- 1 Qui sont regroupées dans la Fédération Nationale des AFP (Associations familiales protestantes).
1Depuis 1994, en France, les lois de bioéthique encadrent différentes pratiques médicales, telles que la Procréation médicale assistée (PMA) ainsi que l’utilisation des embryons surnuméraires issus de Fécondation in vitro (FIV). En sorte que, en matière de production des normes éthiques, les rapports entre États et religions évoluent, sans qu’un compromis ne parvienne nécessairement à s’établir, comme en témoigne la toute récente mobilisation de l’Église catholique contre l’ouverture de la Procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de femmes et aux femmes seules. Cette mobilisation a trouvé des relais dans des associations familiales chrétiennes, notamment les Associations familiales protestantes1, à laquelle adhérent des chrétiens évangéliques.
- 2 Mathieu Séverine, Faire famille aujourd’hui. PMA, bioéthique et religions, Paris, Le Cavalier bleu, (...)
- 3 Trente-deux entretiens qualitatifs approfondis, d’une durée d’une heure à une heure et demie, ont a (...)
2Sera abordée dans cet article la question des normes religieuses en matière de droits reproductifs et plus largement celle de la morale sexuelle et familiale à partir de deux enquêtes de terrain qualitatives. La première est une enquête sociologique de type ethnographique menée à l’occasion des débats autour de l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules2. Dans le contexte de cette nouvelle révision des lois de bioéthique française, entre 2018 et 2020, l’Église catholique s’est montrée très active. La seconde enquête, porte sur les représentations de la famille de protestants évangéliques français, menée au printemps 2021, alors que la révision de la loi était en passe d’être adoptée. Elle a donné lieu à des entretiens approfondis auprès de familles adhérentes ou proches des Associations familiales protestantes (AFP)3.
- 4 Fassin Éric, L’invention de la question homosexuelle, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.
3Ces débats sont un bon exemple de ce qu’Éric Fassin appelle la « démocratie sexuelle »4, c’est-à-dire la prise en compte dans le débat démocratique des normes de genre et de sexualité qui étaient jusqu’alors considérées comme naturelles. En France, les lois de bioéthiques de 1994, révisées en 2004 et en 2011, fixent les modalités d’accès à la PMA. Cette dernière était jusqu’alors, réservée aux couples hétérosexuels, mariés ou non, “en âge de procréer”. En août 2021, le décret d’application de la loi de bioéthique est promulgué : désormais, la PMA est ouverte aux couples de femmes et aux femmes seules. Dans ces conditions, la définition de la famille évolue, institution mouvante certes mais fondamentale pour nos sociétés, à en croire les enquêtes et les sondages sur ce thème. Enjeu de cette revendication d’une autorité morale : la défense d’une famille dite « traditionnelle ».
4Il convient de préciser un point de méthode. Ces deux enquêtes diffèrent du point de vue des populations étudiées. Dans la première, c’est le point de vue du magistère et des représentants d’associations qui sont recueillis, alors que dans la deuxième, c’est le point de vue de protestants évangéliques qui est présenté. Ces deux focales permettent néanmoins d’éclairer de façon fructueuse comment se pensent aujourd’hui les normes en matière de droits reproductifs et de sexualité. Au travers de ces enquêtes, c’est finalement la question de la politisation du religieux qui est abordée et ce, à deux niveaux. Un premier est celui de la réaction de l’institution catholique à la révision des lois de bioéthique en matière de PMA et le second concerne des points de vue plus individuels : ceux de protestants évangéliques rassemblés dans une association. La question à laquelle seront apportés des éléments de réponse est la suivante : comment les mobilisations catholiques et les représentations évangéliques révèlent-elles des tensions entre normes religieuses et séculières en matière de droits reproductifs ? Sur ces deux terrains, à propos de cette thématique, il est pertinent de croiser les données, dans la mesure où se confrontent ici deux modes d’articulation entre droits reproductifs et modèle familial dit « traditionnel ». En effet, dans le premier cas, c’est surtout le discours de l’institution qui ressort tandis que sur le deuxième terrain, en l’absence d’autorité centrale, ce sont des personnes qui s’expriment, inscrivant néanmoins leurs propos dans une rhétorique portée par des arguments de type religieux. Divergences et continuités des discours offrent un prisme fructueux pour analyser les tensions au sein des groupes étudiés entre droits reproductifs et normes religieuses, qui portent la représentation d’une famille dite « traditionnelle ».
- 5 Les développements de cette première partie reprennent des éléments développés dans Mathieu Séverin (...)
