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Dossier

Poulantzas l'intempestif

Ioanna Bartsidi, Yohann Douet et Matteo Polleri

Texte intégral

1Philosophe, sociologue et théoricien politique, Nicos Poulantzas (1936-1979) a été l’un des plus importants penseurs de l’État, du pouvoir et des classes sociales de la seconde moitié du 20e siècle. Son œuvre s’est développé dans le cadre d’un marxisme hétérodoxe, en dialogue avec des penseurs tels que Jean-Paul Sartre, Antonio Gramsci, Louis Althusser ou Michel Foucault. Résultat d’une trajectoire théorique et politique originale, la théorie de N. Poulantzas s’est distinguée par son approche transdisciplinaire, en explorant des questions au croisement de traditions, méthodes d’enquête et concepts hétérogènes.

  • 1 Une guerre civile entre le gouvernement, soutenu par les puissances occidentales, et les communiste (...)
  • 2 Poulantzas Nicos, Pouvoir politique et classes sociales, Paris, François Maspero, 1968.
  • 3 Poulantzas Nicos, Fascisme et dictature, Paris, François Maspero, 1970.
  • 4 Poulantzas Nicos, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Paris, Seuil, 1974.
  • 5 Poulantzas Nicos, La crise des dictatures : Portugal, Espagne, Grèce, Paris, François Maspero, 1975

2N. Poulantzas naît en 1936 à Athènes. Il obtient son baccalauréat en 1953 après une scolarité franco-grecque au Lycée expérimental et à l’Institut français d’Athènes, pendant la période troublée de la guerre et de l’après-guerre1. Inscrit à la Faculté de droit d’Athènes, il obtient son diplôme en 1957 avant de partir en 1960 pour Munich et Heidelberg, où il étudie la philosophie et prépare une maîtrise sur la question du droit naturel. En 1961, il s’installe à Paris et entame une thèse de doctorat d’inspiration sartrienne et hégélo-marxiste à la Faculté de droit et sciences économiques, soutenue en 1964. N. Poulantzas enseigne ensuite à la Sorbonne pendant plusieurs années, durant lesquelles il s’éloigne de ses préoccupations existentialistes et se familiarise avec les idées d’Antonio Gramsci – notamment son analyse de l’État, son concept d’« hégémonie culturelle politique », ainsi que son traitement de la question des classes et des alliances de classe dans le capitalisme. En même temps, N. Poulantzas s’immerge de plus en plus dans le milieu intellectuel parisien de l’époque – il devient proche de L. Althusser –, développe également des activités politiques diverses et assiste aux événements de mai-juin 1968. La même année paraît son livre Pouvoir politique et classes sociales2 – première version de sa théorie marxiste de l’État –, lequel reprend à la fois certaines thèses d’A. Gramsci et la théorie structurale du mode de production capitaliste élaborée par L. Althusser. N. Poulantzas est élu quelques mois plus tard à la nouvelle Université de Vincennes-Paris VIII, à un poste de sociologie. Mari de la théoricienne féministe Annie Leclerc, N. Poulantzas consacre la première moitié des années 1970 à l’analyse d’une série de conjonctures historico-politiques déterminées : l’arrivée au pouvoir des régimes fascistes dans l’entre-deux guerre dans Fascisme et dictature3, les rapports de classes et l’impérialisme contemporains dans Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui4, ou la nature et la chute des régimes autoritaires en Grèce, au Portugal et en Espagne dans la Crise des dictatures5.

  • 6 Jessop Bob, « Pouvoir et stratégies chez Poulantzas et Foucault », Actuel Marx, 2004, no 36/2, p. 8 (...)
  • 7 Poulantzas Nicos, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, Presses universitaires de France, 1978.
  • 8 Plusieurs de ces textes sont rassemblés dans Poulantzas Nicos, Repères : Hier et aujourd’hui. Texte (...)
  • 9 N. Poulantzas lui-même rapproche ses propres positions de ce courant : voir par exemple l’entretien (...)
  • 10 Pour une étude approfondie de l’ensemble de la pensée de N. Poulantzas et de ses évolutions, voir J(...)

