• 1 Melissa Carloti, 32 ans, attend son premier enfant, 7^e mois de grossesse, cadre administrative dans (...)
• 2 Françoise Thébaud souligne le recours à des médecins ou sage-femmes pendant la grossesse était rare (...)
• 3 Conrad Peter, « Medicalization and Social Control », Annual Review of Sociology, 1992, n° 1/18, p.  (...)
• 4 Voir : Oakley Ann, Women Confined. Towards a Sociology of Childbirth, Oxford, Martin Robertson, 198 (...)
• 5 Thébaud Françoise, « Du soin et rien d’autre  ? », art. cit.
• 6 D’après l’Insee, 98 % des naissances ont lieu en hôpital ou clinique et 0,5 % ont lieu à domicile. (...)
• 7 Blondel Béatrice, Gonzalez Lucie et Raynaud Philippe, Enquête nationale périnatale. Rapport 2016 - (...)

1 « Il faut que tu t’inscrives à la maternité […] il y a tellement de monde qu’il faut absolument s’inscrire [dès le début de la grossesse]1 » : c’est ainsi qu’une des femmes rencontrées au fil de mon enquête restituait un échange qu’elle avait eu avec des proches au moment de leur annoncer sa grossesse. Pour elle, comme pour toutes les autres femmes interrogées, le recours aux professionnel.le.s de santé et à l’hôpital est une évidence : la grossesse nécessite une surveillance médicale spécifique et l’accouchement se déroule à l’hôpital, un lieu qui permet de multiples interventions techniques (épisiotomie, monitoring…) et chimiques (péridurale, injection d’ocytocine…) sur les corps des parturientes et des nouveau-nés. Cette évidence est toutefois récente : elle s’est construite au fil du xx^e siècle2, et est le produit d’un processus de médicalisation. La médicalisation, telle que la définit Peter Conrad3, signifie que des processus corporels ou psychiques sont pensés au prisme de discours médicaux, en termes de pathologies et de risques, et font l’objet d’interventions professionnelles dans des institutions dédiées4. En ce qui concerne la grossesse et l’accouchement, la médicalisation s’est accompagnée d’un processus d’hospitalisation5. A l’heure actuelle, en France, 98 % des naissances ont lieu à l’hôpital ou en clinique6, 92 % des femmes réalisent au moins les sept consultations prénatales obligatoires, et ces consultations sont en partie ou totalement effectuées à l’hôpital ou en clinique7.

• 8 Décret n° 2003-462 du 21 mai 2003 relatif aux dispositions réglementaires des parties I, II et III (...)
• 9 Armstrong David, « The Rise of Surveillance Medicine », Sociology of Health & Illness, 1995, n° 3/1 (...)
• 10 St-Aman Stéphanie, Déconstruire l’accouchement : Épistémologie de la naissance, entre expérience fé (...)

2La médicalisation des grossesses et des accouchements est justifiée dans les politiques publiques et dans les discours médicaux par un bénéfice en termes de prévention des risques pour les fœtus et les personnes gestantes ou parturientes. Le Code de la santé publique définit ainsi une obligation de soins pour les femmes enceintes afin de garantir à « [le] bon déroulement de la grossesse et de la croissance fœtale8 ». Or, les travaux de sciences sociales apportent un éclairage critique sur les mesures de santé publique en général et sur les dispositifs concernant la santé périnatale en particulier. La santé publique redéfinit le rôle de la médecine : celle-ci n’est plus cantonnée à traiter la maladie, mais elle doit également surveiller la santé et prévenir les risques9. Tous les individus sont alors susceptibles d’être surveillés et leurs comportements peuvent faire l’objet de mesures contraignantes ou incitatives (campagnes de préventions, « éducation à la santé », etc.). Dans le cas de la grossesse et de l’accouchement, la lecture en termes de risque conduit à la pathologisation des corps féminins. Stéphanie St-Aman relève que les grossesses sont systématiquement catégorisées selon un niveau de risque, que « l’événement de l’enfantement est d’emblée situé à l’intérieur du paradigme du risque et déterminé par lui », et que l’accouchement n’est considéré du point de vue médical comme normal qu’a postériori, « on considère donc toutes les femmes enceintes et tous les fœtus à risque jusqu’à preuve du contraire10 ».

