- 1 Le sigle UAB est l’abréviation de Uzdaroji Akcine Bendrove (UAB) en lithuanien, qui signifie « Soc (...)
1L’entreprise UAB1 In Your Pocket (IYP) est un éditeur de guides de voyages en ligne dont le siège administratif se situe à Vilnius en Lituanie. La pandémie qui sévit en 2020 est l’occasion pour IYP de réfléchir à la création potentielle d’une application numérique mobile interactive entre le consommateur et la destination touristique. Cette application réfère implicitement à une forme de technologie mobile connue sous l’étiquette de « SOLOMO » (Social and Local Mobile) dans la sphère anglo-saxonne : l’apport essentiel de cette technologie est de développer de nouveaux services basés sur la géolocalisation des touristes (Fayos-Solà et Cooper, 2019 : 62). La destination touristique ciblée par IYP est une sous-région de l’Europe de l’Est dont les contours sont délimités par le réseau des implantations physiques de IYP. Outre la Lituanie, la société UAB In Your Pocket possède des succursales en Albanie, au Kosovo, au Monténégro, en Autriche, au Bélarus, en Bulgarie, en Croatie, en République tchèque et en Estonie. Quant au marché émetteur, IYP souhaite viser l’Asie-Pacifique, qui à l’aube de la crise pandémique, se positionne comme le second marché émetteur mondial après l’Europe, comptant 25,6 % des touristes internationaux (OMT, 2019). En janvier 2021, IYP sollicite un groupe de travail composé d’étudiants et d’enseignants-chercheurs de deux universités, l’Université de Manchester (campus de Singapour) et l’Université nationale de Malaisie : il s’agit des auteurs et auteures de cet article. Le but de ce groupe de travail est de concevoir le schéma directeur d’une telle application. Le choix d’un panel d’experts comme source première d’information se justifie par la nécessité de concevoir de prime abord les indicateurs de l’expérience touristique à l’ère numérique. La commande industrielle qui nous occupe se concentre donc sur la phase 1 du projet, à savoir le schéma directeur de l’application ; l’étape test du concept éprouvé par des consommateurs potentiels, contenue dans la phase 2 de l’étude, n’est pas partie constituante du travail présenté ici. Le bref cahier des charges fourni par IYP stipule que la future application a pour but de générer une expérience touristique en solo, sans le concours d’une agence de voyages. L’objectif opérationnel de cette commande est de concevoir les étapes d’un parcours du consommateur en termes d’expérience touristique à l’ère numérique, pour une destination géographiquement et culturellement circonscrite.
2Cet article est organisé en six parties. Après cette introduction, la seconde partie consiste en une revue de littérature. La troisième partie traite de la méthodologie de recherche et inclut les objectifs, questions et hypothèses de recherche, ainsi que les méthodes de collecte de données. La quatrième partie présente l’analyse des données primaires et en extrait les résultats, lesquels se prêtent à une discussion critique lors de la cinquième partie. La conclusion résume l’intérêt et les limites heuristiques des résultats, souligne la contribution de cet article aux débats en cours sur l’expérience touristique à l’ère numérique dans le champ de la sociologie du tourisme, et enfin évoque des pistes d’investigation possibles pour poursuivre ce travail de recherche.
- 2 Conversation entre l’auteur Maxime Feraille et Yuri Barron, Directeur de In-Your-Pocket, janvier 20 (...)
