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Comptes rendus

Schwartz Yves, Travail, ergologie et politique, Éd. de Christine Castejon et Jacques Rollin, Paris, La Dispute, 2021, 253 p.

Barthélemy Durrive

Texte intégral

  • 1 La démarche ergologique est une méthodologie d’analyse pluridisciplinaire des situations de travail (...)

1En 2021 est paru, aux éditions La Dispute, un recueil de textes d’Yves Schwartz, rassemblés sous le titre Travail, ergologie et politique (TEP). Le·a lecteur·rice qui ne connaît pas l’ergologie1 trouvera dans ce livre une introduction très claire à la démarche, avant de parcourir progressivement une série de conférences sur des questions vives éclairées par l’approche ergologique – le rapport entre éthique et politique, le traitement du corps au travail, la crise de la démocratie –, et le·a lecteur·rice confirmé·e aura lui·elle aussi découvert des éclairages nouveaux sur l’ergologie : la place qu’y joue l’héritage marxiste, sa position par rapport à la philosophie sociale – la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth, par exemple –, ou encore la forme spécifique d’engagement politique qu’elle dessine.

2L’ouvrage est composé de six textes de conférences données par Schwartz, augmentés d’une postface du même auteur et précédés par une lumineuse introduction rédigée par Christine Castejon et Jacques Rollin. Les présentations de chaque texte et les notes explicatives en bas de page accompagnent le·a lecteur·rice dans son cheminement à travers un texte philosophiquement dense.

  • 2 Schwartz Yves, Le paradigme ergologique ou un métier de philosophe, Toulouse, Octarès, 2001.

3Comme l’explique bien l’introduction, ce livre constitue en quelque sorte la suite du Paradigme ergologique2, dans la mesure où cet imposant recueil, publié en 2000, rassemblait les textes d’interventions qu’Yves Schwartz avaient faites entre 1978 et 1999. Les six textes qui composent TEP correspondent cette fois à des interventions faites entre 2002 à 2018, et sa postface est écrite en mars 2020. S’il y a une grande continuité, de contenu, entre le Paradigme et TEP, il y a toutefois aussi une grande différence, de forme, entre ces deux ouvrages – différence qui se voit dès l’aspect des deux livres : 750 pages grand format pour le premier, 250 pages format poche pour le second. Là où le Paradigme ouvrait simultanément plusieurs portes d’entrée dans la démarche ergologique et démontrait sa grande diversité d’ancrages, le choix des textes constituant TEP suit un fil-rouge unique et constamment rappelé par le paratexte : répondre à la question « en quoi et comment l’ergologie est-elle politique ? ». Le point commun des six textes retenus parmi les différentes interventions et publications d’Yves Schwartz depuis l’an 2000 est en effet d’apporter des éléments de réponse à cette question d’une actualité « brûlante », au double sens où la visée transformatrice de la démarche ergologique amène régulièrement les personnes qui s’y engagent à se poser cette même question, mais aussi au sens où la montée des tensions autour de questions de société et de choix politiques actuels convoque de plus en plus urgemment la posture ergologique.

4Après une introduction qui présente la démarche ergologique au·à la profane, recontextualise le projet éditorial de TEP et problématise le fil-rouge de l’ouvrage, le premier texte porte sur l’intervention – ses ambiguïtés et ses défis spécifiques. Le texte suivant part d’un hommage à Lucien Sève, décédé en 2020, pour présenter l’originalité de son marxisme et développer une interprétation proprement ergologique de certains des concepts qu’il a laissés en héritage. Le troisième texte revient sur la notion de « savoirs-valeurs » pour retravailler ce qui se joue entre l’épistémologique et l’éthique dans la « double désadhérence » axiologique et épistémique. Après un beau panorama sur la façon dont l’énigme du corps a dérouté les philosophes aux différentes époques, le quatrième texte montre comment le corps-soi est un lieu où se cristallisent nombre de tensions autour de la gouvernance du travail. L’avant-dernier texte met en relation de façon lumineuse les deux concepts – si présents dans la démarche ergologique, mais trop rarement reliés – que sont les « réserves d’alternatives » et les « projets-héritages » ; l’accent est particulièrement mis, dans ce rapprochement conceptuel, sur la façon dont la ‘’dialectique micro/macro’’ se joue entre les deux pôles de l’engagement politique et de la transformation sociale. Le dernier texte engage une discussion très attendue avec la philosophie sociale du travail, inspirée de la théorie critique de l’École de Francfort. Enfin, une généreuse postface, représentant un cinquième du livre, synthétise les acquis des textes réunis quant à la question-titre – le rapport entre « ergologie » et « politique » – en développant particulièrement les éclaircissements apportés sur cette question par le couple notionnel « contradiction antagonique », « contradiction non-antagonique » hérité de Sève.

