- 1 Tous les prénoms et noms de lieux ont été anonymisés.
« C’est l’heure du repas, tout le monde sort de la salle d’activité pour se rendre au réfectoire. Victoria1 est assise par terre dans le couloir. Elle crie très fort, n’écoutant pas les demandes des professionnel·le·s. Djamila, éducatrice, qui montre des signes d’énervement, prend Victoria par le col et la traîne de force en salle de repos. Elle la pousse à l’intérieur, et tire un gros coup la porte, alors que Victoria s’est agrippée à la poignée, pour la fermer. Elle ferme alors à clef, pendant que Victoria se met à hurler. Rapidement, Djamila revient et rouvre, disant sèchement à Victoria qu’elle ne la laisserait pas sortir tant qu’elle ne se sera pas calmée. Elle referme la porte à clef et s’en va. »
- 2 Je remercie, pour cet article, toutes les personnes qui m’ont aidé, conseillé, relu. En particulier (...)
1L’accueil en établissements médico-sociaux est aujourd’hui guidé par une recherche de bientraitance, mettant l’individu accueilli au cœur de son projet2. Ce changement, qui s’appuie sur un cadre juridique et sur l’élaboration de recommandations de bonnes pratiques professionnelles, prend dans les établissements, la forme de nouvelles obligations et de nouvelles normes d’accompagnement.
- 3 En 2018, l’ANESM intègre la Haute Autorité de Santé (HAS).
- 4 ANESM, « La bientraitance : Définition et repères pour la mise en œuvre (synthèse) », Recommandati (...)
2La loi n° 2002-2 du 2 janvier 2002, rénovant l’action sociale et médico-sociale, fournit un ensemble de nouvelles obligations qui visent à penser et augmenter les droits des personnes accueillies en institution. Cette loi met notamment en place des processus d’évaluation interne tous les cinq ans. C’est en lien avec cette exigence que naît le Conseil national de l’évaluation sociale et médico-sociale (CNESMS) qui deviendra, en 2007, l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM), avec l’objectif d’élaborer des procédures et repères de bonnes pratiques en lien avec les évaluations3. La loi instaure également les projets individualisés, devenus structurants dans les établissements médico-sociaux. Ces projets doivent impliquer à la fois les professionnel·le·s, les personnes accompagnées et leurs familles, se devant de « favoriser l’expression et la participation de l’usager dans la conception et la mise en œuvre du projet qui le concerne4 ».
- 5 ANESM, « La bientraitance : Définition et repères pour la mise en œuvre », Recommandations de bonn (...)
- 6 Hourcade Sciou Annie, « Bientraitance et prise en compte de la vulnérabilité », Les ateliers de l’é (...)
3Ce processus s’ancre donc dans un paradigme de la « bientraitance ». L’ANESM, qui a produit des recommandations de bonnes pratiques sur le sujet, déclare que la bientraitance vise « à promouvoir le bien-être de l’usager en gardant à l’esprit le risque de maltraitance. La bientraitance se caractérise par une recherche permanente d’individualisation et de personnalisation de la prestation5 ». Ce concept, apparu dans les années 1990, se diffuse largement depuis les années 2000. La notion de bientraitance vise à prendre en compte les besoins et envies des individus, en passant par une certaine horizontalisation de la relation d’accompagnement : « La bientraitance est une réponse volontaire et délibérée à la vulnérabilité, visant à la prendre en compte et à la supprimer ou du moins à l’atténuer en agissant de façon à tendre vers une forme de symétrie relationnelle6 ». Il s’agit donc d’inclure l’individu dans la mise en œuvre de son parcours, en l’impliquant.
- 7 Velpry Livia et Eyraud Benoît, « Contrainte et consentement en santé mentale », in Coutant Isabelle (...)
4L’attention croissante portée à l’implication de la personne accompagnée dans un contexte de bientraitance peut sembler contradictoire au premier regard avec l’usage de la contrainte dans le secteur médico-social. Le terme de contrainte « désigne des situations d’intervention sur autrui dans lesquelles la personne ne donne pas son autorisation et/ou qui comportent, à des degrés divers, une atteinte à son intégrité physique ou psychique ou à ses droits. Ce terme de contrainte se réfère ainsi à la fois aux mesures légales qui permettent d’intervenir sans le consentement de la personne, aux pratiques d’enfermement ou de contention physique dans les hôpitaux psychiatriques et dans les établissements médico-sociaux, et aux diverses pressions qui peuvent être exercées sur les personnes pour qu’elles fassent ce qu’elles n’ont pas forcément envie de faire7 ». À des degrés différents selon les formes qu’elle prend, la contrainte apparaît comme en opposition à l’accompagnement tel que prescrit dans les politiques publiques, dans ce projet revendiqué de bientraitance dans les pratiques professionnelles. La contrainte implique directement la réalisation d’une action sans le recours à l’acceptation de la personne qui la subit.
5Pourtant, la contrainte n’est pas absente des établissements médico-sociaux. Elle peut y prendre différentes formes, comme la contention chimique ou physique, ou s’appuyer sur des pratiques de persuasion ou de chantage. Une des modalités est ce que l’on nommera ici les « espaces d’enfermement ». Ces espaces peuvent être définis comme des lieux utilisés quotidiennement par les professionnel·le·s des IME dont la fonction principale est l’enfermement des personnes accompagnées. Concrètement, il s’agit de pièces pouvant être fermées à clef. L’usage de ces pièces se fait à travers un enfermement qui n’est pas ouvert à la discussion : les personnes y sont traînées ou portées avant d’y être enfermées.
6Dans ces espaces traversés par la volonté de « bientraitance », qui mettent au cœur de leurs pratiques des projets individualisés impliquants les personnes concernées par ceux-ci, nous pouvons nous demander comment se justifie et se légitime le recours à l’enfermement. Quelles sont les tensions et les enjeux, à l’échelle du collectif institutionnel, qui recouvrent cet usage ? Comment se met en œuvre une coopération complexe au sein du dispositif institutionnel ? Dans cet article, je montre la manière dont cet objet, l’espace d’enfermement, met en jeu la professionnalité des personnes impliqués, tout autant dans la possibilité de produire un cadre éducatif pour chacun·e, que dans la volonté d’inscrire ses actes quotidiens en-dehors du spectre de la maltraitance. Choisir d’enfermer est ainsi un acte qui tend à mettre en lumière les tensions et débats inhérents aux pratiques institutionnelles quotidiennes au sein d’une équipe pluriprofessionnelle.
7Cet article repose sur une enquête qualitative menée dans le cadre d’un travail doctoral. Deux Instituts Médico-Éducatifs (IME) situés en Île-de-France accueillant des adolescent·e·s désigné·e·s autistes ont été ethnographiés. J’ai réalisé dans ces établissements des observations participantes pendant un an et demi, mais aussi effectué une trentaine d’entretiens semi-directifs avec les professionnel·le·s. Ces deux établissements, les IME Jonquille et Coquelicot, disposent d’un espace d’enfermement.
- 8 Ravon Bertrand et Vidal-Naquet Pierre, « Les épreuves de professionnalité, entre auto-mandat et dél (...)