3La notion de tourisme numérique en tant que telle n’existe pas dans la littérature : on parle de « culture numérique » relative à l’innovation dans le tourisme (Duthion et Mandou, 2016), de « tourisme à l’ère des technologies numériques » (Saafa et al., 2021), de « promotion numérique » des destinations touristiques (Jammet et Linder, 2019), de « contributions numériques à la fabrique d’un parcours touristique » (Calvignac et Smolinski, 2017) et de « l’utilisation de données expérientielles dans le domaine du tourisme » (Gautier, CV Van et Bach, 2017). La terminologie générique de « tourisme à l’ère des technologies numériques » telle que proposée par Saafa et al. (2021), que nous requalifions plus simplement de « tourisme à l’ère numérique », peut néanmoins se décliner en plusieurs modalités opératoires, comme le e-tourisme, le i-tourisme et le m-tourisme, apparues dès 1998 avec l’avènement d’Internet et des nouvelles technologies de l’information de la communication (NTIC). Le e-tourisme, communément appelé « tourisme électronique », se définit comme le choix, l’organisation et la réservation des vacances à partir d’outils numériques, notamment Internet (Alemanno et Charaï, 2013). Syed estime que le i-tourisme renvoie à une application mobile dont le but est de fournir des informations sur des sites touristiques d’intérêt ainsi que les moyens d’accéder à ces derniers (Afiza Ismail et al., 2016, p. 2). Le m-tourisme renvoie à la pratique sociale d’utilisation d’une application mobile dédiée à l’interaction entre les visiteurs et les destinations touristiques durant et après le voyage (Höpken et Fuchs, 2010). Le bref cahier des charges de IYP stipule que le produit envisagé doit prendre la forme d’une « application numérique mobile interactive entre le consommateur et la destination touristique2 ». Notre objet d’étude se situe donc au carrefour du i-tourisme et du m-tourisme avec un centre de gravité pesant sur ce dernier.
4En premier lieu, concentrons-nous sur le premier vocable de l’expression expérience touristique, soit le concept d’« expérience » en lui-même. Citons pour commencer la définition ascétique de Simon (2015), lequel voit l’expérience simplement comme un « fait vécu ». Henning (2012) propose une approche interactionniste de l’expérience, qu’il voit comme une « renégociation dialogique des croyances et habitudes ». Panchal (2013) nous propose une vision idéologique de l’expérience comme « une quête de bonheur ou de bien-être ». Seppo K. Aho recense quatre typologies de composants essentiels de l’expérience touristique, à savoir : (1) être émotionnellement affecté ; (2) être informé ; (3) pratiquer et enfin (4) être transformé, dans le sens d’un changement permanent corporel ou d’état d’esprit (Aho, 2001, p. 4). Le marketing expérientiel vise à orienter l’expérience touristique, via notamment la transformation des ressources et le contrôle des attentes. La transformation, voire l’optimisation, des ressources de l’expérience touristique renvoie à la notion de coprésence, tandis que le contrôle des attentes fournit la rationalité d’une coproduction de l’expérience par le consommateur. Cette reconfiguration mercatique de l’expérience touristique a permis l’essor de nouvelles techniques marketing militant pour une personnalisation accrue de l’expérience touristique. L’ambition de contrôler l’expérience touristique amène deux questions immédiates : (1) celle des variables contextuelles de l’expérience, comme l’espace et le temps ; (2) celle de la mesure de l’expérience touristique.
5Plusieurs travaux de recherche montrent que chaque expérience, même contrôlée et encadrée, ne sera pas en mesure de créer des souvenirs mémorables, car l’expérience touristique dépend de multiples facteurs dont la plupart se situent en dehors de tout contrôle gestionnaire (Farber et Hal, 2007 ; Pullman et Gross, 2004) : chaque touriste interprète l’évènement vécu en y attachant son propre sens (Forlizzi et Battarbee, 2004). L’interprétation et l’émotion qui en résultent ne peuvent donc pas être prédéterminées. Une récente étude menée par Uli Knobloch, Kirsten Robertson et Rob Aitken, publiée en 2017, démontre que les éléments contributifs d’une expérience touristique mémorable varient et dépendent du contexte de consommation dans lequel ils se produisent (Knobloch et al., 2017, p. 657). Or, c’est bien du contexte de consommation qu’il s’agit ici : l’idée n’est donc pas de contrôler les attentes du consommateur, mais bien de fournir audit consommateur, identifié comme le touriste à l’ère numérique, les moyens technologiques d’optimiser les ressources à sa disposition que sont l’espace et le temps.