  • 3 Le Dispositif Dynamique à Trois Pôles est une proposition méthodologique pour mettre concrètement e (...)

5Tout d’abord, une expression est utilisée à plusieurs reprises au cours du livre : « le refus du prophétisme ». En un sens, tout le problème de la « vie politique » est là : comment « parler politique », comment « s’engager » et comment « mobiliser » les autres sans adopter (consciemment ou non) la posture du prophète, c’est-à-dire la posture de celui qui prétend savoir mieux que les autres ce qu’il faut faire « pour leur bien », mais aussi la posture de celui qui prétend savoir de quoi demain sera fait, ou encore la posture de celui qui prétend savoir mieux que tout le monde « ce qui ne tourne pas rond dans le monde » et « de quel mal souffre la société » ? Les lecteurs de Schwartz sont familiers de la critique des « usurpations » aux différents pôles du Dispositif Dynamique à Trois Pôles3, et ils entendent souvent ce terme au sens d’une « trahison des concepts » vis-à-vis des savoirs-valeurs investis dans l’activité. Mais qu’on ne s’y trompe pas : tel·le représentant·e politique ou tel·le représentant·e syndical·e qui prétend parler « au nom » des autres, au lieu de se donner la peine de faire émerger le point de vue de l’activité par la socialisation des savoirs-valeurs, est déjà dans l’usurpation, précisément parce qu’il·elle est déjà dans le prophétisme.

6Le TEP a ceci de décapant que l’interprétation ergologique de l’engagement politique fait voir que la plupart des prises de position que le sens commun appelle « politiques » sont, justement, des emportements de prophètes qui font violence à l’activité dont chacun·e est porteur, en participant à l’invisibiliser. Ici et là, on lit ou on entend que la démarche ergologique n’a pas la détermination suffisante pour « devenir politique » ; mais ceux·elles qui disent ou écrivent cela sont-ils·elles suffisamment sûr·es de ce que signifie « politique » pour en exclure les autres ? Bien sûr, leur prophétisme n’a aucun mal à se faire reconnaître comme une prise de position politique ; mais de quelle politique ? Leur façon de traiter les autres, leur façon de parler à leur place, n’annonce-t-elle pas plus clairement que leur programme en quoi consistent les valeurs au service desquelles ils s’engagent ? Tout au long de TEP, on lira un propos qui cherche une alternative au prophétisme, non seulement dans le fond, mais aussi dans la forme. Jamais Schwartz ne cède à la tentation de dire de quoi demain sera fait ou bien d’énoncer « les revendications qui viennent du terrain ». La forme d’engagement politique dont relève la posture ergologique n’a jamais autant de force que quand elle se maintient en cohérence avec ce qu’elle découvre de l’activité humaine. Si donc on peine à reconnaître en quoi « l’ergologie » est politique, est-ce forcément de sa faute ? N’est-ce pas notre préconception du partage entre « ce qui est » et « ce qui n’est pas » politique qui mériterait de se laisser interroger par la rencontre avec l’activité au sens ergologique ?

  • 4 Marx Karl, Critique du droit politique hégélien, trad. par Albert Baraquin, Paris, Éditions sociale (...)
  • 5 Hegel Georg Wilhelm Friedrich, Principes de la philosophie du droit, trad. par André Kaan, Paris, G (...)
  • 6 Arendt Hannah, La crise de la culture : huit exercices de pensée politique, trad. sous la direction (...)