3Ces analyses plus concrètes de N. Poulantzas l’ont vraisemblablement amené à remettre en question la rigidité de son premier cadre théorique et à l’assouplir. Du reste, il se montre de plus en plus soucieux des enjeux que soulèvent les mouvements sociaux et la tendance au durcissement autoritaire entraînée par la crise de l’État keynésien et du compromis fordiste. Il en vient à remanier sa théorie afin de prendre en compte ces nouveaux éléments et produire des analyses philosophiques et sociologiques des formes d’exercice du pouvoir étatique dans le capitalisme tardif et des enjeux stratégiques de la transition au socialisme. Ces problématiques, développées dans un dialogue fructueux – quoique mené d’un point de vue critique et résolument marxiste – avec la « microphysique du pouvoir » qu’élabore alors M. Foucault dans ses cours au Collège de France6, aboutissent en 1978 à son dernier livre, L’État, le pouvoir, le socialisme7. Dans cet ouvrage, ainsi que dans ses derniers articles et entretiens8, N. Poulantzas développe une perspective politique originale, relevant de l’« eurocommunisme de gauche9 », reposant sur l’articulation de l’autonomie des luttes sociales des dominés et de la démocratisation des appareils politiques et idéologiques de l’État. N. Poulantzas a toujours joint ses travaux à l’engagement politique, conservant un lien avec la Grèce tout au long des années 1960 et 1970, notamment par son implication dans la mobilisation des immigrés grecs à Paris pendant la dictature des colonels. Après 1974 ses thèses et la sympathie exprimée pour le Parti Socialiste Grec (PASOK) attirent des critiques virulentes, dont l’accusation de réformisme. N. Poulantzas met fin à ses jours le 3 octobre 1979, à Paris10.

4Plus de quarante ans se sont écoulés depuis la mort de Poulantzas. Les événements historiques et les évolutions socio-politiques ont tout à la fois mis ses conceptions à l’épreuve et démontré la pertinence de sa pensée. D’où l’angle d’étude adopté par ce dossier : la question de l’actualité et/ou de l’inactualité de l’œuvre de N. Poulantzas. Cette question, fréquemment soulevée par l’étude d’auteur·rices « classiques », se pose avec une acuité particulière dans le cas de N. Poulantzas, penseur de la politique qui cherche à interpréter le monde dans le but de le changer. Il a en effet été l’un des rares marxistes à construire une théorie de l’État et du pouvoir systématique, complexe et ambitieuse, partant notamment de deux intuitions fondamentales, liées par une sorte de tension permanente : l’idée de l’autonomie relative du politique au sein du mode de production capitaliste11 et une conception de l’État non comme un simple instrument aux mains de la classe dominante, mais comme condensation institutionnelle des luttes de classes. Pour autant, malgré son ambition – ou peut-être à cause d’elle – la pensée de N. Poulantzas reste peu étudiée aujourd’hui en France. La plupart de ses ouvrages ne sont pas réédités, comme Fascisme et dictature et Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, ou le sont uniquement en ligne12 comme Pouvoir politique et classes sociales. Seul L’État, le pouvoir, le socialisme a été réédité aux Prairies ordinaires en 2013. Rappelons que dans les années 1960 et 1970, les livres de N. Poulantzas étaient diffusés à des dizaines de milliers d’exemplaires, les ventes de Pouvoir politique et classes sociales atteignant même 40 000 exemplaires13.

  • 14 Caplan Jane, « Theories of Fascism: Nicos Poulantzas as Historian », History Workshop, no 3, 1977, (...)
  • 15 Jessop Bob, Nicos Poulantzas, op. cit. ; Y. Douet, « Althusser, Poulantzas et le problème de l’auto (...)
  • 16 C’est du reste ce que fait le principal disciple de N. Poulantzas, Bob Jessop, qui mobilise notamme (...)

