Texte intégral
- 1 Poulantzas Nicos, Nature des choses et droit, essai sur la dialectique du fait et de la valeur, Par (...)
- 2 Poulantzas Nicos, Pouvoir politique et classes sociales de l’État capitaliste, Paris, François Masp (...)
- 3 Poulantzas Nicos, Fascisme et dictature. La IIIe internationale face au fascisme, Paris, François M (...)
1Après des études en sciences sociales et politiques à l’Université Panteion d’Athènes, Nicos Poulantzas poursuit sa formation en droit, entre les villes de Munich, Heidelberg et Paris. C’est dans cette dernière qu’il s’installe. Influencé par Jean-Paul Sartre, il rédige une thèse de doctorat consacrée au problème de l’unité du fait et de la valeur dans la philosophie marxiste du droit1. Il commence ensuite à développer une théorie de l’État capitaliste et une vision de la lutte politique qui doivent beaucoup au débat issu de la publication des Cahiers de prison d’Antonio Gramsci, notamment en ce qui concerne l’idée d’hégémonie et, plus généralement, les intuitions du marxisme italien de l’après-guerre. N. Poulantzas intègre rapidement ces idées dans une approche visant à rendre compte de l’« autonomie relative » de l’État capitaliste, sous l’influence du marxisme structural de Louis Althusser2. Inspiré par des événements tels que le coup d’État grec en 1967 et Mai 1968 en France, il se penche sur les enjeux stratégiques posés par le fascisme et la dictature militaire, les mutations de l’impérialisme et des rapports sociaux de classe, mais aussi sur le rôle des partis et des mouvements sociaux dans le capitalisme moderne3. Ses dernières recherches portent sur les problèmes posés par la crise de la théorie et de la pratique marxiste, le défi constitué par l’analyse foucaldienne du pouvoir et de la résistance, et sur l’effondrement du socialisme d’État.
2N. Poulantzas a été très attentif à l’évolution des conjonctures historiques, ce qui se traduit par des changements remarquables dans sa position philosophique, son orientation théorique et ses préoccupations stratégiques. Comme Karl Marx, sa trajectoire intellectuelle est passée de la philosophie du droit à l’État, puis à l’économie politique. Ses études de droit constitutionnel et administratif ont eu une influence durable sur son analyse de la matrice institutionnelle de l’État. Mais, contrairement à K. Marx, qui s’est appuyé sur l’héritage de la philosophie allemande, N. Poulantzas s’est inspiré des tendances de la philosophie française contemporaine : d’abord J.-P. Sartre et l’existentialisme, puis L. Althusser et le structuralisme, et enfin Michel Foucault et la microphysique du pouvoir. Sur le plan politique, il a été attiré par le marxisme existentialiste, puis par une version du marxisme-léninisme influencée par A. Gramsci, qui l’a orienté vers l’hypothèse de l’hégémonie de la classe ouvrière, dirigée par un parti d’avant-garde ; et, finalement, par une position eurocommuniste de gauche, favorable à la stratégie des alliances, à la base, entre partis et entre classes ainsi qu’à une articulation étroite de la démocratie directe et de la démocratie représentative.
- 4 Jessop Bob, Nicos Poulantzas. Marxist Theory and Political Strategy, Londres, Macmillan, 1985.
3Ces glissements conceptuels étaient certes liés à la mode philosophique de l’époque, mais ils étaient surtout guidés par sa volonté d’interpréter et d’expliquer le sens des tendances et des crises politiques majeures qui ont affecté la France, la Grèce et le monde4.
- 5 N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit., p. 137.
- 6 N. Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, op. cit., p. 128 ; N. Poulantzas, L’État, le (...)