8Dans un premier temps, je présenterai le cadre de l’enfermement en établissement à travers les aspects législatifs et de recommandations de bonnes pratiques, mais aussi dans son inscription spatiale au sein des structures, et à travers des techniques discursives renvoyant à un espace « de détente ». Dans un second temps, je montrerai la manière dont l’enfermement est construit en lien avec la possibilité de faire progresser les personnes accompagnées, en leur faisant acquérir des savoir-faire. Ce qui sera nommé ici « éduquer » prend la forme d’une mission soutenue par les éducateur·rice·s. qui s’appuient ainsi sur un cadrage éducatif. Enfin, je montrerai la manière dont l’usage de l’enfermement constitue une « épreuve de professionnalité8 » qui met en jeu le travail émotionnel des professionnel·le·s. Ces dernier·e·s vont chercher la légitimation de leurs pratiques auprès des psychologues et psychiatres, ainsi que d’une potentielle protocolisation, et vont mobiliser l’idée de « soupape » pour représenter un usage de l’enfermement qui ne serait plus seulement dans l’intérêt des personnes accompagnées.
9Afin de pouvoir saisir comment, en IME, se rejoue la tension entre contrainte et bientraitance, en acte et en discours, il s’agit dans un premier temps de s’attarder sur les contours de ce que je nomme ici un espace d’enfermement. Encadré et décrit par un certain nombre de textes législatifs et de recommandations de bonne pratique, il s’inscrit, au sein des établissements, dans une dynamique plus large de contrôle des accès et de mise au regard de tou·te·s des déplacements des individus accompagnés. De plus, l’objet « espace d’enfermement » apparaît comme une entité ambivalente dans les discours professionnels, entre contrainte et détente.
- 9 Fédération hospitalière de France, « Conférence de consensus. Liberté d’aller et venir dans les éta (...)
10La pratique d’enferment est encadrée par un certain nombre de textes, à la fois juridiques et de recommandations de bonnes pratiques. La charte des droits et libertés de la personne accueillie (2003) affirme dans son article 8 qu’il « est garanti à la personne la possibilité de circuler librement ». Dans la même dynamique, la conférence de consensus concernant la « liberté d’aller et venir dans les établissements sanitaires et médico-sociaux » affirme que « la liberté d’aller et venir est un droit inaliénable de la personne humaine ». Elle précise par ailleurs que « la notion de liberté d’aller et venir pour une personne soignée ou accueillie dans un établissement sanitaire et médico-social ne doit pas être entendue seulement comme la liberté de ses déplacements, mais aussi comme le droit de prendre ses décisions elle-même et la possibilité de mener une vie ordinaire au sein de l’établissement qu’elle a choisi9 », appuyant ainsi cette dynamique visant à mettre la personne accompagnée au cœur de son projet.
11Concernant plus spécifiquement l’isolement, l’article L3222-5-1 du code de la santé publique, concernant les établissements de santé chargés d’assurer les soins psychiatriques sans consentement, dans sa version du 24 janvier 2022, affirme que « l’isolement et la contention sont des pratiques de dernier recours et ne peuvent concerner que des patients en hospitalisation complète sans consentement. Il ne peut y être procédé que pour prévenir un dommage immédiat ou imminent pour le patient ou autrui, sur décision motivée d’un psychiatre et uniquement de manière adaptée, nécessaire et proportionnée au risque après évaluation du patient ». La psychiatrie s’est donc vu imposé un cadre contraignant visant à contrôler strictement le recours à l’enferment, qui doit être de dernier recours, validé par un psychiatre, et traçable. S’il existe moins de textes dans le secteur médico-social sur cet usage, les recommandations de bonnes pratiques concernant les « espaces de calme-retrait », publiées par l’ANESM en 2017 sont toutefois éclairantes. Il est précisé que les espaces de calme-retrait peuvent avoir une visée préventive, de mise à l’écart volontaire de la part de la personne concernée, ou de sollicitation par un·e professionnel·le lorsqu’est repéré « des signes annonciateurs ou d’aggravation du “comportement-problème” ». Ils peuvent également être mobilisés en réponse à une « mise en danger » : « il s’agit alors de disposer d’un espace garantissant la sécurité de la personne ainsi que celle des personnes qui l’entourent (autres personnes accompagnées et professionnels) ».
- 10 ANESM, « Les espaces de calme-retrait et d’apaisement », Recommandation de bonnes pratiques profess (...)
12Concernant la dernière modalité, qui nous intéresse spécifiquement ici, le texte insiste sur le caractère exceptionnel de la mesure, « dont la réalisation doit se justifier par des circonstances spécifiques (gravité du risque, urgence de la situation, danger imminent pour l’intégrité de la personne). » Tout un ensemble d’alerte se voit alors listé : cette mesure « ne peut pas s’envisager, sauf en dernier recours » ; elle « ne peut pas se mettre en œuvre dans des conditions qui ne respectent pas la dignité, la sécurité et le confort de la personne » ; « ne peut pas être confondue avec un projet thérapeutique ou éducatif » ; « ne doit pas sanctionner une personne » ; « ne peut pas se mettre en place sans procédure10 ». Le caractère exceptionnel et temporaire est donc largement souligné.
13Pour autant, il s’agit d’explorer dans cet article le recours à l’isolement dans des situations jugés de tension ou de crise par les professionnel·le·s, mais de manière récurrente, sans justification, sans suivi rapproché et sans protocole, au sein d’IME. Je souligne ici que les observations de ces pratiques ont eu lieu en 2016-2017, c’est-à-dire juste avant les recommandations précitées.
14L’IME Jonquille et l’IME Coquelicot sont des structures avec de nombreux points communs. Ces deux IME pour adolescent·e·s autistes situés en Ile-de-France accueillent, dans des espaces réduits, une vingtaine de jeunes (entre 12 et 20 ans). Les équipes professionnelles y sont très diverses : psychiatres, psychologues, psychomotricien·ne·s, entre autres, participent à la vie de l’institution. Ces deux établissements, s’ils n’appartiennent pas à la même structure gestionnaire, entretiennent des liens, font des activités communes, et partagent également un psychologue, Gregory.
15L’IME Jonquille s’inscrit dans un complexe hospitalier dont il occupe un étage. L’accès se fait par le biais de deux grands ascenseurs situés au centre de la structure. L’IME Coquelicot, lui, prend place dans une grande maison pavillonnaire. Au sein de ces établissements, les corps sont contraints, afin qu’un regard permanent puisse être porté sur eux, et que l’on puisse savoir, à chaque instant, où les individus se trouvent.
16Lors de mon premier jour d’observation à l’IME Jonquille, je suis accueillie par la directrice, qui me donne, dans son bureau, des clefs et un badge. Le badge sert à utiliser l’ascenseur, seul moyen d’entrer et de sortir de l’IME (il existe un escalier mais l’accès est fermé à clef). Les clefs permettent d’ouvrir des portes, continuellement fermées, qui donnent accès aux vestiaires, aux salles d’activités inoccupées, mais aussi aux toilettes. La directrice m’explique alors que la fermeture à clef des toilettes ne vise pas à obliger les jeunes à demander l’autorisation pour s’y rendre (même si cela produit cet effet), mais se justifie par le fait qu’une des personnes accueillies a tendance à s’y réfugier, et à s’y allonger dans le noir, en « s’autostimulant » (ce qui est ici une manière euphémisée de parler de masturbation). Son refus de sortir des toilettes poserait ainsi problème, selon la directrice. De la même manière, à l’IME Coquelicot, une grille fermée à clef clôture le terrain. D’autres espaces sont fermés au nom de la sécurité, comme la cuisine, ou alors toujours ouverts – et dans l’impossibilité d’être fermés – comme les toilettes.
- 11 Foucault Michel, Surveiller et punir : Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1993 [1975].
17Ces éléments servent à mettre en exergue le fait que les IME sont des espaces où les corps sont contrôlés, doivent être visibles, et la logique d’ouverture et de fermeture des pièces est censé permettre de savoir qui se trouve où à chaque instant. Les espaces d’enfermement s’inscrivent donc dans ce contexte, qui est celui d’une discipline des corps – comme objets de savoir et lieux d’exercice de pouvoir. La discipline – en tant que « technique fabricant des individus utiles11 » – façonne des corps, dans leur matérialité et leurs discours, leurs possibilités et leurs horizons. Ce travail du corps, contraint et rendu visible, peut être mis encore davantage en exergue dans le cadre de l’enfermement.
