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L’invisibilité sociale comme métaphore et comme expérience

Emmanuel Renault

Résumés

Le concept d’invisibilité est aujourd’hui d’usage courant pour désigner une forme d’ignorance sociale. Il est généralement entendu en un sens métaphorique, et on lui préfère parfois les métaphores auditives de l’ignorance sociale (comme celle de la réduction au silence et de l’inaudibilité). On peut cependant se demander si les métaphores visuelles ou auditives de l’ignorance ne pourraient pas être avantageusement remplacées par des concepts non métaphoriques. Cet article défend la pertinence du concept d’invisibilité dans un usage non métaphorique permettant de rendre compte d’expériences du déni de reconnaissance consistant à subir une relégation du mauvais côté de la frontière du visible et de l’invisible. La première section décrit la variété des métaphores visuelles de l’ignorance sociale, de Marx à la sociologie contemporaine du travail. La deuxième section souligne des limites des conceptions seulement métaphoriques de l’invisibilité sociale. La troisième section propose une typologie de l’invisibilité sociale entendue en un sens non métaphorique. La quatrième section analyse les différentes formes de l’expérience de l’invisibilité au travail.

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Texte intégral

  • 1 Pour Gayatri Spivak, une caractéristique de la subalternité est la réduction au silence (Spivak Gay (...)
  • 2 Les deux formes de l’injustice épistémique distinguée par Miranda Fricker distinguent deux formes d (...)
  • 3 Rancière Jacques, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.
  • 4 Medina José, The Epistemology of Resistance: Gender and Racial Oppression, Epistemic Injustice, and (...)
  • 5 Ibid. p. XI-XIII.

1Le concept d’invisibilité sociale est aujourd’hui d’usage courant pour désigner des formes d’ignorance sociale. C’est le plus souvent en un sens métaphorique qu’il est utilisé, de manière tellement lâche qu’il semble parfois valoir comme synonyme de l’ignorance sociale en général. L’usage des métaphores visuelles de l’ignorance sociale s’accompagnent toutefois d’autres métaphores de la sensibilité. On peut mentionner non seulement les métaphores auditives de l’ignorance sociale (réduction au silence1, inaudibilité et incompréhensibilité2), mais aussi celles de l’« insensibilité » par référence à l’ensemble des facultés de sentir, et non plus seulement à l’ouïe et la vue, comme par exemple dans les problématiques du « partage du sensible3 » et de l’« insensibilité » aux problèmes vécus par les dominés et au sens de leur discours4. Mais ces différentes métaphores sont souvent employées indifféremment, ce qui s’explique par le fait que les concepts métaphoriques sont d’usage plus indéterminé que les concepts non métaphoriques. Elles sont pourtant susceptibles de remplir des fonctions distinctes et leur pouvoir heuristique, tout comme leurs potentiels critiques respectifs, sont parfois discutés. Cela peut conduire à critiquer l’usage métaphores visuelles de l’ignorance sociale (en les jugeant tout à la fois trop étroites et politiquement problématiques en raison des connotations « validistes » des concepts péjoratifs de cécité et d’aveuglement) et à proposer de leur substituer celle de « l’insensibilité5 ».

2Le problème posé par les usages du concept d’invisibilité est donc double : d’une part, il concerne les fonctions des métaphores visuelles de l’ignorance sociale, et leur capacité à les remplir mieux que d’autres métaphores ou concepts, d’autre part, il a trait à la nature et à la spécificité des usages non métaphoriques du concept d’invisibilité. C’est à ce double problème qu’est consacré cet article. Nous commencerons par relever quelques métaphores visuelles de l’ignorance sociale avant de souligner leurs limites. Nous analyserons ensuite les spécificités des usages non métaphoriques du concept d’invisibilité sociale dont l’enjeu est de rendre compte d’expériences négatives dans lesquelles l’ignorance sociale subie est vécue comme une invisibilité. Nous chercherons à en faire apparaître le pouvoir heuristique et le potentiel critique en prenant l’exemple des situations de travail.

Marx, Du Bois, Adorno et la sociologie du travail

  • 6 Tomas Júlia, « La notion d’invisibilité sociale », Culture et société, 2010, no 16, p. 103-109.
  • 7 Il convient de distinguer « cécité » et « aveuglement » pour rendre compte de la différence entre l (...)

3Le fait que ce concept soit relativement récent6 peut donner à penser que l’usage des métaphores visuelles de l’ignorance sociale est lui aussi un fait nouveau, alors qu’il est déjà ancien. L’histoire de la philosophie et des sciences sociales de ces deux derniers siècles permet de prendre la mesure de la diversité de ces métaphores, qu’il s’agisse de celles de la cécité, des points aveugles, des limitations de l’horizon associées aux différents points de vue sociaux, de l’aveuglement7, du refus de voir ou de regarder en face, de ce qui se présente sur le devant de la scène et de ce qui se fait en coulisses, de la façade qui dissimule ce qui se trouve derrière elle, celle de l’opacité ou de la transparence du monde social, ou de celle des activités qui s’effectuent dans l’ombre ou en arrière-plan. La liste n’est sans doute pas exhaustive.

4On trouve déjà chez Karl Marx un certain nombre de ces métaphores. Dès la préface du Capital, il souligne que l’un de ses objectifs est de rendre visible la réalité des souffrances propres à la condition ouvrière, lesquelles font l’objet d’un processus d’invisibilisation relevant d’un déni collectif :

  • 8 Marx Karl, Le Capital. Critique de l’économie politique. Livre premier : le procès de production du (...)

Nous serions épouvantés par la situation qui règne dans nos propres pays, si nos gouvernements et nos parlements, ainsi que cela se pratique en Angleterre, instituaient périodiquement des commissions d’enquêtes sur les rapports et réalités économiques, si ces commissions étaient munies des mêmes pouvoir que ceux dont elles disposent outre-Manche pour exposer la vérité, si l’on pouvait trouver à cette fin des hommes aussi compétents, impartiaux et inflexibles que les inspecteurs de fabrique anglais, les rapporteurs médicaux sur la “Public Health”, ou les commissaires nommés spécialement pour enquêter sur l’exploitation des femmes et des enfants, sur les conditions de logement et d’alimentation, etc. Il fallait à Persée pour poursuivre les monstres une capuche de nuages. Cette capuche, nous nous la sommes tirée sur les yeux et les oreilles, pour pouvoir faire comme si les monstres n’existaient pas8.

5Ce déni collectif relève de la structuration de ce que la postface désigne comme le « point de vue bourgeois », que Marx précise faire obstacle aux progrès de l’économie politique dès que la lutte de classes la contraint à prendre une forme apologétique. Au contraire, l’adoption du point de vue du prolétariat permet de dépasser les limites propres au point de vue social de la bourgeoisie. Dans ce passage célèbre, qui a inspiré les théories féministes du point de vue situé, on lit, à propos des économistes bourgeois :

  • 9 Ibid., p. 11 [traduction modifiée].

Il ne leur est plus loisible de poursuivre leurs belles études comme avant, au sens même de l’horizon du point de vue bourgeois (innerhalb des bürgerlichen Gesichtskreises). Dans la mesure où elle est bourgeoise […], l’économie politique ne peut demeurer une science qu’aussi longtemps que la lutte des classes que la lutte des classes demeure latente9.

6Le processus d’invisibilisation de l’expérience de l’exploitation s’explique aussi par le fait que le travail exploité fait l’objet d’une forme d’invisibilité structurelle, puisqu’il s’effectue en coulisse, dans ce qui est désigné comme l’« antre secret de la production », par contraste avec la visibilité de la sphère de l’échange. Comme le souligne la fin du chapitre 4 du Capital :

  • 10 Ibid., p. 197.

La consommation de la force de travail, comme celle de toute autre marchandise s’effectue en dehors du marché ou de la sphère de la circulation. C’est pourquoi nous quitterons cette sphère bruyante, ce séjour en surface accessible à tous les regards, en compagnie du possesseur d’argent et du possesseur de force de travail, pour le suivre tous deux dans l’antre secret de la production, au seuil duquel il est écrit : No acceptance except on buiseness10.