4Si on laisse de côté sa thèse, que N. Poulantzas n’a pas voulu republier, une fois devenu plus célèbre5, son premier ouvrage s’intitule Pouvoir politique et classes sociales. Dans ce texte, il s’agissait de fournir le cadre théorique permettant de répondre à la question initialement posée par Evgueni Pachoukanis : pourquoi, dans l’État capitaliste, « la domination politique est constamment absente de ses institutions6 ? » À ce propos, Poulantzas soutient que la séparation entre les régions économique et politique du mode de production capitaliste – la raison de leurs autonomie relative – et l’exclusion de la coercition extra-économique hors du marché et du processus de travail permettent de mettre fin à la domination directe de classe. Cela crée en effet les conditions pour des luttes visant à établir la forme « normale » de l’État capitaliste, c’est-à-dire celle qui est formellement adéquate à la domination politique capitaliste. Il s’agit de l’État représentatif moderne, qui offre un cadre flexible pour unifier les intérêts politiques à long terme d’un bloc au pouvoir par ailleurs fragmenté, pour désorganiser les classes subalternes et pour obtenir le consentement populaire en revendiquant, d’une manière relativement vraisemblable, représenter l’intérêt national-populaire et accorder des concessions économiques. Dans Pouvoir politique et classes sociales, cette analyse est développée en trois étapes : premièrement, le marxisme structural de L.Althusser fournit la justification théorique de l’autonomie relative de la région politique dans les formations sociales capitalistes ; deuxièmement, la théorie juridique fournit les concepts permettant de décrire l’architecture institutionnelle formelle de l’État en tant qu’instanciation de la région politique et terrain de la lutte des classes ; troisièmement, une lecture attentive des textes classiques de K. Marx, de Friedrich Engels, de Vladimir Ilitch Lénine et, surtout, de A. Gramsci, fournit les concepts pour l’analyse de la lutte pour l’hégémonie au sein du bloc au pouvoir et/ou sur le peuple. Ce livre offre ainsi une analyse théorique générale de la forme normale de l’État capitaliste, à savoir de la république démocratique bourgeoise. En partant du présupposé – ensuite abandonné – selon lequel la région économique de la formation sociale capitaliste suit sa propre logique, N. Poulantzas se concentre ici sur la fonction politique cruciale de l’État : organiser et consolider l’hégémonie d’une fraction du capital sur le bloc au pouvoir et favoriser l’hégémonie sur les masses populaires.
- 7 N. Poulantzas, Fascisme et dictature, op. cit.
- 8 Vladimir Ilitch Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme : essai de vulgarisation, Mosc (...)
5Le second ouvrage de N. Poulantzas est consacré au fascisme et à la dictature7. Stimulé par les débats sur la question de savoir si la dictature militaire grecque était fasciste et comment y résister, N. Poulantzas explore ici la nature des régimes d’exception (c’est-à-dire les régimes qui suspendent le jeu démocratique, qu’ils soient fascistes, militaires ou bonapartistes) et les erreurs stratégiques commises par le Komintern (la IIIe Internationale ou Internationale communiste) dans l’évaluation du fascisme. Il fonde son analyse théorique et stratégique sur la prise en compte détaillée des phases successives du fascisme comme mouvement social et comme régime politique, et cherche à déterminer dans quelle mesure elles correspondent à des étapes offensives et défensives de la lutte des classes. Il souligne également la spécificité historique des régimes fascistes en tant que réponses aux problèmes caractérisant les maillons faibles de la chaîne impérialiste pendant la transition vers le capitalisme monopoliste et l’État interventionniste qui lui est associé. L’Allemagne et l’Italie étaient en effet des retardataires du capitalisme. Leur expansion extérieure était conditionnée par le développement de la force nécessaire pour modifier la répartition d’un monde déjà divisé entre d’autres métropoles8. Le fascisme est donc apparu parce que les moyens normaux (démocratiques) de circulation de l’hégémonie étaient bloqués par des crises politiques et idéologiques complexes, et parce que l’équilibre dominant des forces excluait le recours à une dictature militaire ou à un despotisme bureaucratique bonapartiste. Les régimes fascistes allemand et italien n’avaient pas seulement comme but de déplacer l’équilibre intérieur des forces vers le capital monopoliste mais aussi de soutenir ses intérêts dans la lutte pour la domination inter-impérialiste. L’analyse de N. Poulantzas propose, en ce sens, une approche sophistiquée de l’interaction entre les changements dans la chaîne impérialiste globale et les facteurs internes à chaque société. Analyse qui met également en évidence la complexité des crises multiples affectant ces maillons faibles, et leur (in)capacité à résoudre ces crises à travers le jeu normal des forces de classe dans le régime démocratique.
- 9 N. Poulantzas, La crise des dictatures, op. cit.