6Le principe directeur de notre parcours de consommation est celui de la mobilité. Lors de l’expérience de voyage, la mobilité peut être à la fois physique et numérique, illustrant ainsi le concept de coprésence. Afin de mieux illustrer le caractère « solo » de cette mobilité numérique, nous empruntons à la littérature le construit de « mobilité personnelle », et notamment à Burns et O’Regan (2008), lesquels ont originellement étudié l’impact de la technologie de l’iPod sur le comportement des « backpackers » lors de leur expérience de voyage. En 2005, Farnsworth et Austrin soulignaient déjà que la notion de mobilité, lorsque médiatisée par de nouvelles formes de technologie, pourrait potentiellement déstabiliser l’organisation des voyages et créer un tournant culturel (Farnsworth et Austrin, 2005, p. 281). Makimoto et Manners suggéraient en 1997 que, dans la prochaine décennie, grâce à la numérisation, la plupart des équipements présents aujourd’hui au sein du foyer pourront être portés sur le corps ou dans un sac de petite taille, octroyant à ceux et celles qui peuvent se les procurer la possibilité d’être « géographiquement indépendants » (Makimoto et Manners, 1997, p. 2). Dans le cadre d’une mobilité personnelle numérique, la fonction primordiale de la technologie serait donc « d’accélérer la compression de l’espace-temps » (Burns et O’Regan, 2008, p. 154). Une seconde fonction désirable serait la création d’une communauté numérique de voyageurs partageant les mêmes intérêts en termes de choix de destination touristique et de goûts, au sens bourdieusien du terme. La technologie mobile numérique permet ainsi de redéfinir la notion de lien communautaire, autrefois liée au lieu de vie mais aujourd’hui désolidarisée de la notion de lieu (Wellman et al., 2005, p. 431). La troisième fonction renvoie à la notion de contrôle de l’expérience touristique. Il s’agit ici non pas de contrôler les attentes et les résultats de l’expérience par un protocole informatisé ou un système de gestion, mais bien d’accuser réception du fait que le consommateur est aussi coproducteur de son expérience.
7Notre proposition de problématisation, à l’aune du concept-clé de mobilité personnelle numérique, est la suivante : dans un premier temps, convertir les trois fonctions susmentionnées de la technologie numérique en construits heuristiques ; dans un second temps, poser la question du lien de subordination entre le concept de mobilité personnelle numérique et ces construits. Chacune des trois fonctions susmentionnées doit donc répondre à un besoin des individus composant les marchés émetteurs : c’est ce besoin que nous tenterons de qualifier.
8Avec un contenu fragmenté sur plusieurs plateformes et des agrégateurs de contenu (par exemple, les médias sociaux, Expedia et Booking) devenant monnaie courante (WEF, 2020), les voyageurs cherchent à réduire les efforts nécessaires pour trouver des informations et effectuer des achats de voyage en peu de temps (Kim et Li, 2009). Ceci explique l’intérêt croissant des consommateurs pour les comparaisons de prix et d’itinéraires au stade de la réservation, ce qui renvoie à une évolution du consommateur-voyageur dans son rapport au temps et à l’espace. Bénéficier d’une interface utilisateur d’application mobile numérique bien conçue et divertissante permet aux voyageurs de déformer le sens du temps en créant une expérience immersive (Gao et Bai, 2014) affectant positivement leur évaluation normative et la gratification instantanée de l’expérience connectée de manière complémentaire et synchrone (Buhalis et Amaranggana, 2014). Le construit de gratification instantanée, en opposition à celui de gratification différée, revient à retirer du plaisir de la réception quasi immédiate d’une information sur le lieu de destination, ou bien à la suite de l’engagement synchronique dans une ou plusieurs interactions sociales, le tout grâce à la technologie numérique. En ce sens, le concept de gratification instantanée renvoie plus à un besoin de type hédoniste qu’eudémonique, pour en référer au dualisme cher à Knobloch et al. (2017).
9La notion de sécurité ontologique est évoquée par Anthony Giddens (1994) et réfère de manière hyperbolique au « voyage » de la modernité :
Il serait faux de dire que ce voyage est complètement désagréable, ou sans avantages ; il est souvent vivifiant et prometteur. Mais tant que persisteront les institutions de la modernité, nous ne pourrons jamais contrôler complètement l’itinéraire ni la vitesse du déplacement. De même, nous ne nous sentirons jamais complètement en sécurité, parce que le territoire traversé recèle de nombreux risques majeurs. Sécurité ontologique et angoisse existentielle coexisteront de façon contradictoire (Giddens, 1994, p. 145).