18À l’IME Jonquille, en sortant des ascenseurs, se situe sur la gauche les chambres qui composent l’internat. La « salle détente » est dans l’espace internat mais très proche des ascenseurs, dans un lieu de passage facilement accessible. Elle est petite, sans fenêtre et dispose de canapés et d’un grand nombre de coussins. Un effort semble avoir été fourni pour qu’elle paraisse agréable et confortable.
19À l’IME Coquelicot, c’est au sous-sol que se trouvent la majorité des salles d’activités ainsi que la « salle d’Éric ». Cette dernière est un espace d’enfermement tel que nous l’avons défini. Elle porte le nom du jeune homme pour lequel elle a été pensée. Elle a été créée durant les neuf mois de mon ethnographie, et a pris place dans une petite pièce exiguë et mansardée. Comme à l’IME Jonquille, la pièce est sans fenêtre donnant vers l’extérieur mais possède une haute fenêtre qui donne sur le couloir et grâce à laquelle les professionnel·le·s peuvent voir à l’intérieur. La pièce contient un matelas posé à même le sol et des jeux. Elle se trouve à côté des toilettes et en face de la « salle du bar », utilisée pour les temps informels.
20Ces deux espaces ne sont donc pas marginalisés dans la géographie des institutions, mais se trouvent dans des lieux passants, au cœur des activités des établissements. Ils prennent place dans un contexte où l’objet clef, et l’ouverture et la fermeture des accès, structurent la vie institutionnelle.
21La « salle détente » à l’IME Jonquille est décrite par les professionnel·le·s comme un espace accueillant et confortable. Une éducatrice souligne que celui-ci est normalement ouvert pour accueillir celles et ceux qui souhaitent s’y détendre :
Caroline [Éducatrice] : Bah, c’est une salle […] qui est ouverte toute la journée, normalement, qui... est utilisée dans un premier temps pour ... se détendre, euh parce que voilà, tu as vu, il y a plein de coussins, les canapés tout ça, pour que les jeunes puissent venir s’y apaiser, euh... et, donc il arrive parfois qu’on utilise cette salle-là pour mettre fin à des, des crises, euh... ou des débordements.
22L’observation donne à voir ces deux types de pratiques. Concernant la détente, l’usage le plus fréquemment observé est celui de Samuel, qui utilise cette pièce pour faire la sieste. En réunion, ce moment de sieste dans la salle est remis en cause par la directrice selon deux arguments : le premier est que les professionnel·le·s l’oublieraient ensuite, le second qu’il ne veut pas se lever après. Ce moment de sieste qu’il cherche à imposer est vu par la directrice comme le fait de se comporter « comme un bébé de deux ans » alors que le psychologue y voit un sentiment de « toute puissance ». Un des seuls usages dit de détente de l’espace est donc jugé de manière négative par les cadres de l’établissement.
23Au-delà de la situation de Samuel, c’est essentiellement dans le cadre d’un enfermement imposé par les professionnel·le·s que j’ai vu utilisée cette pièce. Cela concerne uniquement deux personnes accompagnées : Victoria et Clément. Victoria est une jeune fille d’une quinzaine d’année, à la fois frêle et vive. Les comportements qui mènent à son enfermement sont principalement des coups et des cris. Clément est un jeune homme de 18 ans, de corpulence moyenne. Il est, lors de mon observation, enfermé lorsqu’il crache sur des professionnel·le·s.
24L’espace d’enfermement que je nomme ici la « salle d’Éric » - car c’est l’appellation la plus couramment entendue – à l’IME Coquelicot, apparaît comme plein d’ambiguïtés, vis-à-vis de son usage espéré tout autant qu’au regard de son usage concret. Éric est un jeune homme de 18 ans, petit de taille. Il est considéré par l’équipe professionnelle comme très compliqué, à cause de ses nombreuses crises de violence et de la manière dont il chercherait l’exclusivité avec les professionnel·le·s. Son accompagnement provoque, de ce fait, de nombreux débats au sein de l’équipe.
25Si, comme nous le verrons, la volonté de fonder cette salle apparaît spécifiquement dans le but de gérer les comportements jugés violents d’Éric, l’éducatrice qui prend les choses en main afin d’aménager ce lieu – estimant que tout le monde en parle depuis trop longtemps sans passer à l’acte – affirme que son idée n’était pas seulement de proposer un lieu pour enfermer Éric mais de faire une salle de repos pour celles et ceux qui auraient besoin de passer du temps à l’écart du bruit et des autres. Pour autant, elle constate que sa volonté est globalement un échec, et que c’est bien l’usage pensé d’abord en réunion qui s’est imposé : un espace d’isolement par l’enfermement, principalement destiné à Eric. La critique de cette monopolisation de l’espace pour Éric est reformulée, de la part de certain·e·s éducateur·rice·s, sous le discours du droit à la solitude, reprenant alors l’usage jugé légitime des espaces de calme-retrait selon les recommandations de bonnes pratiques. L’un d’eux explique en entretien :
Frédéric [Éducateur] : Moi c’est plus par rapport aux autres, euh, aux autres jeunes qui... qui ont pas forcément envie d’être tout le temps en groupe. […] Eux pourquoi ils auraient pas le droit à cette pièce-là, pourquoi est-ce qu’ils auraient pas le droit à un temps pour eux aussi ?
26Ainsi, la « salle d’Éric » apparaît dans les faits, de manière très majoritaire, utilisée à des fins d’enfermement. Il est arrivé quelques fois qu’une jeune fille y entre afin de jouer à l’écart des autres au cours de l’observation mais cela reste marginal. Toutefois, dans l’un comme dans l’autre des IME, avoir un espace dont l’usage exclusif serait l’enfermement semble poser problème. De ce fait, un usage pour s’isoler de son plein grès, se détendre, est avancé et même soutenu par certain·e·s éducateur·rice·s, même si dans la pratique, cette utilisation est largement minoritaire.
27Dans un contexte où l’enfermement se voit encadré et réglementé, les espaces d’enfermement en IME sont donc bien présents, comme un prolongement d’un dispositif de mise au regard et de contrôle des corps des personnes accompagnées. Néanmoins, les pratiques discursives des professionnel·le·s tendent à euphémiser les usages autour des salles en question, en avançant la possibilité de s’en servir pour se détendre – pratique pour autant marginale au cours de l’observation.
- 12 Moreau Delphine, « Contraindre pour soigner ? Le care à l’épreuve de la contrainte dans un service (...)
28La compréhension de l’usage des espaces d’enfermement en IME – à des fins d’isolement – s’articule autour de la volonté des éducateur·rice·s de transformer l’individu, de lui inculquer un cadre. Dans le contexte de l’usage de la « chambre d’isolement » en service d’hospitalisation psychiatrique, Delphine Moreau note que « la notion de “cadrage” [est] à mi-chemin entre le thérapeutique et le maintien de l’ordre, sur un versant pédagogique-éducatif […]. “Cadrer” signifie à la fois resituer le contexte de l’hôpital, le redéfinir comme un lieu de soin et un lieu de vie collectif, et rappeler les règles de ce lieu, poser des limites aux demandes et aux actions. Cela renvoie ainsi aussi au fait de poser/rappeler des interdits12 ». Si cette idée de cadre est mobilisée en IME, dans l’idée de promouvoir et faire respecter les normes collectives de l’institution, la dimension éducative y est liée. Ce cadre doit être acquis, incorporé, non seulement pour la vie institutionnelle présente, mais dans le contexte d’un projet de vie, sur un temps long. Il s’agit ainsi de mettre au jour le cadrage éducatif des mesures d’enfermement, qui, à la différence du cadrage médical de l’asile étudié par Delphine Moreau, est un dispositif perçu en IME comme au service de l’éducatif, et non du soin.