- 6 Béraud Céline, Portier Philippe, Métamorphoses catholiques, Paris, FMSH, 2015.
5Les représentants de l’Église catholique, pour s’opposer à l’ouverture de la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes, s’appuient sur une famille dite « traditionnelle ». Ils considèrent avoir une forme d’expertise en matière familiale, ou du moins un savoir en matière familiale qui s’appuie sur des normes morales. C’est la même inquiétude que celle qui s’était exprimée au moment du Mariage pour tous6. Ainsi à l’occasion de la Conférence au collège des Bernardins qui rassemble le 16 septembre 2019 Éric de Moulins-Beaufort, archevêque de Reims et président de la Conférence des évêques de France (CEF), Michel Aupetit, archevêque de Paris et Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes et responsable du groupe de travail de la CEF sur la bioéthique, ce dernier prend la parole en relatant un « rêve » dans lequel il met en garde nos concitoyens contre les dérives d’un projet. Ces dérives sont à chercher dans une non prise en compte de la dignité humaine, de la vulnérabilité et des contraintes écologiques qu’il convient de respecter. Le magistère ne peut accepter les nouvelles modalités du « faire famille » aujourd’hui.
6Il convient de préciser que cette position est celle du magistère catholique et non pas des catholiques dans leur ensemble, qu’on ne saurait considérer comme un ensemble homogène. Un sondage réalisé par l’IFOP et La Croix et publié en janvier 20187, montrait que trente-cinq pour cent des catholiques pratiquants se déclarent favorables à l’ouverture de la PMA aux femmes en couple. Les clivages et les lignes de rupture ne sont pas aussi tranchés qu’il n’y pourrait paraître. Les lignes de tension entre normes religieuses et normes séculières se brouillent. Du côté de l’institution pourtant, le président de la Conférence des Évêques de France Éric de Moulins-Beaufort stipule que le désir d’enfant ne peut justifier « la manipulation » et le « bricolage de la filiation ». Il conteste ainsi ce désir d’enfant émanant de personnes qui selon lui dérogent au cadre naturel de la famille, s’en référant ainsi à une norme figée. En sorte que le magistère élabore sur ces questions une entreprise normative. Ces opposants à la PMA refusent à l’État la gestion de l’intime et la prise en charge de ce désir. Ce qui est en jeu ici, c’est également la politisation du religieux.
- 8 Germanos Johanna et Traïni Christophe, « Introduction », in Traïni C. (dir), Émotions... Mobilisati (...)
7L’Église catholique a longtemps conservé en France une prérogative en matière de famille. De fait, ce que le magistère défend en matière de prescriptions familiales, ne relève pas de la foi mais plutôt d’une juste compréhension des mécanismes de la nature. Les normes procréatives catholiques, édictées au sein de plusieurs encycliques, Humanae Vitae (1968), Donum Vitae (1987), Dignitas Personae (1988), Evangelium Vitae (1995), dans lesquelles sont précisées les conditions d’entrée dans la parentalité, sont désormais retraduites, en contexte de sécularisation, dans un argumentaire séculier. Soulignons de nouveau la pluralité interne du catholicisme, les discours ne sont donc ni uniformes ni portés par l’ensemble des catholiques. Il n’en demeure pas moins que par ces prises de position et ces discours, il s’agit bien pour l’institution catholique de « rendre sensibles les individus interpellés afin qu’ils deviennent attentifs, réceptifs, portés à s’émouvoir et prompts à réagir »8.
- 9 Robcis Camille, La loi de la parenté. La famille, les experts et la République, Paris, Éditions Fah (...)
- 10 Béraud, Portier, op. cit, p. 47-53.
- 11 « L’exculturation » renvoie au processus selon lequel certes, une part importante de nos contempora (...)
8Lorsque s’ouvrent en 2018 les États généraux de la bioéthique, le cadre légal de la PMA propose encore un modèle de filiation biologisant : elle est, rappelons-le, réservée aux seuls couples hétérosexuels. La mobilisation catholique contre l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules doit se comprendre dans le prolongement de la lutte contre l’ouverture du mariage aux couples homosexuels, indice de la politisation du religieux et véritable révolution sociale. Dans cette lutte contre le « mariage pour tous », Camille Robcis (2016)9 a montré l’importance des alliances entre mouvements réactionnaires et leur puissance politique et Céline Béraud et Philippe Portier évoquent à cet égard un « activisme bioéthique »10. Ces transformations prennent place dans un contexte bien particulier, celui de « l’exculturation » du catholicisme français11.