10Giddens n’explicite jamais vraiment le concept dans son opuscule, mais en l’opposant à l’angoisse existentielle, nous comprenons que la notion de sécurité ontologique relève de ce qui est familier, connu et rassurant, permettant de réduire l’incertitude et donc l’angoisse existentielle. Des travaux empiriques de recherche sur le groupisme ethnique au travail montrent ainsi que, dans le secteur de l’hôtellerie de luxe malaisienne, les demandeurs d’emploi tendant à postuler pour un travail dans le service de l’hôtel, où se situent leurs confrères et consœurs du même groupe ethnique, afin de bénéficier d’une forme de sécurité ontologique dans le cadre de la défense de leurs intérêts (Olmedo, 2015). La notion de sécurité ontologique induit ici une forme de protection psychosociale et se distingue en théorie de la sécurité physique. L’appartenance au réseau peut avoir une double résonance : entre le sentiment d’appartenir à une communauté de pairs liés par le choix d’une même destination touristique, créant donc de la familiarité, et ainsi la réduction de l’anxiété due au voyage en solo en terre inconnue, par la réception de conseils, d’avis et d’orientations pratiques qui tendent indirectement à réduire les risques physiques pour le voyageur. En ce sens, la sécurité ontologique est un construit hybride qui intègre à la fois un désir de sécurité physique, mais aussi un sentiment de confort psychosociologique pouvant être comblé par l’intégration d’une communauté de « semblables » reflétant des goûts et des attentes similaires.
11Dans le champ de la psychologie, les travaux de Julien Rotter (1966) déclinent le concept de locus de contrôle en deux alternatives : être acteur des évènements de sa vie (locus de contrôle interne) ou se soumettre aux évènements (locus de contrôle externe). À la suite de cette dichotomie originelle, d’autres recherches sont venues complexifier le propos et ont donné lieu à des conceptualisations d’échelles de locus de contrôle spécifiques dont la plus consensuelle est certainement la Multidimensional Health Locus of Control Scale (MHLCS), devisée par Kenneth Wallston et son équipe (1978) dans le secteur de la psychologie de la santé. La MHLCS propose trois types de loci de contrôle : (1) interne (l’individu se perçoit comme acteur de sa propre santé) ; (2) externe de type personnage puissant : la gestion de la santé est déléguée à un individu influant (le médecin traitant, par exemple) ; (3) externe de type chance ou fatalité (l’individu ne conçoit pas d’avoir une forme de contrôle sur sa santé, laquelle relève du destin ou de la fatalité). Dans le contexte de la réservation hôtelière en ligne, Fong, Lam et Law (2017) lient l’adoption et la réutilisation d’une solution numérique au locus de contrôle de l’individu, par la médiation de la théorie unifiée de l’acceptation et de l’utilisation de la technologie (UTAUT) par les ancrages : l’anticipation de performance, l’inclinaison à l’économie, l’influence sociale et les conditions de facilitation, ainsi que le risque ressenti (Venkatesh et al., 2003). Le construit de locus de contrôle relatif au tourisme numérique peut nous amener à penser des ancrages conceptuels dont les fonctionnalités seraient liées à l’anticipation de l’expérience et à la réduction du risque, et dont la mesure reposerait sur le principe de l’échelle de la MHLCS.
12Dans le cadre de la conception d’un parcours de consommation touristique d’une application mobile numérique-matrice de l’expérience touristique, l’objectif général de notre recherche se résume à déterminer l’impact du concept de mobilité personnelle numérique sur les construits heuristiques que sont la gratification instantanée, la sécurité ontologique et le locus de contrôle.
13En nous basant sur notre revue de littérature, nous émettons la question de recherche suivante : dans le cadre du parcours de consommation d’une application de mobilité personnelle numérique, les fonctionnalités de cette application peuvent-elles contribuer à un sentiment accru de locus de contrôle, de gratification instantanée et de sécurité ontologique pour les voyageurs solos ?
14Nous proposons de décliner cette question de recherche en trois (3) hypothèses de travail :
-
H1 : Le tourisme numérique atténue la perception du risque associé aux déplacements corporels, renforçant ainsi le sentiment du locus de contrôle interne pour les voyageurs numériques individuels.