7La théorie du caractère fétiche de la marchandise fournit une autre occasion de mobiliser des métaphores visuelles. Il y est souligné que les sociétés capitalistes se caractérisent par une opacité spécifique, tenant au fait que l’origine et la nature des rapports de valeur apparaissent sous des formes qui les « voilent » ou « déguisent ». Pour en prendre conscience, il suffit de comparer cette opacité à la transparence propre à la vie de Robinson, aux sociétés traditionnelles, aux sociétés moyenâgeuses, ainsi qu’à l’utopie communiste :

  • 11 Ibid., p. 88-89.

Les relations entre Robinson et les choses qui forment la richesse qu’il s’est créée lui-même, sont à ce point transparentes et simples que même Monsieur Wirth devrait pouvoir les comprendre. […] Quittons maintenant la lumineuse clarté de l’île de Robinson pour nous transporter dans les ténèbres obscures du Moyen-Âge […]. Les rapports sociaux que les personnes ont entre elles dans leur travail y apparaissent du moins comme leurs propres rapports personnels, et ne sont pas déguisés en rapports sociaux des choses, des produits du travail11.

  • 12 Ibid., p. 91.

8Ces anciens organismes sociaux de production sont extraordinairement plus simples et plus transparents que l’organisme bourgeois. […] La configuration du procès social d’existence, c’est-à-dire du procès de production matérielle, ne se débarrasse de son nébuleux voile mystique, qu’une fois qu’elle est là comme produit d’hommes qui se sont librement mis en société, sous leur propre contrôle conscient et selon un plan délibéré.12

  • 13 Voir sur ces questions : Bessone Magali et Renault Matthieu, W. E. B. Du Bois. Double conscience et (...)
  • 14 Ellison Ralph, Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, trad. par Magali Merle et par Robert Merle, (...)
  • 15 Bessone Magali, « Reconnaissance et transparence des minorités visibles : pour une autre épistémolo (...)
  • 16 Bessone Magali, « Voir et faire voir les races : l’apport d’une phénoménologie politique à une phil (...)

9En quittant le 19e siècle pour le 20e, il devient plus facile encore de se convaincre de l’importance et de la diversité des métaphores visuelles de l’ignorance sociale dans l’histoire de la philosophie et des sciences sociale. La manière dont W.E.B. Du Bois a thématisé la « double conscience » des Afro-Américains comme un double regard, et dont il a analysé les effets d’opacité sociale résultant du « voile de couleur13 », a exercé une influence profonde sur les théories contemporaines de l’ignorance sociale et bien au-delà. En effet, ces thèmes ont inspiré Ralph Ellison dans Insivible Man14, qui a lui-même joué un rôle dans la manière dont Axel Honneth s’est emparé du concept d’invisibilité15. Du Bois, secondé par Frantz Fanon, a également initié différentes recherches sur la construction sociale du regard porté par les membres des groupes sociaux dominés, en l’occurrence sur la construction d’un regard social dans lequel les premiers sont aveuglés par la couleur des seconds tout en croyant que la leur est invisible16.

  • 17 Medina José, « Color Blindness, Meta-ignorance and racial imagination », Critical Philosophy of Rac (...)

10La philosophie critique de la race, dont ils sont les principaux inspirateurs, a en outre développé une discussion des effets de « cécité » à la couleur des membres des groupes sociaux dominés, en entendant la « cécité à la couleur » (color blindness) par référence à l’affirmation suivante : « Quand je te regarde, je ne vois pas de couleur17 ».

  • 18 Adorno Theodor W., Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. par Éliane Kaufholz et par (...)
  • 19 Renault Emmanuel, « Mise au jour et exagération dans la phénoménologie adornienne des expériences n (...)
  • 20 Honneth Axel, « La critique comme ‘’mise au jour’’. La Dialectique de la raison et les controverses (...)

11On a moins souvent relevé l’importance des métaphores visuelles de l’ignorance sociale chez Theodor W. Adorno. Sous le concept de « contexte d’aveuglement » (Verblendungszusammenhang), ce dernier donnait une grande importance aux processus de production de l’ignorance sociale par la rencontre de processus d’orientation de l’attention vers les faits qui sont susceptibles de justifier la société (fonction idéologique des industries culturelles), et des processus psychiques qui conduisent à détourner l’attention des dimensions les plus désagréables, voire insupportables, de notre propre existence. Aveuglement signifie d’une part un type cécité relevant du déni, de refus de voir la réalité telle qu’elle est, et d’autre part, le fait de subir les effets d’attracteurs d’attention qui ne font plus voir qu’une seule chose, en l’occurrence, l’aspect plaisant et agréable d’une vie sociale pourtant profondément déplaisante et désagréable. L’auteur des Minima Moralia18 était tellement convaincu que ce type d’ignorance sociale était devenu l’une des principales modalités de la justification idéologique qu’il a tenté d’élaborer des formes d’écriture et de critique sociale susceptibles de le contrarier dans lesquelles le concept d’exagération joue un rôle décisif19. De cela aussi Axel Honneth a hérité en connectant invisibilité et « critique comme mise au jour20 ».

  • 21 Illich Ivan, Le Travail fantôme, Paris, Seuil, 1981.
  • 22 Daniels Arlene Kaplan, « Invisible Work », Social Problems, no 34/5, 1987, p. 403‑415.
  • 23 Voir par exemple Dejours Christophe, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fond (...)
  • 24 Voir par exemple Messing Karen, Les souffrances invisibles. Pour une science du travail à l’écoute (...)
  • 25 Voirol Olivier, « Présentation. Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, no 129-13 (...)
  • 26 Simonet Maud et Krinsky John, « Déni de travail : l’invisibilisation du travail aujourd’hui Introdu (...)

12Si l’on se tourne vers les développements plus contemporains, c’est sans doute du côté des sciences sociales du travail et de la philosophie de la reconnaissance que se trouvent les usages les plus riches des métaphores visuelles de l’ignorance sociale. Les approches de l’invisibilité du travail se sont développées selon quatre axes : l’analyse par Ivan Illich du « travail de l’ombre » dans son ouvrage Shadow work (en 1981)21, les théories féministes de l’invisibilité du travail domestique22, les approches ergonomiques des dimensions invisibles de l’activité de travail en tant que travail réel, toujours différent du travail prescrit23, et les facteurs de la santé au travail24. L’importance des sciences sociales du travail pour la diffusion de la problématique de l’invisibilité sociale est soulignée aussi bien par Olivier Voirol dans l’introduction au dossier « Visibilité-Invisibilité » de la revue Réseaux en 200525, que par l’introduction de Maud Simonet et John Krinsky au dossier consacré aux processus d’invisibilisation dans la revue Sociétés contemporaines, en 201226. Si les sciences du travail méritent une attention toute particulière, c’est notamment parce qu’elles ne se sont pas contentées d’un usage métaphorique du concept d’invisibilité, mais qu’elles ont cherché à en construire des conceptions non-métaphoriques que nous analyserons plus loin.

  • 27 Honneth Axel, « Invisibilité : sur l’épistémologie de la “reconnaissance” », in Honneth Axel, La so (...)
  • 28 Voir notamment Le Blanc Guillaume, L’invisibilité sociale, Paris, Presses universitaires de France, (...)
  • 29 Strauss Anselm et Star Susan Leigh, « Layers of Silence, Arenas of Voice: The Ecology of Visible an (...)

13On pourrait être tenté de considérer que c’est surtout à l’initiative de philosophes, chez Axel Honneth27 et chez ceux qui ont cherché à développer ou à critiquer sa théorie de la reconnaissance28, que la question de l’invisibilité a fait l’objet d’une théorisation approfondie, mais les sciences sociales ont elles aussi proposé des contributions théoriques décisives, comme dans l’article trop peu cité d’Anselm Strauss et de Susan Leigh Star publié en 199929. La question de l’invisibilité y est abordée en rapport avec le travail et l’article s’efforce de prendre en considération les problématiques féministes, y compris quand elles sont issues du black feminism, la problématique du shadow work, et les problématiques de types ergonomiques relatives à l’invisibilité du travail réel.