29Avant de s’attarder sur les pratiques d’enfermement en tant que telles, il paraît pertinent de s’intéresser à la manière dont sont perçues les trois personnes pour lesquelles les IME ont recours à l’enfermement – Éric, Victoria et Clément – et plus particulièrement à la façon dont les discours professionnels construisent la source de leurs comportements menant à l’enfermement (cris, coups, crachats…).
30Un des éléments qui apparaît dans les discours est un supposé manque d’éducation parentale. Le psychologue de l’IME Jonquille affirme que Clément, qui aurait une « emprise très importante sur sa famille », est « un jeune qui n’a pas eu d’éducation ». Il insiste également sur le fait que, je cite, « un handicapé, entre guillemet, ça a aussi besoin d’une éducation ». La mère est décrite comme étant « autoritaire mais fusionnelle ».
31La psychiatre de l’IME Coquelicot, Olivia, affirme quant à elle que le « côté tyrannique » d’Éric doit être lié à son éducation : « il n’a jamais eu de non ce gosse ». Ces discours interviennent toujours dans des discussions à propos de comportements jugés difficile, faisant un lien direct entre ces deux éléments : les comportements problématiques sont inscrits dans une histoire familiale au sein de laquelle les parents seraient coupables d’un défaut d’éducation.
- 13 Sur le rapport à la culpabilité maternelle dans le champ du handicap mental, voir par exemple Eidel (...)
32Le recours à l’enfermement est alors pensé comme une sanction éducative, dans un contexte où l’éducation aurait fait défaut en milieu familial. Ces propos s’inscrivent dans une histoire de culpabilisation/de sentiments de culpabilité des parents, et des mères en particulier, d’enfants en situation de handicap13.
33Au-delà du défaut supposé d’éducation, un autre élément apparaît : le syndrome ou la pathologie. Si pour Victoria, comme nous le verrons plus loin, c’est l’autisme qui est en cause, tout un discours est mobilisé sur le syndrome spécifique d’Éric. En réunion, le psychologue explique qu’Éric est très handicapé, puisqu’il a un « syndrome purement génétique d’arriération mentale », et donc que, « entre guillemet, il n’a rien à faire ici ». Son syndrome génétique le pose comme étant extérieur à l’institution, dont la mission est l’accompagnement de personnes désignées autistes, et se voit réutilisé pour questionner la place d’Eric, et justifier sa mise à l’écart. C’est d’ailleurs suite à cette discussion que j’entends pour la première fois parler, au sein de l’IME Coquelicot, de la possibilité de créer, pour Éric, une « pièce d’enfermement capitonnée ».
34Pour autant, la mobilisation du rapport au syndrome sert par ailleurs à une éducatrice, en entretien, à remettre en cause l’usage de la salle d’enfermement (à un moment où elle est créée, et utilisée très régulièrement) :
Laurie [Éducatrice] : Ça en devient là parce qu’on a aussi ce […] fameux accord de nos psys et psychiatre qui nous ont dit, il est violent, vous l’isolez. Ils nous l’ont clairement dit aussi tu vois. Pour qu’il comprenne que, sauf qu’il comprend quoi ? C’est son syndrome ! Il est vénère, il frappe. Donc tu le changeras jamais le gamin ! Tu le changeras jamais.
35Si le syndrome peut justifier l’enfermement comme solution face à un individu hors-cadre, il naturalise également les actes perturbateurs, ce qui annihile dans le discours de l’éducatrice l’idée d’une sanction avec un possible effet éducatif. Le manque d’éducation apparaît donc comme un critère pour expliquer les actes des personnes enfermables, mais de manière non-exclusive, et parfois en contradiction avec les autres arguments avancés. Un cadrage éducatif apparaît toutefois comme particulièrement nécessaire pour des jeunes perçus comme en défaut d’éducation.
36Dans la caractérisation de la violence des jeunes, et dans la construction de la nécessité de l’isolement, apparaît, autant pour Éric que pour Victoria et Clément, un rapport à l’autre qui serait source de difficultés. C’est, dans les trois situations, mais sous des aspects différents, un axe majeur de travail.
37Lors de la réunion de projet de Clément, dans une discussion entamée par le témoignage d’une éducatrice s’étant fait cracher dessus le jour-même, le psychologue explique que Clément est dans une « position psycho-paranoïde », une « position ambivalente du clivage psychotique aime/déteste ». Il est dans la « symbiose », et « s’il était individué, il ne serait pas là ». La directrice estime alors qu’il faut être autoritaire, froid, et mettre une distance affective, d’autant que Clément a 18 ans. Le psychologue rebondit en affirmant qu’« on est pas là pour se faire cracher dessus, et ça n’aide personne à se civiliser ».
38S’en suit alors un discours sur les modalités d’enfermement. À la question d’une éducatrice – « Et donc, finalement ? S’il crache ? » – la directrice répond : « Cinq minutes en salle de détente, puis on va le voir ». Ce que le psychologue construit comme un trouble relationnel prend la forme d’un acte perturbateur, jugé inacceptable pour les éducateur·rice·s, et qui mérite une réaction, afin de montrer la désapprobation : l’enfermement.
39La question de la « fusion » dans la relation est également tout à fait centrale pour Éric. Un pattern peut effectivement être relevé : dans un grand nombre de cas, les coups et cris qu’il donne ont lieu lorsque des individus qui l’accompagnent mettent fin à cet accompagnement, lorsque, par exemple, ils et elles arrêtent de jouer avec lui. Sa dépendance à la relation duelle semble excessive aux yeux des professionnel·le·s, d’autant qu’elle apparaît en contradiction pour elles et eux avec les possibilités d’accompagnement auxquelles aura accès Éric dans le futur.
40Lors d’une réunion, la psychiatre évoque le fait qu’Éric, plus tard, ira certainement en Maison d’Accueil Spécialisé (MAS), établissement pour adultes dont le handicap est considéré comme « sévère ». De ce fait, selon elle, « il faut pas en faire des tonnes » : il s’agit avant tout de le préparer à vivre dans une structure où il ne va pas se passer grand-chose. Effectivement, la représentation professionnelle collective des MAS est celle d’établissements avec peu de professionnel·le·s, assez largement médicalisés, qui proposent peu d’activités. La psychiatre s’adresse alors directement aux éducateur·rice·s en affirmant que « vous le sollicitez beaucoup », alors qu’il n’en est pas capable, et qu’on pourrait très bien le laisser dans un espace fermé à clef. Grégory, le psychologue, affirme aussi la nécessité de trouver une possibilité d’isolement, regrettant que l’IME ne soit pas équipé pour cela. Il ajoute qu’Éric doit apprendre à « louvoyer dans les couloirs », à être seul, car il le sera en MAS, type d’établissement qui possèderait une possibilité moindre d’accompagnement individualisé et rapproché. Antonio, un éducateur, ajoute ironiquement : « le couloir, c’est son avenir ! ».