9Lorsque l’article 1 du projet de loi déposé le 24 juillet 2019 au conseil des ministres élargit l’ouverture de la PMA aux femmes seules et aux couples lesbiens, le fondement de la famille n’est ainsi plus biologique. Le vote de cet article suscite une vive opposition parmi les détracteurs de la révision de la loi. Avant le dépôt de ce projet, à l’occasion des États généraux de la bioéthique, cette bipolarisation d’une représentation de la famille, entre famille traditionnelle biologique et diversité des formes familiales contemporaine est apparue très nettement comme une ligne de clivage entre deux camps irréconciliables. Ceux qui défendent un modèle « traditionnel de famille » déplorent une « anthropologie menacée ». Sur quels arguments se fondent-ils ?
- 12 Céline Béraud et Philippe Portier évoque pour leur part une « rhétorique de la peur » (Béraud, Port (...)
- 13 Mathieu Séverine, op. cit et Mathieu, 2021, article cité.
- 14 Germanos Johanna et Traïni Christophe, op. cit, p. 24.
- 15 Habermas Jurgen, L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ? Paris, Seuil, 2002.
10Soulignons ainsi tout d’abord que les discours relèvent d’une « rhétorique de l’anxiété »12, qui préside à l’ébranlement d’une famille traditionnelle, en ce qu’elle porte atteinte à la nature13. Les dispositifs de sensibilisation ne sont pas « exclusivement et toujours tournés vers un public fait de soutiens potentiels à convaincre »14. Ces discours se font entendre en amont du processus de révision des lois de bioéthique. Ainsi, dès 2017, au lendemain de l’avis 126 du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) favorable à l’ouverture de la PMA, la Conférence des évêques de France (CEF) alerte – dans une forme de théorie des dominos qui n’est pas sans faire penser à la « pente glissante » chère à Jürgen Habermas (2002)15 – sur la possibilité d’une légalisation de la gestation pour autrui (GPA), interdite en France. Pour lutter contre la modification du droit à la PMA, ses détracteurs mettent en avant un modèle familial fondé sur des normes procréatives, celles portées par le magistère catholique.
11En outre, en mars 2017, du côté de l’institution catholique, un groupe de travail a été créé au sein de la Conférence des Évêques pour proposer des outils aux fidèles. Parmi ceux-ci, des fiches « bioéthiques » rassemblées dans un livret, les 3 et 7 février 2018. Ces fiches16 portent sur : le don d’organes, le diagnostic prénatal, les interactions biologie-psychisme, l’utilisation des biotechnologies sur les cellules embryonnaires et germinales humaines, la recherche sur l’embryon humain, la fin de vie, la thérapie génique germinale, la PMA, la GPA, l’Intelligence artificielle (IA), les mégadonnées (communément désignées par « données en masse » ou encore « big data »), le don de gamète. L’Église catholique de Paris publie quant à elle sur son site un livret « Bioéthique. Comprendre les enjeux de la révision des lois de bioéthique ». Une citation de Michel Aupetit chapeaute le livret : « Édifier un monde meilleur qui ne soit pas ‘le meilleur des mondes’ »17. Ce que souhaitent également les représentants de l’institution catholique, c’est contribuer à la formation des règles éthiques. Dans un contexte où le « faire famille » a évolué, comment alors rendre ce modèle audible à nos contemporains ?
12Le magistère catholique, mais aussi les discours des associations d’opposants à l’ouverture de la PMA, telles Alliance Vita ou La Manif pour tous, s’alarment de ce qu’ils considèrent être une « anthropologie menacée ». L’inquiétude est ainsi au cœur des discours qui entendent toucher ainsi un large auditoire, au-delà des cercles catholiques. L’utilisation de cette expression caractérise d’ailleurs les opposants à l’ouverture de la PMA.
- 18 Voir Béraud Céline, La bataille du genre, Paris, Fayard, 2021.
13En sorte que cette « anthropologie menacée » repose sur une vérité biologisante, celle là-même à l’œuvre dans les normes religieuses catholiques. La « vraie » famille, dans cette acception, est celle d’un couple hétérosexuel marié avec enfants et ne peut faire place à la diversité des formes familiales contemporaine. Il y a donc une sorte de hiérarchisation des familles. Ce modèle serait civilisationnel. Le respecter, c’est préserver notre société du chaos. Mobiliser cette anthropologie est également une façon de proposer un discours savant et d’autorité sur un modèle de famille universel, fondé sur la différence des sexes et l’altérité conjugale, qui nie la diversité des formes familiales contemporaines. C’est en outre leur expérience personnelle de la famille qui fait défendre à ces opposants ce modèle et considèrent qu’élargir l’accès de la PMA relève de parti-pris idéologique. Leur anthropologie s’appuie sur les pensées d’Aristote et Thomas d’Aquin qui évoquent la loi naturelle. Cette dernière, reflet d’un plan divin, est désormais assimilée à un ordre biologique18.