• 11 Jacques Béatrice, Sociologie de l’accouchement, Paris, Presses universitaires de France, 2007, p. 1 (...)
• 12 Ruhl Lealle, « Liberal governance and prenatal care : risk and regulation in pregnancy », Economy a (...)
• 13 Fassin Didier, « Biopouvoir ou biolégitimité  ? Splendeurs et misères de la santé publique » dans M (...)
• 14 Ibid., p. 171.

3Comme le relève Béatrice Jacques, « [le] corps médical joue […] le double rôle de l’offre et de la demande : il participe au sentiment de risque et à sa définition et met en même temps à la disposition des solutions pour l’éviter ou l’annuler11. » La prééminence du risque en matière de santé est décrite par certain·es auteur·ices comme l’illustration de l’avènement d’une « société du risque » néolibérale, dans laquelle individualisation et moralisation vont de pair12. Ces travaux critiques se sont avant tout intéressés aux discours : littérature médicale, conseils adressés aux femmes enceintes, campagnes de santé publique. Or, comme le souligne Didier Fassin, il ne faut pas « suppos[er] qu’un énoncé produit nécessairement ce qu’il énonce13 ». L’observation des pratiques concrètes révèle que la santé publique « se distingue plus par son impuissance que par ses excès de pouvoir14 ».

• 15 Conrad Peter, « Medicalization and Social Control », art. cit.
• 16 El Kotni Mounia et Faya Robles Alfonsina, « Politiques de santé materno-infantile au Brésil et au M (...)
• 17 Conrad Peter, « Medicalization and Social Control », art. cit., p. 223.
• 18 El Kotni Mounia et Faya Robles Alfonsina, « Politiques de santé materno-infantile au Brésil et au M (...)
• 19 Cresson Geneviève, « Les soins profanes et la division du travail entre hommes et femmes », in Aïac (...)

4En plus d’avoir été médicalisées, les grossesses ont également été, et continuent d’être, sanitarisées. Je reprends ici la notion proposée par Peter Conrad15 de sanitarisation (healthicization), qui renvoie à « une présence des questionnements de santé à tous les niveaux de la vie quotidienne (alimentation, activité physique, etc.)16 ». La sanitarisation « transforme la santé en morale17 ». Elle implique une mobilisation des femmes « qui se doivent de devenir des sujets “actifs” de leur propre santé, par une autodiscipline du soin18 ». Dans cet article, je propose d’étudier la sanitarisation des grossesses à partir des pratiques, en considérant que la sanitarisation repose sur un double travail : le travail des professionnel·les qui consiste à influencer et surveiller le comportement des patientes, et le travail des femmes enceintes qui sont engagées dans une production domestique de soins. À la suite de Cresson et Bungener19, je définis le travail domestique de santé comme l’ensemble des préoccupations et actions qui visent l’entretien ou le rétablissement de la santé, des gestes les plus techniques aux tâches les moins visibles (par exemple surveiller les manifestations corporelles, les sensations). Dans les travaux sociologiques, le travail domestique de santé est généralement abordé comme un travail effectué pour autrui, dans le cas de la grossesse, les femmes enceintes effectuent un travail sanitaire sur elles-mêmes. Je mobilise une enquête par observations et entretiens réalisée en Île-de-France entre 2014 et 2017, combinée à l’étude de documents recueillis sur le terrain (voir l’encadré méthodologique ci-dessous). L’analyse de ce double travail de sanitarisation permet d’interroger les limites du gouvernement des corps et des conduites autour de la grossesse, au double sens des contours de ce gouvernement et des tensions à l’œuvre. Alors que de nombreux travaux insistent sur l’emprise apparemment homogène de la santé publique et du discours du risque, je mets ici en lumière les implicites de classe des préconisations sanitaires et les variations sociales du gouvernement des conduites.

• 20 Schwartz Olivier, « Peut-on parler des classes populaires  ? », La vie des idées [en ligne], 13 sep (...)

• 21 Quéniart Anne, « Prévention des risques et contrôle social  : l’exemple de la maternité », Déviance (...)
• 22 Fassin Didier et Memmi Dominique (dir.), Le gouvernement des corps, Paris, Éditions de l’EHESS, 200 (...)