5S’il est nécessaire de réparer cet oubli d’un auteur autrefois si central dans le champ de la théorie sociale et politique, il importe de reconnaître que ses conceptions ont perdu en actualité sur différentes questions. D’abord, dans la mesure où elles reposent sur des connaissances factuelles, elles ont pu être contestées voire réfutées sur certains points, par les avancées historiques ultérieures, comme dans le cas de son livre sur le fascisme (débats sur lesquels revient le compte-rendu de cet ouvrage proposé dans le présent dossier)14. De même, l’armature théorique qu’il construit, influencée par le structuralisme notamment dans Pouvoir politique et classes sociales, a pu sembler parfois rigide, et il l’a lui-même assoupli et profondément redéfini par la suite15, afin de mieux prendre en considération les luttes et rapports de forces externes comme internes à l’Etat, ainsi que la complexité le caractérisant intrinsèquement. On peut encore mentionner une autre cause d’inactualité des conceptions de N. Poulantzas : les traits fondamentaux de l’État capitaliste de l’époque fordiste qu’il théorise, notamment dans L’État, le pouvoir, le socialisme en 1978, ne correspondent plus, dans une large mesure, à ceux de l’État néolibéral contemporain, ne serait-ce que parce que l’organisation (relative) de l’économie par des « appareils économiques d’État » semble avoir été sévèrement réduite ou du moins fondamentalement redéfinie. Enfin, l’intensification des échanges économiques et de la division du travail à l’échelle internationale, ainsi que la centralité du rôle des institutions supranationales, qu’elles soient politiques, monétaires ou financières, ont modifié la situation et demandent en particulier d’interroger à nouveaux frais le rapport entre échelles de gouvernance (local, national, supranational, etc.)16.

  • 17 Boukalas Christos, « État d’exception ou étatisme autoritaire : Agamben, Poulantzas et la critique (...)
  • 18 Kouvelakis Stathis, « Spectres du “totalitarisme” : Poulantzas face au fascisme et à l’État d’excep (...)
  • 19 Demirovic Alex, « État capitaliste, hégémonie et transformation démocratique vers le socialisme », (...)

6Pour autant, N. Poulantzas est parvenu, dès la fin des années 1970, à pressentir certaines tendances qui se poursuivent, voire s’accentuent aujourd’hui, en premier lieu avec le concept d’« étatisme autoritaire17 ». En lien avec ce diagnostic, et instruit par ses études du fascisme et des dictatures militaires18, N. Poulantzas a produit des analyses complexes des régimes politiques démocratiques, et notamment de qu’il appelle la démocratie « formelle » ou « bourgeoise ». Si ce type de démocratie est à ses yeux insatisfaisante, et s’il la voit comme le régime politique adéquat à la reproduction du système capitaliste, il la conçoit également comme le fruit des luttes des classes présentes et passées, et comme le terrain le moins défavorable à la poursuite de ces luttes. C’est face à la crise de la démocratie représentative et à la montée de l’étatisme autoritaire, qu’il en est ainsi venu à promouvoir et développer théoriquement une « voie démocratique au socialisme19 ». C’est l’un des points sur lesquels son actualité est peut-être la plus grande. Cela ne signifie certes pas que ses positions seraient les seules à prendre en considération. Mais le débat stratégique au sein des forces émancipatrices ne saurait ignorer son insistance sur la nécessité pour le socialisme d’être démocratique, son élaboration d’une dialectique entre démocratie par en bas (directe) et démocratie par en haut (représentative), et sa proposition d’articulation entre luttes sociales (communément considérées comme hors de l’État) et luttes institutionnelles (au sein de l’appareil d’État).

7Se basant sur la richesse et la complexité d’un parcours intellectuel et politique difficilement classable – que Bob Jessop reparcourt dans son article – ce dossier suit les fils qui relient l’œuvre de N. Poulantzas à la compréhension critique de notre temps. Trois axes théoriques spécifiques, traversant plusieurs disciplines différentes, ont été privilégiés, en suivant un mouvement d’aller-retour entre reconstruction et réactualisation du cadre d’analyse poulantzassien.

