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Penser le bénévolat féminin de care

(In)visibilisation, reconnaissance et participation
Maëlle Meigniez, Carola Togni et Dominique Malatesta

Résumés

À l’heure où les politiques des villes en appellent à toujours plus d’implication et de participation de la part des habitant·es, nous nous sommes intéressées au bénévolat de care, effectué par des femmes, dans des centres d’animation socioculturelle en Suisse romande – une activité historiquement invisibilisée, à plusieurs titres. La mise en perspective du care sous l’angle de l’éthique permet de repenser les modèles participatifs, ainsi que d’observer au plus près le passage entre un prendre soin, dans le proche, et des formes d’engagement, en public. Cette approche ouvre une intéressante piste d’intervention, en partant de ce que sont et ce que font les femmes avec lesquelles nous avons travaillé collectivement, dans un centre socioculturel, afin de promouvoir et renforcer les processus de participation à la vie publique, mais cette fois « par le bas », donc par les femmes elles-mêmes.

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Texte intégral

Introduction : le bénévolat féminin de care dans des centres d’animation socioculturelle

  • 1 Molinier Pascale, Laugier Sandra et Paperman Patricia, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, se (...)
  • 2 Tronto Joan, Un monde vulnérable, pour une politique du care, trad. par Hervé Maury, Paris, La Déco (...)
  • 3 Federici Silvia et al., Travail gratuit et grèves féministes, Coordonné et introduit par Soline Bla (...)

1À l’heure où les politiques des villes en appellent à toujours plus d’implication et de participation de la part des habitant·es, nous nous sommes intéressées au bénévolat de care effectué par des femmes dans des centres d’animation socioculturelle en Suisse romande – une activité historiquement invisibilisée, à plusieurs titres. La notion de care désigne des activités diverses et variées qui « consistent à apporter une réponse concrète aux besoins des autres – travail domestique, de soin, d’éducation, de soutien ou d’assistance, entre autres1 ». Ces activités, fondamentales, car permettant de « maintenir, perpétuer, et réparer notre « monde »2 », restent largement dévalorisées et assignées de manière générale aux femmes dans la sphère privée et familiale3.

  • 4 Parmi les missions principales figurent notamment celles de favoriser le lien social, les interacti (...)

2L’étude du bénévolat féminin de care dans les centres de quartier permet de questionner l’impact du contexte collectif, en dehors de la sphère privée, sur la visibilisation et la reconnaissance de ces pratiques du « prendre soin ». Nous montrerons que, si la politique et les lieux d’animation socioculturelle n’échappent pas au phénomène d’invisibilisation du care, ainsi que des femmes bénévoles qui l’accomplissent, ils peuvent aussi offrir, par leurs missions – visant l’action communautaire et la cohésion sociale4 – et le contexte collectif et public, des espaces permettant des formes de reconnaissance et de participation.

  • 5 Togni Carola et Malatesta Dominique, « Feminism and the professionalisation of social work: a socio (...)
  • 6 Bourdoncle Raymond, « Professionnalisation, formes et dispositifs », Recherche & Formation, no 35, (...)
  • 7 Jusque dans les années 1980, les animateurs sont majoritairement des hommes. À partir des années 19 (...)
  • 8 Dallera Corinne, Malatesta, Dominique et Togni Carola, « L’émergence de l’animation socioculturelle (...)
  • 9 Daniels Arlene Kaplan, « Invisible Work », Social Problems, no 34/5, 1987, p. 403-415.

3L’origine souvent associative de ces centres, tournés vers des missions sociales, constitue un espace d’engagement bénévole important, en particulier pour les femmes. Les œuvres sociales ont historiquement constitué des occasions d’engagement public pour les femmes, hors de la sphère familiale ou de l’emploi. Mais contrairement à la professionnalisation du service social en Suisse romande au début du 20e siècle, la professionnalisation de l’animation socioculturelle à partir des années 1960 va reléguer les femmes à la marge5. Dans le processus de professionnalisation des activités6 initié dès les années 1970, la salarisation aura davantage concerné les hommes7, alors que certaines activités réalisées majoritairement par des femmes, auront été reléguées au second plan dans les discours politiques, institutionnels et du groupe professionnel (masculin) en constitution8. Ces activités, restées à la marge du processus de professionnalisation et invisibilisées, continuent d’être largement prises en charge par des bénévoles. Cette forme d’invisibilisation est redoublée du fait qu’il s’agit principalement de tâches de care, désigné par A. K. Daniels comme « travail invisible9 », car une définition restrictive du travail selon la rémunération, escamote le travail de soin, à la fois conceptuellement et en termes de reconnaissance, parce que principalement effectué par des femmes gratuitement.

  • 10 Cette recherche a été menée par les autrices de l’article à la Haute École de Travail Social et de (...)

4Dans ce contexte d’invisibilisation multiple de ce bénévolat féminin de care, nous avons mené une recherche sur la politique d’animation socioculturelle et son déploiement dans différents centres, au sein d’une grande ville de Suisse romande10. Ce terrain d’enquête a ceci de particulier qu’il présente une configuration institutionnelle complexe et originale impliquant quatre types d’acteurs institutionnels différents : les associations de quartier – bénévoles –, les équipes d’animation – personnel salarié et professionnel –, la Fondation qui chapeaute l’ensemble des centres et la Ville elle-même en tant que source quasi exclusive de financement. Les associations, et en particulier leurs comités, composés d’habitant·es du quartier qui y siègent à titre bénévole, sont responsables de gérer le centre et les activités qui s’y déroulent.

  • 11 En Suisse, le droit des associations est régi par les articles 60 et suivants du Code civil. L’asse (...)

5Elles s’occupent également de l’engagement du personnel de nettoyage et des moniteur·rices, mais pas des animateur·rices qui, depuis les années 1990, sont engagé·es directement par la Fondation. Celle-ci collabore étroitement avec les autorités de la Ville et redistribue les financements étatiques aux centres. Si les associations de quartier disposent d’une certaine autonomie de décision sur le papier, elles dépendent pour l’essentiel de leur financement des autorités communales. Par ailleurs, les animateur·rices jouent souvent un rôle important dans les discussions et décisions des comités – même s’ils et elles n’y participent formellement qu’à titre consultatif – de par leurs compétences en matière de gestion, de communication et d’animation11.

6Ces centres, qui se donnent comme mission d’être au plus proche des habitant·es, constituent un terrain d’enquête particulièrement intéressant du point de vue de la participation des usager·ères. Les femmes bénévoles auprès desquelles nous avons enquêté prennent en charge toutes sortes de tâches de care : s’occuper des enfants – accueillir, surveiller, proposer des activités, soigner ou écouter, etc. – , préparer et servir des repas et le café, tenir le bar lors des fêtes, nettoyer, ranger, se préoccuper des personnes malades et leur proposer de l’aide, etc. Ces tâches sont nécessaires au bon fonctionnement des centres et plus largement participent à la vie du quartier, au développement de l’entraide et de l’échange à l’échelle locale.

  • 12 Pour la partie documentaire, ont été analysés : les rapports de gestion de la Municipalité, les bul (...)
  • 13 Smith Dorothy, Institutional ethnography as practice, Lanham, Rowman & Littlefield, 2006.

7Pour rendre compte de et analyser ce bénévolat féminin de care, nous avons mené une double enquête historique et ethnographique (1971-2020) reposant sur différentes méthodes de récolte de données. Premièrement, nous avons effectué un travail dans les archives de la Ville et de la Fondation, ainsi qu’auprès des centres pour récolter de la documentation institutionnelle. Deuxièmement, nous avons mené une enquête ethnographique par observations, complétées par des entretiens formels et informels, dans deux centres implantés dans des quartiers populaires12. En ce sens, notre démarche renvoie à une « ethnographie institutionnelle13 », qui permet de rendre compte d’un contexte institutionnel par l’expérience des gens, à partir des pratiques, des activités locales des individus et des textes qui médiatisent et régulent les relations. L’articulation entre analyse de documents et de pratiques in situ se révèle heuristique.

  • 14 Smith Dorothy, The Everyday World as Problematic. A Feminist Sociology, Toronto, University of Toro (...)
  • 15 « L’invisibilité sociale peut être analysée comme un processus dont la conséquence ultime est l’imp (...)
  • 16 L’auteur se réfère notamment aux travaux d’Arendt sur la possibilité de « faire œuvre » comme modal (...)