5L’encadrement des grossesses n’est pas une application impartiale de connaissances biologiques ou médicales : il s’agit de contrôler les femmes et d’orienter leurs comportements selon une norme de la « bonne maternité ». Cette norme articule l’institution du fœtus comme personne et sujet des soins, la prédominance du risque, et l’injonction au dévouement maternel. Le fœtus est défini comme un être fragile et menacé par une multitude de risques, risques que la femme enceinte a la responsabilité d’éviter ou de limiter par la compliance envers les consignes médicales et la modification de son hygiène quotidienne. Comme l’écrit Anne Quéniart, « [en] définissant les femmes comme les principales responsables de la “santé” du fœtus, les discours sur le risque […] renforcent […] la mystique de la “bonne mère”, dont les intérêts et les besoins propres doivent passer après ceux de sa progéniture21. » La moralisation des conduites des femmes n’est pas qu’une représentation désincarnée : elle s’inscrit dans des pratiques concrètes, quotidiennes, dans des interactions et des outils. Le gouvernement des corps, soulignent Didier Fassin et Dominique Memmi, est fait de « dispositifs et procédures diffus et quotidiens, souvent banals et familiers » et donc « moins facilement perçus ou énoncés en termes de politiques22 » alors qu’ils participent à reconduire des assignations et des rapports de pouvoir.

• 23 Les noms de métiers sont genrés en fonction des personnes observées sur le terrain : à l’exception (...)

7À l’échelle de la pratique quotidienne des médecins et sage-femmes rencontrées23, la consultation de routine, dans le cas des grossesses sans pathologie diagnostiquée, consiste en une série de questions et un examen clinique qui servent à vérifier la vitalité du fœtus et sa croissance, ainsi qu’en une surveillance de risques pouvant affecter le fœtus ou la femme enceinte. Les sage-femmes et médecins ne parlent pas de « fœtus » mais de « bébé » ou parfois d’ « enfant », les patientes recourent aux mêmes termes. Les professionnel·les ponctuent leurs gestes de phrases rituelles de réassurance telles que « Le bébé est en pleine forme ». Le fœtus est ainsi doté, dans l’interaction, du statut de personne dont on surveille et protège la santé, voire le bien-être.

• 24 Morgan Lynn M. et Michaels Meredith W. (eds), Fetal Subjects, Feminist Positions, Philadelphia, Uni (...)

8Le « sujet fœtal » est constitué à travers les interactions langagières, mais aussi à travers la manière d’utiliser certains outils (doppler, monitoring, échographie) et le sens octroyé aux productions (sonores, visuelles) de ces outils. L’écoute des battements cardiaques fœtaux – routinière dans les consultations observées à la maternité Mauriceau – joue un rôle particulier dans la matérialisation anticipée de « l’enfant à naître ». Réalisée à l’aide d’une machine appelée doppler – qui capte et amplifie les battements du cœur – cette écoute a la particularité d’être publique : le son est diffusé dans le bureau où se déroule la consultation, audible aussi bien par le ou la professionnel·le que par la patiente et un·e éventue·le accompagnant·e. D’autres dispositifs tels que le doppler de poche, doté d’écouteurs, ou le stéthoscope obstétrical permettent aux professionnel·les d’écouter le cœur fœtal, mais ils ne sont pas utilisés dans les consultations observées. L’écoute publique du cœur apparaît comme une mise en scène du patient-fœtus : celui-ci surgit en occupant l’espace sonore, le son est décodé par la sage-femme ou la médecin qui indique qu’il s’agit du « cœur de votre bébé ». Des travaux historiques et sociologiques ont montré que les technologies biomédicales, à l’instar de l’échographie, ont joué un rôle déterminant dans l’émergence et la consolidation du « sujet fœtal24 » depuis le milieu du xx^e siècle. Il convient toutefois de souligner que les technologies ne produisent pas en elles-mêmes ce sujet : c’est bien l’interprétation qui est faite des productions et l’usage en situation de ces technologies qui contribuent à produire le patient-foetus. Dans le suivi de grossesse, la constitution du fœtus comme objet des soins est indissociable de l’assignation des femmes enceintes au maternage, défini par le dévouement et la disponibilité.

• 25 Gillborn David, « The micro-politics of macro reform », British Journal of Sociology of Education, (...)
• 26 Dans le cas du diabète gestationnel, Aurélie Racioppi montre que l’observance constitue un enjeu de (...)