41Après un certain nombre de discussions visant à réorganiser les activités auxquelles Éric participe, l’équipe cherche un lieu à réaménager pour lui. Une pièce est désignée. Les éducateur·rice·s prévoient de l’agencer avec des matelas, des jeux et de sécuriser l’espace pour qu’il y soit placé lors de certains temps d’activités. Même si la réunion vise à trouver des solutions face à ces « troubles du comportement », les actions menées sont réinterprétées sous l’angle de l’acte éducatif et de la préparation à l’avenir. L’acte éducatif est toutefois ici, dans les faits, assez contradictoire, puisqu’il part d’un discours du psychologue et de la psychiatre incitant à relâcher les efforts, en termes de sollicitation, de travail, d’implication dans les activités, auprès d’Éric. L’enfermer dans une pièce avec des jeux devient une manière de lui inculquer l’habiter dans des institutions pour adultes jugé·e·s non-autonomes, caractérisés selon les professionnel·le·s par un faible encadrement et une offre d’activités réduite.
42En entretien, l’éducatrice qui a pris en main l’installation et l’aménagement de la pièce regrette sa surutilisation. Elle finit toutefois par lancer, sur un ton cynique et désabusé : « Quelque part ça le prépare à sa future chambre hein, c’est nul mais euh… Sans le côté “je t’enferme dedans” mais euh, mais avec ses jouets, son lit et basta quoi. Parce que Éric c’est ce qui l’attend. Avec un peu plus de médocs, pour qu’il frappe un peu moins, qu’il soit un peu plus défoncé quoi, faut être honnête ». En renvoyant l’enfermement à un acte éducatif, ici en lien direct avec des objectifs posés dans le projet d’accompagnement individualisé d’Éric (« Se détacher de l’adulte (jouer/s’occuper seul) »), apparaît une rhétorique de l’enfermement légitimé au regard des attentes en termes d’accompagnement et de projets individualisés formulés pour les établissements médico-sociaux. Les éducateur·rice·s portent toutefois un regard désabusé sur cette présentation des faits. L’objectif d’apprentissage s’inscrit dans le cadre – vu à la fois comme inéluctable et comme dommageable – d’une organisation de la prise en charge médico-sociale qui balise l’avenir d’Éric.
43D’une certaine manière, c’est également pour couper le rapport à l’autre qu’est mobilisé le recours à l’enfermement de Victoria.
Caroline [Éducatrice] : Victoria, c’est celle effectivement qui depuis qu’elle est arrivée ici, a pu bénéficier de cette salle détente (amusée) mais parce que, […] c’est caractéristique de l’autisme, c’est que, quand il y a débordement, ou quand il y a crise, s’il y a pas une coupure visuelle, euh... ça, ça, souvent, ça ne fait que amplifier. Ils ont souvent besoin d’être dans un espace, clos, euh... pour pouvoir se calmer eux-mêmes, parce qu’à un moment donné, ils ne peuvent plus, parce que bah, déjà il y a du monde, il va y avoir du monde autour, autour d’eux, je pense à Victoria, Victoria qui adore se donner en spectacle, le fait qu’il y ait beaucoup de gens autour d’elle, […] ça peut la faire exploser, elle, elle a absolument besoin d’y aller, dans cette salle.
44En reliant la nécessité d’enfermement à des caractéristiques de l’autisme – sur le plan sensoriel – les professionnel·le·s légitiment l’usage de l’enfermement, en le jugeant comme une réponse bénéfique à un problème psychiatrique spécifique, qui s’inscrit, encore une fois, dans la relation à l’autre. Toutefois, à la différence d’Éric, qui est décrit comme hors de place, notamment par le biais de son syndrome spécifique (qui ferait de lui une personne non autiste dans un établissement pour autistes), le rapport à l’autre dans une perspective sensorielle développé pour Victoria s’inscrit directement dans les conceptualisations de l’autisme.
- 14 Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, en français Manuel diagnostique et statistiq (...)
- 15 Classification Internationale des Maladies, publiée par l’Organisation Mondiale de la Santé. La 11e(...)
- 16 Haute Autorité de Santé, « Autisme et autres troubles envahissants du développement - État des conn (...)
- 17 Degenne-Richard Claire, Évaluation de la symptomatologie sensorielle des personnes adultes avec aut (...)
45La définition psychiatrique de l’autisme, qui renvoie aux deux classifications internationales de référence, le DSM-514 et la CIM1115, s’articule autour de troubles de la communication et des relations sociales ainsi que d’intérêts dits restreints et répétitifs. Elle soulève également des éléments autour de la sensorialité. Dans la synthèse de l’état des connaissances publiée en 2010 par la Haute Autorité de Santé (HAS) est par exemple mentionné, à ce propos, que « le fonctionnement sensoriel des enfants avec TED [Troubles envahissants du développement] est altéré avec une réactivité particulière aux différentes stimulations sensorielles à type d’hyporéactivité, d’hyperréactivité ou de recherche de stimulations sensorielles16 ». Selon Claire Degenne-Richard, ces particularités sensorielles peuvent être mises en lien avec certains « comportements-problèmes17 ».
- 18 Velpry Livia, et Eyraud Benoît, « Contraindre pour aller mieux ? Enjeux cliniques et protocolisati (...)
46De ce fait, des dispositifs peuvent exister pour réduire les stimulations sensorielles des individus, ce qui apparaîtrait alors comme une nécessité dictée par les spécificités autistiques. L’objectif est alors de proposer un espace isolé, permettant de contrôler et de réduire les stimuli sensoriels afin d’apaiser l’individu concerné. Ce type de lieu, sous l’appellation « chambre d’hypostimulation » a été observé par Livia Velpry et Benoît Eyraud, concernant une unité pour personnes désignées autistes ayant des « troubles du comportement sévère ». Il et elle expliquent que la dimension thérapeutique permet aux professionnel·le·s de justifier l’usage de cet espace18.
47Cette dimension est bien mobilisée ici dans le cas de Victoria, puisqu’il s’agit d’un besoin dans le cadre de son autisme. Toutefois, la dimension éducative est également en jeu : Victoria doit apprendre à ne pas se « donner en spectacle », et doit savoir que ses comportements sont jugés inacceptables.
48A partir de ces trois situations, il apparaît que la relation et le contact à l’autre sont perçus comme la source de ce qui est jugé être des débordements des trois personnes concernées par l’enfermement. Ces troubles sont vus comme une manière d’attirer l’attention, ou un besoin irrésistible de l’autre, de l’adulte et de son contact. La coupure, par l’enfermement, est ainsi nécessaire selon les professionnel·e·s, et jugée sous le prisme de l’éducatif, c’est-à-dire d’un apprentissage visant à diminuer ces comportements inadaptés.
49Le recours à une perspective éducative, pour les éducateur·rice·s, renvoie à la nécessité, de leur point de vue, de donner un cadre et des limites aux individus, dans un soucis d’éducation : c’est en ce sens que je parle ici de « cadrage éducatif ». Le conflit apparu à l’IME Jonquille, entre les éducateur·rice·s et la psychomotricienne, Isabelle, à propos de l’appréhension et de la gestion des comportements jugés perturbateurs de Victoria, met au jour cette vision de l’éducabilité soutenue par les éducateur·rice·s, ici en confrontation avec une autre vision professionnelle, un autre cadrage. Si la situation dépasse le simple contexte de l’enfermement, elle s’y rattache largement.
50Un jeudi matin, alors que je suis en activité avec un groupe de personnes accompagnées et deux éducateurs, Victoria crie dans le couloir et tape contre les murs, alors qu’elle est censée être en psychomotricité. Malik, éducateur, ne souhaite pas intervenir car la psychomotricienne lui a dit qu’elle n’aimait pas que d’autres personnes interfèrent et qu’elle était capable de gérer seule. Il sort tout de même de sa pièce pour faire remarquer que Victoria fait trop de bruit. S’en suit une discussion dans la salle d’activité où les deux éducateurs disent que c’est bien qu’Isabelle soit dans une « posture soignante », mais que pour gérer Victoria, il faut au moins un minimum d’éducatif, et qu’il ne faut pas qu’elle empêche les autres de travailler. Ce type de scène tend à se répéter les jeudis matin.