-
H2 : La fonctionnalité de temps instantané, générée par l’application IYP, se traduit par une expérience touristique gratifiante.
-
H3 : La coprésence virtuelle des acteurs du tourisme numérique produit un sentiment de sécurité ontologique pour les consommateurs de tourisme numérique.
15Afin d’atteindre notre objectif de recherche, nous mettons en place une méthodologie de recherche mixte, combinant enquête quantitative et enquête qualitative. Le but de l’enquête quantitative est de mesurer l’existence et le degré d’intensité du lien entre les variables, tandis que l’objectif de l’enquête qualitative est de qualifier la nature de ces liens.
16L’enquête quantitative de marché a été menée de mars à mai 2021, auprès d’un échantillon de 348 répondants de quatre pays cibles d’Asie-Pacifique : la Malaisie, l’Indonésie, le Singapour et l’Australie. Elle vise à mesurer l’impact de la variable indépendante que constitue la « mobilité personnelle numérique » sur les variables dépendantes que sont le locus de contrôle, la gratification instantanée et la sécurité ontologique.
17Nous avons utilisé les lexiques liés aux trois hypothèses principales pour décliner les trente-trois questions de notre questionnaire. Les questions sont rédigées en langue anglaise et conçues sous forme de questionnement à choix multiple. Les questionnaires ont été distribués en ligne dans le format Google Form, permettant une rapidité et une aisance d’exécution pour les répondants.
18L’approche quantitative adoptée pour cette étude repose sur des techniques d’échantillonnage simples. Avec 348 répondants, la marge d’erreur pour l’intervalle de confiance à 95 % est estimée à 5 %, contre une marge d’erreur pouvant atteindre 20 % avec échantillonnage stratifié par répartition proportionnelle était appliqué selon l’âge et le sexe (Kadir et al., 2021).
19Le ratio hommes-femmes est assez équilibré, avec 52,01 % de femmes, 47,13 % d’hommes et 0,86 % de répondants dont le sexe et le genre sont inconnus, près du ratio de voyageurs loisirs rapporté par la Banque mondiale, dont 56 % sont des femmes (WorldBank, 2019). La répartition du profil d’âge est : 5 % de 25 ans ou moins, 27 % de 26-35 ans, 31 % de 36-45 ans, 25 % de 46-55 ans, 12 % de 56 ans et plus, ce qui est en relatif accord avec la littérature (ETC, 2019 ; Kadir et al., 2021).
20L’enquête qualitative se limite ici aux entretiens d’experts. Comme il a été indiqué précédemment, ces entretiens visent à qualifier la nature des liens entre les différentes variables que sont la mobilité personnelle numérique (variable indépendante) et les variables dépendantes suivantes : la gratification instantanée, la sécurité ontologique et le locus de contrôle.
21Nous avons sélectionné un panel de onze personnes dont l’expertise doit porter sur au moins un des domaines suivants :
-
Tourisme numérique générique ;
-
Marché du tourisme émetteur d’Asie-Pacifique ;
-
Marché du tourisme récepteur d’Europe de l’Est.
22Les entretiens avec les experts ont été conçus comme des entretiens semi-structurés. Ils ont été menés en ligne sous forme de séances individuelles entre mars 2021 et mai 2021 : la durée de ces séances varie de 40 minutes à 90 minutes. Tous les entretiens ont été menés en anglais, langue que les personnes interrogées parlent avec compétence.