8Notre méthodologie repose sur un positionnement épistémologique, la théorie du standpoint de D. Smith, qui propose de partir du point de vue des personnes concernées et de leur expérience du monde, et se focalise en particulier sur le point de vue des femmes14. Cette épistémologie apporte un regard renouvelé sur l’invisibilité, la reconnaissance et la participation de ces femmes bénévoles et de leur travail de care. Cette contribution vise donc à questionner la participation, en interrogeant les formes de visibilisation et de reconnaissance, de ces femmes bénévoles dans des quartiers populaires abritant principalement une population issue de la migration. Dans quelle mesure la participation à la vie publique est-elle impossible du fait d’un processus d’invisibilité sociale qui touche, dans ce contexte, tout à la fois les tâches de care et le travail bénévole face à la professionnalisation15 ? Ou au contraire ces femmes bénévoles issues de la migration, effectuant principalement des tâches de care, sont-elles amenées à agir comme des sujets pouvant « faire œuvre », autrement dit à participer à la vie du centre et au-delà16 ?

9Dans cet article, nous proposons, à partir de l’exemple de ce bénévolat féminin de care dans les centres d’animation socioculturelle, de décrire et d’analyser l’accomplissement pratique de l’invisibilité sociale en articulant les notions de visibilité, de reconnaissance et de participation. La question de la visibilité sera, dans un premier temps, entendue comme le fait, pour ces femmes, d’être perçues et rendues visibles en dehors de la sphère privée, à partir de la conception de la publicité d’Hannah Arendt, c’est-à-dire relative au domaine d’apparition où la réalité et l’existence d’un monde commun dépend de la présence d’autrui. Ces formes d’apparitions publiques comportent un enjeu de reconnaissance – le fait de donner de la valeur aux tâches accomplies –, qui dépasse la seule question de la visibilité publique et que nous aborderons en mobilisant principalement les théories d’Axel Honneth et de Nancy Fraser – la confrontation de ces approches permet de montrer que la reconnaissance ne passe pas seulement par la visibilité publique, mais qu’elle relève aussi de l’importance d’apparaître comme partenaire à part entière. Enfin, l’objectif de participation – le fait de prendre part à la vie publique selon Guillaume Le Blanc –, s’il s’articule avec l’exigence de reconnaissance, ne s’y réduit pas. Nous convoquerons les théoriques de l’éthique du care, notamment celle de Joan Tronto, pour appréhender plus précisément la participation de populations invisibilisées, dans l’articulation entre sphère privée et sphère publique, entre proximité et distance. Cet article vise donc à complexifier l’équation qui supposerait que plus de visibilité amènerait plus de reconnaissance qui, elle-même, amènerait davantage de participation.

10Cette triade conceptuelle constitue le socle de notre contribution. Dans un premier temps, nous décrirons de quelles formes de mise en visibilité les bénévoles ont disposé et disposent aujourd’hui. Ensuite, nous analyserons les conditions de leur reconnaissance dans le contexte actuel. Finalement, nous discuterons de la possibilité d’accéder à l’espace public, à partir d’une perspective de care. Nous montrerons que, dans ce contexte en particulier, le processus de reconnaissance renvoie principalement à une dimension individuelle, alors que la participation à la vie publique repose largement sur une dimension collective.

(In)visibilisation : la place du bénévolat dans l’animation socioculturelle

11La première phase de notre enquête, reposant sur une analyse documentaire et archivistique, a permis de discuter de la visibilité des bénévoles et de leur travail dans les discours politiques, administratifs et professionnels. Nous nous sommes en particulier intéressées aux rapports d’activités des centres, ainsi que d’autres documents conservés dans les archives des centres et de la ville – brochures, dépliants de présentation des activités, journaux, photos des activités, etc. –, les documents produits par la Fédération depuis 1971, puis par la Fondation à partir de 1993, laquelle coordonne la gestion des centres et conserve l’ensemble des archives ainsi que les discussions au sein des autorités municipales.

  • 17 Nous sommes parties d’une définition large du bénévolat comme contribution caractérisée par l’absen (...)

12Nous avons procédé à une consultation systématique des rapports annuels des centres de la Fédération et Fondation ainsi que des programmes des activités conservés au sein des centres. Notre objectif était d’identifier la référence au rôle des bénévoles, que ce soit dans des propos généraux sur leur place dans les centres, ou en référence à des activités et tâches précises. Nous ne nous sommes pas restreintes au seul terme de « bénévole », car pour appréhender le phénomène qui nous intéresse, selon les périodes et les instances, il est plutôt fait référence à des « militants », « habitants », « membres des comités », « parents », « mamans », « usagères »17. Nous reviendrons par la suite sur l’analyse de cette terminologie diversifiée et les enjeux qu’elle soulève. Les rapports des expertises réalisées à trois reprises sur mandat des autorités – en 1971, 1993 et 2017 – constituent également une source importante pour comprendre la place des personnes actives dans les centres et notamment la construction de la frontière entre le rôle du personnel professionnel et celui des bénévoles.

13Il en ressort une certaine ambivalence : les bénévoles, en particulier les femmes, sont à la fois présentées comme utiles au bon fonctionnement du centre, mais aussi reléguées au second plan dans le cadre de la professionnalisation de l’animation socioculturelle. Cette ambivalence est d’autant plus forte dans les documents produits par le personnel d’animation à une période où la présence dans les centres de ces femmes migrantes des classes populaires est valorisée afin de rendre compte de leurs compétences pour favoriser la participation et l’intégration, quand bien même leur attribuer trop de compétences risquerait aussi de brouiller les frontières entre le travail professionnel et celui des profanes, desservant ainsi le processus de professionnalisation.

14Les rapports rédigés par le personnel d’animation commencent toujours avec une référence générale à l’importance de la participation des bénévoles dans les centres, mais il est rare, par la suite, qu’il soit fait explicitement référence à leur participation à l’animation de telle ou telle activité. Dans les programmes et flyers ce sont les noms des animateur·rices qui figurent comme responsables des diverses activités, en particulier pour la prise en charge des enfants, pour laquelle on connaît le fort engagement de femmes bénévoles, attesté par les photos conservées dans les archives ou les appels aux « mamans » pour la participation à ces moments, par exemple en organisant les goûters.

  • 18 Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, trad. par Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983 [ (...)

15La première signification de la visibilité que nous mobilisons se réfère à la conception arendtienne de l’espace public, soit la visibilité comme publicité. Les sources analysées, en particulier les rapports destinés à présenter l’activité de l’institution à un public plus large ou encore les débats politiques, renvoient à ce que Arendt désigne comme « scène d’apparition18 », soit un espace de discours publics autour de la politique d’animation socioculturelle à l’échelle locale et régionale, qui participe de sa réalité et de son existence. L’action constitue l’activité politique par excellence de mise en lien des humains et de constitution d’un monde commun, contrairement au travail et l’œuvre, les deux autres activités de la condition humaine selon Arendt, et dépend de la présence d’autrui, donc de l’apparence comme forme de visibilité. En ce sens, apparaître dans les sources documentaires et historiques donnerait une certaine visibilité sociale et la possibilité d’un agir en tant que sujet de l’action, c’est-à-dire en tant que sujet d’une action avec une portée publique et politique.

  • 19 Thébaud Françoise, Écrire l’histoire des femmes et du genre, Paris, ENS Éditions, 2007.
  • 20 Nous avons choisi de présenter l’ensemble de notre article au féminin en ce qui concerne les bénévo (...)

16Il convient en premier lieu de s’interroger sur la manière dont ces bénévoles sont rendues visibles et leur degré de visibilité, ainsi que sur le type de bénévoles mis en lumière dans les documents analysés. Nous soulignons que, dans les sources historiques, l’usage du masculin générique est omniprésent pour désigner les bénévoles ; nous n’avons donc que très peu de données historiques spécifiques aux femmes – une problématique récurrente dans l’histoire des femmes et du genre19. Le recours à l’histoire orale, ainsi que les quelques photos des activités des centres présentes dans les archives et journaux, nous ont cependant permis de confirmer qu’il s’agissait principalement de femmes20.