14Signe du souci d’élaborer un discours séculier puisant ainsi dans une « bibliothèque séculière »19, qui puisse parler au plus grand nombre et qui puisse légitimer la défense de leurs valeurs familiales, les opposants à l’ouverture de la PMA alertent sur les effets de l’absence de père, en se référant à des psychologues et psychanalystes. Ceux-ci sont par ailleurs nombreux, même parmi les plus progressistes, à être réfractaires à l’ouverture de la PMA. Pour eux, la présence du père est indispensable dans le processus de séparation entre la mère et son enfant. Cette référence accrue à la psychologie et la psychanalyse témoigne par ailleurs de la démocratisation de ces deux disciplines, qui se traduit par leur mobilisation sur d’autres domaines de la vie sociale. Cette « absence du père » est d’ailleurs devenue le mot d’ordre de la Manif pour tous, relayé par exemple par Jean-Pierre Winter, qui dans le magazine hebdomadaire Femina du 12 février 201920 estime que « la société organise l’effacement du père ». Christian Flavigny, psychanalyste et pédopsychiatre, est une autre des figures des discours. Ce directeur du département de psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent à l’Hôpital de la Salpêtrière à Paris, avait d’ailleurs publié un livre en 2012, Je veux papa et maman. « Père-et-mère » congédiés par la loi21. Il y déplore un « droit à l’enfant » qui s’est substitué au désir d’enfant et dénonce un mouvement de « toute puissance » qui souhaite abolir les limites. Dans un entretien accordé en juillet 2019, Ludovine de la Rochère, alors Présidente de la Manif pour tous, se réfère par exemple à ce même Christian Flavigny pour déplorer « la PMA sans père »22.
- 23 Bertina Ludovic, La ‘conversion’ écologiste de l’Église catholique en France : sociologie politique (...)
- 24 D’Ornellas Pierre, Écologie et bioéthique : un nouveau chemin, Paris, Balland, (2019a).
15Outre la psychanalyse, c’est également la référence à l’écologie qui est très présente dans les discours. Cette préoccupation fait ensuite l’objet de l’encyclique papale Laudato Si, seconde encyclique du pape François (2015), qui a contribué à la médiatisation du processus de « conversion » de l’Église catholique à l’écologie23. Il s’agit également de s’adresser aux fractions plus jeunes de la population sensibles à ces préoccupations. Pierre d’Ornellas rédige ainsi un court ouvrage Écologie et bioéthique : un nouveau chemin24. Dans les propos tenus, la « pente glissante » est soulignée. Si elle est portée par le magistère catholique et les opposants à l’ouverture de la PMA, relevons néanmoins que cette rhétorique de l’anxiété se retrouve également dans les discours ordinaires et savants, au-delà du cercle catholique.
- 25 Voir Francis Chateauraynaud et Didier Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de (...)
- 26 Becker Howard, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 (1963) et Math (...)
16Les représentants de l’Église catholique se vivent ainsi comme des « lanceurs d’alerte », c’est-à-dire ceux qui ont pour but de porter à la connaissance de l’opinion publique un danger qui menace notamment les êtres humains et la société25. Ces personnes sont ainsi engagées dans une forme de « croisade morale » telle que décrite par Howard Becker (1985)26, celle qui consiste à avertir nos contemporains des dangers qui les menacent, dans laquelle s’engagent ces opposants à l’ouverture de la PMA, se considérant ici comme des « vigies », luttant pour le « bien commun » et organisant leur discours autour de récits alarmistes et anxiogènes.
17C’est au danger de dérives inéluctables qu’ils veulent sensibiliser leurs contemporains. Ces dérives sont consécutives à la fin, pour les uns, de la famille naturelle, pour les autres, d’un modèle familial qui préserve des repères traditionnels. Dans ces récits, le propos est généraliste et ouvert à tous et ne repose pas sur des arguments religieux. Il s’agit d’adopter un accent universel. En mobilisant la notion d’écologie, l’Église catholique, au-delà d’une préoccupation pour les enjeux contemporains soulevés par cette dimension, témoigne d’une part de la porosité des frontières entre discours religieux et discours séculier et d’autre part, du souci qu’a aujourd’hui cette institution de peser encore dans les débats autour de la famille.