6L’effondrement de la dictature militaire en Grèce, au Portugal et en Espagne pousse ensuite N. Poulantzas à publier l’ouvrage La crise des dictatures9, dans lequel il développe son analyse théorique de la chaîne impérialiste, des rivalités entre les États-Unis d’Amérique et la Communauté économique européenne (CEE) pour l’influence économique et politique en Europe du Sud, et des contradictions de classe au cœur de l’État. Dans ce texte, il tire les leçons de l’effondrement des dictatures militaires et des échecs stratégiques de la gauche, incapable de profiter de cette conjoncture pour consolider une transition démocratique et pour préparer le terrain pour des luttes socialistes et démocratiques ultérieures. Ces analyses ont eu une certaine influence dans la mesure où le Portugal et l’Espagne connaissaient un renouveau politique, et elles ont suscité un intérêt général pour son travail en Amérique Latine.
- 10 N. Poulantzas, L’État, le pouvoir et le socialisme, op. cit.
- 11 Karl Marx, Le Capital : critique de l’économie politique. Le procès d'ensemble de la production cap (...)
- 12 Karl Marx, Le Capital : critique de l’économie politique. Le procès de production du capital, III/I (...)
- 13 N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit., p. 191 [souligné dans l’original].
- 14 Poulantzas Nicos, « Les théoriciens doivent retourner sur terre », Les nouvelles littéraires, 26 ju (...)
7La deuxième et la troisième étapes de l’analyse de Poulantzas dans Pouvoir politique et classes sociales, c’est-à-dire son recours à des catégories juridico-politiques pour décrire la spécificité de l’État de type capitaliste et son recours à des concepts marxistes classiques, venant notamment de A. Gramsci, pour en élaborer une analyse de classe, ont été conservées dans son dernier livre : L’État, le pouvoir et le socialisme10. Mais L. Althusser, ici, est remplacé par un retour au matérialisme révolutionnaire de K. Marx. Deux éléments s’avèrent cruciaux :la corrélation entre la forme d’appropriation du surtravail et la forme de souveraineté et de dépendance11, puis l’insistance sur le fait que « le capital n’est pas une chose, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des choses12 ». Ainsi, N. Poulantzas étudie en quoi l’État moderne est d’un point de vue formel, adéquat au maintien de l’exploitation économique et de la domination politique, et, dans ce contexte, définit également l’État comme un rapport social. Il refuse l’image de l’État comme une entité – instrument docile ou sujet rationnel. Car, comme c’est « le cas pour le “capital” », il s’agit plutôt d’« un rapport, plus exactement comme la condensation matérielle d’un rapport de forces entre classes et fractions de classe, tel qu’il s’exprime, de façon spécifique toujours, au sein de l’État13 ». Il suggère ainsi que le pouvoir de l’État (et non l’appareil d’État) est une condensation, déterminée par la forme juridique, du rapport des forces changeant dans la lutte politique et politiquement pertinente. Cela étaye sa prétention à avoir finalement donné la théorie marxiste de l’État, dont l’absence est presque un lieu commun dans les discussions sur l’héritage de K. Marx14.
8L’analyse du pouvoir comme rapport social développée par M. Foucault, l’idée d’une dialectique pouvoir-résistance et le couple savoir-pouvoir, ont été une influence ultérieure pour le travail de N. Poulantzas dans l’État, le pouvoir, le socialisme. Ce dernier reconnaît l’inspiration des idées de M. Foucault, mais soutient aussi qu’il s’agit du travail de M. Foucault en tant que théoricien du pouvoir, et non pas de ses recherches épistémologiques ou méthodologiques. Les thèses foucaldiennes renforcent les intuitions du penseur grec, et notamment l’idée que les pouvoirs structurels et les capacités de l’État ne peuvent être comprises si on se focalise sur le seul objet « État », même en supposant que l’on puisse définir précisément ses frontières institutionnelles. Car si on l’envisage comme une matrice institutionnelle plutôt que comme un sujet réel (ou fictif), l’État comprend un ensemble de centres, de branches et d’appareils, qui offrent des chances inégales aux différentes forces, au sein ou hors de l’État, d’agir en vue de leurs objectifs politiques respectifs. En outre, bien que cet ensemble constitué par l’État dispose de ressources et de pouvoirs qui lui sont propres, il présente également des vulnérabilités particulières et dépend de ressources produites au-delà de ses frontières. Cela signifie que les pouvoirs de l’État sont toujours conditionnés et relationnels.