8Il s’agissait d’abord de restituer ou d’établir des dialogues entre la théorie du pouvoir politique capitaliste de N. Poulantzas et d’autres conceptions ou approches. En effet, si les études de N. Poulantzas constituent un exemple paradigmatique et sophistiqué d’analyse marxiste de l’État, son originalité réside aussi dans la réception et dans l’hybridation de concepts, approches et intuitions multiples, provenant d’auteurs et de disciplines différentes (droit, philosophie, sociologie, science politique, etc.). De ce point de vue, le rapport entre la théorie de N. Poulantzas et celles de différents penseurs (comme Max Weber, A. Gramsci, L. Althusser, Pierre Bourdieu, M. Foucault, etc.) et différentes disciplines est un champ d’investigation important. L’intérêt pour l’histoire des idées politiques et les débats avec d’autres perspectives théoriques est au cœur de ce dossier. Anthony Crézégut étudie ainsi le contexte intellectuel et politique au sein duquel l’œuvre de N. Poulantzas a été élaboré, en s’arrêtant spécifiquement sur son rapport, de plus en plus critique, avec L. Althusser. Marlène Rosano-Grange défend quant à elle l’utilisation des conceptions de N. Poulantzas pour l’étude des institutions internationales, champ dans lequel elles étaient relativement peu développées, et confronte sa pensée à d’autres approches théoriques (néo-gramscienne et bourdieusienne). Mais ce sont au fond tous les articles du dossier qui établissent de tels dialogues, dans la mesure où la confrontation avec d’autres pensées est l’un des meilleurs moyens, pour une pensée aussi ouverte que celle de Poulantzas, d’en actualiser le potentiel heuristique. Peter Bratsis articule ainsi la conception poulantzasienne de l’État à l’analyse de la trame ordinaire des relations sociales fournie par Henri Lefebvre. De même, Álvaro García Linera et Sandro Mezzadra comparent les élaborations de N. Poulantzas avec l’« analyse du système-monde » d’Immanuel Wallerstein et Giovanni Arrighi, ainsi qu’avec l’opéraïsme italien ou la pensée socialiste et indigène bolivienne.

  • 20 Dardot Pierre et Laval Christian, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Pa (...)

9Le deuxième axe suivi dans ce dossier consiste en la mise en perspective de la théorie de N. Poulantzas à l’aune des mutations du capitalisme et des États contemporains. Si un concept comme celui d’« étatisme autoritaire » permet de rendre compte des processus de centralisation et de verticalisation politique, de la diffusion des dispositifs sécuritaires et de la normalisation des mécanismes d’exceptionnalité juridique dans l’architecture constitutionnelle des démocraties parlementaires contemporaines, il est évident que les politiques néolibérales s’accompagnent aussi d’une intensification de la mondialisation, de l’émergence de nouvelles puissances géo-économiques, et de l’imprégnation de la sphère publique par la rationalité entrepreneuriale20 – phénomènes que le marxisme des années 1970 ne permet peut-être pas d’analyser intégralement. La reprise du cadre conceptuel de N. Poulantzas à la lumière du néolibéralisme, de son tournant autoritaire, de nouveaux agencements institutionnels (nationaux ou internationaux) et de la montée de nouvelles formes d’extrême droite constitue ainsi une deuxième piste d’enquête développée dans le dossier. Dans cette perspective, plusieurs contributions se proposent d’appliquer, d’actualiser et de restructurer les grilles d’analyse de N. Poulantzas dans le cadre de recherches (sociologiques, économiques, politiques…) comprenant un important volet empirique. Dans son article, Benjamin Bürbaumer utilise ainsi les concepts poulantzassiens de « bourgeoisie intérieure » et de « chaine impérialiste » pour étudier, données quantitatives à l’appui, les tensions actuelles entre le bloc occidental et des puissances économiques et géopolitiques comme la Chine et la Russie. Pour leur part, Danilo Martuscelli et Sávio Cavalcante reviennent sur les analyses poulantzassiennes de l’étatisme autoritaire, du fascisme et du rôle qu’y jouent les différentes classes sociales (en particulier la petite bourgeoisie) afin d’éclairer les caractéristiques de l’extrême droite contemporaine dans plusieurs pays (la Bolivie, le Brésil, les États-Unis d’Amérique, la France et l’Italie) – ce qui peut du reste impliquer d’actualiser et d’amender certains des aspects de la pensée de N. Poulantzas.