9La constitution du fœtus comme objet de soins et d’attention sert de support à la mise au travail sanitaire des patientes et au contrôle par les professionnel·les de la régularité et de la qualité de ce travail. L’intérêt du « bébé » est souvent implicite, professionnel·les et femmes enceintes s’accordant généralement sur les moyens de garantir le bon développement du fœtus. Il est parfois explicitement convoqué par les praticiennes qui cherchent à modifier le comportement d’une patiente. Par exemple, une diététicienne de la maternité Mauriceau invite une patiente souffrant de diabète gestationnel à manger davantage pour « donner de l’énergie au bébé » (notes d’observation, consultations diététicienne). Exceptionnellement, l’encadrement des conduites par les professionnel·les de santé peut prendre une forme autoritaire, comme lorsqu’une obstétricienne, manifestement insensible à l’état de détresse d’une patiente, insiste sur l’importance de contrôler le diabète chronique dont celle-ci est atteinte depuis plusieurs années. La médecin affirme qu’il faut « reprendre les choses en main » et que « le bébé est en danger de mort ». Elle conclut la consultation en fixant un rendez-vous la semaine suivante : « je vous laisse une chance. Si la glycémie n’est pas mieux la semaine prochaine, je vous fais hospitaliser ». Une fois la patiente partie, la médecin se tourner vers moi et me confie qu’elle doute que la patiente revienne. Cette interaction constitue un « cas critique25 » qui exacerbe et explicite la logique qui préside à la surveillance médicale des grossesses. L’attitude de la médecin prend sens au regard de la priorité accordée à la santé du fœtus ici définie par le maintien d’un indicateur biologique (la glycémie) entre des bornes standardisées26. L’issue de la grossesse est attribuée par la praticienne au comportement individuel de la patiente. Le ton d’abord paternaliste puis menaçant est sans doute permis par la distance sociale qui sépare l’obstétricienne de la patiente, tandis que le mal-être de la femme n’est pas pris en compte ni même discuté. Cette approche autoritaire risque toutefois, de l’aveu même de la médecin, d’échouer à atteindre son but si la patiente renonce à poursuivre le suivi médical. Le passage d’un gouvernement par l’auto-contrôle et l’incitation à un gouvernement disciplinaire relève alors plus d’un échec que d’une emprise réelle sur les corps et les conduites.

• 27 Les caractéristiques des personnes interrogées (âge, profession, situation conjugale, etc.) et de l (...)
• 28 Burton-Jeangros Claudine, « Surveillance of risks in everyday life : The agency of pregnant women a (...)

10Dès le début de la grossesse, y compris en l’absence de pathologies ou d’antécédents, de multiples recommandations et interdictions sanitaires sont transmises aux femmes enceintes. La modification de l’hygiène quotidienne sert de principe de jugement quant au dévouement des femmes envers le fœtus. Comme le résume une des femmes interrogées : « les codes, c’est que une femme elle boit pas, elle fume pas, t’es une mère quoi, tu dois être une bonne mère » (Lucie Morot, 33 ans, éducatrice spécialisée, attend son premier enfant, conjoint travailleur social27). Tout en questionnant les injonctions sanitaires qu’elle décrit comme une « pression », cette femme témoigne de l’intériorisation des normes : « je sais que je vais culpabiliser [si je ne les respecte pas] ». Cette intériorisation procède non seulement des discours tenus par les professionnel·les de santé, mais aussi plus généralement par la valorisation du respect des recommandations et par la sanction des écarts de la part de l’entourage (familial, amical, professionnel). Lucie Morot rapporte ainsi la réprobation dont une de ses collègues a fait l’objet : « une nana [enceinte] qui se planquait pour fumer une clope [au travail], et que certains aperçoivent, et ça parle donc… Moi j’ai pas trop envie qu’on me juge et qu’on parle de moi ». Comme le souligne Claudine Burton-Jeangros à partir d’une enquête auprès de femmes suisses, « les femmes enceintes sont susceptibles de modifier leur comportement en anticipation des réactions sociales » et « la notion de “sacrifice maternel” n’est pas seulement véhiculée par la médecine, elle est aussi réaffirmée par des interpellations des femmes dans l’espace public28 ».

• 29 Voir : Copelton Denise A., « “You are what you eat” : Nutritional norms, Maternal Deviance and neut (...)
• 30 Fournier Tristan et Jarty Julie, « Gouverner les “mille premiers jours de vie” », Revue des science (...)

