la confrontation au silence quand les mots sollicités et attendus ne viennent pas – l’auto-radio ou le bruit de fond d’un lieu de restauration autorisent des silences plus longs au cours des échanges.

• 24 Darmon Muriel, La socialisation, op. cit.

14L’observation d’entretiens permet, dans un deuxième temps, d’appréhender la façon dont la configuration sociojudiciaire étudiée produit du social en s’individuant. L’examen du mode de socialisation questionne ainsi la façon dont elle opère et les dispositions sociales qu’elle cherche à produire, à renforcer ou à transformer chez les individus qui y sont confrontés24.

• 25 Roux Sébastien, « La discipline des sentiments. Responsabilisation et culpabilisation dans la justi (...)
• 26 Hochschild Arlie Russell, Le prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel, Traduit par Salomé (...)

16L’exemple donné invite à considérer la dimension émotionnelle du travail sociojudiciaire : il est demandé à Jean-Marie de contenir les émotions suscitées par les échanges socioéducatifs le temps de l’entretien et ce contrôle est pensé comme un apprentissage. Justine me rapporte sa contre-performance lors de son dernier passage devant le juge d’instruction : « j’avais l’air d’une gogole t’aurais vu ça […] j’ai fait un pleur de merde ! » Elle mime une bouche déformée et de gros sanglots qu’elle n’arrive pas à retenir. Elle aurait préféré avoir « un pleur classe », « quand ton visage bouge pas et que t’as juste une petite larme qui coule comme ça ». Il ne s’agit pas uniquement de contrôle et d’inhibition, mais bien de production de la juste émotion. Dans le cadre de mesures de réparation, la rédaction d’une lettre d’excuse à la victime est parfois mobilisée comme technique de socialisation émotionnelle, pour expliciter les sentiments ressentis par les jeunes et ceux projetés sur la victime pour produire l’empathie. Les mots permettent de dissocier les émotions les unes des autres, souvent ressenties en bloc, pour agir sur chacune d’elles. Laurent, un professionnel, m’explique que lors du premier entretien d’un suivi, il cherche à jauger le niveau de culpabilité ressenti par les jeunes et leurs parents afin d’opérer un travail d’ajustement par le haut ou par le bas selon ses observations, en professionnel de la transmission émotionnelle. Si la « discipline des sentiments » mise en œuvre dans le cadre de l’action judiciaire en milieu ouvert repose sur l’évaluation et la production de sentiments de culpabilité25, l’excès de culpabilité peut constituer une entrave au travail socioéducatif quand il confine au mutisme, génère des conflits familiaux ou des violences tournées contre soi-même. Le constat renvoie à la notion de « règle de sentiment », qui se repère selon Hochschild « en examinant la manière dont nous évaluons nos émotions ainsi que celle dont les autres individus évaluent nos actes d’affichage émotionnel, mais aussi par les sanctions qu’ils peuvent prononcer ou que nous prononçons nous-mêmes à l’égard des émotions affichées26 ». Si l’intensité d’une émotion constitue un critère selon lequel un sentiment peut être jugé inapproprié, sa temporalité importe également : Jean-Marie se voit reprocher une blague faite le lendemain des violences sexuelles pour lesquelles il est poursuivi – la culpabilité manifestée par la suite ne réparera pas ce premier désajustement consigné dans le dossier de l’affaire. Les scènes sur lesquelles ce sentiment doit s’exprimer comptent aussi ; il ne suffit pas aux jeunes de se montrer affecté·e·s dans le cadre privé, encore faut-il en donner publiquement des gages, lors du jugement et des entretiens qui précèdent l’échéance. Enfin, la nature même des sentiments fait l’objet de règlements : la légèreté, l’humour, la colère ou l’injustice sont proscrits au moment où il s’agit de faire amende honorable en audience pénale. La contrainte des règles du sentiment pèse également sur les parents, plus particulièrement sur les mères. Celle de Pierre est jugée sévèrement en raison de ses performances quand il est question des problèmes de son fils. « On dirait qu’elle parle jamais avec ses tripes ! […] De toute façon la mère, c’est un profil abandonnique, où l’enfant est le mauvais objet », interprète la magistrate en direction de l’éducatrice PJJ qui suit la famille.

• 27 Donzelot Jacques, La police des familles, op. cit.