18Cette famille « naturelle » à laquelle aspirent les personnes rencontrées, ne peut se concevoir avec l’aide de la science et donc des techniques d’assistance médicale à la procréation. C’est donc cette conception d’une famille « traditionnelle » qui structure les positions sur la PMA, dans cette tension entre droits reproductifs et défense d'un modèle familial immuable, tant du côté catholique qu'évangélique, comme on va le voir dans le second temps de cet article.
- 27 Les éléments qui suivent reprennent certains thèmes développés dans Mathieu Séverine, « Vivre la fa (...)
- 28 Stolz Jorge, Olivier Favre, Caroline Gachet, Emmanuelle Gachet, Le phénomène évangélique. Analy (...)
- 29 Chabanel Louise, « Socialisation évangélique et « pureté sexuelle » La place de la morale sexuelle (...)
- 30 Cette enquête a fait place à 32 entretiens représentant 43 personnes, 18 femmes et 25 hommes, 21 av (...)
19Peut-on s’en tenir à des arguments empruntant à des normes religieuses pour s’opposer à l’ouverture de la PMA ? Comment élaborer un discours puisant à des références séculières afin d’élargir son auditoire ? C’est une question qui est apparue sur un autre terrain, celui d’une enquête menée auprès de protestants évangéliques membres des Associations familiales protestantes (AFP) en 2021. Précisons que dans le cadre de cette contribution, on considère, à la suite des auteurs du Phénomène évangélique le courant évangélique comme un milieu social avec « ses frontières, ses modes de communication interne, ses normes et ses valeurs comportementales »28. Dans les discours, les arguments pour s’opposer à l’ouverture de la PMA empruntent parfois à des références plus religieuses, faisant écho en cela à Louise Chabanel (2024) qui montre l’importance de la place donnée aux normes de sexualité dans la socialisation des jeunes évangéliques au sein de leurs communautés29. Dans l’enquête qualitative menée30, il s’agissait de cerner quelles sont les représentations de la famille et les perceptions de questions telles que la contraception l’avortement, la PMA (Procréation médicalement assistée) et son ouverture aux couples de femmes et aux femmes seules, l’homoparentalité, l’homosexualité.
- 31 Béraud, op. cit., 2021.
20En écho aux discours catholiques évoqués dans la première partie de cette contribution, lorsque l’on demande aux membres des AFP « Pour vous, qu’est-ce qu’une famille ? », elles et ils évoquent la représentation d’une famille dite « traditionnelle » qui apparaît, un foyer composé de parents et de leurs enfants biologiques, nés dans le cadre d’un mariage hétérosexuel. Sans aucune exception, et sans distinction selon le genre des personnes rencontrées, c’est la première réponse apportée. Cette famille est selon les dires des personnes rencontrées, « naturelle ». Cette notion de nature est également centrale dans la « bataille du genre » menée par l’institution catholique analysée par Céline Béraud (2021)31. Sans évoquer cette même loi, les entretiens réalisés en milieu évangélique condamnent, dans un registre similaire, l’ouverture de la PMA. On a donc une convergence d’arguments dans ces deux milieux. Le rejet de la PMA pour toutes est une défense d'une famille « naturelle » hétéroparentale et hétéronormée.
21Croiser les données issues de ces deux enquêtes témoigne de la même porosité des frontières entre religieux et séculier en matière de normes familiales et droits reproductifs.
22Cette famille dite « traditionnelle » n’intègre donc pas, comme pour les opposants mentionnés plus haut, la diversité des formes familiales contemporaines. Néanmoins, parmi les personnes rencontrées, certaines, même si elles sont rares et marginales, ne vivent pas dans de telles familles. Divorce, remariage sont ainsi vécus par certaines et certains. Même dans ces derniers cas, la norme de la famille hétérosexuelle s’impose cependant à toutes les participantes et tous les participants de l’enquête menée.
- 32 La conversion fait partie intégrante de l’évangélisme, comme le montrent les travaux de Philippe Go (...)
- 33 Bebbington David, Evangelicalism in modern Britain: a history from the 1730s to the 1980s, London, (...)
- 34 Gonzalez Philippe et Joan Stavo-Debauge, « Politiser les évangéliques par le ‘mandat culturel’ : so (...)