  • 21 Ou pour reprendre les termes de G. Le Blanc, des lieux où l’on peut « se présenter comme membre de (...)
  • 22 Laville Jean-Louis, « L’association : une liberté propre à la démocratie », in Laville Jean-Louis e (...)

17Par ailleurs, les centres eux-mêmes constituent des « scènes d’apparition », que l’on pourrait qualifier de semi-publiques, dans la mesure où les diverses activités sont ouvertes bien que ciblées sur tel ou tel public : les centres sont des lieux de mise en scène de la vie publique à l’échelle du quartier21. La présence dans les centres de femmes issues de la migration et/ou de milieux populaires, qui n’ont que peu d’accès à des espaces de socialisation et de visibilité en dehors de la sphère familiale et de l’emploi, peut être envisagée comme une forme potentielle de visibilité sociale ; en apparaissant dans les centres, elles peuvent se rendre visibles à autrui comme sujets de l’action. Nous retrouvons ici cette caractéristique des espaces associatifs qui opèrent le passage entre la sphère privée et la sphère publique, par des relations interpersonnelles dépassant les réseaux de socialité primaire22.

  • 23 C. Dallera, D. Malatesta et C. Togni, « L’émergence de l’animation socioculturelle sous le regard d (...)

18Si les bénévoles ont toujours eu une place centrale dans les centres d’animation socioculturelle – et ce, dès leurs origines –, nous avons pu observer une certaine variation dans la manière dont elles sont convoquées et présentées dans les discours institutionnels et publics. Le mouvement d’institutionnalisation et de professionnalisation de l’animation socioculturelle dès les années 1960, qui prend de l’ampleur dans les années 1970, marque un tournant dans l’histoire des centres et se caractérise par une forte division sexuée du travail, ainsi que par une part de délégation du travail de care aux femmes, notamment aux bénévoles23. Les « animateurs » sont définis comme des « personnes très qualifiées » qu’il faut décharger de certaines tâches « domestiques » pour lesquelles on en appelle à l’engagement des bénévoles :

  • 24 Rapport du groupe mandaté par la Municipalité pour l’étude des Centres de loisirs, 1971, p. 41.

Il faudra également faire en sorte que les animateurs soient déchargés des besognes domestiques qui sont leur lot actuellement (nettoyages, notamment) et qui les distraient de leurs tâches primordiales24.

  • 25 Pour une analyse plus approfondie de cette catégorie spécifique, nous nous permettons de renvoyer l (...)

19Les termes utilisés dans cet extrait sont révélateurs de la vision du care qui est promue dans les documents officiels. D’une part, les « besognes » réfèrent à un travail ou des tâches peu valorisées. D’autre part, l’adjectif « domestiques » configure ce type de tâches comme relevant de la sphère privée ou familiale, quand bien même elles surviennent dans des espaces collectifs. Cette période, tout comme les décennies suivantes, montre aussi une tendance à l’invisibilisation d’une partie du travail des bénévoles sur le terrain, dans la mesure où les rapports d’activités ne distinguent presque jamais les actions du personnel d’animation des actions des bénévoles. Les activités proposées par un centre ou l’autre sont simplement listées, sans explicitation ou mention du rôle joué par les bénévoles dans la plupart d’entre elles. À ce sujet, nous pouvons évoquer l’exception notable de la catégorie « mamans bénévoles » qui apparaît, entre les années 1970 et 1990 dans les rapports d’activités. Cette catégorie d’intervenantes est spécifiquement liée à certaines tâches emblématiques d’un travail de care : garderies, animations sur les places de jeux, préparation des goûters, etc.25

  • 26 Bovay Claude et Tabin Jean-Pierre, Les nouveaux travailleurs. Bénévolat, travail et avenir de la so (...)

20En revanche, une autre catégorie de bénévoles – qui ne relève pas des activités et prestations des centres et correspond à un « bénévolat de gestion26 » – est présente dans les comités d’association. En effet, dans les discours publics des années 1970 et 1980, nous observons une distinction très forte entre deux formes de bénévolat : un bénévolat d’activités et de care, largement invisibilisé, un bénévolat de gestion qui, renvoyant au travail effectué par les comités d’association, tend à être identifié et reconnu – en des proportions très variables selon les cas – comme une compétence spécifique, en termes d’organisation, de gestion de projet et de budget, etc., attestant un certain pouvoir décisionnel.

21Cependant, dans les années 1980, alors que le processus de professionnalisation est largement avancé, les discours publics laissent surtout paraître des tensions qui proviennent du fait que les bénévoles des comités sont tout à la fois public de l’animation socioculturelle – puisque l’une des missions de l’animation est de promouvoir et favoriser le bénévolat – et les employeurs du personnel d’animation. En effet, dès le départ et jusqu’au début des années 1990, ce sont les associations elles-mêmes – avec à leur tête les comités de bénévoles – qui engagent le personnel salarié et professionnel.

  • 27 Rapport de la fédération des centres de loisirs, 1988-1989.

La gestion d’animateurs professionnels par des bénévoles pose des problèmes que certains considèrent comme étant insolubles27.

22Dans le contexte de professionnalisation, les discours et revendications du personnel d’animation mettent en avant les compétences et connaissances nécessaires à l’accomplissement de leur propre travail. Dès lors, les tensions se cristallisent autour du fait d’être engagé et employé par des personnes qui précisément ne possèdent pas ces compétences et connaissances. En 1994, après plusieurs années de conflits et de discussions entre les centres et la Ville, la prérogative de l’engagement du personnel est enlevée aux comités bénévoles et attribuée à une Fondation nouvellement créée pour chapeauter les centres : le rôle d’employeur est ainsi externalisé. Les rapports de la Municipalité et de la nouvelle Fondation mettent l’accent sur la nécessité de préserver les bénévoles d’une charge trop élevée de travail.

  • 28 Rapport annuel de la Fondation, 1995-1996.

Les bénévoles, sur qui s’appuie largement le secteur socioculturel, ne sont pas taillables et corvéables à merci ni accommodables à toutes les sauces28.

23Si ces discours participent d’une certaine visibilité et publicité du travail bénévole – cité comme appui majeur et indispensable à l’animation socioculturelle –, ils renvoient également à un souci de le cadrer, le délimiter, voire de le règlementer dans un contexte de renforcement de l’intervention des autorités de la Ville. Cependant, la création de la Fondation marque aussi une reconnaissance institutionnelle de la place des bénévoles membres des comités, qui sont représentées officiellement, plusieurs sièges leur étant réservés dans le conseil de Fondation.

24Les bénévoles ont toujours eu un statut particulier et ambigu, notamment en raison du fait que, jusque dans les années 1990, elles combinent, de fait, une double position : employeur du personnel d’animation et bénéficiaires des prestations offertes par le centre. L’analyse des sources montre qu’à partir des années 1990, on observe une accentuation de la deuxième position et que les bénévoles – le terme tend d’ailleurs à disparaître dans les sources – sont davantage identifiées comme des usagères.

25La catégorie des « mamans » en particulier illustre ce constat : si elles pouvaient être désignées comme « mamans bénévoles » dans les années 1980, elles sont largement reléguées au statut de bénéficiaires par la suite. Durant les premières décennies, les « mamans » sont décrites en soutien au personnel d’animation parce qu’elles prennent en charge des activités – les « mamans bénévoles » –, puis elles basculent petit à petit davantage du côté de celles qui reçoivent l’aide des centres et sont représentées comme des usagères de l’animation socioculturelle à partir de la fin des années 1990. Le tournant participatif dans la politique de la Ville, au cours des années 2000, renforce ce glissement, qui tend à effacer les statuts au profit d’une catégorie plus large, celle d’« habitants ».

26La tendance actuelle repose sur l’idée que tout le monde – « les habitants » – peut participer à l’action des centres, plutôt que de penser une action en faveur de « bénéficiaires » ou d’ « usager·ères ». Cependant, le corollaire de ce mouvement d’effacement des statuts est la mise en arrière-plan de celles qui étaient désignées comme « bénévoles » et rend plus difficile la valorisation de leur contribution. L’usage généralisé du terme « habitants » – bien qu’il vise principalement à supprimer la catégorie « bénéficiaires » et l’image péjorative qui va avec – a aussi pour conséquence d’effacer la catégorie « bénévole » qui constitue tout de même, comme nous le montrerons, un statut doté d’une certaine reconnaissance.