17La fabrique de dispositions à l’échange et à la justesse émotionnelle vise également la réforme des relations familiales. La justice des mineur·e·s compte parmi les institutions qui forment à partir du début du xx^e siècle un « complexe tutélaire » autour des familles populaires, prenant appui en particulier sur les mères27. Lors des moments d’entretien, les relations familiales font l’objet d’un travail socialisateur de deux façons : soit elles sont prises pour objet de discours et d’analyse, afin d’engager des changements pour réduire la conflictualité familiale, soit elles se rejouent hors de leur environnement habituel, quand les jeunes et leurs parents sont conviés ensemble dans un format proche de la médiation familiale.

• 28 Thin Daniel, Quartiers populaires. L’école et les familles, Lyon, PUL, 1998.

18À l’occasion de son retour au domicile familial après une séquence de placements successifs, Véronique reçoit Jean-Marie et sa mère, et compte s’assurer d’une transformation des relations familiales à l’origine de difficultés passées (conflits intrafamiliaux et épisodes de déscolarisation à l’origine de mesures en protection de l’enfance, voir tableau 1). L’autorité judiciaire vient en premier lieu en soutien à l’autorité parentale, comme quand l’éducatrice demande à la mère et au fils s’ils ont « reparlé des règles ». C’est l’une des directions du travail éducatif mené par l’éducatrice PJJ : le mode d’autorité familial doit reposer sur un ensemble de règles et les transgressions juvéniles doivent être sanctionnées de façon proportionnée. Si le principe de régulation familiale des comportements, valorisé par Véronique, observe une certaine homologie avec l’exercice de l’autorité judiciaire, il semble éloigné d’un mode populaire d’autorité à la fois statutaire (dépendant de la personne dépositaire de l’autorité), et qui repose sur les principes d’une contrainte extérieure (et non intériorisée), d’une surveillance directe des comportements et de sanctions contextualisées28. Jean-Marie soupire, et la professionnelle le reprend aussitôt : « c’est ta mère qui fixe les règles, pas toi, hein ? On est bien d’accord là-dessus ? » Le jeune proteste, « moi aussi je les fixe les règles », mais l’éducatrice rappelle fermement sa position : « non c’est pas toi qui les fixes ». « C’est moi… » avance plus timidement Madame Préault. « C’est ta mère », confirme Véronique.

• 29 Serre Delphine, Les coulisses de l’État social. Enquête sur les signalements d’enfant en danger, Pa (...)

19Ce travail des relations familiales montre également le souci de « places » et de « statuts » associés à des types de relation différenciés à l’intérieur d’un « système familial », des représentations socioéducatives proches des normes familiales mises en œuvre par les assistantes sociales à l’origine de signalements d’enfants en danger29. Les échanges entre Véronique, Jean-Marie et sa mère s’orientent ensuite sur les conflits qui animent régulièrement la relation entre les deux frères, qui ont connu tous les deux un parcours de placement civil. L’éducatrice traduit ainsi les difficultés liées aux reconfigurations familiales successives (à la suite des départs, puis des retours) : « chacun doit retrouver sa place, doit retrouver UNE place, hein, peut-être pas la place de celui qui doit toujours partir, mais en tout cas, chacun doit retrouver une place qui soit… pas embêtante pour l’autre ». L’éducatrice évoque les séquences précédentes de placement pour rappeler l’issue possible dans le cas d’une nouvelle situation de conflits. Le travail des positionnements familiaux s’effectue aussi en direction de la mère, et repose sur des injonctions à la différenciation des statuts selon les générations : l’éducatrice voit d’un mauvais œil que la mère et le fils bénéficient d’un contrat d’insertion au sein de la même association et demande à la femme d’y renoncer.

• 30 Ibid.

20Un autre pan important des relations familiales travaillé en entretien sociojudiciaire relève de la « norme de gouvernement par la parole30 ». Les épisodes de conflits sont décrits et revisités à partir de scripts de régulation faisant davantage intervenir une communication verbale non violente (par opposition aux silences et à l’esquive des problèmes, aux invectives ou aux contacts physiques). Quand le parent et son enfant sont présents lors de l’entretien, les échanges peuvent donner lieu à une régulation directe des modes de communication familiaux.