51Quelques temps plus tard a lieu un groupe d’analyse des pratiques, qui est un temps mensuel obligatoire animé par une psychologue extérieure à l’établissement, en l’absence des cadres. Lors de celui-ci, Isabelle est violemment prise à partie : le protocole décidé en réunion prévoit que Victoria vienne seule en psychomotricité le jeudi matin, en partant en dernière du réfectoire après la réunion du matin. Mais Victoria tape alors dans les autres portes d’activités et crie pendant longtemps. Des éducateur·rice·s reprochent alors à Isabelle de ne pas faire son travail en l’empêchant de crier et de taper. Elle objecte qu’elle souhaite poser un cadre différent dans sa pratique et dans son bureau que dans le reste de l’établissement. Il est important pour elle de laisser Victoria crier et taper – tant que cela ne met en danger personne.
52Le cadre thérapeutique qu’elle défend apparaît ici en opposition avec la perception des éducateur·rices, et leur volonté d’instaurer un cadre éducatif. Un éducateur la contredit d’ailleurs en affirmant qu’un enfant ne peut pas se socialiser « sans cadre » et « sans règles ». Isabelle est donc longuement critiquée pour ne pas sanctionner ni « cadrer » la jeune fille. Deux jours après, Isabelle, qui a mal vécu ce moment, évoque avec moi des pratiques professionnelles qu’elle juge choquantes : enfermement dans la salle pendant plus d’une demi-heure par la directrice sans discussion, enfermement sur la terrasse sans raisons pertinentes selon elle, etc. La défense d’une volonté éducative et de l’instauration d’un cadre par les éducateur·rice·s, et ici par la directrice, s’oppose ainsi à la perception de la psychomotricienne de ce que serait un bon accompagnement.
53Le choix a été fait, dans cette partie, de mettre la focale sur des pratiques d’enfermement au nom d’une dimension éducative, qui met en scène un dispositif de cadrage spécifique, dans le cadre de l’accompagnement des jeunes. En mobilisant cette dimension éducative dans les pratiques, il apparaît donc une atténuation de la possible contradiction entre l’enfermement et la revendication de bientraitance, puisque l’enfermement s’inscrit dans l’optique d’un projet centré sur l’individu qui subit l’enfermement, en mettant comme enjeu premier l’acquisition de capacités.
54Toutefois, la mobilisation de cette dimension éducative apparaît bien dans toute sa complexité et ses ambiguïtés : les apprentissages au cœur de l’enfermement d’Éric apparaissent comme une nécessité par défaut, décrite avec cynisme par des professionnel·le·s qui semblent regretter une organisation inéluctable des parcours de vie dans le médico-social. De plus, lorsqu’ils sont renvoyés à leur syndrome, la capacité même à éduquer ces jeunes est d’une certaine manière remise en cause. Enfin, et cela apparaît déjà en filigranes, la pratique de l’enfermement ne se fait pas sans heurts ni doutes de la part des professionnel·le·s, d’autant qu’elle s’inscrit en réaction à un problème jugé relationnel, au regard de la relation directe entre les personnes accompagnées et les professionnel·le·s.
- 19 Ravon Bertrand et Vidal-Naquet Pierre, « Les épreuves de professionnalité, entre auto-mandat et dél (...)
- 20 Ibid.
55Au-delà de l’enfermement défini et produit comme un acte éducatif, celui-ci provoque, comme le montre les discours et les pratiques, des tensions et difficultés morales au sein de l’équipe professionnelle. Pour développer cette dimension, l’acte d’enfermement peut être lu comme une « épreuve de professionnalité », qui met en jeu des dilemmes éthiques et moraux, des doutes et des arrangements pratiques. Pour Bertrand Ravon et Pierre Vidal-Naquet, la professionnalité « est cette capacité issue de l’expérience, qui permet à des professionnels à la fois de respecter les règles du métier – ils ont été formés dans cette perspective – et de les transgresser afin de s’adapter aux situations19 ». Pour ces deux auteurs, « l’épreuve de professionnalité renvoie […] à un moment d’indétermination de l’action au cours duquel les forces en présence se révèlent dans toutes leurs disparités. Devant ces situations inextricables et indécidables, et cependant tout à fait ordinaires, les intervenants hésitent : leurs savoirs prédéfinis sont pris en défaut, les normes et les règles sont instables, leurs diagnostics deviennent discutables20 ». Dans cette partie, il s’agit ainsi de lire l’usage de l’espace d’enfermement comme une épreuve de professionnalité.
56À la fois face à l’accumulation des comportements jugés perturbateurs et dans l’acte d’enfermement, apparaissent des questionnements sur la pratique professionnelle, sur fond d’épuisement, ce qui fait émerger le spectre de la maltraitance. Il s’agit alors de s’intéresser aux craintes de maltraitance soulevées par les éducateur·rice·s, qui, sans remettre en cause la pratique de l’enfermement, cherchent à se déculpabiliser en faisant reposer la responsabilité sur les psychologues et psychiatres ou sur une possible protocolisation. Enfin, c’est l’engagement émotionnel qui doit être discuté, autour de la notion indigène de « soupape », qui cristallise le besoin de se protéger émotionnellement chez les professionnel·le·s.
57Un sentiment de malaise, dans la gestion des comportements des personnes accompagnées, pouvant être vécus comme violents tant physiquement qu’émotionnellement, et dans la crainte d’être soi-même perçu·e comme violent·e, est apparu au cours de l’observation, au-delà des discours en réunion ou en entretien. L’extrait de terrain suivant est parlant à ce propos :
« Sur l’espace d’internat, le soir, un petit groupe est parti en activité chorale. Lorsque celui-ci rentre, Corentin, un des éducateurs présents, montre des signes visibles d’énervement, alors qu’il est habituellement très calme. Éric aurait été “ très compliqué ”. Lors du repas, Éric jette son verre et son assiette. Corentin décide de le sortir de table, et de l’emmener dans la salle où il peut être isolé. Il attrape donc Éric à bout de bras, et s’engage dans les escaliers pour se rendre à l’étage inférieur. Dans les escaliers, Éric lui donne un coup qui fait voler ses lunettes. Corentin chancelle, et dévale alors les marches à toutes vitesses : il a visiblement failli lâcher Éric. Il l’emmène finalement dans sa salle et s’en va. Le lendemain, Corentin vient me reparler de cet épisode, afin de m’affirmer qu’il n’avait pas fait exprès, et qu’il ne voulait pas lâcher Éric. Il me dit qu’il n’était “ pas fier ” après, et ce moment semble visiblement l’avoir marqué. »
- 21 Hochschild Arlie Russell. « Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale », Travai (...)
58Cet extrait donne à voir les difficultés, pour Corentin, de maintenir un travail émotionnel efficace dans le cadre de la gestion des comportements d’Éric. Effectivement, en IME, les professionnel·le·s doivent effectuer un « travail émotionnel » qui renvoie à « l’acte par lequel on essaie de changer le degré ou la qualité d’une émotion ou d’un sentiment21 », à la fois ses propres sentiments, et ceux des personnes accompagnées.
59Le travail éducatif, dans la manière dont il se construit à travers l’accompagnement, demande aux éducateur·rice·s de gérer leurs sentiments, de les maîtriser : le calme et la patience sont alors favorisés. Il faut prendre sur soi, accepter un certain nombre de violences, tant qu’elles sont jugées acceptables au sein du cadre des missions de l’IME. L’hypothèse soutenue ici est donc que l’enfermement est utilisé pour tenter de faire tenir le travail émotionnel des éducateur·rice·s.