Les limites des conceptions métaphoriques

14Ce bref survol de l’histoire de l’usage des métaphores visuelles de l’ignorance sociale suffit à faire apparaître qu’elles peuvent conduire à des conceptions de l’invisibilité qui relèvent de formes d’ignorance sociale très différentes et qui n’entretiennent pas toutes un rapport direct avec la distinction du visible et de l’invisible.

  • 30 Rosanvallon Pierre, Parlement des invisibles, Paris, Seuil, 2014.

15Lorsque Marx dénonce l’invisibilité de la condition ouvrière, de même que lorsque Pierre Rosanvallon parle de Parlement des invisibles30, l’ignorance sociale qui se voit critiquée relève d’une absence de représentation sociale. Or la représentation sociale passe par des discours tout autant, sinon plus, que par la perception visuelle directe ou la mise en image.

16Chez Adorno, les métaphores visuelles de l’ignorance sociale se réfèrent à un problème très différent qui se rattache à la problématique marxienne du fétichisme comme apparence trompeuse contribuant à la légitimation d’un ordre social. Il s’agit d’analyser la manière dont les sociétés contemporaines cherchent à se légitimer en mettant en lumière les aspects qui permettent de les justifier et en dissimulant les aspects qui pourraient conduire à les critiquer, tout en instrumentalisant des défenses psychiques relevant du déni. Or la manière dont les sociétés construisent l’apparence qu’elles donnent d’elles-mêmes passe de nouveau par des discours autant que par la perception visuelle directe ou la mise en image.

  • 31 Dujarier Marie-Anne, Le travail du consommateur. De McDo à eBay, comment nous coproduisons ce que n (...)
  • 32 Devault Marjorie L., « Mapping Invisible Work: Conceptual Tools for Social Justice Projects », Soci (...)

17Dans d’autres cas, comme quand Ivan Illich parlait de « travail fantôme » – notamment pour désigner ce qu’on appellerait aujourd’hui le « travail du consommateur31 » –, où lorsque la sociologie du travail domestique souligne que les travailleuses domestiques sont « invisibilisées » comme travailleuses, l’ignorance sociale qui est critiquée ne tient pas au fait que des activités ne sont ni perçues ni dotées de représentation sociale, mais le fait qu’elles ne sont pas conçues ou interprétées comme des activités de travail. C’est à ce sens de l’ « invisibilité sociale » que se réfère la journée internationale du travail invisible. Or on voit mal ce que l’on gagne à dire que les travailleuses domestiques ne sont pas « vues comme » des travailleuses plutôt que dire qu’elles ne sont pas « interprétées comme » des travailleuses. L’enjeu est manifestement de transformer les manières d’interpréter ce qui relève du travail, au moyen d’un concept « plus généreux » du travail32, non de transformer les frontières du visible et de l’invisible.

18Ces métaphores visuelles de l’ignorance sociale relèvent donc de problématiques qui peuvent être formulées plus rigoureusement en termes d’apparence socialement construite, de représentation sélective ou d’interprétation partiellement inadéquate. D’autres métaphores visuelles relèvent de ces trois problématiques, celle du point de vue situé, de son horizon limité et de ses points aveugles, ou celle du voile de couleur et de la double conscience. Les épistémologies du point de vue situé soulignent d’une part que les positions sociales impliquent des biais dans la représentation du monde social aussi bien que dans son interprétation, et plus généralement dans ce qui est de l’ordre du pensable. D’autre part, elles expliquent que les points de vue sociaux dominés, en induisant d’autres biais que les points de vue sociaux dominants, peuvent mettre en question plus efficacement l’apparence socialement construite de savoir objectif qui est associée aux points de vue dominants, et donc prétendre à un privilège épistémique.

  • 33 Toole Briana, « From Standpoint Epistemology to Epistemic Oppression », Hypatia, no 34/4, 2019, p.  (...)

19Les théories du point de vue situé voient donc leur spécificité clarifiée lorsqu’on comprend que l’idée de « point de vue » recouvre deux thèses distinctes qui peuvent être formulées sans métaphore visuelle : celle de la connaissance située, et celle du privilège épistémique des expériences et des savoirs associés aux positions sociales dominées33. Ces deux thèses sont relatives à des questions d’apparence d’objectivité, de représentation et d’interprétation plutôt qu’à un partage du visible et de l’invisible. Quant à la question du voile du couleur, elle ajoute à la thèse de la connaissance située que les biais de représentation et d’interprétation propres aux positions sociales dominantes se répercutent sur la représentation et l’interprétation de soi des dominés. De nouveau, rien dans tout cela ne renvoie spécifiquement à la frontière du visible et de l’invisible.

20En revanche, lorsque le concept d’invisibilité fait l’objet d’usages non métaphoriques, il peut remplir des fonctions que d’autres concepts ne parviendraient sans doute pas à remplir mieux que lui. Il peut être mobilisé dans deux types de théorisation, non exclusives et susceptibles d’être combinées de différentes manières, dont le pouvoir heuristique et le potentiel critique sont incontestables.

  • 34 M. Bessone, « Voir et faire voir les races », Art. cit.

21Le premier concerne la construction sociale du regard et du « voir comme ». C’est bien par construction sociale, par exemple, que les blancs s’habituent à ne pas se voir comme ayant une couleur, et à voir les personnes racisées comme réductibles à leur couleur34. Le deuxième type de théorisation, auquel le reste de cet article est consacré, a pour objectif de rendre compte non plus de la construction sociale du regard, mais de la spécificité d’expériences sociales négatives dans lesquelles des individus et des groupes sociaux subissent les effets d’une ignorance sociale qu’ils vivent comme le fait de ne pas être vu ou de ne pas être regardé. Il s’agit alors de rendre compte d’expériences de relégation du mauvais côté de la frontière du visible et de l’invisible qui sont vécues comme des dénis de reconnaissance. C’est à Honneth qu’on doit d’avoir souligné, en s’appuyant sur Ellison, qu’une forme d’expérience du déni de reconnaissance est liée non pas aux jugements ou aux regards dépréciatifs d’autrui, c’est-à-dire aux discours et au « voir comme » dévalorisants ou stigmatisants, mais à une absence de prise en considération qui se manifeste par excellence dans ces comportements qui se déroulent comme si notre présence n’avait pas été remarquée, ou encore dans le sentiment de ne pas accrocher le regard.

22Cherchant à distinguer l’invisibilité d’autres formes de déni de reconnaissance, Honneth n’a cependant pas cherché à élaborer une analyse exhaustive de l’expérience de l’invisibilité. Il n’en a en définitive proposé qu’une esquisse analyse. Nous chercherons à l’enrichir par l’intermédiaire d’une typologie de l’invisibilité sociale. Puisque c’est à propos des situations de travail que l’expérience de l’invisibilité sociale au sens littéral a été la plus étudiée, nous illustrerons cette typologie en nous appuyant sur l’ethnographie, la psychologie et la sociologie du travail.

Trois types d’invisibilité

23Trois types idéaux d’invisibilité au sens littéral peuvent être distingués et relèvent respectivement de l’invisibilité structurelle, de l’invisibilité contextuelle et de l’invisibilité fonctionnelle. Commençons par examiner chacun de ces trois types idéaux et leurs différenciations internes avant d’examiner, dans la prochaine section, comment ils peuvent se combiner dans des expériences d’invisibilité sociale.

Invisibilité structurelle 

24Un premier type d’invisibilité est lié aux limitations structurelles du domaine du visible. On peut en distinguer trois formes typiques :

    • 35 C. Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, op. cit., p. 18.

    La limitation structurelle de la visibilité des phénomènes psychologiques : une partie seulement des dimensions psychologiques de l’existence sont visibles. Dans la mesure où les activités de travail ont une dimension psychologique, il en résulte qu’une partie de cette activité est structurellement invisible : l’engagement subjectif dans le travail, le travail émotionnel, les activités par lesquelles nous cherchons à prévenir les problèmes, à deviner les attentes des collègues et des clients, etc. C’est en ce sens que Christophe Dejours écrit : « L’essentiel alors du travail ne se voit pas et ne s’observe pas35. »

    • 36 A. Strauss et S. L. Star, « Layers of Silence, Arenas of Voice », Art. cit., p. 21.