• 31 Teillet Guillaume, Une jeunesse populaire sous contrainte judiciaire, op. cit.
• 32 Goody Jack, La Raison graphique la domestication de la pensée sauvage, Traduit par Jean Bazin et Al (...)
• 33 Le terme générique désigne l’ensemble des actions attendues de la part des jeunes dans le cadre du (...)

27L’acculturation aux logiques institutionnelles en entretien sociojudiciaire repose aussi sur une socialisation administrative menée en lien avec la position sociale spécifique des jeunes rencontré·e·s : issu·e·s de foyer populaire fortement encadrés par les institutions (et dont les conditions d’existence – logement, niveau des ressources, composition familiale, etc. – en dépendent), eux-mêmes et elles-mêmes en passe de reproduire cette position sociale31. Les éducateurs et éducatrices les préparent ainsi à assumer, seul·e·s et au seuil de leur majorité, les confrontations avec des institutions aussi diverses que Pôle emploi, la Sécurité sociale, la Maison départementale des personnes handicapées, les services sociaux ou les missions locales. Ce travail socialisateur vise à la fois des compétences techniques (d’inscription auprès d’une administration, de remplissage de formulaires, de constitution de dossiers) une fois encore liées à la raison graphique32, et des compétences sociales (honorer des rendez-vous, s’y présenter de façon ajustée par rapport aux normes en vigueur dans les administrations). À sa sortie du CEF, la première rencontre de Jean-Marie et sa mère, avec Véronique, a lieu de bonne heure : « à ton avis, pourquoi je t’ai mis le rendez-vous à 9 heures ? » lui demande l’éducatrice. « Pour garder le rythme hein ! Pour pas que tu te réinstalles… c’est pas les vacances hein ! ». Comme autre justification, elle avance que la matinée constitue le meilleur moment pour faire « les démarches »33 : « si t’arrives à quatre heures l’après-midi, déjà je suis même pas sûre que ce soit encore ouvert à cette heure-là, et de deux, les bonnes affaires elles sont parties. C’est un peu comme dans les soldes ! ».

• 34 Dardy Claudine, Identités de papiers, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 37.

28Le travail des relations institutionnelles passe ensuite par une vérification (et une mise en conformité le cas échéant) de l’identification administrative. Après avoir regardé la validité de sa carte d’identité, Véronique demande à Jean-Marie son numéro de sécurité sociale, « c’est ton numéro pour toute ta vie […] tu le perds pas hein ! Tu en as besoin quand tu fais les soins ». Et les multiples démarches donnent lieu à un accompagnement au repérage des bons interlocuteurs institutionnels, à la mise en œuvre des bons procédés pour les solliciter et à l’appropriation des dispositifs graphiques d’inscription administrative (dossiers, formulaires). La demande de carte de bus requiert de la part de Jean-Marie une demande spéciale auprès de la tutelle familiale, l’informe Véronique. Franck, le professeur technique du service en charge de l’insertion, fait irruption dans la salle d’entretien avec des conventions à remplir pour le stage de Jean-Marie. « Ça va aller pour remplir ? » demande l’éducatrice, sans obtenir de réponse. « Tu t’appliques », lance-t-elle au garçon. Le professeur technique pointe les cases et les espaces du formulaire à renseigner. Les inscriptions administratives précèdent toute forme d’inscription sociale, il s’agit de « trouver sa place dans un système de places qui est d’abord graphique et écrit34 ».

• 35 Siblot Yasmine, « “Je suis la secrétaire de la famille !” La prise en charge féminine des tâches ad (...)

29De tels processus d’affiliations administratives exigent de se situer dans le temps pour planifier les « démarches » au regard des contraintes administratives. Les logiques graphiques réapparaissent à travers le rôle des écritures domestiques dans ce travail d’organisation de l’emploi du temps. L’éducatrice prend appui sur la mère : « vous avez un petit carnet vous ? », Madame Préault confirme. Véronique invite Jean-Marie à en faire de même pour ne pas dépendre de sa mère. « Faut que tu marques ! » : pour donner l’exemple, elle-même a pris en note sur un post-it les différentes « démarches » qu’elle attend de lui d’ici leur prochain rendez-vous, et le lui donne à la fin de l’entretien. Si les écritures domestiques, liées aux démarches administratives, incombent principalement aux femmes des foyers populaires35, les professionnel·le·s de la PJJ accompagnent des processus d’autonomisation de jeunes (principalement de jeunes hommes) par rapport à leurs univers familiaux. Sortis plus tôt que les autres du système scolaire, sans affiliation sociale déterminée, que ce soit par le travail ou par la construction d’un foyer – ils sont confrontés plus tôt aux impératifs administratifs que leurs camarades du même âge, y compris celles et ceux issu·e·s de foyers populaires et encore scolarisé·e·s dans les voies dominées du système scolaire.

