- 1 Gray John, « Warrior Woman », The New Statesman, 20 mars 2000 [En ligne].
1Nicos Poulantzas, théoricien et communiste, aurait-il pu aider le gouvernement de gauche radicale de SYRIZA en 2015-2019, en Grèce? Sa théorie peut-elle contribuer à l’évaluation de ses succès et de ses échecs? Dans les années 1970 et 1980 Margaret Thatcher a participé régulièrement à des séminaires organisés par le Conservative Philosophy Group et l’Institute of Economic Affairs. Elle y a été initiée aux théories de Friedrich Hayek, Ludwig von Mises et Milton Friedman qu’elle a ensuite appliquées. John Gray, l’un des organisateurs de ces réunions, les a décrites en termes apocalyptiques: « Nous pensions que nous avions la chance de réaliser un changement majeur dans la manière dont le gouvernement et la société fonctionnaient1. » Le gouvernement de SYRIZA aurait-il mieux réussi si ses dirigeant·es avaient participé à un séminaire hebdomadaire sur la théorie de gauche, centrée autour de l’œuvre de N. Poulantzas, avant les élections et pendant son mandat? Les hypothèses du type « et si » reflètent une sorte d’anachronisme révisionniste. Elles permettent peut-être d’écrire des romans intéressants, mais n’apportent pas pour autant de réponses historiques sans équivoque.
- 2 Karydas Dimitris et Psarras Dimitris (Éds.), Ο πολιτικός διανοούμενος Νίκος Πουλαντζάς. Κείμενα 196 (...)
- 3 Poulantzas, Nicos, L’État, le pouvoir, le socialisme, Nouvelle éd., Paris, Les Prairies ordinaires, (...)
- 4 Ibid,
2La gauche grecque est toutefois obligée de retourner à ses archives théoriques pour tenter d’évaluer le gouvernement SYRIZA et pour retrouver l’initiative politique perdue en 2019. Comme l’a dit N. Poulantzas, le projet de la gauche est formé par « le lien entre la théorie et la pratique dans les conditions données du processus ouvert de l’histoire2 ». La gauche doit plus que jamais revenir à la théorie, aux sciences sociales et à la philosophie. L’effondrement du socialisme « réellement existant », la mondialisation néolibérale et la montée de l’extrême droite ont créé une crise majeure. Nous n’avons pas de compréhension claire de ce qu’est une idéologie et une vision de gauche ni de ce que devrait être le fonctionnement d’un parti et d’un mouvement de gauche aujourd’hui. La gauche n’a pas de manuel théorique à sortir de sa bibliothèque pour s’adapter à la conjoncture contemporaine. Il n’y a pas de « solutions toutes faites »3, écrit N. Poulantzas dans L’État, le pouvoir, le socialisme, son dernier livre,le plus pertinent pour notre propos. Les « textes sacrés de quelques classiques que ce soit » n’offrent aucun modèle théorique garanti. « L’histoire ne nous a pas donné jusqu’à présent d’expérience réussie de voie démocratique au socialisme4. » Serait-ce toujours vrai après le gouvernement SYRIZA?
3Ce problème théorique et politique est devenu plus sérieux encore lorsque SYRIZA a accédé au gouvernement en Grèce. Le gouvernement n’est pas la même chose que le pouvoir. Le système de pouvoir grec a été perturbé par le premier gouvernement SYRIZA (janvier-août 2015) et ses négociations difficiles avec les créanciers du Fonds monétaire international (FMI) et de l’Union européenne (UE). Ces négociations ont abouti au référendum de juillet 2015 par lequel le gouvernement a recommandé aux votant·es de rejeter la proposition de l’UE à propos la crise de la dette. La victoire – contre toute attente – de ce gouvernement est peut-être le cas récent le plus important de résistance populaire en Europe occidentale. Le Premier ministre Alexis Tsipras, déterminé à ne pas quitter la zone euro, a été contraint, peu après la victoire du référendum, d’accepter les exigences de l’UE. Il a signé un troisième « mémorandum » avec les créanciers, qui poursuivait le programme de réformes néolibérales des accords précédents. Cette défaite de juillet 2015 et le changement de cap qu’elle signifiait ont conduit à la scission du parti et à la perte de la majorité parlementaire. A. Tsipras a convoqué et remporté de nouvelles élections en septembre 2015. Au cours du deuxième gouvernement de SYRIZA (septembre 2015-juillet 2019), une alliance de créanciers de l’UE et du FMI a transformé la Grèce en un pays à souveraineté limitée, un quasi-protectorat. Les ministres ont déclaré avoir eu l’impression d’être un gouvernement en exil, les émissaires des créanciers jouant le rôle d’administrateurs coloniaux. Les prêteurs ont profité de la position affaiblie du pays dans le rapport de pouvoir pour déterminer les politiques du gouvernement, y compris celles qui n’avaient pas d’implications fiscales.