  • 21 On peut caractériser l’eurocommunisme comme la perspective de transition socialiste graduelle et s’ (...)
  • 22 Poulantzas Nicos et Weber Henri, « L’État et la transition au socialisme. Interview de Nicos Poulan (...)

10Enfin, nous avons voulu accorder une place centrale au problème de la transition post-capitaliste et de l’organisation politique qui serait nécessaire pour la favoriser. À la fin des années 1970, la « voie démocratique au socialisme » défendue par N. Poulantzas a pu être critiquée, ou tout simplement ignorée, par la gauche révolutionnaire, dans la mesure où elle était considérée comme « réformiste », ou assimilée à la version dominante de l’« eurocommunisme »21. Et pourtant, la perspective esquissée par N. Poulantzas a également donné lieu à des discussions approfondies avec des théoriciens se réclamant d’une stratégie de construction d’un « double pouvoir » capable de briser les chaines de domination des classes dominantes22. De nos jours, le modèle de transformation politique esquissé dans L’État, le pouvoir, le socialisme semble alors fournir des pistes d’analyse et des éléments stratégiques aux mouvements sociaux contemporains. Par exemple, il fait écho à l’idée qu’il convient de mettre en œuvre une triple tactique de distance par rapport au pouvoir souverain de l’État, d’occupation de certains de ses appareils, locaux comme nationaux, et de réinvention des contre-pouvoirs sociaux.

11Pour ces raisons, la conception poulantzassienne de la démocratie et le débat sur une théorie de la transition révolutionnaire valorisant à la fois l’autonomie des luttes sociales et le changement des institutions, au prisme d’expériences de gouvernement et de soulèvements populaires récents, a constitué l’axe final de ce dossier, lequel l’aborde de plusieurs manières, différentes et complémentaires. L’article d’Alexis Michaloudas revient ainsi sur les caractéristiques et les limites des démocraties libérales aux yeux de N. Poulantzas, à partir de sa conception du rapport entre l’État capitaliste et l’individu. Les deux articles consacrés à la crise politique grecque de l’été 2015 et à l’échec du projet de transformation radicale de la société incarné par le gouvernement guidé par le parti Syriza constitue une autre manière d’aborder cette question. Dans un dialogue aussi intense que critique, Costas Douzinas et Peter Bratsis relisent chacun cette conjoncture à l’aide des « lunettes » poulantzasiennes, ce qui contribue à restituer la complexité, les nuances et les alternatives internes, politiques aussi bien que théoriques, qui traversent une discussion qui nous paraît loin d’être terminée. Dans l’entretien qui conclut le dossier – réalisé avec Álvaro García Linera et Sandro Mezzadra – nous tentons enfin de faire entrer Poulantzas en résonance avec les nouveaux défis du capitalisme contemporain et les horizons ouverts par les mouvements sociaux qui luttent en son sein. Abordant le rapport entre l’État, la mondialisation capitaliste, les soulèvements populaires et l’arrivée au pouvoir de formations politiques d’extrême droite, les deux penseurs redéployent en quelque sorte les catégories de N. Poulantzas au-delà de N. Poulantzas et les intègrent à des approches philosophiques et politiques différentes à bien des égards.