• 36 Dardy Claudine, Identités de papiers, op. cit., p. 35.

30« Tu dois me fournir des justificatifs comme quoi tu as fait des choses », lui rappelle l’éducatrice. Le contrôle judiciaire requiert de la part des justiciables qu’ils fournissent la preuve écrite du respect de leurs obligations. Aux yeux de la justice pénale, il n’y a de « démarches » valables que celles attestées par des autorités (un médecin ou un référent mission locale). Il s’agit d’un mode de pensée à part entière, duquel Jean-Marie est très éloigné pour le moment, et la confrontation délicate pour le jeune homme à ces logiques graphiques donne lieu à des verdicts institutionnels d’une situation proche de l’illettrisme. La catégorie ne concerne pas tant des formes d’analphabétisme qu’une faible maîtrise de tout procédé d’inscription administrative36.

• 37 Les confrontations inégales gagneraient à être étudiées aussi depuis l’autre bout de la relation, e (...)

31En dépit d’une analyse commune des logiques socialisatrices à l’œuvre, ces dernières offrent des confrontations variées selon les cas ethnographiques. L’entretien sociojudiciaire repose sur une relation dans laquelle les jeunes et les parents ont leur part de travail à accomplir37. Le produit de ce travail (la construction d’hypothèses socioéducatives sur les difficultés rencontrées, l’élaboration d’orientations pénales ajustées à ces hypothèses et la transformation des comportements juvéniles et familiaux) dépend, d’une part, des dispositions sociales construites au fil des expériences antérieures, mais aussi, d’autre part, des contextes de vie des jeunes et des familles qui permettent plus ou moins l’activation de dispositions ajustées au cadre de l’entretien.

• 38 Weber Florence, Penser la parenté aujourd’hui. La force du quotidien, Paris, Rue d’Ulm, 2013.
• 39 Denave Sophie et Renard Fanny, « Aspirants mécaniciens, aspirants coiffeurs. La construction de mas (...)
• 40 Mauger Gérard, Lebon Francis et De Linarès Chantal, « Comprendre le « monde des choses humaines » » (...)

34Un autre principe organisateur des variations observées concerne la socialisation familiale. Du fait de configurations différenciées, les jeunes rencontré·e·s n’ont pas connu le même degré d’homosociabilité au sein de leurs foyers. Les socialisations des garçons élevés dans des familles où le père ou un beau-père ont occupé une place importante dans la parenté quotidienne38 ou au sein de fratries (au sens premier du terme, au sein d’une communauté de frères) ont contribué à forger chez eux des dispositions et des centres d’intérêts fortement sexués. À l’inverse, d’autres jeunes ont connu des socialisations plus hétérogènes du point de vue du genre (à l’image des garçons aspirants coiffeurs39). Nathan et Pierre, deux aînés au sein de configurations familiales maternocentriques à plusieurs pères – dont aucun n’est resté présent au quotidien – ont toujours été aux côtés de leur mère tout au long des épreuves qu’elles ont traversées. Depuis le plus jeune âge, ils ont entretenu d’innombrables conversations avec elles au sujet des relations familiales ou amicales du foyer, ils ont appris à commenter les conflits, à prendre part et à alimenter les commérages. Cette proximité avec le « monde des choses humaines », associée au féminin40, est d’ailleurs l’objet de plaintes de la part des mères concernées, qui trouvent que leurs aînés se mêlent toujours d’histoires qui ne les concernent pas au lieu de se concentrer sur leurs propres problèmes. Elle construit néanmoins des dispositions à prendre part au travail sociojudiciaire d’analyse des relations familiales et amicales, là où d’autres garçons manifestent plus souvent des attitudes mutiques voire manifestent leur désintérêt face aux invitations éducatives à parler de leur vie.

• 41 Duvoux Nicolas, L’autonomie des assistés. Sociologie des politiques d’insertion, Paris, PUF, 2012.
• 42 Devresse Marie-Sophie, « Investissement actif de la sanction et extension de la responsabilité. Le (...)