4La défaite d’août 2015 et le troisième programme de réformes néolibérales n’ont pas permis au gouvernement de poursuivre sa politique radicale. Les difficultés étaient énormes, peut-être insurmontables. L’action d’un gouvernement de gauche appelé à gouverner dans un océan de néolibéralisme est nécessairement contradictoire. La principale contradiction à laquelle le gouvernement a dû faire face était flagrante. Lorsqu’un parti de gauche radicale prend la tête du gouvernement, il se heurte à des institutions hostiles, organisées et chargées d’empêcher sa victoire et de faire échouer ses projets. Cette contradiction générale a pris des formes spécifiques en Grèce. Le troisième programme de réformes structurelles était à la fois la cause et l’effet de la tension inhérente et non résolue entre le capital et l’État d’une part, et les travailleur·ses et la gauche, d’autre part. La tension et les contradictions se sont répercutées sans relâche à tous les niveaux: au niveau des relations entre gouvernement et parti, et inversement, d’une part, au niveau des mouvements sociaux, d’autre part.
5Pour la dialectique, la contradiction n’est pas nécessairement un facteur d’immobilisation conduisant à l’inactivité. Au contraire, elle peut permettre à un organisme vivant de se renouveler. Les contradictions sont pourtant aussi des manifestations de conflits sociaux insurmontables. Contrairement à la juxtaposition libérale de l’universel et du particulier, l’universel dialectique n’est pas un concept vide préexistant – comme le cogito cartésien – ni une essence normative abstraite – comme les droits de l’homme – s ’opposant au particulier. L’universel émerge lorsque la politique intervient dans le particulier et le divise – la vie ne présente que des particularités et des conjonctures. Cette division politique élève une partie du particulier à l’universel et rejette l’autre. Le gouvernement SYRIZA a-t-il tenté de transcender les contradictions ou a-t-il été vaincu par elles?
- 5 D. Karydas et D. Psarras (Éds.), L'intellectuel politique, op. cit., p. 88 [traduction par l’auteur (...)
6Pour la gauche grecque, N. Poulantzas était le « camarade de Paris »; le théoricien qui a renouvelé l’orthodoxie marxiste en développant la théorie et la pratique de la voie démocratique vers le socialisme. Il a été l’inspirateur théorique et le stratège du KKE Intérieur (Parti communiste grec de l’intérieur). Après de nombreuses transformations, transsubstantiations et rebondissements, ce parti a évolué en devenant en 2010 SYRIZA, la coalition de la gauche radicale. « Le KKE Intérieur a introduit dans le mouvement populaire grec des idées fondamentales d’importance historique mondiale concernant la voie démocratique vers le socialisme . Il a réussi à montrer ce que pourraient être les processus et les structures démocratiques d’un parti basé sur le socialisme démocratique5. ». Le renouveau de SYRIZA après sa défaite dépend de l’application de ce principe. Un parti visant à démocratiser la société doit commencer par renforcer ses propres processus et structures démocratiques.
- 6 Mikis Theodorákis (1925-2021), célèbre compositeur et figure légendaire de la gauche grecque.
- 7 Ibid., p. 169.
7N. Poulantzas était un intellectuel de gauche exemplaire. Son sens de l’analyse et son imagination théorique allaient de pair avec son engagement politique, partisan et militant actif. Il n’avait pas l’arrogance habituelle des intellectuel·les public·ques et des personnalités culturelles. N. Poulantzas s’inscrivait dans la tradition intellectuelle radicale de Bertrand Russell, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, George Orwell, Eric Hobsbawm ou Noam Chomsky. Il s’est engagé en faveur de la justice sociale, de l’égalité et du socialisme, de la résistance au racisme, au colonialisme et à la guerre. Pour les intellectuel·les radicaux·les, la connaissance et la vérité sont également des champs de bataille: leurs armes sont la morale, le sens historique et la stratégie socialiste. Les intellectuel·les public·ques ne se vantent pas de leur expertise et ne donnent pas de conseils neutres. Les principes moraux et politiques les aident à juger et à résister aux diktats de l’autorité et du « sens commun ». La participation de N. Poulantzas à la sphère publique et à la bataille des idées fait partie intégrante de son engagement et de son activité politiques. « Je ne crois pas qu’il puisse y avoir un contact substantiel entre les intellectuels et le peuple, en dehors des institutions et des organisations politiques. En d’autres termes, je ne crois pas du tout à l’idéologie de Mikis Theodorákis6 ni au fameux rêve de tout intellectuel d’avoir un contact populiste direct avec le peuple7. » N. Poulantzas a été candidat du KKE intérieur aux élections législatives de 1977, dans le cadre de l’Alliance des forces de gauche et du progrès.
8N. Poulantzas enseigne que la pensée et la théorie radicales reposent sur l’engagement et l’action politiques. Outre ses nombreux livres, il a écrit des articles d’opinion pour des journaux, donné des interviews et participé à la rédaction de textes pour des partis. Pour N. Poulantzas, le but de la vie était la transformation sociale radicale. Comme il l’a déclaré dans une interview, « jamais et nulle part, même le début d’une transformation socialiste n’a été réalisée sans l’association d’intellectuels progressistes avec le peuple8 ». La contribution essentielle de N. Poulantzas à la gauche a été reconnue par SYRIZA. L’Institut Nicos Poulantzas, l’un des groupes de réflexion théorique grecs les plus importants, qui a fêté son vingt-cinquième anniversaire en 2023, perpétue la tradition de N. Poulantzas de travail intellectuel radical et de recherche sociale progressiste.