- 15 N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit., p. 291.
- 16 Ibid., p. 287 [souligné dans l’original].
- 17 N. Poulantzas, « Vers un eurocommunisme problématique », art. cit., p. 26.
9Cet ouvrage s’appuie également sur les analyses du fascisme et des dictatures militaires développées auparavant pour affirmer qu’un nouveau type normal d’État capitaliste était en train d’émerger pour remplacer l’État interventionniste. Il s’agit de l’étatisme autoritaire. Selon N. Poulantzas, la situation est désormais « caractérisée par une accentuation particulière des éléments génériques de crise politique et de crise de l’État15 », au lieu de seulement montrer des signes intermittents de crise conjoncturelle à court terme. En bref, l’étatisme autoritaire implique « un accaparement accentué, par l’État, de l’ensemble des domaines de la vie socio-économique, articulé au déclin décisif des institutions de la démocratique politique, et à la restriction draconienne, et multiforme, de ces libertés dites formelles16 ».Cette nouvelle forme d’État existe aussi bien dans les États capitalistes métropolitains que dans les États capitalistes dépendants, mais elle peut prendre des formes différentes : plus néolibérale en France, par exemple, plus autoritaire en Allemagne17. Ainsi, tout en soulignant ces tendances générales, N. Poulantzas ajoute qu’elles varient en intensité, qu’elles ne sont pas inéluctables et qu’il est possible d’y résister et de les inverser.
- 18 N. Poulantzas, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, op. cit.
10Au moment où il élabore une analyse globale et relationnelle de l’État et du pouvoir d’État, N. Poulantzas s’intéresse encore plus aux thèmes traditionnels de l’économie marxiste. Il apporte ainsi d’importantes contributions aux débats sur les transformations de l’impérialisme, les formes changeantes d’internationalisation et de fractionnement du capital, la nature du travail productif et improductif, la composition du prolétariat, la montée de la nouvelle petite bourgeoisie, les formes de la division du travail manuel et intellectuel, l’internationalisation de l’État et ses nouveaux modes d’intervention, en particulier en ce qui concerne la gestion des crises économiques, politiques et idéologiques, et bien d’autres choses encore. Ces thèmes étaient au centre de son travail sur les classes dans le capitalisme18, lequel développait des nouveaux concepts pour analyser le capitalisme contemporain et, sur cette base, proposer des changements dans la stratégie du socialisme démocratique. Ces idées ont été approfondies dans son dernier ouvrage, qui combine l’économie politique marxiste classique et ses conceptions sur l’impérialisme.
- 19 Ibid. ; N. Poulantzas, La crise des dictatures, op. cit., p. 11-13.
- 20 Ibid., p. 13-14.
- 21 N. Poulantzas, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, op. cit., p. 95 ; N. Poulantza (...)
11S’appuyant sur son interprétation du fascisme, N. Poulantzas approfondit l’analyse du développement de l’impérialisme et conclut que, dans l’impérialisme, l’exportation de capitaux est plus importante que le commerce des marchandises, sa phase actuelle marque le passage de (1) l’exportation de capitaux vers les colonies pour exploiter les matières premières ou développer de nouveaux marchés d’exportation, à (2) l’exportation de capitaux à l’intérieur de la zone métropolitaine sous forme d’investissements directs pour saisir toutes les opportunités d’exploiter directement la main-d’œuvre dans les régions dominantes afin de contrer la tendance globale à la baisse du taux de profit19. D’après lui, cette évolution aurait commencé dans l’immédiat après-guerre et se serait consolidée dans les années 196020. Elle aurait créé une division spatiale du travail au sein même du capital productif, aurait accru l’importance des produits manufacturés dans le commerce extérieur et favorisé une industrialisation à l’échelle mondiale de l’agriculture. Néanmoins, ces développements ne suspendent pas les tendances du capital à la crise. Au contraire, sur la base des développements des années 1960 et du début des années 1970, N. Poulantzas identifie maintenant une crise de l’impérialisme qui aurait affecté l’ensemble de sa chaîne et pas seulement, comme on le croyait largement à l’époque, une crise de l’hégémonie américaine en Europe21.