7Disons ensuite quelques mots sur cette forme d’engagement politique « alternative » par rapport au « prophétisme » dont TEP présente plusieurs esquisses. Parmi les nombreux points sur lesquels Marx4 renverse les affirmations philosophiques de Hegel5, il y a la séparation qu’établit ce dernier entre d’une part la sphère proprement politique – qui est celle de l’État, du débat public –et d’autre part la sphère de la société civile – comprenant notamment les échanges économiques et les contrats ; dans une telle bipartition des choses, on situe l’activité politique, et, avec elle, le progrès historique, du côté de la représentation – au double sens des idées et des représentant·es. Après la critique marxienne, Hannah Arendt6 défendra d’ailleurs un retour à cette bipartition, en en appelant à l’esprit de la démocratie athénienne contre ce qu’elle considère comme la contamination de la vie politique au sens noble par des considérations bassement économiques. Entre le dualisme d’Hegel et celui d’Arendt, Marx conteste la bipartition et affirme que le vrai lieu du problème politique est la société civile, en particulier les rapports sociaux engagés dans la production : la « scène politique » où des représentant·es débattent d’idées, à travers les médias, mais aussi les institutions étatiques, n’est qu’un théâtre de marionnettes, une mise en scène, dont il ne faut pas être dupe. Mais si ce ne sont pas les idées qui gouvernent le monde, si les seuls enjeux véritablement dignes d’être qualifiés de politiques sont les effets de pouvoir liés à la sujétion et à l’argent, cela change la nature de la vie politique : de discussion dépassionnée qu’elle prétendait être, elle devient rapports de force, matériels et symboliques.

  • 7 Rancière Jacques, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998 [1990].
  • 8 Un tel processus de « constitution de problème public » est notamment décrit et analysé par Bernard (...)

8Même si les jeunes générations n’ont souvent pas plus entendu parler de Marx que de Hegel, quelque chose de leur débat est resté dans un usage – popularisé notamment par Jacques Rancière7 – qui distingue entre « le » et « la » politique : si « la » politique désigne l’ensemble des discussions et des actions formelles – officielles, passant par les formes et les canaux prévus à cet effet par les institutions – qui touchent aux « sujets de société » déjà admis comme étant un sujet, « le » politique désigne une zone d’activités et d’événements qui sont fortement polarisés en valeurs politiques, parce qu’elles ont lieu dans des situations fortement problématiques, mais sans que ces situations ne bénéficient de la reconnaissance officielle qui leur confèrerait le statut de « problème politique ». Alors que le domaine de « la » politique est fortement symbolique, verbalisé, représenté, étant de fait, bien délimité, le domaine « du » politique désigne par amalgame toutes les situations où, faute de symbolisation, de médiation, de départage équitable, la violence répond à la violence car les « droits » des personnes, conçus en-deçà des catégories juridiques, sont « pris en charge », c’est-à-dire défendus contre les atteintes, par des rapports de force. Prenant acte de cette distinction – la radicalisant même comme une imperméabilité définitive –, une certaine forme de militantisme dit ne plus rien attendre de « la » politique et considère qu’il faut « prendre les choses en main » comme on prétend, dans la loi de la jungle, « faire justice soi-même ». Mais un exemple tel que l’évolution très rapide, ces dernières années, de la législation autour des violences sexistes et sexuelles suffit à montrer qu’il existe une autre forme de militantisme dans la lutte contre la tendance de « la » politique à ne considérer comme sujets de préoccupation légitime que les problèmes dont elle dispose déjà : l’effort pour constituer en problème public ce qui n’était, jusque-là, regardé, c’est-à-dire déprécié, par l’opinion publique que comme une question infra-politique8.

  • 9 Schwartz Yves et Durrive Barthélemy, « Les valeurs, entre préférences et idéal », Ergologia, no 24, (...)