- 9 Meiksins Wood Ellen, The Retreat from Class, Londres, Verso, 1986, p. 25.
9SYRIZA a eu le sentiment d’une grande opportunité historique et d’une grande responsabilité. Ce sentiment ne s’est toutefois pas accompagné ni d’une planification détaillée et d’une préparation, ni d’un rapport de forces en Europe et en Grèce, ni d’une vision réaliste du socialisme démocratique. La théorie révolutionnaire de N. Poulantzas sur la voie démocratique vers le socialisme est une contribution importante à la planification de l’« ascension au ciel » de la gauche. SYRIZA, parti issu de la tradition du marxisme occidental et de l’eurocommunisme, a été le premier parti de gauche radicale en Europe à remporter des élections. Le travail de N. Poulantzas aurait aidé le gouvernement à planifier l’exercice du pouvoir. Il aurait permis d’éviter les erreurs et les mauvais calculs. Les apports de N. Poulantzas ont été nombreux: il a analysé les classes sociales, l’État, le fascisme, les dictatures et leur chute; il a renouvelé la théorie marxiste de la politique; il a contribué à l’abandon progressif de la théorie léniniste de l’État et à l’adoption de la théorie du pouvoir relationnel de Michel Foucault; il a souligné l’importance de la persuasion et le rôle des mouvements sociaux et de la démocratie directe sur la voie du socialisme et dans le socialisme démocratique. Comme l’écrit Ellen Meiksins Wood, N. Poulantzas est le théoricien le plus important de la tradition post-althussérienne du marxisme structurel, cas parce qu’il a contribué à développer les « hypothèses philosophiques [de cette tradition] et à les relier aux problèmes politiques immédiats du socialisme contemporain, mais aussi parce qu’il a grandement contribué au retour des marxistes à des problèmes théoriques abandonnés depuis longtemps9 ».
- 10 Douzinas Costas, The Radical Philosophy of Rights, Londres, Routledge, 2019.
10Pour la théorie politique et juridique marxiste traditionnelle, l’État et le droit s’opposent à la gauche, tant sur le fond que sur la forme. L’une des fonctions fondamentales de l’État est de veiller à ce que la lutte des classes soit contenue et que les petites victoires de la classe ouvrière ne mettent pas en péril le régime capitaliste. De même, pour la théorie juridique critique, la personnalité juridique, les droits et la propriété sont les formes nécessaires au fonctionnement du capitalisme10. Les anciennes stratégies de gauche ont toutefois fait long feu. Il n’y a plus de centres de pouvoir comme la Bastille ou le Palais d’Hiver à prendre d’assaut. La stratégie du « double » pouvoir a échoué en Occident. La « guerre de position » de Antonio Gramsci et le « compromis historique » d’Enrico Berlinguer ont ouvert de nouvelles voies à la gauche dans les États capitalistes avancés. Le dilemme n’est plus entre révolution et réforme, mais concerne les types de réforme qui pourraient mener au socialisme.
- 11 N. Poulantzas, L'État, le pouvoir, le socialisme, op. cit., p. 356.
11N. Poulantzas a peaufiné la stratégie de la voie démocratique vers le socialisme. La gauche doit selon lui être à la fois dans et contre l’État. Elle doit essayer de s’emparer de l’État, mais elle doit aussi agir contre ses limites institutionnelles, ses choix stratégiques et sa direction idéologique. « Prendre le pouvoir d’État signifie que s’est déployée une lutte de masse telle qu’elle modifie le rapport de forces interne aux appareils d’État qui sont, eux-mêmes, le champ stratégique des luttes politiques11. » La voie démocratique consiste en deux parcours parallèles qui se combinent et s’articulent: la voie parlementaire cherche à obtenir des victoires importantes sur le terrain politique formel, cependant que les initiatives politiques visent à limiter progressivement l’étatisme, la répression policière, la protection ouverte ou secrète du capitalisme et sa légitimation idéologique. Cela ne peut toutefois réussir qu’avec le soutien décisif d’un mouvement de masse basé sur de larges alliances populaires.
- 12 Douzinas Costas, Philosophy and Resistance in the Crisis, Cambridge, Polity Press, 2014.
12La victoire électorale de SYRIZA en 2015 s’est construite sur l’activisme des mouvements et sur la plus grande vague de résistances contre l’austérité en Europe du Sud12. La mobilisation sociale s’est affaiblie après les élections. La victoire d’un parti qui soutient les revendications des mouvements sociaux les conduit souvent à un calme relatif. Les élections calment les rues et renvoient la foule chez elle. Ce fut une erreur importante du gouvernement SYRIZA. La majorité électorale est un moment important pour la gauche radicale, mais elle n’achève pas le processus. Seul un large mouvement populaire offre une garantie et une défense contre la réaction attendue de l’opposition et la routinisation du gouvernement. Si le gouvernement avait pris conscience de l’importance du soutien des mouvements sociaux, il aurait pu résister aux pressions des créanciers et de l’opposition. Il ne l’a pas fait, en partie parce qu’il n’a pas pleinement mesuré l’ampleur du défi auquel il était confronté. Le parlementarisme de gauche a besoin du soutien d’un mouvement coordonné et dynamique, prévient N. Poulantzas. Sans ce soutien critique, la gauche radicale glisse vers la social-démocratie. Les programmes radicaux des partis ne suffisent pas.