11Au-delà de la consommation de tabac et d’alcool, l’alimentation fait l’objet d’une surveillance particulière : au nom de la prévention d’infections (listériose ou toxoplasmose notamment), certains aliments sont proscrits et des règles de préparation sont édictées (nettoyage des légumes, cuisson de la viande et des œufs). Les règles alimentaires font partie des premières informations transmises par les professionnel·les et figurent en bonne place dans les documents distribués aux patientes. Le Carnet de santé maternité, publié par les pouvoirs publics et transmis aux usagères de la maternité Mauriceau comporte ainsi une fiche intitulée « Bien manger, bien bouger » (en écho à la campagne nutritionnelle lancée par l’INPES – devenu Santé publique France) qui détaille les conseils en huit rubriques. Les termes utilisés dépeignent un régime alimentaire de restriction : « limiter », « ne consommer que », « est déconseillée », « ne pas saler », « supprimer ». L’illustration qui accompagne ces recommandations témoigne de l’individualisation de la consommation alimentaire, et de la potentielle culpabilisation des femmes enceintes : le dessin représente une jeune femme attablée qui lève des yeux surpris vers la lectrice au moment où elle s’apprête à avaler une bouchée du plat posé devant elle. Sur la table sont disposés une assiette comportant ce qui semble être de la viande accompagnée de légumes, des tranches de pain, du fromage, une généreuse part d’un gâteau au chocolat et un verre de soda. Le dessin de la table est recouvert d’un panneau de signalisation triangulaire signalant un danger, et la femme représentée semble être prise en « flagrant délit ». Déroger aux consignes sanitaires est ici assimilé à un risque pris en connaissance de cause par les femmes enceintes29, assignées à un travail de « care alimentaire30 », c’est-à-dire à un contrôle de leur alimentation, réduite à son caractère nutritionnel (au détriment des dimensions sociales, relationnelles, symboliques), orienté vers l’optimisation de la santé fœtale ou infantile.

• 31 Dardot Pierre et Laval Christian, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Pa (...)
• 32 Fournier Tristan, « Suivre ou s’écarter de la prescription diététique. Les effets du “manger ensemb (...)

12Les injonctions à l’autodiscipline reposent implicitement sur l’idée que la femme est un individu isolé et autonome, selon la fiction néolibérale de l’individu-calculateur31. L’individualisation de la responsabilité évacue l’interdépendance avec les autres membres du ménage qui joue pourtant un rôle central au quotidien, typiquement dans le cas de l’alimentation : la composition des repas dépend des préférences et habitudes des membres du foyer, qui ont donc un effet sur les possibilités de suivre strictement un régime médical32. Certaines patientes ne manquent d’ailleurs pas de souligner cette interdépendance face aux diététicien·nes de la maternité Mauriceau. Autre exemple, celui du repos : le Carnet de santé maternité distribué aux patientes comporte une section dont le titre est « Organisez votre vie de façon à vous ménager ». Or, pouvoir se reposer suppose certaines conditions : pouvoir compter sur un conjoint ou d’autres proches afin de déléguer une partie du travail ménager et parental, avoir des horaires et des conditions de travail qui permettent ce repos.

• 33 Bungener Martine, « Une gestion des corps malades et vieillissants. Le transfert domestique des act (...)

14L’extension des préoccupations de santé et la focalisation sur le mode de vie impliquent, pour les femmes enceintes, un travail sanitaire au quotidien qui se déploie notamment dans le cadre domestique. Il y a ici privatisation du soin au sens où des préoccupations et actions (surveillance du corps, réflexion sur et modification du régime alimentaire, etc.) sont prises en charge par les patientes et leurs proches. Comme le souligne Martine Bungener dans le cas des proches-aidants, la délégation du travail de soins pose la question des inégalités de classe et de genre : tou·tes les patient·es et tou·tes les proches n’ont pas les mêmes ressources pour mener à bien ce travail sanitaire, et les femmes se retrouvent bien plus souvent que les hommes en position de pourvoyeuses de soins, parfois au détriment de leur propre santé33. Dans le cas du travail domestique de santé pendant la grossesse, les rapports sociaux de genre et de classe façonnent la division, la nature et le déroulement des tâches.

• 34 Ruhl Lealle, « Liberal governance and prenatal care », art. cit.
• 35 https://ansm.sante.fr/dossiers-thematiques/medicaments-et-grossesse, consulté le 30/05/2022.