- 22 N. Poulantzas, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, op. cit., p. 32-33.
- 23 Ibid., p. 94-96 ; 168.
- 24 N. Poulantzas, La crise des dictatures, op. cit., p. 11-12 ; 43.
- 25 Poulantzas Nicos, « Note de recherche sur l’État et la société », Revue internationale des sciences (...)
12Son principal argument est que la crise générale de l’impérialisme entraîne des divisions internes et des différences stratégiques sur la meilleure façon de réorganiser le rapport de forces entre les différentes métropoles sous hégémonie américaine. Cela se traduit par des contradictions inter-impérialistes à l’intérieur de chaque centre métropolitain et entre les fractions du capital les plus intégrées dans les circuits de l’impérialisme contemporain – qu’il désigne par l’expression « bourgeoisie intérieure » pour la distinguer de la « bourgeoisie nationale » et du « capital comprador »22. Cependant, selon N. Poulantzas, en Europe et ailleurs, la principale contradiction de l’impérialisme est l’antagonisme entre les masses populaires et leurs bourgeoisies et États respectifs23. Cela s’est manifesté par l’accent mis dans toutes les métropoles sur la « compétitivité internationale » et, dans ce contexte (ou sous ce prétexte), sur une politique d’austérité visant à revenir sur les concessions économiques et sociales obtenues grâce aux luttes menées par les classes dominées. Il s’ensuit que les contradictions inter-impérialistes sont secondaires et ne doivent pas être autorisées à diviser les classes subordonnées sur des lignes nationales – d’autant plus qu’elles sont reproduites à l’intérieur de chaque formation nationale, en raison des liens différentiels de la bourgeoisie intérieure avec les fractions du capital dans d’autres espaces économiques. Cela exige, conclut-il, un nouveau type de front uni et populaire contre l’impérialisme tout court. N. Poulantzas espérait que son analyse modifierait les termes du débat de gauche au sein de la CEE, en particulier en France, et réorienterait les stratégies politiques pour promouvoir le socialisme démocratique. Comme nous l’avons vu, cette analyse a été étendue au fordisme dépendant ou périphérique dans son travail sur l’Europe du Sud24. Enfin, dans un essai publié à titre posthume, il a réfléchi aux formations capitalistes dominées ou dépendantes, situées à une place différente dans la chaîne impérialiste25.
- 26 N. Poulantzas, « Vers un eurocommunisme problématique », art. cit.
13Plus généralement, en revenant sur des thèmes clés de la critique de l’économie politique, N. Poulantzas a analysé le processus de travail comme division complexe du travail économique, politique et intellectuel. Il a également examiné les classes sociales du point de vue de leur reproduction élargie dans différents sites de lutte et dans le temps, plutôt que de se concentrer exclusivement sur les rapports de classe dans la production. Pourtant, il est resté prisonnier de l’économie politique marxiste classique, avec l’idée de détermination en dernière instance par l’économie et celle de la primauté de la classe ouvrière en tant que sujet révolutionnaire. Dans une période de « crise du marxisme », il a finalement commencé à interroger ces principes fondamentaux du marxisme et à essayer de les dépasser26.
14La clé pour expliquer ces déplacements théoriques successifs et leurs implications stratégiques réside dans l’effort de N. Poulantzas pour comprendre et influencer la stratégie politique de la gauche en Grèce et en France.
15En ce qui concerne la Grèce, le coup d’État en avril 1967 et la chute de la dictature en mai 1974, qui s’effondre sous le poids de ses contradictions internes plutôt qu’à cause de luttes de masse directes, constituent deux points de bascule. Le coup d’État marque la différence cruciale entre démocratie et dictature et il conduit N. Poulantzas à un engagement politique plus actif, cependant que l’effondrement du régime dictatorial confirme le soupçon croissant que l’État est loin d’être une entité monolithique et que la lutte des classes pénètre au contraire profondément en son sein. Ainsi, N. Poulantzas a prinicpalement été préoccupé par la dictature militaire, les conditions qui ont conduit à son renversement, l’absence d’hégémonie de la classe ouvrière dans le processus de démocratisation, et la possibilité de passer d’une alliance anti-dictature à une alliance anti-impérialiste et anti-monopoliste. Plus généralement, il en est ainsi venu à préconiser une stratégie eurocommuniste de gauche visant à radicaliser les contradictions internes à l’État ainsi qu’à mobiliser les masses populaires à l’extérieur de l’État pour préparer la transformation démocratique ultérieure de l’ensemble du système étatique.