- 13 N. Poulantzas, L'État, le pouvoir, le socialisme, op. cit., p. 360.
13La pression des mouvements sociaux sur les bords de l’État doit être combinée avec la réforme radicale de ce dernier. Les réformes combinent l’extension et l’approfondissement de la démocratie représentative et des libertés politiques – qui sont des victoires du peuple, souligne N. Poulantzas – avec le développement de formes de démocratie directe et d’activisme de la base. « Seule une articulation entre deux démarches, celle de la transformation de la démocratie représentative et celle du développement des formes de démocratie directe à la base ou mouvement autogestionnaire, peut éviter l’étatisme autoritaire13. » La réforme progressive et graduelle de l’État est nécessaire, mais elle ne peut se limiter à sa modernisation et à sa démocratisation. Elle doit s’étendre aux réformes du parlement, de l’administration publique, des collectivités locales et des droits des citoyens.
14Qu’est-ce qui distingue les réformes structurelles de la voie démocratique vers le socialisme de celles menées par les partis sociaux-démocrates et modernisateurs? Le terme « réformes » a été utilisé de manière abusive en Grèce et a des connotations négatives pour la gauche. Les politiques d’austérité des gouvernements sociaux-démocrates de Costas Simitis (1996-2004) et les « réformes » imposées par l’UE et le FMI ont conduit à la réduction des droits des travailleurs, au recul de l’État-providence et à des privatisations massives. Pour les libéraux, les réformes sont l’outil qui permet d’ouvrir la société aux marchés par le biais de la privatisation, de la déréglementation et de la restriction des droits des travailleur·ses. Les réformes de gauche, au contraire, sont des étapes sur une route plus générale qui mène au-delà du capitalisme. Elles sont planifiées et évaluées dans le cadre d’un mouvement politique global. Le socialisme devient un phare qui guide les politiques, à l’instar d’un principe normatif kantien, que chaque grande décision gouvernementale sert. L’objectif des réformes de gauche est de transférer les ressources du capital vers les travailleur·ses et le pouvoir de l’État vers les citoyen·nes. Aucune politique réussie ou décision productive n’est un point d’arrivée dans ce chemin. Le socialisme démocratique est un horizon qui s’éloigne à mesure que nous l’atteignons. Chaque succès mène à l’étape suivante, à la prochaine réduction des inégalités ou à l’approfondissement de la démocratie, dans des vagues successives de radicalisation. Nous n’atteindrons jamais la ligne d’arrivée, nous ne nous exclamerons pas à un moment donné « nous avons réussi, nous avons construit le socialisme ». Nous serons constamment sur le chemin du socialisme, le voyage sera la destination. C’est ainsi que la célèbre phrase du dernier livre de N. Poulantzas « le socialisme sera démocratique ou ne sera pas14 » prend tout son sens. Nous pouvons appeler la voie démocratique « rue Poulantzas ».
15De telles transformations s’accompagnent de la diffusion et du renforcement des initiatives d’autogestion à tous les niveaux. Elles constituent la colonne vertébrale de la voie démocratique vers le socialisme et celle du socialisme démocratique lui-même. Les ressources et les pouvoirs progressivement transférés aux travailleur·ses deviennent le point de départ d’actions et d’initiatives populaires. Les nouvelles formes de démocratie directe et la diffusion des pratiques et des réseaux d’autogestion sont des conditions politiques préalables et des outils méthodologiques sur la voie démocratique. La démocratie directe reconnaît l’importance de rendre une partie de la souveraineté populaire à ceux·elles à qui elle appartient, c’est-à-dire au peuple. L’attaque au vitriol de la droite contre les occupations de places par les indignados dans les années 2010 et son hostilité aux initiatives qui retirent des compétences et des pouvoirs au gouvernement et aux organes représentatifs montrent que le pouvoir établi a grandement peur du peuple.
- 15 D. Karydas et D. Psarras (Éds.), L'intellectuel politique, op. cit., p. 172.
16Par conséquent, on aurait pu s’attendre à ce que SYRIZA actualise, développe et mette en œuvre la théorie de N. Poulantzas; qu’une place serait réservée au « camarade de Paris » pendant les réunions du parti. Des facteurs objectifs et subjectifs ont contribué à son absence. Le diktat extérieur des créanciers et les attaques intérieures de l’opposition de la droite et des médias, combinés à l’indifférence et à l’ignorance des dirigeant·es, ont limité l’utilisation de la théorie de N. Poulantzas. La « rue Poulantzas » est devenue un chemin étroit, et la place du philosophe à la table des discussions est restée vide. Son absence était présente comme une trace, une ombre qui se reflétait dans le désert théorique. N. Poulantzas avait prédit cette absence. Il avait prévenu que dans de nombreux cercles de gauche, « une idéologie « anti-intellectuelle » commode sous le couvert de l’« anti-élitisme » prévalerait – un esprit de détente générale et de confort facile15 ».
- 16 N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit., p. 191.