23Dans cette unanimité à promouvoir une famille hétérocentrée et aux rapports de genre marqués, il faut néanmoins distinguer quelques nuances. Les normes familiales sont davantage portées par l’appartenance d’origine à la communauté évangélique. Celles et ceux qui ont grandi dans ces familles sont davantage attachés à cette représentation de la famille. C’est dans cette inscription à une lignée évangélique que se fait la distinction entre tenants d’une famille dite « traditionnelle » -certaines des personnes rencontrées utilisent même cette expression-, est partagée par les plus jeunes comme les plus âgés et les autres plus ouverts aux nouvelles configurations familiales. Ce n’est donc pas une question d’âge ou de genre. Celles parmi les personnes rencontrées qui sont converties32 se caractérisent à la fois par la référence aux normes religieuses et en même temps par une reconnaissance des diverses modalités du « faire famille » aujourd’hui. D’une façon générale, la référence à la Bible se retrouve à de nombreuses reprises, reprenant ici un des critères de définition du monde évangélique, qualifié par David Bebbington (1989) de « biblicisme »33, c’est-à-dire le rapport de soumission des fidèles à l’autorité biblique. Il existe donc des tensions entre les normes religieuses et les normes séculières, qui ne sont pas toutes résolues. Ces positions font écho au constat apporté par Philippe Gonzalez et Joan Stavo-Debauge (2012), qui étudient la politisation du religieux à propos de la droite chrétienne américaine. Ils constatent qu’« en fait de " normalisation " », on a « plutôt affaire à une diffusion de schèmes fondamentalistes parmi les évangéliques, ce qui a pour conséquence de brouiller les frontières entre le fondamentalisme le plus militant et l’évangélisme le plus ordinaire »34.
24L’homogénéité des réponses est frappante. Néanmoins, les personnes s’inscrivent dans la société contemporaine et connaissent d’autres formes de famille, même si elles ne correspondent pas à leurs valeurs. C’est le cas de Nathan (27 ans, étudiant, famille évangélique) qui considère : « D’un point de vue chrétien, je considère que c’est nécessaire qu’il y ait deux parents de sexe différent. Après au niveau du législateur il faut prendre en compte les situations qui peuvent exister aujourd’hui ». Les valeurs chrétiennes sont ici distinguées du dispositif législatif qui permet aujourd’hui différentes configurations familiales.
25Le vécu propre des personnes rencontrées, leurs parcours de vie, peuvent influer sur leurs représentations de la famille. Cependant, des invariants apparaissent. Dans les situations familiales qui ne correspondent pas au modèle invoqué, celui d’une famille composée de parents et d’enfants, c’est néanmoins ce dernier qui est présenté comme exemplaire. La famille ne se limite pas nécessairement à des liens biologiques, comme en témoigne par exemple Thierry (38 ans, cadre, converti), qui s’est remarié après un divorce : « Donc quand on est du même sang, on est de la même famille. Voilà. Mais après on peut se créer des familles derrière de cœur ». Les familles qui comprennent des enfants adoptés sont, en dépit de l’absence de liens biologiques, pleinement considérées comme familles à part entière, en conformité d’ailleurs avec les valeurs religieuses défendues par mes interlocutrices et interlocuteurs.
26Lorsqu’elles décident de se prononcer contre l’ouverture de la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes, les personnes rencontrées appuient leur discours sur des références bibliques mais se réfèrent également, comme dans le cas de l’institution catholique, à la psychologie ou à l’écologie. C’est le cas par exemple de Pablo (58 ans, commercial, converti) qui considère que « la psychologie a bien montré que dans la famille chacun a sa place et que d’ailleurs, quand l’un et l’autre tiennent leurs places et bien ce sont des familles qui se portent bien en général (…). Le rôle du papa c’est quand même d’équilibrer, de donner une direction (…). La maman, c’est elle qui dirige l’intérieur de la maison, le bon fonctionnement de la maison avec l’appui de son mari. Donc ce n’est pas une question de religion, la psychologie montre que l’équilibre des familles c’est ça ».
- 35 Fer Yannick, « ‘Le travail « invisible’ de l’institution pentecôtiste. ‘Relation personnelle avec D (...)