    La limitation structurelle de la visibilité des phénomènes sociaux. On peut en distinguer de nouveau différentes formes : 1/ L’opacité des processus sociaux dans les sociétés complexes : plus les processus sociaux sont complexes et imbriqués, plus la perception directe des résultats des processus est déconnectée de la perception directe des processus auxquels on participe, de même qu’inversement, plus la perception des effets des problèmes sociaux est déconnectée de la perception de leurs causes. Cette dimension perceptive de l’opacité sociale est prise en compte dans la théorie marxienne du fétichisme de la marchandise lorsqu’elle souligne que le travailleur ne parvient pas à établir de lien immédiat entre son propre travail et la valeur de ses produits, de même que les marchandises apparaissent aux consommateurs comme porteuses d’une valeur intrinsèque. 2/ L’invisibilité des activités réalisées en coulisse. Certaines activités de travail se caractérisent par la nécessité de dissimuler le travail qui est requis pour présenter publiquement les résultats de ce travail. Selon Strauss et Star : « De nombreux travailleurs en public (performers) – athlètes, musiciens, acteurs et, sans doute, scientifiques – font en sorte que le processus ardu de préparation à l’exposition publique se déroule bien en coulisses. [...] Leur performance sans faille repose sur un travail invisible en coulisses36. »

    • 37 Foucault Michel, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1 (...)

    La limitation structurelle de la visibilité par les savoirs et savoir-faire structurant la perception. Toute perception est chargée de théorie, et notre perception visuelle est toujours conditionnée par nos savoirs et savoir-faire. Il en résulte des formes de limitation d’horizon et de cécité partielle qui s’expliquent par les types de savoir et de savoir-faire associés à telle ou telle position sociale – on retrouve une implication particulière de la thèse de la connaissance située – et à telle ou telle structuration des savoir en vigueur à une époque donnée – on retrouve la problématique foucaldienne des episteme37. Dans le monde du travail, de même que dans les activités sportives ou artistiques, il est évident que l’on ne perçoit pas les mêmes choses de l’activité d’autrui, selon qu’on pratique cette activité ou non. Strauss et Star en donnent une illustration relative aux différents points de vue inscrits dans la division du travail et les mondes sociaux du travail :

  • 38 A. Strauss et S. L. Star, « Layers of Silence, Arenas of Voice », Art. cit., p. 23-24.

Certaines formes d’invisibilité résultent des différentes perspectives offertes par les différents points de vue dans le monde (toujours) hétérogène du travail coopératif. Par exemple, le sociologue Everett Hughes aimait à noter que “l’urgence d’une personne est la routine d’une autre”. Il est rare que nous puissions vraiment voir les circonstances du monde du travail d’une autre personne – c’est d’ailleurs une conséquence naturelle de la division du travail38.

25Les savoir-faire incorporés d’un artiste ou d’un sportif de haut niveau lui permettent de percevoir des dimensions des pratiques de ses pairs qui resteront non remarquées par des profanes, de même que des qualités de leurs productions ou de leurs prestations resteront invisibles pour les autres.

Invisibilité contextuelle

26Le deuxième type d’invisibilité relève d’une contrainte de la perception en contexte, ou bien parce que le contexte se caractérise par la présence d’attracteurs d’attention, ou bien en fonction de la logique plus générale de l’action en contexte. Commençons par la seconde de ces deux formes d’invisibilité contextuelle :

  • La limitation contextuelle de la visibilité liée à la polarisation pratique du champ perceptif. Chaque situation sociale implique une écologie particulière du visible et de l’invisible tenant à la polarisation du champ perceptif en caractéristiques saillantes, relatives aux possibilités d’actions, aux moyens d’agir et aux problèmes à prévenir ou à résoudre, et en caractéristiques d’arrière-plan, visible et invisible. Cette forme d’invisibilité trouve elle aussi de nombreuses illustrations en situation de travail. Comme le notent Strauss et Star, l’invisibilité du travail domestique ne tient pas seulement au fait qu’il se produit en coulisse mais aussi qu’il est relégué à l’arrière-plan parce qu’il est conçu comme relevant de la routine, c’est-à-dire comme un travail dont on est assuré qu’il sera effectué et qui ne mérite donc pas d’attention particulière :

  • 39 Ibid., p. 22.

Le travail peut devenir attendu, faire partie de l’arrière-plan et être invisible en raison de la routine (et du statut social). Si l’on y prêtait attention, on pourrait littéralement voir le travail effectué, mais le fait qu’il soit considéré comme acquis signifie qu’il est fonctionnellement invisible. Le travail dans cette catégorie comprend celui des parents, des infirmières, des secrétaires et d’autres personnes qui fournissent des services d’assistance sur appel pour d’autres personnes39.

27Inversement, le travail domestique devient littéralement visible, au sens où il sort de l’arrière-plan, dès qu’il est mal fait.

    • 40 K. Messing, Les souffrances invisibles, op. cit.

    L’aveuglement et les points aveugles. C’est également d’une polarisation contextuelle du champ de visibilité en caractéristiques saillantes et d’arrière-plan que relève la problématique des attracteurs d’attention, ou de l’aveuglement, et des points aveugles connexes. Nous avons rencontré cette problématique chez Adorno qui la mobilise dans une analyse critique de la construction de l’attention sociale par les industries culturelles. Mais la psychologie de la forme a établi que toute perception visuelle est structurée par des attracteurs d’attention. Dans les situations de travail, une forme d’invisibilité s’explique par le fait que ce qui apparaît comme extraordinaire ou spectaculaire tend à reléguer par contraste ce qui semble ordinaire ou peu spectaculaire à l’arrière-plan. Telle est la manière dont Karen Messing explique l’invisibilisation de la pénibilité du travail professionnel auxquelles les femmes sont assignées. De même que la difficulté du travail des femmes est rendue invisible par son caractère peu spectaculaire par comparaison avec la difficulté des travaux réalisés par les hommes, de même le caractère spectaculaire des accidents du travail des hommes dissimule les souffrances au travail des femmes40.

28Invisibilité fonctionnelle

29L’invisibilisation peut également se révéler un moyen adapté à la poursuite efficace d’une fin. Dans les contextes de travail, il peut s’agir de créer les conditions dans lesquelles des travailleurs ne sont plus en mesure de percevoir certaines caractéristiques de leur environnement de travail. Il peut inversement s’agir pour les travailleurs de rendre invisible à autrui certaines des dimensions de son travail.

    • 41 C. Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, op. cit.

    La formalisation de la visibilité du travail d’autrui. Le management néolibéral donne différentes illustrations d’une construction de l’invisibilité du travail d’autrui ayant pour fonction de permettre à l’encadrement de focaliser son attention sur l’augmentation de la productivité sans tenir compte des difficultés propres au travail réel d’autrui. La forme la plus générale de ce processus d’invisibilisation est liée aux procédures d’évaluation des performances individuelles, lesquelles supposent que l’encadrement perçoive le travail à travers des indicateurs de productivité sans tenir compte des difficultés psychologiques, sociales et techniques auxquels les individus et les collectifs sont aux prises dans le travail réel41.

  • La construction de l’invisibilité de certaines dimensions de son propre travail. L’invisibilité peut avoir une fonction protectrice, soit qu’elle permette de répondre à des attentes sociales, soit qu’elle permette de prendre des libertés à l’égard de ces attentes. 1/ En guise d’illustration de l’invisibilité fonctionnelle permettant de répondre aux attentes sociales, on mentionnera la dissimulation des efforts et du travail émotionnel dans le travail du care. Celui-ci étant réalisé dans des relations de face à face, il n’est pas possible de le dissimuler en l’effectuant en coulisses, comme dans les cas considérés à propos de l’invisibilité structurelle. Ce qu’il convient d’invisibiliser n’est plus l’activité de travail, mais celles de ses dimensions qui le feraient le plus apparaître à autrui comme un travail. Pascale Molinier a forgé le concept de « savoir-faire discret » pour rendre compte de ce type de processus d’invisibilisation.