17N. Poulantzas rejette la vision instrumentale de l’État, c’est-à-dire celle du marxisme dogmatique selon lequel ilfaut attaquer l’État de l’extérieur, le conquérir et mettre en œuvre la stratégie du « double pouvoir ». N. Poulantzas, au contraire, a souligné dès le départ la centralité des classes, de la lutte des classes et de l’antagonisme politique dans l’État. Dans sa maturité, N. Poulantzas a complété cette analyse: la gauche doit être à la fois dans et contre l’État, et se l’approprier. Elle doit agir contre ses contraintes institutionnelles, ses choix stratégiques et son orientation idéologique. Pour N. Poulantzas, l’État ne doit pas être conçu comme une entité ou un instrument mais, « comme c’est d’ailleurs le cas pour le « capital », comme un rapport, plus exactement comme la condensation matérielle d’un rapport de forces entre classes et fractions de classe, tel qu’il s’exprime, de façon spécifique toujours, au sein de l’État16 ».
- 17 Jessop Bob, « The Strategic Selectivity of the State: Reflections on a Theme of Poulantzas », Journ (...)
18En tant que condensation matérielle de la lutte des classes, l’État organise l’unité du bloc dominant et sert la légitimité globale de l’ordre social en gérant le consentement populaire. Les institutions de l’État, généralement le droit et la fonction publique, normalisent et consolident le rapport des forces sociales. Le pouvoir d’État choisit stratégiquement ses domaines d’intervention afin de maintenir la domination de classe. Selon Bob Jessop, ces choix stratégiques servent des intérêts de classe ou de fraction de classe et se traduisent par un filtrage sélectif de l’information, par l’inaction systématique sur certaines questions, la poursuite de priorités et de contre-priorités mutuellement contradictoires, la mise en œuvre inégale des mesures et la poursuite de politiques ad hoc et non coordonnées17. En même temps, les luttes des travailleur·ses à l’intérieur et à l’extérieur de l’État réorientent les priorités institutionnelles et remportent des victoires politiques occasionnelles, qui enregistrent l’intensité de la lutte des classes. Pour N. Poulantzas, des « centres de résistance » émergent au sein de l’État. Ils sont représentés par une partie du personnel d’État issu des classes populaires et se manifestent par des décisions institutionnelles qui promeuvent les intérêts des travailleurs sans mettre en péril le rapport de forces d’ensemble.
19Cette analyse nous aide à comprendre la situation difficile dans laquelle se trouve le gouvernement de SYRIZA. L’État grec, ses institutions et ses hauts fonctionnaires ont toujours contribué à stabiliser les relations entre le capital, les politicien·nes et les médias. Les choix stratégiques et les structures institutionnelles de l’État servent à maintenir le rapport de forces entre classes. Au cours de la période récente, l’intervention de l’État a favorisé les intérêts de la finance et des banques et a minoré ceux de l’industrie et de la construction. Les pratiques étatiques ont constamment utilisé la corruption et le favoritisme pour apaiser les tensions entre les classes dominantes et se sont appuyées sur la micro-délinquance pour tenir le peuple à distance. La « délinquance » d’État et le clientélisme génèrent une cohérence et une continuité minimale et servent comme médiateurs entre les intérêts de classe et les intérêts personnels, garantissant ainsi la domination de classe avec l’accord du peuple.
20Si la domination de classe est inscrite dans l’organisation et les institutions de l’État, la gauche doit faciliter les avancées populaires dans le secteur public et encourager les mouvements sociaux à continuer à faire pression de l’extérieur. Deuxièmement, lorsqu’il est devenu évident que les contraintes fiscales bloqueraient les politiques de classe, Syriza aurait dû se concentrer sur la réforme institutionnelle. La participation populaire à la micro-corruption n’empêche pas l’expression d’une demande généralisée en faveur d’un État plus efficace et plus honnête. La gauche avait la responsabilité de créer une administration publique normale tout en introduisant des politiques qui modifieraient le biais de classe persistant qui caractérise la rationalité de l’État occidental. Si elle n’a pas pu mener à bien ses politiques de classe, en raison du chantage des créanciers, elle aurait dû au moins revendiquer le titre de grande puissance réformatrice. Cela aurait été son plus grand héritage lorsque les forces combinées de la Troïka européenne et nationale réussiraient à la renverser. Enfin, la sélectivité stratégique, utilisée avec tant de succès par la classe dominante, devrait également être adoptée par la gauche. Les secteurs clés qui contribueraient à transférer les ressources et le pouvoir du capital vers les travailleur·ses, et de l’État vers les citoyen·nes, auraient dû être identifiés, des priorités et des tâches auraient dû être fixées, et des ministres et des institutions auraient dû être chargés de les mettre en œuvre de manière limitée dans le temps et de les soumettre souvent à des révisions et améliorations. Il aurait été délicieusement ironique que les méthodes et la discipline d’une administration efficace soient introduites pour la première fois par un gouvernement de gauche désireux de contrecarrer les objectifs stratégiques de l’État capitaliste.