  • 29 G. Le Blanc, L’invisibilité sociale, op. cit.

27Ce déplacement dans les catégories utilisées dans les discours publics soulève la question de l’importance de la désignation dans le processus d’(in)visibilité sociale. Si la perception constitue un élément central de ce processus29, la désignation comme « bénévoles » ou comme « usagères » devient un enjeu fondamental pour la reconnaissance de ces personnes et de leur contribution à l’existence des centres d’animation socioculturelle. Le fait d’être perçues comme usagères, plutôt que comme bénévoles, implique le risque non seulement d’un déni de reconnaissance des tâches effectuées, mais également d’un déni de perception de ces femmes en tant que travailleuses bénévoles participant à la production d’une prestation sociale et plus largement au bien-être du quartier.

28De plus, les récentes politiques participatives de la Ville, axées sur les « habitants » comme cible de l’intervention sociale supposent des actions larges, a priori « ouvertes à toutes et tous ». Cette tendance s’accompagne de la suppression des secteurs et activités des centres spécialement dédiés aux femmes qui constituent, comme nous allons le montrer dans la troisième partie de cette contribution, un lieu d’ancrage d’une possible participation à la vie publique pour ces femmes – s’engageant bénévolement – qui viennent de la migration et qui vivent dans des quartiers populaires peu dotés en ressources.

29À l’échelle des centres et à l’heure actuelle, la question de la visibilité est toujours directement liée à la question de la désignation ou non en tant que « bénévoles ». Le travail de care accompli par ces femmes n’est pas toujours identifié, par le personnel d’animation ou les autres acteur·rices du quartier, comme des contributions bénévoles et passe ainsi souvent inaperçu. Par ailleurs, nous allons montrer que la visibilité en tant que bénévoles n’est pas toujours une condition suffisante pour accéder à une forme de reconnaissance.

Reconnaissance : de la difficulté d’apparaître comme partenaire à part entière

  • 30 Honneth Axel, « Invisibilité : sur l’épistémologie de la « reconnaissance », trad. par Françoise Go (...)

30Cette question de la visibilité comme condition de la reconnaissance nous amène à déplacer le regard et la conceptualisation. Pour ce faire, nous proposons de repartir de la théorie de la reconnaissance d’Honneth et de la distinction qu’il opère entre une invisibilité au sens littéral – le fait de n’être ni perçu, ni identifié cognitivement – et une invisibilité au sens figuratif – le fait de n’être pas reconnu publiquement, au sens de se voir attribuer une « valeur sociale30 ». L’analyse des sources documentaires et historiques concernait avant tout la première signification : au sens littéral, les bénévoles peuvent être plus ou moins visibles, c’est-à-dire perceptibles par autrui sur des scènes d’apparition publiques. Il s’agit désormais de se focaliser sur la seconde signification, puisqu’elle renvoie à la question de la reconnaissance : être visible au sens figuratif, c’est être reconnu.

  • 31 Ibid., p. 44.
  • 32 Au sens figuratif, « « [r]endre visible » une personne va au-delà de l’acte cognitif de l’identific (...)

31Honneth précise que « l’invisibilité au sens figuratif présuppose la visibilité au sens littéral31 ». En d’autres termes, la (non)reconnaissance doit inévitablement passer par le fait d’être visible et perceptible, tout en y ajoutant l’expression d’une « valeur sociale32 ». Plus encore et au contraire, dans le contexte que nous avons étudié, une visibilité au sens littéral ne va pas toujours de pair avec une visibilité au sens figuratif : une plus grande visibilisation, au sens littéral, des femmes bénévoles – les rendre visibles et perceptibles sur une scène d’apparition publique – n’implique pas forcément une plus grande reconnaissance de leur contribution, tout particulièrement lorsque cette contribution se rapporte au care auquel n’est pas attribué une grande valeur sociale.

32Pour poursuivre ce raisonnement, nous allons mobiliser les données ethnographiques issues d’une des études de cas menée durant notre recherche. Cet exemple permet d’interroger la reconnaissance de femmes issues de la migration, dans un quartier populaire marginalisé, qui sont bénévoles au sein du centre et dans le comité d’association.

Encadré 1 : Portrait d’un centre d’animation socioculturelle

Le centre est situé dans un quartier populaire en périphérie de la ville. Délimité géographiquement et encerclé par trois grands axes routiers, dont une autoroute, ce quartier se présente comme une sorte d’enclave relativement coupée du reste de la ville. Construit dans les années 1970, il abrite dès le départ près de 500 logements à loyers modérés destinés avant tout aux familles ouvrières. Aujourd’hui encore, il est caractérisé par des logements subventionnés et rassemble des habitant·es aux revenus modestes. Par ailleurs, on y dénombre une importante population d’origine étrangère, issue de différentes vagues migratoires depuis les années 1970. Le quartier est l’objet d’une mauvaise réputation – dangers, sentiment d’insécurité, etc. – que les habitant·es aiment tourner en dérision en faisant des plaisanteries pour faire peur à l’ethnographe.

Le centre d’animation socioculturelle se trouve au plein milieu du quartier, au cœur même de la barre d’immeubles. Il donne sur une grande place bétonnée qui est largement investie, durant la période estivale, par ses activités et prestations, mais également par toute la population. Véritable « cœur de village », cette place est bordée par des terrasses de café et par une petite épicerie. Le centre a été créé dès la construction du quartier, pensé directement par la Municipalité comme une de ses composantes essentielles, afin de favoriser l’intégration de sa population.

Les activités du centre sont multiples : sports, accueil pour les enfants et les jeunes le mercredi, soutien scolaire, café couture, ou encore cours de français. Ces prestations sont organisées et gérées par une équipe de quatre animateur·rices, pour 2,75 équivalents plein temps. Un comité composé de cinq bénévoles est également à la tête de l’association et se rencontre régulièrement.

33L’exemple de ce centre permet de mettre en lumière le parcours de visibilité et de reconnaissance vécu par certaines de ces femmes qui entrent d’abord dans le centre comme des « mamans » – en accompagnant leurs enfants aux activités qui leur sont dédiées –, puis qui prennent progressivement en charge des tâches bénévolement – rangements, nettoyages, tenue du bar lors d’une fête, etc. –, jusqu’à faire partie, pour certaines, du comité d’association. Les « dames du comité » désignent, dans le discours informel des animateur·rices, ces femmes qui ont d’abord été usagères avant de devenir membres du comité, à l’issue d’un parcours décrit comme progressif au sein des activités du centre.

34L’utilisation de la terminologie de « mamans », dans l’appel fait par le personnel d’animation à la participation des femmes aux activités des centres, renvoie parfois à une stratégie pour faciliter l’accès au centre pour des femmes qui s’identifient davantage à cette catégorie qu’à celle de « bénévoles » – l’auto-désignation comme « bénévoles » est d’ailleurs très rare, même par celles qui effectuent de nombreuses tâches bénévolement. Cependant, par la suite, l’accès au statut de bénévole nécessite d’adhérer au parcours d’engagement qui peut conduire à la participation au comité. Le terme « dames du comité » fait référence à un plus grand groupe de femmes, participantes des activités du secteur qui leur est dédié et que le personnel d’animation désigne comme étant « les dames » ; soit toutes ces femmes gravitant de manière régulière autour du centre, participant aux différentes activités et rendant de multiples services. « Les dames du comité » sont celles, parmi ce groupe, qui ont accepté d’intégrer l’organe officiel de l’association, le plus souvent par cooptation informelle.