9Qu’en est-il de la forme spécifiquement ergologique d’engagement politique esquissée par le nouvel ouvrage de Schwartz ? Précisément, elle nous semble passer par un « ni ni » face au débat qui précède. De la pensée marxienne, la démarche ergologique retient l’exigence de ne pas situer les enjeux politiques ailleurs que dans la vie sociale elle-même ; en ce sens on ne saurait se contenter de participer à « la » politique telle qu’elle se fait, sûre de ses droits alors qu’elle est « hors sol ». Mais contre cette même pensée marxienne, la démarche ergologique refuse de considérer que le domaine « du » politique se suffirait à lui-même et qu’il trouverait dans le rapport de force un moyen d’action politique suffisant et légitime par lui-même. Entre ces deux écueils, la posture ergologique entend rester fidèle à ce qu’elle a compris de l’activité comme débat de normes et effort pour vivre en santé : il est impossible et invivable, pour un être vivant humain, de ne pas tenter de reprendre l’initiative sur l’hétérodétermination, afin de négocier un meilleur compromis entre les exigences du milieu et les exigences de sa constitution propre. Or, Schwartz le rappelait encore récemment dans la version publiée de sa conférence de 2011 sur les valeurs9, une telle activité individuelle, alors même qu’elle est orientée vers l’optimisation de l’autonomie individuelle constitutive de la santé, passe par toute une série d’engagements axiologiques – de prise de position en valeurs, de hiérarchies de priorités « au nom de » préférences – qui regardent l’universel, qui impliquent les autres et dépassent donc notre existence individuelle. Qu’on le veuille ou non, nos renormalisations affectent les autres, si bien que ces autres sont présent·es dans nos débats de normes, tant sous la forme de données du problème que sous celle de points de vue à prendre en compte dans les délibérations en valeurs qui président à nos façons de trancher les dilemmes où nous sommes pris. C’est cette présence « énigmatique » des autres en nous qui fait de notre existence une activité toujours déjà politique.

  • 10 Malheureusement employé de plus en plus souvent pour signifier « devenir fanatique » (comme dans l’ (...)

10Bien sûr, activité « politique » ne signifie pas ipso facto activité « militante » : il y a « du » politique dans notre vie – ne serait-ce que parce qu’elle est toujours déjà prise dans « le » politique –, mais cela ne suffit pas à faire de chacun·e une personne « engagée politiquement ». Qu’elle relève plutôt du domaine de « la » politique – participation citoyenne, responsabilités syndicales, etc. – ou de celui « du » politique – mouvement squat, agitprop, etc. –, l’activité politique est tout à fait spécifique au sens où elle prolonge l’activité quotidienne dans des enjeux et sous des formes reconnaissables parce que marqués : elle en radicalise les implications axiologiques10.

11Or la démarche ergologique est non seulement compatible avec un engagement politique, mais elle est déjà – à différents degrés, selon les formes dans lesquelles on la met en œuvre – un engagement politique. En quoi ? Elle-même activité normative – au double sens où chacun doit s’approprier la démarche pour la réaliser, mais aussi au sens où, engagée sur le terrain, elle amène à imposer un certain nombre de normes par la négociation entre parties prenantes –, la démarche ergologique entend « puiser les alternatives dans le déjà-là », comme le formule parfaitement l’introduction à TEP.

12Le slogan « penser global, agir local », qui s’est développé et répandu dans les milieux militants depuis plusieurs années maintenant, a sans doute le mérite de sous-entendre, avec l’insistance sur l’échelle locale, que les actions initiées au nom d’un engagement politique doivent prendre en compte ce qui s’y fait déjà – car les personnes, à leur échelle, ne sont pas une pâte molle à laquelle il faudrait donner forme : elles sont en activité, et cette activité de vie est déjà politique, puisqu’elle retravaille déjà des valeurs dans des débats de normes socialisés. Ce que ce slogan n’exprime pas, par contre, c’est ce qui se cache sous la virgule : qu’y a-t-il entre le local et le global, l’agir et le penser ? Comment le changement local peut-il entraîner des effets de plus grande échelle ? Quelles médiations pourraient porter cette remontée des micro-engagements depuis l’ici et maintenant ? En un sens, toute la démarche ergologique est un effort pour répondre à cette question, à la fois sur le plan théorique et dans l’action effective.