21Pour N. Poulantzas, les hauts fonctionnaires sont du côté du capital. Mais un grand nombre de fonctionnaires, issus de la petite bourgeoisie, sont touchés par les revendications et les luttes populaires. Ils s’éloignent de la perspective étatique en ouvrant des brèches dans son personnel et dans ses mécanismes. La lutte des classes se déroule au sein de l’État; les fonctionnaires sont des sujets de classe. Des « centres de résistance » émergent au sein de l’État et se manifestent par des décisions institutionnelles qui promeuvent les intérêts des travailleur·ses sans toutefois compromettre le rapport de forces d’ensemble. Comme l’explique N. Poulantzas, les luttes des travailleur·ses à l’intérieur et à l’extérieur de l’État réorientent les priorités institutionnelles et remportent des victoires occasionnelles qui enregistrent l’intensité de la lutte des classes. Lorsque les fonctionnaires résistent aux réformes institutionnelles ou aux politiques progressistes, ils expriment à la fois leur position de classe et leurs intérêts profonds. Ces succès sont toutefois limités. Le principal obstacle est d’ordre structurel. Lorsque le gouvernement tente de modifier le rapport de forces, l’État, en tant que condensation du rapport de forces , résiste. Pour changer ce rapport de forces, le gouvernement de gauche a besoin de politiques de choc périodiques et de coups stratégiquement choisis dans des secteurs critiques de l’économie, couplés à des réformes institutionnelles graduelles. Et surtout, il a besoin de gens qui le soutiennent dans la rue.
22Les désaccords des fonctionnaires sont souvent exprimés dans le langage de l’idéologie de l’État. La résistance est renforcée si l’idée selon laquelle l’État est au-dessus des conflits politiques et idéologiques, ou qu’il exprime la volonté générale et l’intérêt national, est réfutée par le gouvernement et les hauts fonctionnaires de l’État. L’État capitaliste, en tant que condensation du rapport de forces entre les classes, est au service de la classe dirigeante: il garantit le bon fonctionnement des rapports de production capitalistes et la légitimité du pouvoir de classe. Mais chaque État a ses propres particularités. Il faut examiner en détail son cadre institutionnel et juridique, ses origines historiques et ses mécanismes spécifiques. En Grèce, l’administration publique de l’après-guerre civile a été caractérisée par une répression organisée et systématique, un anticommunisme officiel et un clientélisme étatique. La persécution des communistes, des gauchistes et des progressistes a affecté les structures et la composition du personnel d’État, dont l’idéologie était contrôlée par les fameux « certificats de bien-pensance » nécessaires pour occuper un emploi public. Le clientélisme des partis dominants a créé un État vaste et inefficace. Un emploi dans le secteur public était la meilleure carrière possible pour les petits bourgeois, s’ils acceptaient l’hégémonie de la droite. Ces caractéristiques ont créé un écart fonctionnel entre l’État grec et les États d’Europe occidentale. L’idéologie modernisatrice présente l’État développé comme « neutre » et « efficace », comme un ensemble d’institutions et de pouvoirs au service de l’intérêt « public » – affirmations qui sont remises en cause en Europe. Toujours est-il que rien de tel ne peut être revendiqué en Grèce: la longue histoire répression et de persécution de la gauche met en évidence la partialité idéologique permanente de l’État grec.
23Cette analyse nous aide à comprendre les difficultés auxquelles le gouvernement SYRIZA a dû faire face. Il a hérité d’un secteur public qui combine un parti pris anti-gauche traditionnel avec une vision déformée de la sélectivité stratégique. Les fonctionnaires qui résistent aux réformes institutionnelles ou aux politiques progressistes expriment à la fois leur position de classe et des intérêts catégoriels profondément ancrés. Face à une telle réaction récalcitrante, le gouvernement aurait dû renvoyer les hauts fonctionnaires dès qu’il se serait rendu compte que la résistance au changement est une caractéristique structurelle soutenue par un sentiment de légitimité personnelle. L’orientation de classe et les qualifications des travailleurs du secteur public auraient dû devenir le principal critère pour les postes à responsabilité politique ou pour les postes de mise en œuvre des politiques. Le gouvernement a décidé de ne pas suivre la pratique consistant à remplacer une grande partie des hauts fonctionnaires par d’autres qui lui seraient favorables ou neutres. Le nombre de conseillers politiques des ministres a été radicalement réduit et la direction a essayé d’instaurer un climat de confiance et de respect à l’égard des fonctionnaires. Il n’est pas surprenant que la fonction publique n’ait pas rendu la pareille à ce geste de bonne volonté. Les hauts fonctionnaires et les fonctionnaires subalternes, habitués à l’inactivité, aux retards et aux efforts minimes, ont pris le gouvernement en otage. Cela a donné l’impression que le gouvernement n’était pas assez audacieux dans sa lutte contre les pratiques corrompues ou inefficaces et acceptait qu’elles se poursuivent discrètement.
- 18 Tzanakopoulos Dimitris, « Neoliberalism, Privatisation, Deregulation », Epohi newspaper, 15 septemb (...)