43Pierre arrive plus souvent à tirer son épingle du jeu judiciaire et à prendre une part active dans l’orientation de sa trajectoire. Si la mise en œuvre de normes d’autonomisation et de responsabilisation des individus a déjà été documentée pour les politiques sociales41, tout comme celle des peines exercées en milieu ouvert pour des majeur·e·s42, les mêmes injonctions à l’activation sont formulées à l’égard des mineur·e·s sous-main de justice. Le garçon mobilise des schèmes socioéducatifs (une « reprise de lien » trop « fragile » avec sa mère pour penser à un retour à son domicile pour le moment, un père aux abonnés absents) pour faire valoir que la seule opportunité qui s’offre à lui est d’être placé chez le père de sa petite amie. Les profesionnel·le·s sont réticent·e·s à l’idée de construire un projet de placement autour d’une relation amoureuse, mais en l’absence d’autres perspectives, c’est celle qui finit par s’imposer au mois de juin 2016. Dans le courant de l’été, le couple se sépare et la situation s’envenime. Alors qu’il devait revenir chez sa mère pour deux semaines de vacances seulement, Pierre sollicite en urgence une décision judiciaire pour lui permettre d’y rester définitivement et met les services judiciaires au pied du mur. Il explique que les relations sont tendues entre le père de son ex-petite amie et sa fille, et qu’aucune des démarches d’inscription scolaire pour la rentrée n’a encore abouti à proximité de leur domicile. Au moment où une partie du personnel est en congé, le garçon bénéficie d’un certain flottement dans les réponses qui lui sont apportées, et est autorisé implicitement à rester au domicile maternel. Un mois plus tard, les conflits reprennent entre la mère et le fils, et ce dernier prend ses affaires pour retourner vivre chez son ancienne assistante familiale qui accepte de le prendre hors de tout cadre institutionnel. Il reprend à son compte les arguments socioéducatifs en défaveur de sa mère au moment où celle-ci envisage de porter plainte contre lui. Il est de nouveau soutenu par l’UEMO qui l’appuie dans ses démarches pour que l’ASE reconnaisse officiellement le cadre d’un placement civil chez son ancienne assistante sociale. La juge ordonne finalement aux services de protection de l’enfance de le prendre en charge et de rémunérer la femme qui l’accueille.

• 43 Razac Olivier, Gouriou Fabien et Salle Grégory, « La « prévention de la récidive » ou les conflits (...)

44Le problème des inégales dispositions à faire face aux entretiens sociojudiciaires n’épuise pas tous les principes de différenciation sociale des trajectoires judiciaires. L’éclectisme pénal spécifique de l’action judiciaire en milieu ouvert pour des majeur·e·s43 fait écho à celui à l’œuvre pour la justice des mineur·e·s : la rationalité éducative n’oriente pas, seule, les décisions des magistrat·e·s. Quand les jeunes donnent des gages d’une affiliation dans une formation ou un dispositif d’insertion, ou en l’absence de nouvelles poursuites pénales, des attitudes rétives à l’égard du travail sociojudiciaire ne produisent pas nécessairement d’effets négatifs ; les rationalités sociale et pénale peuvent primer sur toute autre considération. À l’inverse, en dépit d’un bon ajustement aux attentes des éducateurs ou éducatrices de milieu ouvert, une contre-performance lors d’une audience peut faire pencher la balance de la justice du côté de la sévérité.

• 44 Chartier Roger, « Comment penser l’autocontrainte ? », Communications, n° 56, 1993, p. 41-49 ; Fouc (...)
• 45 Sallée Nicolas, « L’éducation sous contrôle – sur le projet de “code de justice pénale des mineurs” (...)

45L’examen d’un mode de régulation des comportements hors institution fermée, par le biais d’entretiens sociojudiciaires, éclaire au final des procédés de gouvernement reposant sur l’autocontrainte et des rapports de pouvoir qui traversent les individus en eux-mêmes44. Ceci étant, l’action en milieu ouvert n’est pas venue se substituer aux interventions directes sur les individus au moyen d’institutions coercitives ; la première reste adossée aux secondes dans une relation de dépendance fonctionnelle, comme en témoigne l’usage croissant des contrôles judiciaires en milieu ouvert45 ou celui constant des peines de prison assorties de sursis avec mise à l’épreuve, dont les révocations peuvent entraîner l’incarcération.