35En faisant partie du comité, les quelques femmes concernées sont finalement perçues et désignées comme des « bénévoles » qui sont appelées à participer aux réunions et aux prises de décision. Dans ce contexte, la désignation comme « bénévoles » correspond à leur identification statutaire comme membre du comité, alors qu’elles effectuaient déjà auparavant des tâches bénévolement sans bénéficier de cette désignation. En ce sens, elles sortent d’une forme d’invisibilité sociale et deviennent perceptibles comme occupant une place officielle instituée par l’organisation formelle du centre. Cette visibilité fonctionne comme une forme de reconnaissance, puisqu’elles acquièrent un statut – et donc une valeur sociale –, représentant les habitant·es, se faisant le relais entre le quartier et le centre tenu par le personnel d’animation. Devenant officiellement et institutionnellement les représentantes du quartier, elles agissent comme des références, des personnes vers qui l’on se tourne en cas de question ou de problème, de manière formelle ou informelle. Les autres femmes engagées dans le centre sont moins facilement considérées comme des « bénévoles », leur contribution étant davantage thématisée sous le lexique de l’aide ponctuelle, des « coups de mains », des « services » rendus, etc.

  • 33 Fraser Nancy, « Justice sociale, redistribution et reconnaissance », trad. par Diane Lamoureux, Dan (...)

36Pourtant, cette reconnaissance des « dames du comité » acquérant un statut n’implique pas toujours une participation comme « partenaire à part entière », soit la possibilité « d’interagir en tant que pair avec les autres33 ». Dans les discours informels du personnel d’animation, ce comité est désigné sous le terme de « comité d’usagers », en comparaison de ce qui seraient des « vrais comités » – terme utilisé sur un ton humoristique – qui existeraient dans les autres centres d’animation socioculturelle de la région et qui jouiraient d’une véritable autonomie dans certaines prises de décision. Cette terminologie illustre la difficulté pour ces femmes d’apparaître comme de « vraies » bénévoles, ce qui s’accompagne de la difficulté de leur reconnaître des compétences utiles au centre, le comité étant avant tout présenté comme une charge supplémentaire à assumer pour le personnel d’animation qui prépare les réunions, les anime, prend des notes, rédige les procès-verbaux, etc. Cependant, une partie du travail d’inclusion, par exemple la traduction pour les personnes allophones, est réalisée par les bénévoles elles-mêmes. Si leur appartenance officielle au comité leur confère une visibilité indéniable, le lexique utilisé pour les désigner – un « comité d’usagers » – nuance largement la part de reconnaissance qui leur est associée.

37La pandémie de Covid-19 a renforcé cette ambiguïté, puisque les centres d’animation socioculturelle ont été amenés à organiser une distribution alimentaire pour répondre à la précarisation des conditions de vie de certaines familles. Les bénévoles, y compris celles du comité d’association, sont en grande partie des mères de famille qui, durant la crise sanitaire, ont bénéficié de cette distribution alimentaire. Bénéficiant de cette prestation spécifique, elles ont été reléguées à leur seul statut d’usagères – partiellement exclues de la catégorie « bénévoles ». Le personnel d’animation leur a expliqué qu’elles ne pouvaient être à la fois bénévoles et bénéficiaires d’une même prestation et qu’elles ne pourraient donc participer à cette action. Si la grande marge de manœuvre ouverte par le droit des associations en Suisse rend compatible le double statut d’usagères et de bénévoles – montrant de fait la coexistence de différentes logiques dans l’institution –, cet exemple illustre la manière dont une logique, et donc un statut, peut prendre le pas sur une autre en fonction de la situation. La crise a renforcé la difficulté d’être perçues avant tout comme des bénévoles et a participé à une forme de déni de reconnaissance.

38Ce déni de reconnaissance est également présent dans certains actes de quotidien. Par exemple, la question de savoir qui a la clé pour ouvrir le bâtiment est directement liée à la légitimité et la responsabilité attribuée à telle ou telle personne : elle devient un symbole de la participation à la gestion de l’espace et des ressources du centre, et donc d’une forme de reconnaissance. Cet enjeu autour de la clé est transversal aux différents centres étudiés, quand bien même chaque équipe n’y répond pas de la même manière. Dans la séquence d’observation suivante, lors d’une réunion du comité de l’association – guidée par un animateur et une animatrice –, une lutte est engagée pour la gestion de l’espace et des ressources du centre, matérialisée autour de la question de la possession et de l’usage de la clé.

À la fin de la réunion, la question de l’ouverture du centre le lendemain est posée car l’animateur et l’animatrice devraient arriver plus tard en raison de la présente réunion et des heures supplémentaires qui doivent être rattrapées. L’une des bénévoles dit qu’elle peut venir elle-même ouvrir la porte puisqu’elle va de toute façon venir pour l’activité. L’animateur relève qu’elle n’a pas la clé. Elle répond que si, justement, elle a la clé. Une autre bénévole intervient pour confirmer : « on peut le faire ». L’animatrice renchérit en disant qu’elles n’ont pas la clé de l’armoire (pour le matériel nécessaire à l’activité). Une bénévole affirme que la monitrice prévue pour l’activité a la clé de l’armoire, et donc que c’est bon. L’autre confirme : « on est là, on gère ». Puis la première : « on l’a déjà fait ! ». L’animatrice et l’animateur hésitent, exprimant le fait que ce n’est pas de leur responsabilité et qu’elles n’ont pas à faire le travail du personnel.

39On retrouve dans cet extrait d’observation la difficulté d’être reconnues comme partenaires à part entière dans le centre et de pouvoir participer pleinement à l’action du centre. Si la présence dans le comité – incarnée par la présence à cette réunion – atteste une certaine visibilité de ces femmes en tant que membres bénévoles, le débat autour de la responsabilité de la clé souligne l’écart entre le statut formel qui leur est conféré et les possibilités d’action qui, elles, demeurent limitées. Dans d’autres centres d’animation socioculturelle, dirigés par de « vrais comités » selon la dénomination du personnel, l’usage des clés est laissé plus librement aux membres des comités bénévoles, reconnus responsables de certaines activités.

40Ici, à l’inverse, les bénévoles – quand bien même elles sont membres du comité – sont sans cesse reléguées à leur statut d’usagères. À la fin de cet extrait, il est bien indiqué par le personnel d’animation que les bénévoles ne doivent pas avoir cette « responsabilité » de gestion des locaux et du matériel, enfermé dans des armoires, fermées par d’autres clés, et qu’« elles n’ont pas à faire le travail du personnel ». Mais nous observons aussi du répondant du côté des bénévoles, probablement favorisé par le contexte collectif de la rencontre, car plusieurs se relayent pour affirmer qu’elles peuvent le faire, puisqu’ellles l’ont « déjà fait ». Ce qui revient à revendiquer la reconnaissance de ce qui a déjà été réalisé et de leurs compétences et place dans le centre.

  • 34 Voirol Olivier, « Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, no 129-130/1, 2005, p.  (...)

41C’est bien l’écart entre ce que devrait leur conférer leur visibilité en tant que « membres bénévoles du comité » – en termes de reconnaissance, d’autonomie et de responsabilité –, et la position du personnel d’animation qui les cantonne à un rôle subalterne, qui est en jeu. Cet exemple renvoie à la dimension normative de la visibilité sociale, en fonction d’une situation ou d’un contexte donné, en référence à un ordre moral et politique34. En ce sens, ces bénévoles sont invisibilisées – au sens figuratif donné par Honneth – compte tenu de ce que devraient être et devraient pouvoir faire des membres de comité d’association dans le contexte des centres d’animation socioculturelle en Suisse romande. Alors qu’elles cherchent une visibilité sociale et donc une reconnaissance en tant que bénévoles responsables en revendiquant la possession et l’usage autonome de la clé, le personnel d’animation leur dénie cette reconnaissance, en les traitant avant tout comme usagères. Si l’on se réfère au concept de G. Le Blanc, elles sont donc invisibilisées dans le sens où elles ne sont pas perçues comme sujets de l’action participant à la vie publique du centre. Dans la dernière partie de cette contribution, nous allons explorer les possibilités et les conditions d’une telle participation.

Participation : le care comme expérience pour accéder à l’espace public

42Malgré les obstacles pour une reconnaissance comme partenaires à part entière de ces femmes bénévoles au double statut ambigu, nous souhaitons, dans cette dernière partie, poursuivre le questionnement sur les possibilités de leur participation à la vie du centre et à la vie publique de manière plus générale. Nous poserons cette question à partir de l’analyse des conditions institutionnelles et interactionnelles ouvrant l’accès à l’espace public pour ces personnes, à partir de leur expérience d’engagement dans le centre. L’accent sera mis sur la dimension collective de la participation, contrairement à la question de la reconnaissance que nous avons traitée jusqu’ici principalement dans sa dimension individuelle d’acquisition du statut de « bénévole » ou de « membre du comité ». C’est à partir de l’exemple d’une prestation particulière du centre, destinée aux femmes, que nous montrerons toute l’importance du care dans le déploiement d’une participation dépassant les frontières de la prestation et du centre plus largement.