24Les ministres racontent des histoires d’impuissance et d’échec. Des fonctionnaires ont refusé de fournir les données nécessaires à la planification des politiques. D’autres n’ont pas accepté de mettre en œuvre les politiques décidées. Des briefings anonymes et des fuites ont alerté la presse à propos de la planification de nouvelles politiques radicales. Des hauts fonctionnaires ont fait obstruction au gouvernement par tous les moyens. Après les élections de 2019, un ministre de premier plan a reconnu l’importance de l’analyse de N. Poulantzas sur la sélectivité stratégique de l’État: « Les ordres [des dirigeants politiques] sont filtrés, rendus inaudibles ou même annulés par une administration publique indépendante, qui donne son propre rythme et sa propre marque à l’État capitaliste contemporain18. »
25L’État, création et butin du PASOK social-démocrate et du parti de droite Nouvelle Démocratie, est resté fidèle à ses créateurs. Ces difficultés étaient prévisibles. Comme l’a souligné N. Poulantzas, la réforme de l’appareil d’État doit nécessairement être soutenue par l’intervention croissante du peuple dans l’État par l’intermédiaire de ses syndicats et de ses organisations politiques, mais aussi d’initiatives autonomes dans la société. Le recul des mouvements après 2015 et l’absence quasi-totale de résistances sociales ont fait disparaître la pression populaire qui, même en étant opposée au gouvernement, l’aurait aidé à réformer l’État et à renforcer les résistances démocratiques de la société. En ce sens, l’absence de la pensée de N. Poulantzas dans le plan du gouvernement a été l’une des raisons les plus importantes de la défaite en 2019.
26Les réformes institutionnelles du gouvernement SYRIZA ont probablement été sa plus grande contribution à la stratégie de la voie démocratique. L’introduction d’un système électoral de représentation proportionnelle, d’institutions novatrices de démocratie directe, le renforcement du contrôle parlementaire sur l’exécutif, la démocratisation des syndicats, l’extension de la décentralisation et de l’autonomie locale, la législation sur les coopératives et les communautés énergétiques ont constitué des étapes importantes dans la modernisation et la transformation radicale de l’État. La réforme institutionnelle la plus importante a été la modification en profondeur de la Constitution en 2018-2019. Toutes ces réformes ont été annulées par le gouvernement de droite élu en 2019.
27La révision constitutionnelle peut être abordée comme le cas le plus caractéristique d’une initiative radicale qui a échoué. L’implacable constitutionnalisation directe et indirecte du néolibéralisme et le déclin de la démocratie pendant la crise économique des années 2010 ont fait de la révision de la constitution l’une des principales tâches du gouvernement SYRIZA. Lorsque le Premier ministre A. Tsipras a annoncé le projet de révision de la constitution grecque de 1974, il a rappelé l’importance des occupations de places publiques et de la démocratie directe pour la victoire de la gauche. Le gouvernement a lancé une consultation publique pour recueillir les avis de la population et préparer la révision. Le débat public a été assailli par les professeur·es de droit, les médias et les partis de l’opposition. Craignant que le gouvernement n’opte pour un référendum constitutionnel qui aurait probablement soutenu des révisions radicales, ils ont prétendu qu’un coup d’État constitutionnel était en préparation. Le terme « institutions de démocratie directe » a été condamné parce qu’il cultivait la logique de l’omnipotence du peuple. Le processus de consultation publique n’est qu’une simulation de la démocratie directe. Il donne un rôle consultatif aux citoyen·nes et aux associations de la société civile, tout en conservant intactes les procédures de révision parlementaire. Une alternative plus solide, basée sur le conseil de N. Poulantzas de procéder à des réformes institutionnelles radicales, aurait conduit à une participation populaire plus active, à un référendum constitutionnel et à l’adoption de propositions institutionnelles radicales. Après tout, la crise économique catastrophique a été en partie le résultat d’arrangements institutionnels préexistants. Une telle initiative aurait combiné une stratégie de rupture avec une critique immanente des institutions existantes.
- 19 Douzinas Costas, Syriza in Power, Reflections of an Accidental Politician, Cambridge, Polity Press, (...)
28J’ai été élu membre du Parlement grec en 2015. Après quarante ans passés à Londres et à l’université, je suis devenu un « politicien par accident » à Athènes19. J’ai participé à la préparation de la révision constitutionnelle et je l’ai présentée au Parlement. Nous devions à l’époque faire face à la délégitimation institutionnelle de la politique, à l’appauvrissement de la population par les programmes d’ajustement structurel néolibéraux et à la faillite économique et culturelle de l’État. Les amendements proposés se référaient à trois grands domaines. Premièrement, à la conception des institutions (relations entre l’Église et l’État, renforcement de la responsabilité du gouvernement devant le parlement). Deuxièmement, à l’amélioration et la mise en œuvre des droits sociaux et économiques, y compris la création de droits opposables à la santé, à la protection des travailleur·ses et à un niveau et une qualité de vie dignes. Enfin, au renforcement du parlement et à l’introduction de procédures démocratiques directes. Il s’agissait notamment d’un système électoral de représentation proportionnelle simple, de référendums, d’initiatives juridiques populaires et de procédures de révocation de lois et des hommes politiques. Les constitutionnalistes libéraux et l’opposition de droite ont attaqué ces propositions. Ils ont affirmé que les articles sur les droits socio-économiques devraient être supprimés pour des raisons d’honnêteté, puisqu’ils ne pouvaient pas être mis en œuvre dans le cadre de la clause de la « règle d’or » de l’équilibrage budgétaire. Ils ont également rejeté l’extension des droits antidiscriminatoires et le renforcement des procédures démocratiques.