12Il ressort de ce dossier plusieurs éléments concernant la pensée de N. Poulantzas aujourd’hui. Il apparaît avec évidence qu’elle autorise des circulations et des croisements inattendus, des discussions nouvelles et des actualisations multiples. Par ailleurs, sa réception est non seulement internationale, mais elle est mobilisée avec une force particulière dans des pays où les luttes de classe ont été très vives dans les deux dernières décennies (Bolivie, Brésil, Grèce). Elle semble donc être à même d’apporter des analyses et concepts pertinents pour s’orienter dans une situation politique troublée et conflictuelle.

13N. Poulantzas, au cœur d’une époque révolue, marquée par la guerre froide, le stalinisme, le fordisme et l’essor de l’État providence, s’est attelé à conceptualiser une voie démocratique vers le socialisme. Cette perspective émergeait en réaction au dilemme persistant entre « réforme » et « révolution », qui traverse depuis le début du 20e siècle les diverses tentatives de transformation sociale et fragmente les alliances de classe, affaiblissant ainsi la capacité de la gauche à s’imposer stratégiquement et à constituer une force de changement social à long terme. L’originalité de la pensée de N. Poulantzas résidait dans sa théorie d’une autonomie relative du pouvoir étatique en tant que champ stratégique des luttes de classes, témoignant d’un dialogue étroit avec l’analyse foucaldienne des micro-pouvoirs et la théorie althussérienne de l’idéologie. Son objectif était de penser la transition vers le socialisme comme une perspective réalisable, dans le concret de l’ici-maintenant, scrutant au sein de cette exigence de transformation sociale des dérives utopistes et des écueils issus des virtualités autoritaires, inhérentes au capitalisme.

  • 23 Traverso Enzo, The new faces of fascism. Populism and the far-right, London-New York, Verso, 2019 ; (...)

14Bien que nous ayons évolué depuis ce contexte vers une ère post-fordiste caractérisée par une précarité croissante, par l’ubérisation du travail, la crise climatique, l’accroissement du pouvoir biopolitique, ainsi que des formes multiples et complexes d’oppression, d’exploitation et de luttes intersectionnelles, la pertinence de la voie qu’il a esquissée demeure. En effet, sa théorie peut aujourd’hui offrir une nouvelle compréhension de la nature stratégique des luttes autour de l’État, permettant de rassembler des revendications diverses dans un paysage marqué par la fluidité des relations salariales et la transformation des rapports de production qui fragmente la classe laborieuse. Face à une reconfiguration du champ politique qui implique une « fascisation » grandissante des appareils étatiques et des formations politiques de la droite, ainsi que le repli d’une partie de la gauche sur l’« extrême centre » néolibéral23, et en opposant à cette vision des demandes populaires pour une transformation radicale, la théorie de N. Poulantzas peut ramener au premier plan l’idée d’un socialisme à la fois subversif et démocratique par l’alliance des travailleur·ses précarisé·es, des couches moyennes en voie de prolétarisation et de la classe ouvrière traditionnelle. Ce projet, considéré comme impossible ou obsolète au cours des décennies suivant sa mort jusqu’à nos jours, acquiert une pertinence étonnante dans les impasses du présent, où les alliances traditionnelles se brisent et les prismes classiques de compréhension du politique sont remis en question. Nous devons à notre sens le voir comme un horizon à poursuivre, impensé mais encore fructueux. Ainsi, c’est peut-être par son caractère intempestif à sa propre époque que la théorie de N. Poulantzas conserve une actualité remarquable à la nôtre, du moins dans ses lignes générales.

15En ce sens, l’oubli relatif dans lequel il est maintenu en France, que ce soit dans le monde universitaire comme dans les organisations politiques et sociales, est à la fois étrange et dommageable, et l’on ne peut qu’espérer qu’il soit rapidement redécouvert, lu et utilisé à la hauteur de ce qu’il peut nous apporter. C’est en tout cas ce à quoi nous voulons contribuer par ce dossier.

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Bibliographie

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Caplan Jane, « Theories of Fascism: Nicos Poulantzas as Historian », History Workshop, no 3, 1977, p. 83-100.