27Certaines parmi les personnes rencontrées, rares cependant, connaissent des familles homoparentales, par exemple via les établissements scolaires de leurs enfants ou leur environnement de travail. Elles déclarent ne pas le rejeter, au nom de la tolérance. Pour autant, elles sont largement défavorables à l’ouverture de la Procréation médicalement assistée (PMA) aux femmes seules et aux couples de femmes, en particulier d’ailleurs pour ces dernières. Leur opposition, selon leurs dires, relève des « lois naturelles » qui régissent leur représentation d’une famille dite « traditionnelle », qui obéirait à ces mêmes « lois naturelles ». En cela, la difficulté à imaginer ou faire place à des familles homoparentales s’inscrit dans une cohérence avec le modèle de famille défendue. Les personnes rencontrées converties évoquent plus souvent que les autres ce modèle « biblique » d’une famille « traditionnelle ». Entrent ici en jeu la « resocialisation » qu’entraîne l’entrée dans cet univers évangélique et « le travail invisible » qu’il déploie et qu’analyse Yannick Fer (2021)35. Ils sont nombreux également à dire que leur motivation première à s’opposer à cet élargissement ne repose pas exclusivement sur leur foi chrétienne mais que celle-ci motive également leur position. Relevons d’une façon générale l’ambivalence à propos de cette foi chrétienne, mobilisée pour s’opposer à l’homoparentalité tout en revendiquant en son nom la tolérance.
28Fidèles selon elles et eux aux textes bibliques, elles et ils ne peuvent que condamner l’homosexualité. Plus généralement, et au-delà de l’actualité de la question de la révision des lois de bioéthique, cette réprobation est très forte chez la quasi-totalité des personnes rencontrées. Les seules exceptions étant constituées des personnes dont les enfants sont homosexuels. Et c’est d’ailleurs au sein de leur famille que l’homosexualité leur apparaît inacceptable, ce qui permet de mesurer les barrières rencontrées par celles ou ceux qui se déclareraient homosexuel.le.s auprès de leurs coreligionnaires. En sorte que l’on a le sentiment que vis-à-vis des valeurs auxquelles ils adhérent et de la communauté religieuse dans laquelle ils vivent, ils ne peuvent accepter l’homosexualité. Pour autant, mes interlocuteurs vivent aussi à l’extérieur de cette communauté de pratiquants et leurs réseaux de sociabilité et familiaux s’étendent au-delà.
29Cette réprobation se double pour certains et certaines d’entre eux, d’une homophobie dont ils se défendent pourtant, ancrant leurs discours dans l’appel à leurs normes chrétiennes qui justifient pour eux la défense de ce modèle familial hétérocentré et qui en exclut d’autres. Pourtant, relevons que chez les plus jeunes, les attaques virulentes contre les familles homoparentales témoignent pour eux d’une virulence contraire à leurs valeurs chrétiennes et déplorent des propos qu’elles et ils considèrent comme homophobes.
- 36 Pagis Julie, « La politisation d'engagements religieux. Retour sur une matrice de l'engagement en m (...)
30Si l’on passe du registre de la représentation et du positionnement personnel à celui d’un mouvement collectif, relevons que depuis le mariage pour tous, du chemin semble avoir été parcouru du point de vue, sinon de la reconnaissance, du moins de la tolérance à l’égard des familles homoparentales. Cela n’est en tout cas plus, pour la majorité des personnes rencontrées, un enjeu politique alors que l’ouverture du mariage aux couples homosexuels avait pu l’être. Certes, certains manifestent aux côtés du Comité protestant évangélique pour la dignité humaine (CPDH), membre du collectif « Marchons enfants », qui rassemble 22 associations à l’appel de la Manif pour tous, et qui s’est fermement opposé à l’ouverture de la PMA aux couples de femmes. Mais pour la majorité d’entre elles et eux, dans la temporalité séparant la mobilisation contre le mariage pour tous à celle contre l’ouverture de la PMA, leurs trajectoires ne sont pas linéaires, le positionnement personnel l’emportant sur l’engagement dans un mouvement collectif. Relevons que ces militants diffèrent en cela de ceux observés par Julie Pagis (2010) qui « convertissent » leur socialisation religieuse catholique en des engagements politiques marqués à gauche36.
- 37 Fillieule Olivier, Catherine Leclercq, Rémi Lefebvre, « Introduction. Les tribulations de l’engagem (...)
31Cela donne ainsi à voir la façon dont ces personnes s’ajustent à l’égard de l’écart des normes religieuses et normes séculières en matière de sexualité, dans un contexte de sécularisation. Dans ce rapport plus distancié à la mobilisation contre l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules, les personnes rencontrées font état d’une forme de lassitude, l’impression que cela ne sert à rien. En sorte que, « tandis que la félicité militante s’inscrit dans la perception d’une consonance entre les attentes et leurs chances de réalisation, ou du moins dans le sentiment de pouvoir agir sur le cours des choses conformément à une éthique, le malheur peut naître du constat que ces projections sont vouées à l’échec. »37. Dans cette forme de dépolitisation du religieux, marquée par le désengagement, il faut compter avec cette dimension.