29Les amendements ont été approuvés par le premier Parlement, mais n’ont pas survécu à l’élection d’un gouvernement de droite en juillet 2019. La constitution grecque, très stricte, contient des clauses de sécurité contre les changements majeurs. Sa révision nécessite la validation de plusieurs parlements successifs et de majorités qualifiées. Cela a permis aux partis de centre-droit et de centre-gauche de dominer le processus de révision et d’exclure tout changement radical. Les quelques réformes qui touchaient au cœur de l’équilibre des pouvoirs ou qui approfondissaient la démocratie ont été sommairement rejetées. Seules celles qui laissaient intact les rapports de force politiques et de classe ont été tolérées. La constitution et les institutions reflètent la domination de classe et la domination politique et créent des attentes normatives fortes. Elles réduisent la contingence, enracinent les modèles de rapports sociaux et limitent les alternatives imaginables. Elles sont reproduites et défendues par des groupes d’intellectuel·les organiques; elles promeuvent des interprétations conservatrices qui « font autorité » et réduisent les critiques au silence. Si ces contraintes formelles ne sont pas remises en question, la constitution ne peut être modifiée en un sens progressiste. Une révision radicale réussie dépend d’un changement des conditions d’existence idéologiques, temporelles et matérielles de la constitution. Les réformes doivent exploiter les contradictions dans les attentes normatives et mettre à l’épreuve leurs limites. Les soutiens parmi la population et les expert·es doivent opposer aux promesses institutionnelles existantes leur mise en œuvre inadéquate. Lorsque ces conditions préalables font défaut, les institutions reviennent facilement à leur fonction traditionnelle. La leçon de N. Poulantzas reste valable: les institutions ne sont pas indépendantes, car elles font partie du rapport plus large entre classes et entre forces politiques.
- 20 D. Karydas et D. Psarras (Éds.), L'intellectuel politique, op. cit., p. 171.
- 21 Ibid., p. 172.
30Le gouvernement et le parti de SYRIZA n’ont pas fait de publicité pour le processus de consultation et les amendements proposés. Les gens ne se sont pas engagés et n’ont pas compris l’orientation progressiste des réformes. Les intellectuel·les progressistes sont également responsables de ces échecs. Ils n’ont pas soutenu les politiques de réforme de manière cohérente et publique. Ils·elles se sont habitué·es aux rôles de conseiller·ère et de bénéficiaire du gouvernement, mais n’étaient pas prêts à suivre l’exemple militant de N. Poulantzas. Peut-être les ministres et les cadres du parti n’ont-ils pas réalisé que le pouvoir restait pleinement ancré dans l’autre camp. Certain·es pensaient que le fait de voter des lois sur les réformes progressistes était suffisant, et n’ont pas insisté pour qu’elles soient aussi mises en œuvre. D’autres ont compris qu’arriver au gouvernement n’affectait pas les hauteurs du pouvoir et se sont contenté·es de micro-gérer leur portefeuille et d’être admi·es dans les salons des élites dirigeantes. Se reposant sur les « lauriers » de la victoire de la gauche, ils·elles n’ont pas ouvert « le front idéologique, croyant que les alliances politiques et les « compromis » devraient être transférés même dans l’espace théorico-idéologique, ce qui est probablement faux20 ». Le parti et les intellectuel·les progressistes ont été « coupés des masses », ce que N. Poulantzas n’a cessé de critiquer. Ils·elles ont également abandonné la bataille des idées, domaine privilégié de la gauche. L’hégémonie idéologique se construit à travers le conflit des idées qui est « dur, souvent féroce, sans trace d’angélisme, mais sans envie d’extermination mutuelle21 ». Les modifications de la constitution, de la loi et des institutions ne peuvent affecter l’équilibre des pouvoirs que si elles sont soutenues par de solides alliances de classe et une mobilisation populaire et sociale. En l’absence de telles alliances, les lois et les politiques ne tarderont pas à s’aligner sur les points de vue dominants. Plus généralement, les institutions ne peuvent être réformées et les attentes renversées sans de fortes alliances politiques, une mobilisation sociale et de nouvelles interprétations de leurs conditions d’apparition et de reproduction. Le pouvoir et le gouvernement ne coïncident pas. Si le gouvernement ne tente pas de changer l’équilibre des pouvoirs, c’est le pouvoir qui finira par changer le gouvernement.
- 22 N. Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, op. cit., p. 367.
31SYRIZA a commencé sa trajectoire en s’engageant sur la voie démocratique du socialisme. Il a atteint une étape importante lorsqu’il est devenu le premier gouvernement de la gauche. Il l’a cependant abandonnée pour d’autres voies. L’ombre de N. Poulantzas plane sur le parti. J’espère que la Grèce reviendra bientôt à la « rue Poulantzas ». Sans cela, comme le dit la toute dernière phrase prophétique de son dernier livre, il ne nous resterait qu’à « se tenir tranquille et marcher droit sous les auspices et la férule de la démocratie libérale avancée. Mais c’est là une autre histoire22… ». Certes, cela est une autre histoire. Mais c’est aussi l’histoire la plus urgente pour la gauche aujourd’hui.
32Traduit par Ioanna Bartsidi