  • 42 Molinier Pascale, « Le care à l’épreuve du travail : Vulnérabilités croisées et savoir-faire discre (...)

Pour être efficace, le travail de care doit s’effacer comme travail ; de son invisibilité dépend son succès. À chaque fois qu’il s’agit de soulager la souffrance (ou de ne pas en rajouter), afin de ne pas fatiguer ou gêner une personne, et conjointement pour s’économiser à soi aussi les gestes ou déplacements inutiles, il faut savoir anticiper sur la demande et dissimuler les efforts et le travail accomplis pour parvenir au résultat souhaité. Cela peut prendre des formes tout à fait banales, par exemple mettre à portée de main sonnette et verre d’eau, ne pas dire : “comme vous avez l’air fatigué”, mais tendre une chaise. Le souci du confort psychologique de l’autre est toujours impliqué dans ce type de savoir-faire ; il s’agit de ne pas mettre l’autre mal à l’aise, de ne pas lui faire honte, de respecter sa pudeur, son désir d’autonomie, de lui épargner l’humiliation de la dépendance, etc. Mais les savoir-faire discrets peuvent également mobiliser des connaissances techniques, comme lorsqu’une (bonne) infirmière panseuse tend au chirurgien qu’elle “sert” le bon instrument au bon moment, avant qu’il n’ait pris la peine de le demander, tout comme la (bonne) secrétaire va préparer les bons dossiers en fonction de la liste des rendez-vous de son patron. Savoir-faire discrets aussi, ceux qui consistent à faire le ménage sans déranger la table de travail du chercheur. Savoir-faire discret encore, celui qui consiste à ne pas dire aux parents qu’un événement privilégié, comme les premiers pas de leur enfant, a eu lieu à la crèche en leur absence. Ces savoir-faire sont discrets au sens où, pour parvenir à leur but, les moyens mis en œuvre ne doivent pas attirer l’attention de celui qui en bénéficie et doivent pouvoir être mobilisés sans en attendre forcément de la gratitude42.

  • 43 Molinier Pascale, Les enjeux psychiques du travail, Paris, Payot, 2006, p. 124-127.

30En guise d’illustration de l’invisibilisation de certaines dimensions de l’activité de travail dont la fonction est de prendre des libertés avec les attentes sociales, mentionnons la dissimulation de ce qui dans le travail réel s’écarte du travail prescrit. Le concept de « tricherie ordinaire » a été employé pour désigner cette dimension constitutive du travail réel, en tant qu’il s’écarte toujours nécessairement du travail prescrit tout en étant structurellement contraint de se présenter publiquement dans sa conformité aux prescriptions43. Cette protection par invisibilisation est ambivalente car la visibilisation de ce qui est dissimulé peut elle aussi devenir fonctionnelle. En effet, les travailleurs sont également animés par un désir de reconnaissance de l’ingéniosité avec laquelle ils sont parvenu à résoudre les problèmes rencontrés dans le travail réel en tant qu’il s’écarte du travail prescrit. Ce désir donnera lieu à des partages différents du visible et de l’invisible selon que les attentes de reconnaissance seront dirigées vers la hiérarchie qui exige le respect des prescriptions et les pairs qui pratiquent la tricherie ordinaire.

  • 44 Dejours Christophe, Le facteur humain, Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 56-57.

L’ingéniosité est tout entière traversée par la double exigence contradictoire de la discrétion et de la visibilité. Par visibilité, il faut entendre ici le résultat d’une action volontaire de mise en lumière, de démonstration, de mise en publicité des trouvailles de l’ingéniosité […]. Le détail de l’analyse de la visibilité montrerait qu’elle est composée de deux niveaux : la visibilité à l’égard d’autrui dans les rapports de parité avec les collègues de travail, et la visibilité à l’égard de la hiérarchie44.

L’expérience de l’invisibilité au travail et la lutte pour la visibilité

31Nous venons de décrire différents types d’invisibilité sociale dans lesquels le terme « invisibilité » est pris en un sens littéral, relatif à une polarisation du champ de la perception visuelle. Cette polarisation relève d’un double partage. D’une part, entre ce qui est perceptible et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est sur le devant de la scène et ce qui se produit en coulisse, entre ce qu’on a les compétences suffisantes pour voir et ce qu’on n’est pas capable de voir, entre ce qui est visible dans une activité publique et ce qui d’elle est dissimulé. À ce premier partage s’ajoute, au sein de ce qui est perceptible, le partage entre ce qui retient l’attention et ce qui est relégué à l’arrière-plan. Comme nous l’avons suggéré dans la section précédente, l’analyse du travail permet de fournir des exemples à l’ensemble de ces types d’indivisibilité entendue au sens littéral et par référence à ce double partage.

32Les distinctions typologiques qui viennent d’être proposées ne suffisent cependant pas à rendre compte des spécificités des expériences de l’invisibilité au travail. En effet, ces expériences présentent trois caractéristiques supplémentaires qu’il convient maintenant d’examiner : elles peuvent combiner différents types d’invisibilité, de cette combinaison peuvent résulter de fortes ambivalences (nous en avons déjà rencontré une à propos de la reconnaissance de l’ingéniosité), et elles peuvent relever ou bien d’une invisibilité des personnes ou bien d’une invisibilité de leur activité. L’examen de ces expériences de l’invisibilité permettra également de comprendre les spécificités des types de lutte pour la visibilité auxquelles elles peuvent donner lieu.

33Invisibilités combinées

  • 45 Strauss Anselm, « Work and the Division of Labor », The Sociological Quarterly, 1985, no 26/1, p. 1(...)

34Autant Strauss et Star, que Dejours ou que Messing, soulignent que plusieurs dimensions de l’activité de travail sont structurellement invisibles au sens où elles ne sont pas observables par ces observateurs directs que sont les supérieurs hiérarchiques : la dimension subjective du travail – les efforts pour transformer et rendre supportable les aspects les plus désagréables du travail ; la dimension coopérative du travail (ce que Strauss appelle le « travail d’articulation45 ») ; ce qui dans le travail relève de l’activité de résolution des problèmes rencontrés et des stratégies destinées à prévenir leur survenue.

  • 46 Goffman Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne. 1. La Présentation de soi, traduit par Alai (...)
  • 47 Horchschild Arlie, Le prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel, trad. par Salomé Fournet-(...)

35Cette invisibilité structurelle s’accompagne souvent d’une double invisibilité fonctionnelle. D’une part, la formalisation de l’observation du travail dans des dispositifs d’évaluation du travail peut donner l’impression que l’évaluation est fondée sur une perception déformée de sa réalité et de sa valeur ; d’autre part, il faut souvent s’efforcer de dissimuler à autrui la pénibilité du travail, les efforts entrepris, voire la souffrance ressentie, pour jouer le rôle social associé à une position professionnelle – c’est le cas tout particulièrement dans la relation de service, mais c’est vrai dans toutes les activités d’activité professionnelle où la « présentation de soi », en langage goffmanien46, le « savoir être », en langage managérial, est un enjeu. Si la dimension subjective du travail n’est pas perceptible directement (en vertu d’une invisibilité structurelle), les affects peuvent trouver différents types d’expression somatique et comportementale qu’il convient de contrôler et de dissimuler par l’intermédiaire d’attitudes exprimant parfois des affects opposés (ce qui constitue une dimension du « travail émotionnel47 » incluse dans le travail de présentation de soi).

36L’invisibilité contextuelle s’ajoute parfois à ces invisibilités structurelle et fonctionnelle, comme dans le cas des activités que l’on cantonne dans les coulisses (comme les activités de nettoyage dans les entreprises, reléguées en dehors des heures de bureau et donc inobservables par leurs bénéficiaires) ou qui restent en arrière-plan (comme les activités des aides-soignantes et dans une moindre mesure des infirmières, du point de vue de certains médecins au moins).