  • 11 Michels Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, trad (...)
  • 12 Comme toutes les normes antécédentes (préexistant à l’activité in situ), la constitution a priori d (...)

13Les micro-engagements qui sont des « agir locaux » créant effectivement du changement – pour le meilleur et pour le pire, d’ailleurs, car toutes les renormalisations ne vont pas nécessairement dans le sens d’un monde commun à construire –, ces micro-engagements, donc, ne sont pas autre chose que les débats de normes de la vie sociale elle-même – individuelle et collective. Pris littéralement, « agir local » est un pléonasme – puisque tout effort de vivre en santé relève déjà « du » politique –, même si évidemment le vrai sens de l’expression invite plutôt à fédérer les initiatives qui se font déjà autour de soi. C’est ici le second pas qui coûte : si l’on est toujours déjà pris dans « le » politique, comment, à partir de là, agir ensemble, c’est-à-dire socialiser nos débats de normes, et les savoirs-valeurs qu’ils développent, sans écraser leur diversité de critères d’évaluation, c’est-à-dire leur autonomie ? Comment échapper à la « loi d’airain de l’oligarchie » que le sociologue Robert Michels, sympathisant du fascisme mussolinien, voyait au cœur de toute action collective quelle qu’elle soit11 : l’inéluctable accaparement du pouvoir par un leader, un guide, un prophète ? Étant donné cette tendance des processus d’organisation, même spontanée, même inspirée par un idéal d’autogestion, à embrigader les initiatives pour assurer un minimum d’efficacité, le passage du local au global n’a rien d’évident. Loin d’avoir la spontanéité du premier pas dans « le » politique, ce second pas paraît même compromis par des difficultés structurelles, des obstacles internes, générés par l’activité elle-même – des effets mimétiques, pourrait-on dire. Dans ces conditions, « puiser les alternatives dans le déjà-là » n’a rien d’une solution facile : il faut tout un dispositif, une vigilance sans faille, une autocritique sincère et réellement partagée pour que les « réserves d’alternatives » développées, à l’échelle micro, par les personnes en situation, puissent être hybridées et réinvesties – dans une Entité Collective Relativement Pertinente12 – sans être dénaturées, rigidifiées, vidées de leur substance comme tant d’initiatives de terrain reprises par les institutions de « la » politique. Le cinquième texte, daté de 2014, comporte un magnifique passage dans lequel Schwartz énonce « cinq convictions » (p. 128-129) quant aux conditions d’une ressaisie légitime des initiatives individuelles dans l’action politique collective. On renvoie le lecteur à ces deux pages, qui ouvrent une conférence riche où cette ressaisie est pensée à partir du concept de « projet-héritage ».

  • 13 Sève Lucien, Marxisme et théorie de la personnalité, Paris, Éditions sociales, 1969.
  • 14 Bertrand Michèle et al., Je. Sur l’individualité. Approches pratiques, ouvertures marxistes, Paris, (...)
  • 15 Canguilhem Georges, « Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société », Écrits sur (...)