23Cette présomption d’irresponsabilité avait déjà été relevée par Lealle Ruhl qui pointait l’ambiguïté de l’individualisation du risque autour de la grossesse en Amérique du Nord : les femmes enceintes sont décrites, dans les écrits médicaux, comme les principaux agents du soin et elles sont en mêmes temps toujours soupçonnées de mettre en danger leur santé et celle du fœtus34. On a vu qu’en France le même processus d’individualisation est à l’œuvre, avec le risque de la culpabilisation des femmes. Au niveau institutionnel, certaines campagnes de santé publique reconduisent cette suspicion d’irresponsabilité. L’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament) a récemment diffusé une campagne intitulée « Enceinte, les médicaments, c’est pas n’importe comment ! » qui enjoint les femmes enceintes ou souhaitant l’être à ne pas prendre de décisions concernant la médication par elles-mêmes : ni automédication, ni arrêt d’un traitement35. Le slogan renvoie l’idée que les femmes consommeraient a priori des médicaments « n’importe comment » et qu’il faudrait les informer des risques afin qu’elles renoncent à certaines pratiques.

• 36 Peretti-Watel Patrick et al., La prévention en question  : attitudes à l’égard de la santé, percept (...)
• 37 Vigoureux Solène, Évolution de l’activité professionnelle des femmes pendant la grossesse en France (...)
• 38 Kaminski Monique, Blondel Béatrice et Saurel-Cubizolles Marie-Josèphe, « La santé périnatale » dans (...)

24L’individualisation de la responsabilité sanitaire évacue non seulement la question de la division du travail ménager, parental et de santé au sein des couples de sexe différent – division qui a pourtant bien des répercussions sur les possibilités de suivre ou non certaines préconisations – mais aussi celle des inégalités de classe. Les normes sanitaires véhiculées par les professionnel·les et les institutions médicales reposent implicitement sur des dispositions inégalement réparties dans l’espace sociales et sur des conditions matérielles de vie favorables36. Toutes les femmes ne sont pas également armées pour correspondre à l’idéal de responsabilité maternelle. Le Carnet de santé maternité recommande par exemple « un temps de sommeil d’au moins huit heures par nuit » et enjoint les femmes à « [s’] accorder à plusieurs moments dans la journée des temps de repos, en position allongée ou semi-assise » et à éviter « de rester en position assise prolongée (plus de deux à trois heures) ». Or, les conditions du travail salarié sont déterminantes quant à la possibilité ou l’impossibilité de se ménager des temps de pause, de changer de posture etc. Elles échappent bien sûr à la seule volonté des femmes enceintes : horaires longs et/ou contraignants, temps de trajet important, cadence et/ou locaux qui ne permettent pas de se reposer, etc. Comme l’a montré l’étude épidémiologique menée par Solène Vigoureux, les femmes occupant les postes les moins qualifiées et les plus précaires sont sur-représentées parmi celles qui sont en arrêt maladie de longue durée pendant la grossesse (dit « arrêt précoce », c’est-à-dire avant le congé prénatal), quel que soit leur état de santé. Cela signifie que l’arrêt maladie vient pallier des conditions de travail inadaptées. En d’autres termes, les salariées les plus exposées se retrouvent prises entre une poursuite de leur activité au détriment de leur santé, ou un arrêt de travail précoce susceptible d’entraîner une perte de revenus et un isolement social37. Plus généralement, la focalisation des consignes préventives sur le mode de vie (alimentation, sommeil) contraste avec les résultats des études sociologiques et épidémiologiques qui se penchent sur les inégalités sociales de santé périnatale. Ces recherches montrent que plus les femmes sont défavorisées, plus les probabilités de complications sévères, de mortalité maternelle et de mortalité néonatales sont élevées38.

• 39 Le Pape Marie-Clémence et Plessz Marie montrent que l’adoption d’un rythme régulier des repas résul (...)

25L’effet des conditions de vie et de travail sont certes prises en compte par les professionnel·les de santé, mais de manière marginale : les conditions de vie sont avant tout abordées comme des obstacles au bon déroulement du travail sanitaire, elles ne viennent pas remettre en cause la logique même de l’encadrement médical des grossesses. À la maternité Mauriceau, la diététicienne explique ainsi s’adapter à certaines patientes : elle espace les autotests de la glycémie car le matériel n’est pas systématiquement remboursé en-deçà d’un stade de gravité de la maladie. Elle me confie également, entre deux rendez-vous, que le travail salarié rend parfois compliqué la réalisation des autotests et l’adoption d’un régime strict en termes de contenus et d’horaires des repas. La conscience de ces limites ne l’amène toutefois pas à proposer un suivi différent. On retrouve là encore un implicite de classe dans le fait de poser un rythme spécifique de repas comme la norme à suivre39. Pour les professionnelles hospitalières rencontrées, la grossesse est pensée à la fois comme un état rendant nécessaire une modification du mode de vie, et comme une occasion d’influencer le comportement des femmes rendues plus réceptives par l’injonction à prendre soin de leur « enfant ». En cours de préparation à la naissance à la maternité Mauriceau, une sage-femme parle ainsi de « recadrer les comportements alimentaires » en expliquant : « C’est notre rôle aussi de réapprendre à certaines patientes à bien manger » (notes d’observation). La grossesse serait donc une opportunité de discipliner les comportements alimentaires, en d’autres termes de faire adhérer les femmes enceintes à des recommandations nutritionnelles standardisées.