Encadré 2 : Portrait d’une prestation : le café-couture

Le café-couture est une prestation proposée par le centre à destination des femmes du quartier qui viennent, deux matinées par semaine, pour boire un café et faire de la couture. Tous les lundis et mercredis matin, suivi d’un repas en commun les lundis.

Toute la matinée, l’accès est libre, selon un principe de portes ouvertes : certaines femmes y assistent du début à la fin, quand d’autres ne passent que faire un « petit coucou ». En général, une vingtaine de femmes se succèdent au cours de la matinée. Elles naviguent entre l’espace dédié à la couture – des tables disposées en carré sur lesquelles sont posées des machines à coudre – et l’espace prévu pour les cafés – avec quelques chaises disposées autour d’une table ou en cercle. Une monitrice, couturière, aide les autres femmes à confectionner leurs ouvrages.

En quelques années, la prestation s’est fortement développée grâce au bouche-à-oreille. Les femmes présentes viennent comme usagères, destinataires de l’activité, quand bien même nombre d’entre elles sont bénévoles par ailleurs. Cet espace est aussi le lieu d’émergence de ce groupe de femmes que l’on appelle « les dames », qui se mobilisent pour faire fonctionner le centre. Elles cherchent dans cet espace une « liberté de parole » et « de mouvement ». Y sont réunies beaucoup de communautés migrantes différentes – Turquie, Algérie, Maroc, Somalie, Albanie, Kosovo pour les plus nombreuses. Le plus souvent, les femmes se présentent en fonction de leur nationalité d’origine, particulièrement lorsqu’elles s’adressent à l’ethnographe.

Historiquement, ce café-couture était d’abord pensé comme un « entre soi », un espace de rencontre et d’échanges entre femmes. « On peut parler de tout, faut partager » nous explique l’une d’elles en faisant un geste de formation d’un groupe, dessinant un cercle avec son bras. Petit à petit, le café-couture est devenu un lieu d’ouverture sur l’extérieur, avec l’organisation de sorties, au musée ou au théâtre par exemple. Elles organisent aussi des voyages et ont participé à la Grève des femmes 2019, une mobilisation féministe majeure en Suisse.

L’animatrice n’est pas systématiquement présente pendant toute la durée de l’activité ; elle fait des allers-retours entre la salle et son bureau pour effectuer d’autres tâches, le plus souvent administratives. « Mais elles s’autogèrent », assure-t-elle à l’ethnographe. Pendant la crise de Covid-19, elles se sont même constituées en groupe Whatsapp pour garder des contacts pendant et même après le semi-confinement. Elles ont ainsi maintenu une certaine cohésion dans le groupe et dans le quartier.

  • 35 Sur l’éthique du care, voir par exemple J. Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, (...)

43Le café-couture se présente comme un lieu d’expérience particulier, que l’on pourrait appeler un espace de care, c’est-à-dire un espace d’interactions reflétant une éthique du care35, caractérisé par le souci d’autrui et le prendre soin dans une approche centrée sur les relations. Ainsi, la notion de care nous permet non seulement de penser les contributions bénévoles de ces femmes engagées dans les centres : des activités ou des tâches de prendre soin décrites et analysées plus haut. Plus encore, elle offre un regard sur une certaine éthique de la relation qui caractérise cet espace de rencontre qu’est le café-couture. Le déplacement du regard conceptuel d’un travail de care vers une éthique du care permet de voir dans le care, non seulement le risque d’assujettissement et d’invisibilisation, mais aussi une possibilité d’émancipation.

  • 36 Le terme « mamans » utilisé sur le terrain renvoie à des situations empiriques variées et peut tout (...)

44Cet espace a ceci de particulier de ne pas rompre avec la manière dont ces femmes se perçoivent et sont perçues dans d’autres sphères, soit comme des « mamans ». Au café-couture, elles sont des mères et apparaissent comme telles, même quand leurs enfants sont grands et qu’elles sont seules à fréquenter les prestations du centre36. Malgré le risque d’un déni de reconnaissance, comme nous l’avons montré, pour des femmes parvenant difficilement à être perçues autrement que sous ce seul qualificatif, la continuité avec cette identité de « mamans » est importante parce qu’elle participe de cet espace de care, fait d’attention et de sollicitude. Elle est même la condition d’entrée dans cet espace pour certaines femmes qui se sentiraient à défaut illégitimes d’y venir. Les propos énoncés en entretiens confirment que nombre d’entre elles ont poussé la porte du centre avant tout pour leurs enfants ou accompagnées de leur voisine « maman de … ».

45Le café-couture est un espace du prendre soin collectif : on se soucie les unes des autres, on prend des nouvelles des malades, des absentes, on échange sur des problèmes personnels ou de santé, parfois très intimes. Un jour durant nos observations, plus d’une heure a été consacrée au cancer de l’une des femmes, désireuse de partager son vécu et ses angoisses. Le groupe entier s’est rassemblé autour d’elle, à l’écoute et en soutien. L’une d’elles proposera même de l’accompagner aux rendez-vous médicaux si son mari n’est pas disponible. Cette attitude de prendre soin général est justifiée ainsi par l’une des femmes, à l’attention de l’ethnographe : « ici, on aime s’entraider ». De même, la création du groupe Whatsapp et le maintien des échanges pendant les semi-confinements en 2020, incarnent ce souci de préserver une cohésion de groupe autour de relations de proximité très fortes. Ces exemples attestent l’importance de la dimension collective de cette forme de care. Le prendre soin n’est pas inscrit dans une relation interpersonnelle de face-à-face, mais dans un groupe qui se rencontre régulièrement. Cette dimension collective constitue, comme nous allons le voir, une condition à la participation dans ce contexte spécifique. Une animatrice décrit ce groupe comme une « force collective » qui émanerait de ces femmes. Elles sont identifiées et reconnues en tant que collectif dans le cadre du centre.

  • 37 Pattaroni dégage un double continuum pour distinguer les gestes de care : d’une part, s’étendant de (...)

46Il s’agit d’une forme de care s’inscrivant dans des relations de proximité, raison d’être initiale de ce groupe, et répondant à un besoin exprimé par ces femmes. Parmi les différentes formes de gestes de care distinguées par Luca Pattaroni, celle étudiée ici correspond à la sollicitude, un care informel et symétrique37. Selon lui, la dimension informelle de la sollicitude rend difficile son institutionnalisation et demeure de fait largement invisibilisée. Cette forme regroupe des gestes et activités qui ne peuvent être formalisés dans le cadre de tâches reconnues, y compris bénévoles. La délimitation et la reconnaissance du bénévolat discutées jusqu’ici ne rendent pas compte de cette dimension du care. On peut se demander si l’absence de toute formalisation et institutionnalisation ne contribuerait pas à conduire et reconduire ce care dans un processus d’invisibilité sociale, puisqu’une forme d’institutionnalisation permettrait de stabiliser une certaine valeur sociale.

  • 38 Thévenot construit sa théorie de l’engagement autour de trois régimes d’action : le régime d’engage (...)

47Si l’on se réfère aux différents régimes proposés par Laurent Thévenot38, ces gestes de care, au demeurant invisibles et renvoyant à des « engagements de proximité », se révèlent également le lieu d’ancrage d’autres formes d’engagement. Plus encore, nous faisons l’hypothèse que ces relations de proximité, dans cet espace de care, sont même une condition d’émergence d’« engagements en public ». Pour ces femmes, qui n’ont que peu d’accès à l’espace public, s’engager d’abord en proximité apparaît comme une condition nécessaire pour ensuite envisager des formes d’engagements publics. Ces engagements publics se traduisent par différentes apparitions dans l’espace public : des sorties au théâtre, des voyages, et plus encore une mobilisation à la Grève des femmes 2019 en Suisse. Cet événement a été le point culminant d’une participation à la vie publique qui semblait relativement impossible aux yeux de ces femmes, qui n’ont que peu d’occasion de prendre part au débat public. Toutes affirment qu’elles n’auraient jamais participé à une manifestation publique, si cela n’avait pas été ensemble. C’est donc bien la dimension collective, inscrite dans un espace de proximité reflétant une éthique du care, qui autorise une participation à la vie publique.