14Une troisième remarque, enfin, s’adressera plus particulièrement au lecteur aguerri des écrits de Schwartz, car, même si TEP a été conçu pour être accessible à quelqu’un qui n’avait encore jamais entendu parler d’ergologie, les formulations inédites dans lesquelles s’exprime l’auteur feront découvrir d’autres facettes du problème qu’il travaille. On prendra ici uniquement un exemple. Schwartz a souvent rendu hommage à Sève, et la section Rôle de Lucien Sève dans mon itinéraire biographique (p. 58-62) rappellera à de nombreux·ses lecteur·rices des éléments déjà connus – tels que la rencontre autour de Marxisme et théorie de la personnalité13 ou le séminaire de l’Institut de recherches marxistes dont les actes forment l’ouvrage collectif Je. Sur l’individualité14. Mais TEP est l’occasion pour Schwartz de développer à plusieurs reprises son interprétation d’un legs conceptuel important de Sève : la distinction entre « contradiction antagonique » et « contradiction non-antagonique ». Dans la perspective d’une épistémologie et d’une anthropologie marxistes où le devenir même – le moteur de l’histoire, la dynamique du développement individuel – est une dialectique inséparable du conflit, de la tension contradictoire, de l’opposition polémique, comment faire la différence entre la conflictualité normale et saine – conflictualité que la démarche ergologique appelle « débat de normes » ou « dramatique d’usage de soi » – et la conflictualité délétère, pathogène, d’autant plus perverse que sa violence ne se voit pas toujours, au travail comme ailleurs ? La façon dont Schwartz retravaille et s’approprie cette distinction conceptuelle de Sève est d’autant plus intéressante qu’elle permet de tordre définitivement le cou à l’accusation d’irénisme que l’on entend parfois prononcer à l’encontre de la démarche ergologique. Déjà fausse à propos de Canguilhem – on se souviendra que, pour lui, « la société n’est pas un organisme, et par conséquent son état normal est peut-être la crise15 » –, cette accusation ne tient pas dès que l’on comprend la place que tient par son exercice même la démarche ergologique, prise entre ces deux contradictions, « antagonique » et « non-antagonique ». L’engagement alternatif – qui refuse le prophétisme – propre à la démarche ergologique apparaît dans toute sa radicalité quand sa pratique, avec les prises de position qu’elle implique, est éclairée par cet appareil conceptuel, inédit mais rétrospectivement familier.

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Bibliographie

Arendt Hannah, La crise de la culture : huit exercices de pensée politique, trad. sous la direction de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1972 [1954].

Bertrand Michèle, Casanova Antoine, Clot Yves, Doray Bernard, Hurstel Françoise, Schwartz Yves, Sève Lucien et Terrail Jean-Pierre, Je. Sur l’individualité. Approches pratiques, ouvertures marxistes, Paris, Éditions sociales, 1987.

Bourdieu Pierre, « Espace social et genèse des « classes » », Actes de la recherche en sciences sociales, no 52-53, 1984, p. 3-14.

Canguilhem Georges, « Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société », Écrits sur la médecine, Paris, Seuil, 2002 [1955], p. 101-125.

Hegel Georg Wilhelm Friedrich, Principes de la philosophie du droit, trad. par André Kaan, Paris, Gallimard, 1989 [1820].

Lahire Bernard, L’invention de l’« illettrisme », Paris, La Découverte, 1993.

Marx Karl, Critique du droit politique hégélien, trad. par Albert Baraquin, Paris, Éditions sociales, 1975 [1843].

Michels Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, trad. par Samuel Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1971 [1914].

Rancière Jacques, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998 [1990].

Schwartz Yves, Le paradigme ergologique ou un métier de philosophe, Toulouse, Octarès, 2001.

Schwartz Yves, « La radicalité de Georges Canguilhem », La quinzaine littéraire, no 891, 2005, p. 17-18.

Schwartz Yves et Durrive Barthélemy, « Les valeurs, entre préférences et idéal », Ergologia, no 24, 2020, p. 71-105.

Schwartz Yves et Durrive Louis (Éds.), L’activité en dialogues. Entretiens sur l’activité humaine II, Toulouse, Octarès, 2009.

Sève Lucien, Marxisme et théorie de la personnalité, Paris, Éditions sociales, 1969.

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Notes

1 La démarche ergologique est une méthodologie d’analyse pluridisciplinaire des situations de travail où l’analyse est essentiellement menée par la personne concernée elle-même. Cette méthodologie s’appuie sur un cadre épistémologique qui interprète les acquis de l’ergonomie de l’activité – notamment le concept d’écart entre le travail prescrit et le travail réel – à la lumière de la philosophie des normes et de la santé développée par Georges Canguilhem. Pour une présentation plus détaillée de la démarche, on pourra également consulter Schwartz Yves et Durrive Louis (Éds.), L’activité en dialogues. Entretiens sur l’activité humaine II, Toulouse, Octarès, 2009.