- 27 N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit. ; N. Poulantzas, « Vers un eurocommunism (...)
16En ce qui concerne la France, Mai 1968 fut un moment crucial. Il conduit N. Poulantzas à rejeter l’approche structuraliste, qui ne laisse pas assez de place à l’activité sociale. Dans les années 1970, il s’intéresse particulièrement au problème de l’unité de la gauche autour d’un programme socialiste démocratique et anti-monopole. Une grande partie de son travail consiste à développer des justifications théoriques et politiques pour les alliances de classe (en particulier entre le prolétariat et la nouvelle petite bourgeoisie plutôt qu’entre ouvriers et paysans) ; et, plus tard, à établir des liens entre les luttes de classe traditionnelles et les revendications radicales des nouveaux mouvements sociaux. L’effondrement de l’Union de la Gauche en 1977 est la goutte d’eau qui le conduit à se détourner de la foi simple dans les luttes prolétariennes dirigées par le parti communiste d’avant-garde. Suite à cet événement, il préconise désormais une stratégie d’alliance plus complexe et plus exigeante, non seulement « multi-classes » mais aussi « multi-partis ». Cette stratégie ne privilégie ni la classe ouvrière ni le parti communiste. Elle met l’accent sur le rôle autonome de forces qui ne sont pas définies en termes de classes, ainsi que des mouvements sociaux, dans la lutte pour le socialisme démocratique27.
17C’est ainsi que N. Poulantzas parvient à sa position politique finale. À la fin de sa vie, il appelle à une combinaison de luttes sociales à la fois à l’intérieur et à distance de l’État, en vue de modifier l’équilibre des forces afin de transformer ce dernier. Dans cette perspective, il propose également une combinaison de démocratie représentative et de démocratie directe comme moyen d’éviter la dégénérescence étatiste du socialisme qui s’est produite dans le bloc soviétique.
18Traduit de l’anglais par Matteo Polleri.
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Bibliographie
Jessop Bob, Nicos Poulantzas. Marxist Theory and Political Strategy, Londres, Macmillan, 1985.
Lénine Vladimir Ilitch, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme : essai de vulgarisation, Moscou, Éditions en langues étrangères, 1920 [1917].
Marx Karl, Le Capital : critique de l’économie politique. Le procès de production du capital, III/I, Éd. de Jean-Pierre Lefebvre, trad. par Joseph Roy, Paris, Presses universitaires de France, 1993 [1867].
Marx Karl, Le Capital : critique de l’économie politique. Le procès d’ensemble de la production capitaliste, III/III, trad. par Gilbert Badia et Catherine Cohen-Solal, Paris, Éditions sociales, 1974 [1894].
Poulantzas Nicos, L’État, le pouvoir, le socialisme, Nouvelle éd., Paris, Les Prairies ordinaires, 2013 [1978].
Poulantzas Nicos, La crise des dictatures : Portugal, Grèce, Espagne, Paris, François Maspero, 1975.
Poulantzas Nicos, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Paris, Seuil, 1974.
Poulantzas Nicos, Fascisme et dictature. La IIIe internationale face au fascisme, Paris, François Maspero, 1970.
Poulantzas Nicos, Pouvoir politique et classes sociales de l’État capitaliste, Paris, François Maspero,1968.
Poulantzas Nicos, Nature des choses et droit, essai sur la dialectique du fait et de la valeur, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1965.
Poulantzas Nicos, « Note de recherche sur l’État et la société », Revue internationale des sciences sociales, no XXXII/4, 1980, p. 647-655.
Poulantzas Nicos, « Vers un eurocommunisme problématique », in Poulantzas Nicos, Repères, hier et aujourd’hui : textes sur l’État, Paris, François Maspero, 1980 [1979], p. 9-32.
Poulantzas Nicos, « La crise des partis », in Poulantzas Nicos, Repères, hier et aujourd’hui : textes sur l’État, Paris, François Maspero, 1980 [1979], p. 163-184.