Table 1.1 : Nombre d’occurrences du parcours client, et calculs des occurrences normalisées n en fonction du coefficient t par hypothèse. [Source : auteurs]
![Table 1.1 : Nombre d’occurrences du parcours client, et calculs des occurrences normalisées n en fonction du coefficient t par hypothèse. [Source : auteurs]](docannexe/image/7535/img-1-small480.jpg)
Table 1.2 : Nombre d’occurrences du parcours client, et calculs des occurrences normalisées n en fonction du coefficient t par hypothèse. [Source : auteurs]
![Table 1.2 : Nombre d’occurrences du parcours client, et calculs des occurrences normalisées n en fonction du coefficient t par hypothèse. [Source : auteurs]](docannexe/image/7535/img-2-small480.jpg)
Table 1.3 : Nombre d’occurrences du parcours client, et calculs des occurrences normalisées n en fonction du coefficient t par hypothèse. [Source : auteurs]
![Table 1.3 : Nombre d’occurrences du parcours client, et calculs des occurrences normalisées n en fonction du coefficient t par hypothèse. [Source : auteurs]](docannexe/image/7535/img-3-small480.jpg)
Table 1.4 : Nombre d’occurrences du parcours client, et calculs des occurrences normalisées n en fonction du coefficient t par hypothèse. [Source : auteurs]
![Table 1.4 : Nombre d’occurrences du parcours client, et calculs des occurrences normalisées n en fonction du coefficient t par hypothèse. [Source : auteurs]](docannexe/image/7535/img-4-small480.jpg)
23Dans l’ensemble de l’enquête, les pourcentages normalisés montrent que les répondants sont premièrement préoccupés par la sécurité ontologique (22,51 % des réponses), suivie du locus de contrôle (19,75 %) et de la gratification instantanée (19,32 %). Notons cependant que les taux de réponse aux trois hypothèses, très près les uns des autres, s’inscrivent dans les marges d’erreur.
24Si l’ensemble des hypothèses est confirmé par nos données, les besoins des voyageurs pour des fonctionnalités spécifiques varient en fonction de la phase du voyage. La sécurité ontologique serait importante notamment pour avant le voyage. Elle se manifeste par une volonté de se protéger des risques, aussi bien physiques (sécurité, risques sanitaires) que psychologiques (confiance, gestion des données), et de l’incertitude (assurance, services après-vente). Il s’agit ici de réduire en amont le caractère perçu comme potentiellement anxiogène de la destination touristique. Le locus de contrôle s’observe particulièrement lors des phases de réservation et pendant le voyage, notamment dans le suivi des dépenses budgétaires, mais aussi la qualité et la transparence d’informations personnalisées. Pendant le voyage, la fonction locus de contrôle prend le relai opérationnel de la sécurité ontologique perçue. Enfin, la gratification instantanée, bien qu’elle ne culmine dans aucune phase, reste constante (de 15 % à 20 %), avec notamment des besoins en comparateurs de prix et d’itinéraires ainsi qu’en gestion flexible (annulation, suggestions et réservation) en temps réel et en paiement simplifié.
25L’analyse des données a été réalisée manuellement via une analyse thématique des entretiens intégralement retranscrits. Les trois construits heuristiques liés aux hypothèses de recherche (le locus de contrôle, la gratification instantanée et la sécurité ontologique) sont positionnés en concepts centraux dans notre grille d’analyse et sont déterminants dans l’entreprise d’induction et de codage des catégories pertinentes. Outre son association directe aux concepts centraux, le processus de codage repose sur l’identification de récurrences textuelles significatives au sein des verbatims qui font écho soit à des concepts secondaires mentionnés dans la revue de littérature, soit à des catégories sui generis reflétant une sérendipité thématique. Pour le besoin de cet article, les verbatims ont été traduits de l’anglais.
26L’analyse thématique des données qualitatives a généré inductivement un ensemble de neuf catégories pertinentes, construites comme dérivatives des concepts centraux. Chaque concept central se voit ainsi décliné en trois sous-catégories pertinentes, lesquelles opérationnalisent et qualifient les concepts centraux dans le contexte de cette étude. Ces catégories sont présentées dans le tableau de synthèse suivant.
Table 2 : Synthèse des catégories pertinentes
27Ces catégories pertinentes constituent les points d’ancrage conceptuels des fonctionnalités potentielles de l’application mobile YCP. Leurs significations respectives sont fournies en l’annexe 5.
28Quel est l’impact de la mobilité personnelle numérique sur les variables dépendantes, de gratification instantanée, de sécurité ontologique, et de locus de contrôle ?