• 40 Voir : Boulet Elsa, « Avant que l’enfant paraisse. La grossesse en milieu populaire, entre reconduc (...)

26Du côté des femmes enceintes, leurs propos concernant les prescriptions sanitaires font ressortir des disparités de classe dans l’adhésion au principe de précaution. Si toutes celles qui consommaient de l’alcool ou du tabac disent avoir arrêté ou cherché à réduire au minimum cette consommation, la modification du régime alimentaire est beaucoup moins systématique. Les femmes de classe moyenne, encore plus celles qui attendent leur premier enfant, mettent en œuvre des transformations de leurs habitudes au nom de la prévention des risques. Adèle Quermin, urbaniste, qui vit en couple avec un psychologue, affirme ainsi : « je suis strictement ce qu’on m’a dit ». La modification du mode de vie au nom de la protection de la santé rencontre des dispositions de classe et des revenus qui permettent des consommations relativement onéreuses (produits biologiques, fruits et légumes frais). L’évolution des pratiques alimentaires peut d’ailleurs précéder la grossesse, comme dans le cas d’Adèle Quermin : « on s’était dit que de toute façon fallait que, voilà, qu’on mange un peu plus sainement, donc en fait ça faisait plusieurs mois que déjà on mangeait vachement de légumes, on se faisait nos trucs [maison] » (30 ans, attend son premier enfant, 4^e mois de grossesse, chargée d’étude en urbanisme ; conjoint 30 ans, psychologue salarié). Pour des femmes appartenant aux milieux populaires, dont les pratiques semblent conformes aux recommandations, préparer des repas maison, par exemple, n’est pas formulé comme une pratique de préservation de la santé. En l’absence de pathologie avérée, les femmes de classe populaire rencontrées se positionnent plutôt à distance de l’injonction à la prévention40.

• 41 Des formes d’hybridation existent entre ces deux pôles, les conseils transmis par les proches pouva (...)
• 42 Sargent Carolyn F. et Stark Nancy, « Childbirth Education and Childbirth Models: Parental Perspecti (...)

28Les propos de Marine Elfassi font ressortir plusieurs éléments. D’une part, un changement du mode de vie n’apparaît pas nécessaire en l’absence de troubles avérés : comme chez d’autres informatrices appartenant aux milieux populaires, c’est une logique curative qui prévaut, plutôt qu’une logique préventive. D’autre part, ce qui serait interprété comme une prise de risque dans une logique de santé publique est pensé comme un moyen de garantir le bon déroulement de la grossesse : prendre soin de soi, c’est agir selon ses envies, se faire plaisir. Enfin, comme d’autres femmes des milieux populaires interrogées, Marine Elfassi mobilise un « modèle familial » de soins, différent du « modèle savant » véhiculé par les professionnel·les de santé et auquel adhèrent davantage les femmes de classe moyenne. Je reprends ici deux pôles de la typologie proposée par Séverine Gojard concernant les soins aux nourrissons41, en la transposant aux normes sanitaires pendant la grossesse : les femmes de milieux populaires s’en remettent plus fréquemment à l’expérience et aux conseils de femmes de leur entourage, plutôt qu’à des sources professionnelles ou de vulgarisation (médecins, puéricultrices, livres etc.). Comme dans le cas des cours de préparation à la naissance, étudiés par Carolyn Sargent et Nanacy Stark, qui « ont davantage renforcé des prédispositions à accepter les interventions [médicales] construites auprès de la famille et des ami·es, que transformé ces orientations42 », les normes sanitaires véhiculées par les institutions et professionnel·les de santé semblent plutôt renforcer des dispositions que transformer durablement les pratiques.