Poulantzas Nicos, « L’État et la transition au socialisme. Interview de Nicos Poulantzas par Henri Weber », Contretemps, 2016 [1977] [En ligne].
Poulantzas Nicos, « L’État, les mouvements sociaux, le parti », Dialectiques, no 28, 1979, p. 7-16.
Poulantzas Nicos, « Les théoriciens doivent retourner sur terre », Les nouvelles littéraires, 26 juin 1978.
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Notes
Poulantzas Nicos, Nature des choses et droit, essai sur la dialectique du fait et de la valeur, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1965.
Poulantzas Nicos, Pouvoir politique et classes sociales de l’État capitaliste, Paris, François Maspero,1968.
Poulantzas Nicos, Fascisme et dictature. La IIIe internationale face au fascisme, Paris, François Maspero, 1970 ; Poulantzas Nicos, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Paris, Seuil, 1974 ; Poulantzas Nicos, La crise des dictatures : Portugal, Grèce, Espagne, Paris, François Maspero, 1975 ; Poulantzas Nicos, « L’État et la transition au socialisme. Interview de Nicos Poulantzas par Henri Weber », Contretemps, 2016 [1977] [En ligne] ; Poulantzas Nicos, L’État, le pouvoir, le socialisme, Nouvelle éd., Paris, Les Prairies ordinaires, 2013 [1978] ; Poulantzas Nicos, « Vers un eurocommunisme problématique », in Poulantzas Nicos, Repères, hier et aujourd’hui : textes sur l’État, Paris, François Maspero, 1980 [1979], p. 9-32 ; Poulantzas Nicos, « La crise des partis », in Poulantzas Nicos, Repères, hier et aujourd’hui : textes sur l’État, Paris, François Maspero, 1980 [1979], p. 163-184.
Jessop Bob, Nicos Poulantzas. Marxist Theory and Political Strategy, Londres, Macmillan, 1985.
N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit., p. 137.
N. Poulantzas, Pouvoir politique et classes sociales, op. cit., p. 128 ; N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit., p. 89.
N. Poulantzas, Fascisme et dictature, op. cit.
Vladimir Ilitch Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme : essai de vulgarisation, Moscou, Éditions en langues étrangères, 1920 [1917].
N. Poulantzas, La crise des dictatures, op. cit.
N. Poulantzas, L’État, le pouvoir et le socialisme, op. cit.
Karl Marx, Le Capital : critique de l’économie politique. Le procès d'ensemble de la production capitaliste, III/III, trad. par Gilbert Badia et Catherine Cohen-Solal, Paris, Éditions sociales, 1974 [1894], p. 717.
Karl Marx, Le Capital : critique de l’économie politique. Le procès de production du capital, III/I, Éd. de Jean-Pierre Lefebvre, trad. par Joseph Roy, Paris, Presses universitaires de France, 1993 [1867], p. 859.
N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit., p. 191 [souligné dans l’original].
Poulantzas Nicos, « Les théoriciens doivent retourner sur terre », Les nouvelles littéraires, 26 juin 1978.
N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit., p. 291.
Ibid., p. 287 [souligné dans l’original].
N. Poulantzas, « Vers un eurocommunisme problématique », art. cit., p. 26.
N. Poulantzas, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, op. cit.
Ibid. ; N. Poulantzas, La crise des dictatures, op. cit., p. 11-13.
Ibid., p. 13-14.
N. Poulantzas, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, op. cit., p. 95 ; N. Poulantzas, La crise des dictatures, op. cit. ; N. Poultantzas, L’État, le pouvoir le socialisme, op. cit.
N. Poulantzas, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, op. cit., p. 32-33.
Ibid., p. 94-96 ; 168.
N. Poulantzas, La crise des dictatures, op. cit., p. 11-12 ; 43.
Poulantzas Nicos, « Note de recherche sur l’État et la société », Revue internationale des sciences sociales, no XXXII/4, 1980, p. 647-655.
N. Poulantzas, « Vers un eurocommunisme problématique », art. cit.
N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit. ; N. Poulantzas, « Vers un eurocommunisme problématique », Art. cit. ; Nicos Poulantzas, « L’Etat, les mouvements sociaux, le parti », Dialectiques, no 28, 1979, p. 7-16.
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