37De ce cumul, il résulte une expérience de l’invisibilité vécue comme non reconnaissance tout à la fois de la réalité, de la pénibilité et de la valeur de l’activité de travail, et l’on peut imaginer que l’expérience de l’invisibilité est d’autant plus douloureuse que ces invisibilités se cumulent. Ce qui est propre à ces expériences de l’invisibilité est également qu’elles peuvent donner à des stratégies de lutte pour la reconnaissance qui visent précisément à rendre visible le travail invisible.

38Messing propose une description de la complexité de telles stratégies destinées à lutter contre une invisibilité combinée concernant un travail qu’on s’efforce de reléguer en coulisse sans vraiment y parvenir et qui doit rester en arrière-plan. Le travail de nettoyage dans l’hôpital devrait rester en coulisses car le travail de soin devrait occuper le devant de la scène, de sorte que lorsque les travailleur·ses de nettoyage surgissent sur le devant de la scène, ils doivent rester invisibles au sens où les soignants doivent pouvoir continuer leur activité sans avoir à tenir compte de leur présence. Par ailleurs, la propreté étant considérée comme acquise dans les hôpitaux en raison des règles d’hygiène qui sont censées s’y appliquer, ce travail est relégué à l’arrière-plan. L’expérience de ces invisibilités combinées est d’autant plus douloureuse pour ces travailleur·ses que l’impossibilité de les reléguer en coulisse les fait sortir de l’invisibilité de façon négative, en renforçant le déni de reconnaissance plutôt qu’en leur offrant une reconnaissance de la réalité et de la valeur de leur travail. Lorsqu’il sort des coulisses, le travail de nettoyage apparaît en effet généralement aux yeux des personnels soignants comme un facteur de perturbation de leur travail, qui seul importe. Ces travailleur·ses deviennent visibles en tant que problème. À cela s’ajoute que le travail de nettoyage apparaît fréquemment comme un travail mal fait car les hôpitaux sont des lieux qui se salissent vite, et qu’en outre ils pâtissent souvent d’un manque de personnel dans ces activités jugées secondaires. De même qu’il sort des coulisses comme un problème, ce travail sort de l’arrière-plan comme un problème.

  • 48 K. Messing, Les souffrances invisibles, op. cit., p. 60.

La nature même de leurs tâches de ménage appelait la critique, à la fois parce que ces tâchent interfèrent avec les autres activités de l’hôpital et parce qu’un espace rendu propre ne le reste pas longtemps. S’ils avaient à nettoyer une chambre dans laquelle dormait un patient, ils se trouvaient pris au piège : s’ils le réveillaient en travaillant, le patient rouspétait et s’ils ne le réveillaient pas, ce dernier pouvait penser qu’ils n’avaient pas nettoyé la pièce. S’ils passaient devant une chambre au moment où l’infirmière s’entretenait avec le malade, ils en notaient le numéro et revenaient faire le travail plus tard, afin de respecter l’intimité du patient, pourtant, lui et l’infirmière pouvaient avoir l’impression qu’ils avaient décidé de ne pas faire la chambre.48

39Les luttes contre l’invisibilité combinée doivent ici prendre une double forme : celle de luttes contre l’invisibilité et celle de luttes contre les dénis de reconnaissance liés au fait de sortir de l’invisibilité comme un problème. Si ces travailleur·ses ne peuvent lutter efficacement contre la contradiction structurelle consistant à ne pas parvenir à les maintenir en coulisse, ils peuvent néanmoins lutter contre les effets de relégation à l’arrière-plan. D’où des stratégies consistant par exemple à ne pas nettoyer volontairement des espaces fréquentés, mais inessentiels aux soins, pour faire apparaître par contraste que la proprété ne peut être considérée comme acquise. Une seconde stratégie, privilégiée parce que pourvoyeuse d’une reconnaissance anticipée plus directe et positive, consiste à accompagner le travail de signes directement perceptibles :

  • 49 Ibid.

En réaction à ce manque de respect, les employés de ménage cherchaient entre autres à se sentir fiers de leur travail. Ils se sentaient compétents lorsqu’ils arrivaient à tout faire briller. Quand on leur demandait ce qui était le plus important, […] ils répondaient presque à l’unanimité privilégier « le look ». Ainsi mettaient-ils en place des stratégies pour rendre leur travail visible : une femme laissait la lumière allumée aux toilettes après avoir fini de nettoyer le local, une autre y laissait toujours flotter une odeur de javel ; certains expliquaient tirer les rideaux d’un côté à l’autre après en avoir nettoyé la tringle, laisser systématiquement la poubelle à un endroit précis, s’assurer que le plancher serait bien encaustiqué49.

40On aura remarqué que les stratégies pour faire sortir le travail de son invisibilité jouent sur des signaux visuels et olfactifs, et non sur des signaux auditifs ou des prises de parole, pas davantage que sur la construction de modalités alternatives de représentation ou d’interprétation du travail. Même si les signaux visuels ne sont pas les seuls, il reste clair que ces luttes pour la reconnaissance relèvent d’enjeux de visibilité qui ne peuvent être décrits adéquatement ni par l’intermédiaire des métaphores auditives de l’ignorance sociale, ni par l’intermédiaire de celle de l’insensibilité sociale, ni par l’intermédiaire moins métaphorique des défauts de représentation et d’interprétation.

Invisibilité ambivalente

41La combinaison des types d’invisibilité n’est pas toujours un facteur d’aggravation de l’expérience de l’invisibilité. En effet, lorsqu’elle a une fonction protectrice, elle est vécue comme un bien et non comme un mal. Nous l’avons déjà mentionné, le fait que le travail réel s’écarte toujours du travail prescrit conduit les travailleur·ses à dissimuler la manière dont ils et elles contreviennent aux prescriptions pour mieux atteindre les objectifs qui leur sont fixés. La question de l’invisibilité du travail apparaît alors dans toute sa complexité.

42D’un côté, l’organisation du travail, ainsi que sa rémunération, sont généralement fondées sur un type d’observation du travail, par l’intermédiaire d’indicateurs de productivité, qui ne prend en considération ni les efforts visant à prévenir et à résoudre les problèmes, ni les efforts en vue d’entretenir la vitalité d’un collectif de travail, ni les efforts liés au travail émotionnel et aux savoir-faire discrets. L’enjeu est alors pour les salariés de rendre visibles certaines dimensions de leur travail pour lutter pour des formes d’organisation et des conditions de travail mieux ajustées au travail réel et pour lutter contre des formes d’injustice dans l’évaluation du travail. L’objet d’une telle lutte pour la reconnaissance peut être celui d’une négociation des indicateurs au moyen desquels la quantité et la qualité du travail réalisé sont mesurés. Cette négociation vise alors à déplacer la frontière du visible et de l’invisible afin d’étendre le domaine du visible.

43Mais d’un autre côté, il faut continuer à dissimuler une partie du travail réel, pour conserver des marges de manœuvre dans l’interprétation des consignes là où la « démarche qualité », de même que l’informatisation des activités, est portée par l’idéal d’une explicitation de l’ensemble des savoir-faire engagés dans le processus productif, et par l’exigence d’un contrôle de l’ensemble des activités. L’objectif est de maintenir certaines de ces dimensions dans l’invisibilité, et l’enjeu devient alors celui d’une négociation des limites de la surveillance et du contrôle des activités. En cela, la négociation porte aussi sur les frontières du visible et de l’invisible, mais au sens où il s’agit aussi de préserver un domaine d’invisibilité.

44Cette double contrainte de la négociation, ainsi que sa dimension fondamentalement politique, sont soulignées à différentes reprises par Strauss et Star, notamment à propos du travail des infirmières, victimes d’invisibilité d’arrière-plan :

  • 50 A. Strauss et S. L. STAR, « Layers of Silence, Arenas of Voice », Art. cit., p. 21-22

Les tentatives de rendre le travail des infirmières visible sont chargées de compromis et de politiques. Plus de visibilité peut signifier plus de surveillance et une augmentation de la paperasserie, comme l’a montré Wagner dans sa puissante étude sur le travail infirmier. La spécification des tâches [...] nécessite une main légère si l’on ne veut pas risquer un taylorisme aveugle et l’éradication du pouvoir discret des travailleurs qualifiés. Les infirmières s’efforcent d’être visibles, tout en conservant des zones d’ambiguïté et de discrétion. C’est une chose de noter que l’on a conseillé un patient mourant, mais c’en est une autre de préciser les mots que l’on dirait à ce patient50.