60Toutefois, ce recours est ambivalent, puisque si l’acte est perçu comme pouvant permettre aux professionnel·le·s de souffler, comme je le développerai dans la partie suivante, il peut lui-même être à l’origine de doutes et de malaises. La violence de l’acte d’enfermement – et de son contexte –, qui pourrait être mal vécu par les éducateur·rice·s, se voit alors modulé par le recours à une autorité supérieure – protocolisation ou légitimation par les cadres – pour éloigner le spectre de la maltraitance et se déculpabiliser. C’est cette dimension de la protocolisation qui est mise en avant par Ilona, éducatrice à l’IME Coquelicot, en entretien :
Ilona [Éducatrice] : Donc c’est très compliqué, cette salle (rire). Parce que... c’est un peu la soupape, et en même temps d’un côté, j’ai l’impression de... d’avoir écrit en gros "Maltraitante", "Maltraitante". […]
Adrien : Et... Comment est-ce qu’on pourrait faire, pour que tu considères que ce soit plus de la maltraitance, qu’est-ce qu’il faudrait faire ? C’est quoi la solution idéale ?
Ilona : Euh... Qu’il y ait pas Éric (dit en chuchotant) (rire). La solution idéale, je sais pas, franchement je sais pas […], enfin tu vois moi je me déculpabilise en faisant le tour de clé et deux minutes après tout doucement j’enlève le tour de clés, j’enlève mes clés et il est pas enfermé mais au final, j’ai pas ouvert la porte. Donc, il y a rien qui change, mais je déculpabilise d’avoir fait ce tour de clés, c’est très idiot. […] Il y a deux semaines ça m’a fait du bien quand Olivia [la psychiatre], elle m’a dit c’est pas de la maltraitance que de l’enfermer 45 minutes. Ça m’a fait du bien, après j’en suis pas convaincue tu vois. Mais ça m’a quand même fait du bien de l’entendre dire. […] On a parlé de faire un protocole du coup, déjà, et ça je pense que ça serait pas mal de faire le protocole. […] Là, c’est un peu tu vois : on l’enferme, on le laisse et voilà, quoi. Alors qu’avec un protocole, ce serait peut-être l’enfermer 10 minutes, y retourner euh, ce serait déjà plus cadré et euh... et laissé moins au freestyle comme ça.
- 22 Lechevalier Hurard Lucie « Faire face aux comportements perturbants : le travail de contrainte en m (...)
61Cet extrait illustre la manière dont l’enfermement engendre une épreuve de professionnalité, face à des situations complexes mettant en jeu les savoirs et les pratiques professionnelles. Il fait apparaître la peur d’être maltraitant. Cette dénomination de maltraitance « souligne, sur le registre de la condamnation morale, l’illégitimité et l’intolérable du recours à la violence, dans un contexte où celui qui l’exerce détient un mandat de protection sur celui qui la subit, rendu vulnérable et sans défense par sa maladie, son âge ou sa dépendance physique et psychique22 ». À travers le recours à la notion de maltraitance, les professionnel·le·s expriment la crainte d’une pratique illégitime, et mobilisent des techniques afin de se déculpabiliser.
62Ilona fait d’une part référence au « tour de clefs » : cet acte symbolique incarne la tension dans la fermeture « à clef » de l’espace d’enfermement. L’acte est tout à la fois pensé comme illégitime et – au moins en partie – nécessaire, puisqu’il est effectué dans un premier temps. D’autre part, elle évoque la nécessité de protocolisation. Comme souligné en introduction, la protocolisation fait partie des recommandations de bonnes pratiques. Il s’agit alors d’avoir recours à ces espaces après réflexion, coordination, et réalisation de protocoles. Cet ensemble de démarches n’est pas apparu au cours de l’observation, pas plus qu’une protocolisation écrite. Pour autant, un recours se produit aux psychiatres et psychologues des IME, qui, par leurs positions de cadre, mais aussi de responsables des dimensions thérapeutiques, sont les référent·e·s sur ces questions. Le discours sur la protocolisation apparaît alors comme un outil de déculpabilisation, mais aussi comme une manière de réduire l’aléatoire des façons d’utiliser la salle, au bon vouloir des professionnel·le·s. Il s’agit donc de se rassurer et de se déculpabiliser, en s’appuyant sur le soutien de l’autorité médicale.
63Ce recours aux protocoles et aux médecins, par le biais d’ordonnances, apparaît également de manière très claire au sein des unités hospitalières gériatriques de soins de longue durée (USLD) analysées par Lucie Lechevalier Hurard, notamment à propos de la technique de contention qui consiste à attacher une personne âgée à un siège avec une ceinture pelvienne : « L’acte de prescription par le médecin, remplaçant les formes interstitielles de contrainte par des contentions officielles, vient structurer le corps à corps individuel entre soignants et patients. Il sert ainsi paradoxalement d’appui à un processus de désengagement du travail de contrainte et de sa responsabilité23 ». Ce désengagement est, en partie, moral : « quel que soit le jugement de chaque soignant sur la légitimité thérapeutique, pratique et morale, de la contrainte, il n’est pas question de le faire valoir dès lors que la responsabilité médicale et juridique de l’acte ordonné est portée par le médecin24 ».
64Le recours à la protocolisation et au pouvoir médical, à travers ce que Lechevalier-Hurard nomme un désengagement moral, apparaît aussi comme un procédé de déculpabilisation, du point de vue des éducateur·rice·s, dans le contexte des IME, et donc une tentative de résoudre l’épreuve de professionnalité en faisant porter la responsabilité de l’acte d’enfermement à un autre corps professionnel (ici les psychologues et psychiatres). Toutefois, comme le souligne l’autrice, cela ne tarie pas les questions, et reste un procédé fragile de tentative de légitimation d’un dispositif qui met en branle la professionnalité des éducateur·rice·s.
65Ces exemples montrent que les pratiques d’enfermement peuvent être mal vécues par certain·e·s professionnel·le·s, et être l’objet de dissensus. Une manière de légitimer la pratique passe alors par le recours au psychologue et à la psychiatre : cela tend à inscrire le cadre de la pratique d’enfermement sous la tutelle des représentant·e·s du pôle thérapeutique, alors même que l’acte se veut en premier lieu éducatif.
Caroline [Éducatrice] : À un moment donné, c’est vrai que Nadine [la directrice], elle avait poussé une gueulante, parce que euh, bah il y en a certains d’entre nous [les éducateur·rice·s] qui l’utilisaient trop. En fait ils en avaient tellement marre de Victoria, qu’elle hurlait systématiquement, qu’elle crachait […]. Et du coup, c’est vrai que euh, dès qu’elle faisait, peu importe le petit truc qu’elle faisait, tac, c’était salle détente. Et c’est vrai qu’à un moment donné ça n’avait plus du tout aucun sens, et d’ailleurs, elle nous l’a fait comprendre, […] Victoria, c’est que, elle a tellement été mise en salle détente, qu’à un moment donné, et ben elle était contente, et que c’est ça qu’elle attendait […] On l’entendait chanter, dans la salle détente, donc en fait il y avait plus aucun euh, aucun intérêt à cette salle détente, parce que euh, bah finalement, c’était un peu sa deuxième maison, c’était son petit truc euh... elle était bien là, alors que le but c’était pas ça quoi, le but c’est quand même, c’est une punition, c’est une sanction, on te prive, pendant cinq minutes, deux minutes, de, de... de nous, de tout le monde, voilà.