  • 39 Breviglieri Marc, « Bienfaits et méfaits de la proximité dans le travail social », in Ion Jacques ( (...)
  • 40 Thévenot insiste sur l’importance de prêter attention aux engagements dans le proche afin de compre (...)

48L’expérience de ces femmes montre l’importance et la nécessité de construire une relation de confiance, que seul un engagement de proximité peut instituer39. Cet engagement dans le proche permet de poser la base de ce qui sera envisagé comme engagement en public40. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une participation publique et politique par le care. Dans ce cadre, c’est cet espace du proche reflétant une éthique du care qui constitue la condition d’émergence d’une participation pleine et entière à la vie publique. Partant de l’invisibilité sociale caractéristique du bénévolat féminin de care, ces femmes se réapproprient un espace public et trouvent une certaine visibilité sociale.

  • 41 Verschuur Christine, « Mouvements de quartier, genre et justice sociale : réinvention culturelle du (...)

49Le café-couture constitue ce que Christine Verchuur appelle un « espace féminin incontesté41 », lequel désigne une manière de faire de la politique autrement. C’est en tant que tel que ces femmes investissent le café-couture. Parce que la dimension collective y est essentielle, il s’avère une étape importante favorisant l’accès à l’espace public.

Conclusion

50Nous avons insisté sur la nécessité de s’intéresser à ce bénévolat féminin de care, afin de mettre en évidence la distinction entre travail bénévole et care, comme activité et comme éthique – deux objets qui souffrent de formes d’invisibilité dans le monde social et scientifique.

51L’analyse de ce bénévolat particulier dans le contexte des centres d’animation socioculturelle nous invite à éviter l’écueil d’un dénigrement du care du fait qu’il serait invisible, puisque, comme nous l’avons vu, la reconnaissance et la participation peuvent prendre forme dans des espaces et pour des populations caractérisés par leur invisibilité. Notre réflexion sur l’invisibilité sociale s’est efforcée de combiner les différentes dimensions d’apparition, de perception, de reconnaissance et de participation. La configuration institutionnelle particulière et floue de notre terrain d’enquête, s’incarnant dans le double statut ambigu de ces femmes, crée des risques – en termes d’invisibilisation, de déni de reconnaissance –, mais aussi des opportunités – en termes de participation.

  • 42 Les récentes réformes de la politique communale d’animation socioculturelle tendent en effet à supp (...)

52Cette conclusion est d’autant plus importante dans une réflexion sur le travail social professionnel et sur les pratiques d’intervention sociale. En effet, suivant les résultats de notre recherche, l’objectif ne serait pas seulement de renforcer la visibilité de ces femmes, quand bien même cela constitue une part non négligeable du travail social, mais surtout de reconnaître et de préserver le care dans ce qu’il permet de faire en lien avec différentes formes d’engagement et de participation. Il s’agit d’ouvrir ou de maintenir ces espaces qui agissent, pour des catégories de population vulnérables, comme condition à leur engagement public, alors même que ces espaces sont menacés par de nouvelles politiques publiques42.

53La mission de ces centres de quartiers – favoriser la participation et le bien-être des habitant·es –, peut être remplie par la reconnaissance et la valorisation des pratiques de care, supposant elle-même la création des conditions propices à son exercice et d’espaces adaptés. Pour ce faire, nos analyses ont identifié plusieurs pistes. La reconnaissance des personnes s’engageant à divers degrés, notamment les bénévoles, comme partenaires à part entière, c’est-à-dire comme sujets de l’action. Si la participation aux comités leur permet de réaliser de nouvelles expériences, elle ne doit pas constituer la seule voie pour reconnaître et valoriser leurs engagements. La catégorie des « mamans » peut constituer une porte d’entrée, mais elle ne doit pas enfermer ces femmes dans une catégorie issue de la sphère familiale et empêcher l’émergence d’autres statuts et rôles pour les femmes engagées dans les centres. La question des responsabilités, de l’accès aux ressources et aux espaces doit aussi pouvoir se discuter de manière transparente et participative. À tous ces niveaux, le personnel d’animation a un rôle important à jouer pour agir sur la visibilité, la reconnaissance et la participation de ces femmes.

54Finalement, notre contribution insiste sur la dimension collective de la participation. Dans le cadre de ces centres d’animation socioculturelle, c’est bien elle qui permet de surmonter les obstacles à la participation à la vie publique qui résultent de l’invisibilité sociale. La perspective de l’éthique du care invite à repenser les modèles participatifs et nous a permis d’observer le passage entre un prendre soin dans le proche et des formes d’engagement en public. L’exécution de tâches relevant du care pourrait ouvrir une piste d’intervention en partant de ce que sont et ce que font ces femmes, afin de les engager dans des processus de participation, au sens fort de participation à la vie publique. Si ces femmes assumant du bénévolat de care dans les centres socioculturels sont, à plusieurs points de vue ou sous différentes formes, invisibilisées, l’émergence du collectif désigné comme « les dames » constitue bel et bien le point d’ancrage d’une authentique participation à la vie publique.

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Voirol Olivier, « Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, no 129-130/1, 2005, p. 9-36.

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Notes

1 Molinier Pascale, Laugier Sandra et Paperman Patricia, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot & Rivages, 2009, p. 11.

2 Tronto Joan, Un monde vulnérable, pour une politique du care, trad. par Hervé Maury, Paris, La Découverte, 2009 [1993].

3 Federici Silvia et al., Travail gratuit et grèves féministes, Coordonné et introduit par Soline Blanchard et al., Genève & Paris, Entremonde, 2020.

4 Parmi les missions principales figurent notamment celles de favoriser le lien social, les interactions entre générations, et l’intégration, de renforcer la solidarité sociale, ou encore de promouvoir la culture et l’interculturalité. Malgré un discours et une volonté d’ouverture à l’ensemble de la population d’un quartier, l’organisation d’activités de loisirs pour les jeunes et les enfants occupent une place importante dans l’activité de la majorité des centres. Outre les temps d’accueil des enfants, ces centres proposent des activités sportives, du soutien scolaire, des cours de français ou encore des moments de café couture.

5 Togni Carola et Malatesta Dominique, « Feminism and the professionalisation of social work: a socio-historical approach through two Swiss examples (1910-1970) », Contemporanea, no 22/2, 2019, p. 282-287.

6 Bourdoncle Raymond, « Professionnalisation, formes et dispositifs », Recherche & Formation, no 35, 2000, p. 117-132.

7 Jusque dans les années 1980, les animateurs sont majoritairement des hommes. À partir des années 1980, afin de répondre à la demande d’accueil d’enfants en lien avec l’augmentation de l’emploi des mères, les centres commencent à engager davantage d’animatrices, et donc les effectifs se rééquilibrent.

8 Dallera Corinne, Malatesta, Dominique et Togni Carola, « L’émergence de l’animation socioculturelle sous le regard du genre. L’exemple des centres de loisirs lausannois 1960-1980 », Revue suisse de travail social, no 23, 2018, p. 11-27.

9 Daniels Arlene Kaplan, « Invisible Work », Social Problems, no 34/5, 1987, p. 403-415.

10 Cette recherche a été menée par les autrices de l’article à la Haute École de Travail Social et de la Santé Lausanne (HETSL|HES-SO), entre 2019 et 2021, et a été financée par la Société Suisse d’Utilité Publique.

11 En Suisse, le droit des associations est régi par les articles 60 et suivants du Code civil. L’assemblée générale est l’organe souverain de l’association et le comité, composé de personnes bénévoles élues par l’assemblée générale, prend en charge certaines prérogatives qui lui sont déléguées. Si, d’un point de vue juridique, ces comités bénévoles ont donc un certain pouvoir décisionnel, les formes institutionnelles rendues possibles par le droit suisse sont extrêmement vastes, ce qui permet une grande latitude sur l’étendue du pouvoir réellement institué dans chaque association.