2 Schwartz Yves, Le paradigme ergologique ou un métier de philosophe, Toulouse, Octarès, 2001.

3 Le Dispositif Dynamique à Trois Pôles est une proposition méthodologique pour mettre concrètement en œuvre le « dialogue des savoirs » entre les savoirs d’expérience des travailleur·ses et les connaissances formalisées, inspirées de modèles de sciences humaines, des managers, dirigeant·es, ou expert·es divers·es. Entre ces deux premiers « pôles », il faut un troisième pôle médiateur qui doit veiller au respect d’un cahier des charges épistémologique et éthique dans l’échange. Chaque pôle pouvant se prévaloir d’une autorité spécifique – la vérité du terrain, la rigueur des modèles , le prestige de la philosophie –, chacun doit adopter une posture critique (et d’abord autocritique) pour lutter contre un usage usurpateur de ces sources d’autorité.

4 Marx Karl, Critique du droit politique hégélien, trad. par Albert Baraquin, Paris, Éditions sociales, 1975 [1843].

5 Hegel Georg Wilhelm Friedrich, Principes de la philosophie du droit, trad. par André Kaan, Paris, Gallimard, 1989 [1820].

6 Arendt Hannah, La crise de la culture : huit exercices de pensée politique, trad. sous la direction de Patrick Lévy, Paris, Gallimard, 1972 [1954].

7 Rancière Jacques, Aux bords du politique, Paris, La Fabrique, 1998 [1990].

8 Un tel processus de « constitution de problème public » est notamment décrit et analysé par Bernard Lahire à propos du cas de l’analphabétisme (Lahire Bernard, L’invention de l’"illettrisme", Paris, La Découverte, 1993).

9 Schwartz Yves et Durrive Barthélemy, « Les valeurs, entre préférences et idéal », Ergologia, no 24, 2020, p. 71-105.

10 Malheureusement employé de plus en plus souvent pour signifier « devenir fanatique » (comme dans l’expression « radicalisation religieuse »), le verbe « radicaliser » ne signifie pas « devenir extrémiste » mais dégager toute la série d’implications d’une prise de position – y compris pour la critiquer – et, si l’on est en accord avec elles, s’efforcer par esprit de responsabilité de mettre en cohérence nos délibérations quotidiennes avec cet ensemble d’exigences. C’est en ce sens que Schwartz parle, par exemple, de « la radicalité » de Georges Canguilhem (Schwartz Yves, « La radicalité de Georges Canguilhem », La quinzaine littéraire, no 891, 2005, p. 17-18).

11 Michels Robert, Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, trad. par Samuel Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1971 [1914].

12 Comme toutes les normes antécédentes (préexistant à l’activité in situ), la constitution a priori des collectifs est toujours rejouée par les acteurs dans des directions partiellement inanticipables : les « groupes », « équipes », ou « classes sur le papier » (Bourdieu Pierre, « Espace social et genèse des "classes" », Actes de la recherche en sciences sociales, no 52-53, 1984, p. 4) n’auront d’existence effective qu’en devenant des « entités collectives » qui se révèleront pertinentes relativement à une situation vécue par les personnes.

13 Sève Lucien, Marxisme et théorie de la personnalité, Paris, Éditions sociales, 1969.

14 Bertrand Michèle et al., Je. Sur l’individualité. Approches pratiques, ouvertures marxistes, Paris, Éditions sociales, 1987.

15 Canguilhem Georges, « Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société », Écrits sur la médecine, Paris, Seuil, 2002 [1955], p. 123.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Barthélemy Durrive, « Schwartz Yves, Travail, ergologie et politique, Éd. de Christine Castejon et Jacques Rollin, Paris, La Dispute, 2021, 253 p. »Terrains/Théories [En ligne], 19 | 2024, mis en ligne le 03 février 2025, consulté le 24 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/teth/6092 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13c58

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Auteur

Barthélemy Durrive

Agrégé et docteur en philosophie, ancien élève de l’ENS de Lyon, Barthélemy Durrive est enseignant dans le secondaire et chercheur associé à l’IHRIM (UMR 5317). Après une thèse étudiant les origines de la physiologie du travail, ses recherches portent sur l’épistémologie et l’histoire de l’analyse du travail au prisme du concept ergonomique et ergologique d’activité.

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