45Ici, nous avons bien affaire à un paradoxe concernant la question du partage du visible et de l’invisible. Il serait moins bien décrit au moyen des métaphores auditives ou par l’intermédiaire de celle de l’insensibilité sociale, ou encore par l’intermédiaire des concepts de représentation ou d’interprétation.

Invisibilité des personnes et invisibilité de leur travail

  • 51 Le Guillant Louis, « Incidences psychopathologiques de la condition de ‘‘bonne à tout faire’’", in (...)
  • 52 Duras Marguerite, Le Square, Paris, Gallimard, 1955, cité par L. Le Guillant, "Incidences psychopat (...)

46L’analyse des formes de l’invisibilité au travail permet d’introduire une distinction supplémentaire. Les travailleur·ses peuvent en effet subir deux expériences de l’invisibilité distinctes : en tant que personnes et de leur travail. L’invisibilité en tant que personne au travail est une expérience partagée par les domestiques et par les travailleur·ses dans le secteur du nettoyage. Cette invisibilité, qui se manifeste dans le fait qu’aucune attention ne leur est accordée, que ces travailleur·ses dont sont perçu·es comme des éléments du décor plutôt que des personnes humaines censées voir et entendre ce qui est dit par d’autres personnes, est vécue comme une souffrance et une déshumanisation. Louis Le Guillant souligne la prévalence des souffrances liées au sentiment de n’être tenu pour rien par les maîtres, de ne pas être regardé, de ne pas être vu51. Il cite notamment, à ce propos, la bonne du Square de Marguerite Duras, qui s’exprime ainsi : « Monsieur, chez qui je sers… je crois bien qu’il ne m’a jamais regardée, qu’il me reconnaît sans m’avoir jamais vue52. »

47On trouve des expériences similaires chez les travailleur·ses du service de nettoyage décrites par Florence Aubenas dans Le Quai de Ouistreham. Elle y relate une scène frappante où deux collègues, sachant que leurs autres collègues sont partis, ont un rapport sexuel dans le bureau dont elle est en train d’aspirer le sol, ou bien encore une expérience de l’invisibilité comparable lorsqu’elle et ses collègues attendent que les passagers d’un ferry le quittent pour qu’elles y montent, avant que les nouveaux passagers y prennent place :

  • 53 Aubenas Florence, Le Quai de Ouistreham, Paris, Seuil, 2021, p. 77.

Sur la passerelle, serrées contre la rambarde, nous attendons que les passagers descendent pour investir les lieux. […] C’est mon premier jour et je ne peux m’empêcher de dévisager tous ces gens avec leurs valises, à qui je lance consciencieusement des « bienvenus » retentissants. Personne ne répond. Parfois l’un d’eux me regarde aussi étonné que si le paquet de cordage enroulé sur le pont lui avait adressé la parole. Je suis devenue invisible53.

  • 54 Rollins Judith, Between Women: Domestics and Their Employers, Philadelphie, Temple University Press (...)

48Judith Rollins rapporte des expériences comparables54, citées par Strauss et Star :

  • 55 Ibid., p. 209, cité par A. Strauss et S. L. Leigh, "Layers of silence, Arenas of Voice", Art. cit., (...)
  • 56 J. Rollins, Between Women, p. 208, cité par A. Strauss et S. L. Leigh, "Layers of silence, Arenas o (...)
  • 57 Ibid., p. 18

« Je suis devenue invisible pour madame Thomas et son fils. Leur conversation était aussi intime en ma présence, moi la servante noire, que si je n’avais pas été présente dans la pièce55 ». Cela conduit à l’expérience paradoxale d’« être là sans être là. Contrairement à une tierce personne qui pourrait choisir de prendre part ou non à une conversation, je savais qu’on n’attendait pas de moi que j’y participe. Je ne parlais pas et je savais qu’on se rapportait à moi comme à quelqu’un qui n’entendait pas. Très particulier56. »57.

49Ces exemples font bien apparaître la spécificité d’une ignorance sociale relevant de l’invisibilité au sens littéral. Peu importe que ces travailleuses invisibilisées soient silencieuse, bruyantes (qu’elles manient un aspirateur), ou parlantes (qu’elles adressent une parole aux passagers d’un ferry). Elles sont invisibles, qu’elles ne soient tout simplement pas vues (comme dans le bureau), ou qu’elles n’accrochent pas le regard (comme sur la passerelle du ferry). Identifiées à des éléments de l’environnement, elles sont réduites à des non-personnes.

  • 58 Fraisse Geneviève, Service ou servitude. Essai sur les femmes toutes mains, Paris, Seuil, 2021, p.  (...)

50On pourrait croire que l’invisibilité des personnes n’est que le prolongement de celle de leur activité de travail. C’est le cas en un sens puisque, comme le souligne Geneviève Fraisse, « rendre invisible l’ingratitude du quotidien ménager : c’est bien ce à quoi servent la bonne à tout faire et la femme de ménage58 ». Elles permettent à ceux qui les emploient de ne plus avoir l’attention tournée vers les tâches dont elles veulent se débarrasser, et cela suppose également de ne pas prêter attention à celles qui s’en chargent. Mais le paradoxe est que dans bien des cas, l’invisibilité des travailleur·ses à domicile s’accompagne d’une grande attention portée à leur activité de travail. Strauss et Star font ressortir ce paradoxe pour mieux souligner la nécessité de distinguer l’invisibilité des travailleurs et celles de leur travail :

  • 59 A. Strauss et S. L. Star, « Layers of Silence, Arenas of Voice », Art. cit., p. 16.

Plusieurs auteurs décrivent un curieux mélange de visibilité et d’invisibilité dans le travail à domicile (domestic service work). D’un côté, les employeurs supervisent le plus souvent le travail réalisé, et parfois à un surprenant degré de contrôle des tâches (to an astonishing degree of micromanagement). D’un autre côté, les employés sont socialement invisibles pour les employeurs59.

51Afin de rendre compte de ce paradoxe chargé d’enjeux éthiques et politiques, une référence au partage du visible et de l’invisible semble de nouveau plus pertinente que les métaphores auditives ou celles de l’insensibilité sociale, ou encore que les concepts de représentation ou d’interprétation.

Conclusion

52Au terme de ces analyses, nous espérons avoir convaincu non seulement que le concept d’invisibilité sociale peut-être employé en un sens non métaphorique, mais aussi qu’il y a quelque chose à gagner à le faire, et cela tant du point de vue de la compréhension du monde social que de celui de sa critique. Nous sommes partis du constat que lorsqu’il est pris en un sens métaphorique, le concept d’invisibilité sociale semble dissoluble dans la problématique générale de l’ignorance sociale. Nous avons ensuite montré que tant qu’il est pris en un tel sens, il peut être remplacé avantageusement par d’autres concepts (comme ceux de représentation et d’interprétation). Tel n’est plus le cas lorsque sa fonction est de rendre compte d’expériences négatives de l’invisibilité en un sens littéral, c’est-à-dire d’expériences d’une relégation du mauvais côté de la frontière du visible et de l’invisible qui sont vécues comme un déni de reconnaissance des personnes ou de leurs activités. Nous avons montré que ces expériences peuvent prendre différentes formes, s’expliquer par différents facteurs, se combiner de différentes manières et donner lieu à différentes pratiques de dissimulation ou au contraire de lutte pour la visibilité. Seul un concept non métaphorique de l’invisibilité sociale peut rendre compte de la spécificité de ces expériences et des résistances et luttes auxquelles elles donnent lieu.

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Notes

1 Pour Gayatri Spivak, une caractéristique de la subalternité est la réduction au silence (Spivak Gayatri Chakravorty, Les subalternes peuvent-elles parler ?, trad. par Jérôme Vidal, Paris, Amsterdam, 2020 [1988]).