- 38 Siméant-Germanos Johanna, Christophe Traïni, op. cit., 2009, p. 13.
32Claire (64 ans, mariée, éducatrice, convertie) explique dans un long développement sa position, partagée par nombre de mes interlocuteurs et interlocutrices, membres, faut-il le rappeler des AFP et donc portés à s’inscrire dans la même ligne de pensée : « Oui, j’ai été manifester contre le mariage pour tous. Contre la loi, pas contre les homosexuels. Et non, je n’ai pas manifesté contre l’ouverture de la PMA aux couples de femmes. Non alors parce que je n’ai pas regretté avoir été manifesté contre la loi du mariage pour tous, mais aujourd’hui, après avoir vécu cette expérience-là, il m’a semblé que la manifestation n’était pas forcément la voix la plus adaptée et que, moi je voulais être audible, et pouvoir être plus dans l’échange avec ceux et celles qui me questionnerait (…). Cet éloignement est aussi dû à mes valeurs chrétiennes et à la façon dont un chrétien considère la famille. Aussi tout à fait parce que je crois que toute radicalisation et tout ce qui va exclure l’autre (…) me semble aller totalement à l’encontre des valeurs chrétiennes ». Claire est ici dans une stratégie de confrontation entre mobilisation et valeurs. Elle préfère délaisser la première pour rester fidèles aux deuxièmes. C’est également une façon de ramener dans la sphère privée ce qui relève de la religion. Si à l’occasion de la mobilisation contre le mariage pour tous, on avait pu voir « comment les manifestations d’émotions concourent effectivement à l’édification des causes collectives »38, ces mêmes émotions sont également à l’œuvre dans cette décision de ne plus aller manifester.
33La question de l’ouverture de la PMA est un bon indicateur de la façon dont normes religieuses et normes sociales, en matière de droits reproductifs, peuvent s’opposer mais également montrer comment s’élaborent des compromis pour qui est à la fois adhérent d’une communauté religieuse opposée aux différences formes familiales et en même temps citoyenne ou citoyen d’un espace démocratique, en l’occurrence la France.
- 39 Hervieu-Léger Danièle, Le temps des moines. Clôture et hospitalité, Paris, PUF, 2017.
34Les deux enquêtes offrent deux niveaux de perception de ces débats, l’un plutôt, pour ce qui concerne la première enquête, du point de vue des institutions, en l’occurrence ici catholique, et l’autre mettant en évidence les façons de penser et d’agir de protestants évangéliques. Si les normes procréatives catholiques, qui voudraient fixer les conditions d’entrée dans la parentalité, sont retraduites dans un argumentaire séculier, il n’en est pas tout à fait de même chez les évangéliques rencontrés, qui font en premier lieu reposer leur représentation de ces normes sur des références bibliques. En sorte que, dans les deux cas, si la représentation de la famille repose sur une famille dite « traditionnelle », les références ne sont pas identiques. La mobilisation catholique contre l’ouverture de la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules s’attelle à ne pas faire changer le droit, et en appelle à des valeurs dites « traditionnelles », qu’elle défend au nom de principes séculiers, expression d’un catholicisme « ostensible »39, dont les normes n’imprègnent plus le droit procréatif. Alors que les discours de l’institution catholique empruntent à une rhétorique qui fait référence à une bibliothèque séculière, les évangéliques rencontrés appuient leur représentation de la famille sur une approche plus littérale de leur lecture des textes bibliques. En même temps, les personnes rencontrées témoignent de ces tensions entre normes religieuses, normes séculières et vécu personnel.
35Ces deux terrains ouvrent des pistes de réflexion sur les argumentaires religieux, et ici en particulier chrétiens, à l’œuvre dans l’élaboration et la justification des normes familiales et partant, de morale sexuelle. Les mobilisations catholiques observées et les représentations évangéliques recueillies lors de la dernière révision des lois de bioéthique révèlent des tensions entre normes religieuses et séculières en matière de droits reproductifs. Ces données permettent, au-delà de la question de la politisation du religieux, de préciser ce qui relève de la pluralité interne aux univers religieux et de l’individualisation des pratiques, ouvrant des perspectives quant aux définitions de ces univers, notamment évangéliques. Et ils sont ainsi propices à saisir la façon dont peuvent s’articuler les dimensions citoyennes et religieuses des personnes et aider à penser la « démocratie sexuelle ».