66Dans cet extrait d’entretien, l’éducatrice rapporte des propos de la directrice de l’institution, qui critiquait la surutilisation de la « salle détente » afin d’enfermer Victoria. Les effets décrits de cet usage – qui aurait pris une certaine forme d’automaticité, au moindre comportement jugé déviant – serait un manque d’efficacité de l’enfermement, du point de vue des professionnel·le·s : Victoria, prenant plaisir à être dans cet espace, n’y percevait donc pas le sens voulu par l’équipe, c’est-à-dire une manière de sanctionner ses comportements, et de lui inculquer le fait que ceux-ci doivent cesser. Ce que semble réaffirmer la directrice, dans les propos exposés par Caroline, c’est la nécessité que l’enfermement soit toujours effectué dans un but précis – éducatif – pour les personnes enfermées.
- 25 Demailly Lise, « Les résistances à la violence des institutions psychiatriques » In Laforgue Denis (...)
67Cet extrait – tout comme les propos d’un éducateur de l’IME Coquelicot qui déclare qu’au moindre débordement, il met Éric « dans sa salle » et l’enferme, laisse transparaître des situations de routinisation de l’enferment. Cette mise à l’isolement au moindre « petit truc » peut renvoyer à l’une des formes de ce que Lise Demailly nomme la violence ordinaire en hôpital : la « préférence donnée au confort de l’organisation plutôt qu’au confort de l’hospitalisé25 ». Toutefois, il est intéressant de se demander ce que signifie, au quotidien, le fait de privilégier le confort de l’organisation et donc celui des professionnel·le·s.
- 26 Moreau Delphine, « Contraindre pour soigner », art. cit.
68Au regard de cette idée de confort, ce qui est mis en écho est un ensemble de conditions contextuelles de travail, qui rentrent en jeu pour rendre vivable ou non un ensemble de situations dans les établissements. L’enfermement peut alors être vu comme une manière de réguler les tensions au sein d’un service. Cette dimension, que Delphine Moreau décrit à propos de l’usage des chambres d’isolement en unité psychiatre, est vu comme moins légitime que l’aspect thérapeutique (centré donc sur l’individu) aux yeux des professionnel·le·s mais apparaît « notamment lorsque sont évoquées les conditions du soin comme élément explicatif du recours à la contrainte (manque de personnel, et notamment masculin, accueil des patients certes pour des séjours plus courts mais dans des états aigus, pressions administratives pour que les services préviennent davantage les « fugues » de patients…). La dimension contextuelle de la perception du risque s’y révèle : n’est pas alors seulement en question la dangerosité potentielle de certains patients et/ou leur état pathologique, mais aussi la peur des soignants, un certain niveau de nervosité, de bruit, de sollicitations, de nombre de tâches à faire, qui vont jouer sur la disponibilité des professionnels, leur disposition et leur capacité à un moment donné d’apaiser un patient en lui consacrant du temps, ou au contraire leur propension à rechercher des solutions pour faciliter le déroulement du travail au sein du service26 ».
69Cette disponibilité, cette capacité professionnelle en lien avec le contexte met en jeu les ressources émotionnelles que peuvent alors mobiliser ou non les éducateur·rice·s. C’est dans ce contexte qu’apparaît l’expression de « soupape », utilisée par exemple par Ilona, éducatrice, dans un extrait précédemment cité. Cette expression souligne que l’enfermement apparaît comme une nécessité, non pas pour la personne jugée en crise mais pour les accompagnant·e·s. Enfermer Éric, Victoria ou Clément leur permet de souffler, de respirer.
70Ce vécu de situations comme étant violentes, accompagné de tentatives d’apprivoisement de ces comportements, peut apparaître en s’intéressant aux discours des professionnel·le·s qui sont toujours ambivalents concernant Éric. Les professionnel·le·s se plaignent d’« être dans sa violence du matin au soir » mais disent aussi y être « habitué·e·s ». Toutefois, les discours concernant la « banalisation » sont toujours des discours critiques, et semblent soulever le manque de solution pour faire cesser ce comportement. Ce qui apparaît est bien une saturation des professionnel·le·s ainsi qu’un épuisement émotionnel face à son comportement qui est illustrée par les propos de Laurie : « On est en rupture de lui quoi, là il nous fait craquer faut être honnête ». Ce sentiment est amplifié par cette idée déjà évoquée, consistant à dire qu’Éric n’est pas à sa place à l’IME, car il a une maladie génétique spécifique, et n’est donc pas « vraiment autiste ».
71Rejoignant l’idée de soupape émotionnelle, l’enfermement permettrait à l’équipe professionnelle de ne pas « craquer », et fait donc figure de dispositif visant au maintien d’un équilibre. De ce fait, l’enfermement n’est pas seulement réalisé au nom de bénéfices pour la personne contrairement à ce que les propos mettant en avant la dimension éducative affirment, mais il a aussi un rôle de régulateur émotionnel qui bénéficie aux professionnel·le·s. Cette régulation émotionnelle permet à ces dernier·e·s de pouvoir « tenir » dans le temps (au cours de la journée, de la semaine, de l’année…), même si cet usage est difficilement assumable.
72Cette mobilisation de la « soupape » met en exergue la pratique de l’enfermement et de la mise à l’écart comme une épreuve de professionnalité. Cela laisse, en fin de compte, entrevoir un dispositif de bricolage contextuel pour pallier des évènements qui finissent par atteindre émotionnellement les professionnel·le·s : cela semble toujours temporaire, précaire.
73La pratique d’enfermement en IME s’inscrit dans un positionnement permanent face aux injonctions de bientraitance, passant par la réalisation de projets, l’implication des personnes concernées, l’absence de violence dans l’accompagnement. L’enfermement se voit ainsi réinscrit dans l’acte éducatif – comme il l’est dans l’acte thérapeutique en hôpital psychiatrique. De ce fait, l’enfermement vise le progrès, l’acquisition de compétentes de l’individu, même si les compétences à acquérir, dans le logiciel du médico-social, peuvent être contestées ou observées d’un regard désabusé par les professionnel·le·s. C’est l’idée d’un cadrage éducatif qui transparaît, porté principalement par les éducateur·rice·s, dont la mission au quotidien est de faire acquérir des capacités aux personnes accompagnées. L’ambigüité est pourtant de mise, puisque si le cadrage est éducatif, la légitimation de l’enfermement tend à passer par le recours aux psychologues et aux psychiatres, représentants du pôle thérapeutique et donc du soin en institution. Cette recherche de légitimité dénote une tension au sein de l’équipe professionnelle, autour de l’acte visant à enfermer, à tourner une clef dans une serrure, à laisser seul. Il s’agit alors d’une épreuve de professionnalité, qui requestionne la valeur – notamment morale – des actes des acteur·rice·s du quotidien institutionnel. Cet enjeu moral est cristallisé dans la recherche d’un cadre, de règles écrites, de protocoles, visant alors une mise à distance de la responsabilité individuelle dans l’acte d’enfermement. Dans le même temps, l’enfermement tend à être perçu comme une nécessité, par la mise à la marge d’un élément perturbant l’équilibre du collectif – ce que certain·e·s professionnel·le·s ont évoqué à travers l’expression de « soupape ». Enfermer, c’est pouvoir souffler, mettre à distance la violence de la personne accompagnée. L’enfermement prend donc la fonction de « soupape émotionnel » faisant émerger ce qui est identifié comme un besoin contextuel, pour le soutien émotionnel des équipes professionnelles. Ces divers aspects interrogent les moyens à disposition dans les institutions, et les logiques à l’œuvre qui incitent à l’usage de dispositifs contraignants pour continuer – au mieux – à exercer sa profession.