2 Les deux formes de l’injustice épistémique distinguée par Miranda Fricker distinguent deux formes d’injustice épistémique qui rendent les sujets incompréhensibles et inaudibles, au sens où ils ne sont pas dignes d’être vraiment écoutés : injustice herméneutique et injustice de témoignage (Fricker Miranda, Epistemic Injustice. Power and the Ethics of Knowing, Oxford, Oxford University Press, 2007).

3 Rancière Jacques, Le partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique, 2000.

4 Medina José, The Epistemology of Resistance: Gender and Racial Oppression, Epistemic Injustice, and Resistant Imaginations, Oxford, Oxford University Press, 2012.

5 Ibid. p. XI-XIII.

6 Tomas Júlia, « La notion d’invisibilité sociale », Culture et société, 2010, no 16, p. 103-109.

7 Il convient de distinguer « cécité » et « aveuglement » pour rendre compte de la différence entre le fait de ne pas voir quelque chose et d’être aveuglé par ce que l’on voit, c’est-à-dire de ne plus voir que cela.

8 Marx Karl, Le Capital. Critique de l’économie politique. Livre premier : le procès de production du capital, éd. de Jean-Pierre Lefebvre, trad. par Joseph Roy, III/I, Paris, Presses universitaires de France, 1993 [1867], p. 5-6.

9 Ibid., p. 11 [traduction modifiée].

10 Ibid., p. 197.

11 Ibid., p. 88-89.

12 Ibid., p. 91.

13 Voir sur ces questions : Bessone Magali et Renault Matthieu, W. E. B. Du Bois. Double conscience et condition raciale, Paris, Amsterdam, 2021.

14 Ellison Ralph, Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, trad. par Magali Merle et par Robert Merle, Paris, Grasset, 1969 [1952].

15 Bessone Magali, « Reconnaissance et transparence des minorités visibles : pour une autre épistémologie politique », in Garrau Marie et Le Goff Alice (Éds.), La reconnaissance : perspectives critiques, Paris, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2009, p. 140-160.

16 Bessone Magali, « Voir et faire voir les races : l’apport d’une phénoménologie politique à une philosophie critique des races », in Garrau Marie et Provost Mickaëlle (Éds.), Expériences vécues du genre et de la race. Pour une phénoménologie critique, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2022, p. 65-82.

17 Medina José, « Color Blindness, Meta-ignorance and racial imagination », Critical Philosophy of Race, no 1/1, 2013, p. 38-67.

18 Adorno Theodor W., Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, trad. par Éliane Kaufholz et par Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, 1980 [1951].

19 Renault Emmanuel, « Mise au jour et exagération dans la phénoménologie adornienne des expériences négatives », Alter, no 29, 2021, p. 171-188.

20 Honneth Axel, « La critique comme ‘’mise au jour’’. La Dialectique de la raison et les controverses actuelles sur la critique sociale », in Honneth Axel, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, éd. d’Olivier Voirol, trad. par Emmanuel Renault, Paris, La Découverte, 2006, p. 131-149.

21 Illich Ivan, Le Travail fantôme, Paris, Seuil, 1981.

22 Daniels Arlene Kaplan, « Invisible Work », Social Problems, no 34/5, 1987, p. 403‑415.

23 Voir par exemple Dejours Christophe, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, INRA Éditions, 2003.

24 Voir par exemple Messing Karen, Les souffrances invisibles. Pour une science du travail à l’écoute des gens, Montréal, Éditions éco-société, 2016.

25 Voirol Olivier, « Présentation. Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, no 129-130, 2005, p. 9-36.

26 Simonet Maud et Krinsky John, « Déni de travail : l’invisibilisation du travail aujourd’hui Introduction », Sociétés contemporaines, no 87, 2012, p. 5-23.

27 Honneth Axel, « Invisibilité : sur l’épistémologie de la “reconnaissance” », in Honneth Axel, La société du mépris. Vers une nouvelle Théorie critique, éd. d’Olivier Voirol, trad. par Olivier Voirol, Paris, La Découverte, 2006, p. 225-244.

28 Voir notamment Le Blanc Guillaume, L’invisibilité sociale, Paris, Presses universitaires de France, 2009.

29 Strauss Anselm et Star Susan Leigh, « Layers of Silence, Arenas of Voice: The Ecology of Visible and Invisible Work », Computer Supported Cooperative Work (CSCW), no 8, 1999, p. 9-30.

30 Rosanvallon Pierre, Parlement des invisibles, Paris, Seuil, 2014.

31 Dujarier Marie-Anne, Le travail du consommateur. De McDo à eBay, comment nous coproduisons ce que nous achetons, Paris, La Découverte, 2014.

32 Devault Marjorie L., « Mapping Invisible Work: Conceptual Tools for Social Justice Projects », Sociological Forum, no 29/4, 2014, p. 775-790.

33 Toole Briana, « From Standpoint Epistemology to Epistemic Oppression », Hypatia, no 34/4, 2019, p. 598-618.

34 M. Bessone, « Voir et faire voir les races », Art. cit.

35 C. Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, op. cit., p. 18.

36 A. Strauss et S. L. Star, « Layers of Silence, Arenas of Voice », Art. cit., p. 21.

37 Foucault Michel, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966.

38 A. Strauss et S. L. Star, « Layers of Silence, Arenas of Voice », Art. cit., p. 23-24.

39 Ibid., p. 22.

40 K. Messing, Les souffrances invisibles, op. cit.

41 C. Dejours, L’évaluation du travail à l’épreuve du réel, op. cit.

42 Molinier Pascale, « Le care à l’épreuve du travail : Vulnérabilités croisées et savoir-faire discrets », in Paperman Patricia et Laugier Sandra (Éds.), Le souci des autres : Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2011, p. 345.

43 Molinier Pascale, Les enjeux psychiques du travail, Paris, Payot, 2006, p. 124-127.

44 Dejours Christophe, Le facteur humain, Paris, Presses universitaires de France, 1995, p. 56-57.

45 Strauss Anselm, « Work and the Division of Labor », The Sociological Quarterly, 1985, no 26/1, p. 119.

46 Goffman Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne. 1. La Présentation de soi, traduit par Alain Accardo, Paris, Minuit, 1973 [1971].

47 Horchschild Arlie, Le prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel, trad. par Salomé Fournet-Fayas et par Cécile Thomé, Paris, La Découverte, 2017.

48 K. Messing, Les souffrances invisibles, op. cit., p. 60.

49 Ibid.

50 A. Strauss et S. L. STAR, « Layers of Silence, Arenas of Voice », Art. cit., p. 21-22

51 Le Guillant Louis, « Incidences psychopathologiques de la condition de ‘‘bonne à tout faire’’", in Le Guillant Louis, Le drame humain du travail, éd. de Yves Clot, Toulouse, Erès, 2010, p. 63.

52 Duras Marguerite, Le Square, Paris, Gallimard, 1955, cité par L. Le Guillant, "Incidences psychopathologiques de la condition de "bonne à tout faire"", Art. cit.

53 Aubenas Florence, Le Quai de Ouistreham, Paris, Seuil, 2021, p. 77.

54 Rollins Judith, Between Women: Domestics and Their Employers, Philadelphie, Temple University Press, 1985.

55 Ibid., p. 209, cité par A. Strauss et S. L. Leigh, "Layers of silence, Arenas of Voice", Art. cit., p. 18.

56 J. Rollins, Between Women, p. 208, cité par A. Strauss et S. L. Leigh, "Layers of silence, Arenas of Voice", Art. cit., p. 18.

57 Ibid., p. 18

58 Fraisse Geneviève, Service ou servitude. Essai sur les femmes toutes mains, Paris, Seuil, 2021, p. 112.

59 A. Strauss et S. L. Star, « Layers of Silence, Arenas of Voice », Art. cit., p. 16.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emmanuel Renault, « L’invisibilité sociale comme métaphore et comme expérience »Terrains/Théories [En ligne], 19 | 2024, mis en ligne le 08 janvier 2025, consulté le 24 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/teth/5822 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13c4x

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Auteur

Emmanuel Renault

Emmanuel Renault, Université Paris Nanterre (Sophiapol), e.renault@parisnanterre.fr

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