12 Pour la partie documentaire, ont été analysés : les rapports de gestion de la Municipalité, les bulletins du Conseil communal, les rapports d’activités de la Fondation (et de la Fédération qui la précédait), des revues de presse ainsi que les sites internet des centres, des brochures et dépliants. Pour la partie ethnographique, différentes activités ont été observées entre juin et décembre 2020 : animations hebdomadaires, préparation et moments de fêtes, préparation et distribution de colis alimentaires pendant la crise sanitaire du Covid-19 et réunions des comités d’association. À cela, s’ajoutent des entretiens avec quatre membres du personnel (trois animatrices et un animateur), deux monitrices (personnel d’encadrement défrayé) et quinze bénévoles (des femmes, à l’exception des deux présidents d’association).

13 Smith Dorothy, Institutional ethnography as practice, Lanham, Rowman & Littlefield, 2006.

14 Smith Dorothy, The Everyday World as Problematic. A Feminist Sociology, Toronto, University of Toronto Press, 1987.

15 « L’invisibilité sociale peut être analysée comme un processus dont la conséquence ultime est l’impossibilité de la participation à la vie publique » (Le Blanc Guillaume, L’invisibilité sociale, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 1).

16 L’auteur se réfère notamment aux travaux d’Arendt sur la possibilité de « faire œuvre » comme modalité de l’action potentiellement politique, et définit donc l’invisibilité sociale comme un « déni de perception de l’agir d’un sujet » (Ibid., p. 33).

17 Nous sommes parties d’une définition large du bénévolat comme contribution caractérisée par l’absence de rétribution financière et l’absence de contrainte, dans le sens où aucune sanction n’est prise à l’encontre de celle ou celui qui ne l’exerce pas (Ferrand-Bechmann Dan, Bénévolat et solidarité, Paris, Syros-Alternatives, 1992). Au cours de notre enquête, nous avons très vite réalisé que ce terme n’était pas systématiquement utilisé pour désigner toutes sortes de contributions qui pourraient entrer dans cette définition.

18 Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, trad. par Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983 [1961].

19 Thébaud Françoise, Écrire l’histoire des femmes et du genre, Paris, ENS Éditions, 2007.

20 Nous avons choisi de présenter l’ensemble de notre article au féminin en ce qui concerne les bénévoles.

21 Ou pour reprendre les termes de G. Le Blanc, des lieux où l’on peut « se présenter comme membre de la vie sociale, comme citoyen actif dans les processus d’élaboration de la cité » (G. Le Blanc, L’invisibilité sociale, op. cit., p. 1).

22 Laville Jean-Louis, « L’association : une liberté propre à la démocratie », in Laville Jean-Louis et Sainsaulieu Renaud (Éds.), Sociologie de l’association. Des organisations à l’épreuve du changement social, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 35-73.

23 C. Dallera, D. Malatesta et C. Togni, « L’émergence de l’animation socioculturelle sous le regard du genre », Art. cit.

24 Rapport du groupe mandaté par la Municipalité pour l’étude des Centres de loisirs, 1971, p. 41.

25 Pour une analyse plus approfondie de cette catégorie spécifique, nous nous permettons de renvoyer les lecteurs et lectrices à une précédente publication : Malatesta Dominique, Meigniez Maëlle et Togni Carola, « Des « mamans » usagères et bénévoles en centres d’animation socioculturelle », in Ferrand-Bechmann Dan et Poulain Sébastien (Éds.), Trouble dans le bénévolat. France, Comores, Canada, Suisse, Lyon, Chronique sociale, 2023, p. 150-160.

26 Bovay Claude et Tabin Jean-Pierre, Les nouveaux travailleurs. Bénévolat, travail et avenir de la solidarité, Genève, Labor et Fides, 1998.

27 Rapport de la fédération des centres de loisirs, 1988-1989.

28 Rapport annuel de la Fondation, 1995-1996.

29 G. Le Blanc, L’invisibilité sociale, op. cit.

30 Honneth Axel, « Invisibilité : sur l’épistémologie de la « reconnaissance », trad. par Françoise Gollain, Christian Lazzeri et par Olivier Voirol, Réseaux, n° 129-130/1, 2005, p. 39-57.

31 Ibid., p. 44.

32 Au sens figuratif, « « [r]endre visible » une personne va au-delà de l’acte cognitif de l’identification individuelle en exprimant publiquement, à l’aide d’actions appropriées, de gestes ou d’expressions du visage, le fait que la personne est positivement remarquée conformément au rapport social en question » (Ibid., p. 45).

33 Fraser Nancy, « Justice sociale, redistribution et reconnaissance », trad. par Diane Lamoureux, Daniel Salée et par Estelle Ferrarese, Revue du MAUSS, no 23/1, 2004, p. 161.

34 Voirol Olivier, « Visibilité et invisibilité : une introduction », Réseaux, no 129-130/1, 2005, p. 18.

35 Sur l’éthique du care, voir par exemple J. Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care, op. cit. et P. Molinier, S. Laugier et P. Paperman, Qu’est-ce que le care ?, op. cit.

36 Le terme « mamans » utilisé sur le terrain renvoie à des situations empiriques variées et peut tout aussi bien être attribué à des grandes sœurs, des grands-mères ou des "nounous".

37 Pattaroni dégage un double continuum pour distinguer les gestes de care : d’une part, s’étendant de la sollicitude à la responsabilité, selon son degré de formalisation, d’autre part, s’étendant du symétrique à l’asymétrique (Pattaroni Luca, « Le care est-il institutionnalisable ? Quand la politique du care émousse son éthique », in Paperman Patricia et Laugier Sandra (Éds.), Le souci des autres : éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2005, p. 180).

38 Thévenot construit sa théorie de l’engagement autour de trois régimes d’action : le régime d’engagement en proximité, qui correspond aux liens familiers impliquant interconnaissance et personnalisation, le régime d’engagement en plan, basé sur l’idée de projet impliquant organisation, coordination et planification, et le régime d’engagement de la justification, qui suppose une inscription dans un espace public et qui appelle à une reconnaissance publique (Thévenot Laurent, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006).

39 Breviglieri Marc, « Bienfaits et méfaits de la proximité dans le travail social », in Ion Jacques (Éd.), Le travail social en débat(s), Paris, La Découverte, 2005, p. 219-234.

40 Thévenot insiste sur l’importance de prêter attention aux engagements dans le proche afin de comprendre les difficultés et les possibilités d’accès à un espace public. Il définit les associations comme des lieux propices de déploiement du passage de l’engagement de proximité à l’engagement public (Thévenot Laurent, « S’associer pour composer une chose publique », in Chopart Jean-Noël et al. (Éds.), Actions associatives, solidarités et territoires, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2001, p. 267-274.

41 Verschuur Christine, « Mouvements de quartier, genre et justice sociale : réinvention culturelle du politique par les femmes », Revue internationale des sciences sociales, no 193-194/3-4, 2007, p. 459-471.

42 Les récentes réformes de la politique communale d’animation socioculturelle tendent en effet à supprimer les secteurs d’activités réservés aux femmes au profit d’autres types d’actions considérés comme prioritaires ou devant servir à tout le monde.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Maëlle Meigniez, Carola Togni et Dominique Malatesta, « Penser le bénévolat féminin de care »Terrains/Théories [En ligne], 19 | 2024, mis en ligne le 13 janvier 2025, consulté le 23 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/teth/5893 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13c51

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Auteurs

Maëlle Meigniez

Maëlle Meigniez, HETSL-HES SO, Lausanne, Suisse, sociologue, Dre UNIL, est spécialisée dans les problématiques liées au care et à l’éthique du care. Elle travaille avec des publics et des institutions variées (communautés migrantes, personnes avec handicap, politiques sociales et de santé).

Carola Togni

Carola Togni, HETSL-HES SO, Lausanne, Suisse, historienne, Dre Université de Berne, mène des recherches socio-historiques dans le domaine des politiques sociales en mettant en avant une perspective féministe.

Dominique Malatesta

Dominique Malatesta, HETSL-HES SO, sociologue, Lausanne, Suisse, Dre EPFL, mène des travaux dans le domaine de la participation, sous l’angle d’une épistémologie féministe.

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