Dardot Pierre et Laval Christian, Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, Montréal, Lux Éditeur 2021.

Dardot Pierre et Laval Christian, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2014.

Demirovic Alex, « État capitaliste, hégémonie et transformation démocratique vers le socialisme », in Ducange Jean-Numa, et Keucheyan Razmig (Éds.), La fin de l’État démocratique. Nicos Poulantzas, un marxisme pour le XXIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2016, p. 50-67.

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Traverso Enzo, The new faces of fascism. Populism and the far-right, London-New York, Verso, 2019.

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Notes

1 Une guerre civile entre le gouvernement, soutenu par les puissances occidentales, et les communistes, s’est déroulée en Grèce entre 1946 et 1949.

2 Poulantzas Nicos, Pouvoir politique et classes sociales, Paris, François Maspero, 1968.

3 Poulantzas Nicos, Fascisme et dictature, Paris, François Maspero, 1970.

4 Poulantzas Nicos, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Paris, Seuil, 1974.

5 Poulantzas Nicos, La crise des dictatures : Portugal, Espagne, Grèce, Paris, François Maspero, 1975.

6 Jessop Bob, « Pouvoir et stratégies chez Poulantzas et Foucault », Actuel Marx, 2004, no 36/2, p. 89-107.

7 Poulantzas Nicos, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, Presses universitaires de France, 1978.

8 Plusieurs de ces textes sont rassemblés dans Poulantzas Nicos, Repères : Hier et aujourd’hui. Textes sur l’État, Paris, François Maspero, 1980.

9 N. Poulantzas lui-même rapproche ses propres positions de ce courant : voir par exemple l’entretien de N. Poulantzas avec Stuart Hall et Alan Hunt pour la revue britannique Marxism Today en juillet 1979, « Parcours : vers un eurocommunisme problématique », in Repères…, op. cit., p. 17. Sur le terme « eurocommunisme », voir note 21.

10 Pour une étude approfondie de l’ensemble de la pensée de N. Poulantzas et de ses évolutions, voir Jessop Bob, Nicos Poulantzas. Marxist Theory and Political Strategy, London, Macmillan, 1985.

11 Douet Yohann, « Althusser, Poulantzas et le problème de l’autonomie de la politique », L’Homme et la société, no 209, 2019, p. 157-181.

12 Sur le site Cairn : https://www.cairn.info/pouvoir-politique-et-classes-sociales--9782707112811.htm.

13 Dosse François, Histoire du structuralisme, Paris, La Découverte, 2012, p. 205.

14 Caplan Jane, « Theories of Fascism: Nicos Poulantzas as Historian », History Workshop, no 3, 1977, p. 83-100 ; Rabinbach Anson, « Poulantzas and the Problem of of Fascism », New German Critique, no 8, 1976, p. 157-170 ; Riley Dylan, "Introduction", in Poulantzas Nicos, Fascism and Dictatorship, Londres, Verso, p. ix-xli, 2019 [1970]. Le compte-rendu de cet ouvrage proposé dans ce dossier revient sur ces critiques.

15 Jessop Bob, Nicos Poulantzas, op. cit. ; Y. Douet, « Althusser, Poulantzas et le problème de l’autonomie de la politique », art. cit.

16 C’est du reste ce que fait le principal disciple de N. Poulantzas, Bob Jessop, qui mobilise notamment la notion de « gouvernance multi-scalaire » (Jessop Bob, State Power: A Strategic-Relational Approach, Cambridge, Polity Press, 2007).

17 Boukalas Christos, « État d’exception ou étatisme autoritaire : Agamben, Poulantzas et la critique de l’antiterrorisme », Période, 2016 [2014] [En ligne] ; Sotiris Panagiotis, « Lire Poulantzas pour comprendre l’autoritarisme néolibéral et les extrêmes droites », Contretemps, 2023 [En ligne].

18 Kouvelakis Stathis, « Spectres du “totalitarisme” : Poulantzas face au fascisme et à l’État d’exception », in Ducange Jean-Numa et Keucheyan Razmig (Éds.), La fin de l’État démocratique. Nicos Poulantzas, un marxisme pour le XXIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2016, p. 68-83.

19 Demirovic Alex, « État capitaliste, hégémonie et transformation démocratique vers le socialisme », in Ducange Jean-Numa et Keucheyan Razmig (Éds.), La fin de l’État démocratique. Nicos Poulantzas, un marxisme pour le XXIe siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2016, p. 50-67.

20 Dardot Pierre et Laval Christian, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte, 2014 ; Dardot Pierre et Laval Christian, Le choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme, Montréal, Lux Éditeur 2021 ; Hardt Michael et Negri Antonio, Empire, trad. par Denis-Armand Canal, Paris, Exils, 2000 [2000] ; Hardt Michael et Negri Antonio, « Empire : 20 ans après », Le grand continent, 2020 [En ligne].

21 On peut caractériser l’eurocommunisme comme la perspective de transition socialiste graduelle et s’inscrivant dans une large mesure dans les institutions démocratiques établies, qui a été particulièrement forte dans la seconde moitié des années 1970 au sein de partis communistes européens (italien, espagnol et français, britannique, suédois) et non-européens (mexicain, japonais). Voir Lévy Laurent, « Un moment d’histoire du communisme : l’eurocommunisme », Contretemps, 2017 [En ligne].

22 Poulantzas Nicos et Weber Henri, « L’État et la transition au socialisme. Interview de Nicos Poulantzas par Henri Weber », Contretemps, 2016 [1977] [En ligne].

23 Traverso Enzo, The new faces of fascism. Populism and the far-right, London-New York, Verso, 2019 ; Balibar Étienne, « Préface », in Schmitt Carl, Le Léviathan dans la doctrine de l’État de Thomas Hobbes, Paris, Seuil, 2002, p. 7-65.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ioanna Bartsidi, Yohann Douet et Matteo Polleri, « Poulantzas l'intempestif »Terrains/Théories [En ligne], 18 | 2024, mis en ligne le 13 mars 2024, consulté le 24 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/teth/5770 ; DOI : https://doi.org/10.4000/teth.5770

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Auteurs

Ioanna Bartsidi

Ioanna Bartsidi est agrégée de philosophie, doctorante à l’Université Paris Nanterre (Sophiapol) et chercheuse associée au Centre Marc Bloch de Berlin. Ses recherches portent sur l’historicité du discours philosophique chez Hegel et le post-hégélianisme, notamment dans l’herméneutique et le poststructuralisme. Elle travaille également sur la disciplinarisation de la philosophie et des sciences humaines historiques aux XVIII-XIXe siècles.

Yohann Douet

Yohann Douet est agrégé et docteur en philosophie de l’Université Paris Nanterre, et chercheur rattaché au Sophiapol. Il a effectué sa thèse sur la pensée d’Antonio Gramsci, dont est tiré l’ouvrage chez Classiques Garnier intitulé L’Histoire et la question de la modernité chez Antonio Gramsci. Il poursuit actuellement des recherches en philosophie politique et sur le marxisme, et il a publié en 2023 aux Éditions sociales Découvrir Machiavel et aux Éditions Amsterdam L’hégémonie et la révolution – Gramsci penseur politique.

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Matteo Polleri

Matteo Polleri est chercheur rattaché au Laboratoire Sophiapol de l’Université Paris Nanterre et chargé de cours au Nouveau Collège d’Études Politiques. Son travail porte sur la philosophie sociale et sur l’histoire de la pensée politique moderne et contemporaine, et notamment sur les rapports entre Marx, Foucault et les marxismes. Il a soutenu une thèse intitulée Critique de l’économie politique ou analytique des pouvoirs. Points d’hérésie entre Marx et Foucault et il est l’auteur en 2024 aux éditions Mimésis de Marxismi foucaultiani. Una mappa critica.

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