29En termes de poids quantitatif, l’impact de la variable indépendante sur le construit de sécurité ontologique est prévalent, validant ainsi l’hypothèse 3, selon laquelle la coprésence virtuelle des acteurs du tourisme numérique devrait produire un sentiment de sécurité ontologique pour les consommateurs. Le concept de sécurité ontologique doit être cependant qualifié et nuancé : il s’agit avant tout, pour la mobilité personnelle numérique, de pouvoir permettre au consommateur de réduire son anxiété grâce à son intégration dans une communauté numérique dont il estime value les évaluations et recommandations. Ce degré de confiance sera d’autant plus élevé si la technologie de mobilité personnelle numérique adopte des codes familiers ou institutionnalisés dans sa conception.
30En seconde position d’impact relatif de la mobilité personnelle numérique vient la variable de locus de contrôle. Il est à préciser que l’analyse des données qualifie ce locus de contrôle d’« interne » dans la majorité des occurrences, validant ainsi l’hypothèse 1, selon laquelle le tourisme numérique atténue la perception du risque associé aux déplacements corporels, renforçant ainsi le sentiment de locus de contrôle interne pour les voyageurs numériques individuels. L’enquête qualitative démontre que la notion de risque s’étend au-delà du risque sécuritaire et couvre également le risque financier. Une minorité d’occurrences dans les données alerte sur un risque d’externalisation du locus de contrôle corrélé avec la fonctionnalité de géolocalisation pendant la phase de voyage.
31L’impact relativement plus léger, quoique marginalement près de la variable précédente, est celui de la mobilité personnelle numérique sur la variable de gratification instantanée, validant ainsi l’hypothèse 2, qui postule que la fonctionnalité de temps instantané générée par l’application IYP se traduit par une expérience touristique gratifiante. L’enquête qualitative démontre toutefois que l’appréhension de la fonctionnalité de temps instantané doit être nuancée en fonctionnalité d’optimisation des ressources dans une optique de compression du temps et de l’espace. Le construit de gratification instantanée comprend aussi une dimension hédoniste directement corrélée aux capacités technologiques de l’application mobile numérique. Enfin, et dans une moindre mesure, la gratification instantanée peut être liée à la diffusion de symboles d’une distinction sociale, notion sociologique proche du concept d’exclusivité en marketing expérientiel.
32Des glissements sémantiques dans l’analyse qualitative semblent indiquer des corrélations possibles entre les variables dépendantes mêmes, comme l’impact du locus de contrôle interne sur la sécurité ontologique. De la même façon, la présence constante et stable, dans son poids statistique, de la variable dépendante « gratification instantanée » tout au long des phases du parcours de consommation suggère une importance latente, possiblement en attente d’être révélée et affinée dans une enquête ultérieure au prisme d’une évaluation par un panel de consommateurs.
33Il existe objectivement la possibilité d’un biais conjectural dans la production des données primaires. Les enquêtes quantitatives et qualitatives ont été conduites au premier semestre de l’année 2021, au cœur de la crise pandémique liée au virus de la COVID-19. Si le panel d’experts a su se projeter de manière informée et professionnelle dans une période postpandémique, il n’est pas exclu que l’inflation du paradigme sécuritaire ait pu peser dans le choix des réponses pour les répondants de l’enquête quantitative. Il n’en reste pas moins que ce travail de recherche empirique recèle quelques enseignements. La lentille focale de notre étude ne permet pas de débattre de la nature de l’expérience touristique au prisme de la dualité hédonisme/eudémonisme proposée par Knobloch et al. (2017). Dans le cadre limitatif de la conception d’un parcours de consommation, nous ne pouvons qu’argumenter autour de la promesse de l’expérience. L’architecture du parcours de consommation touristique pour l’application mobile IYP, prônée par les répondants et les experts, crée-t-elle les conditions d’une « indépendance géographique » comme le suggèrent Makimoto et Manners (1997) ? La proposition de Makimoto et Manners demeure essentiellement rhétorique, et en l’absence de définition, nous pouvons postuler que la notion de coprésence suffirait à clore le débat. Alternativement, nous pourrions avancer que la médiatisation du lien avec la destination (interactivité avec des sources d’informations et prestataires de services, géolocalisation du voyageur) par la technologie numérique constitue une forme de dépendance avec le territoire, mais aussi avec les communautés de touristes numériques connectés. Chercher à qualifier le statut de cette dépendance revient à poser la question du contrôle du lien de dépendance et nous renvoie au concept de locus de contrôle comme paradigme explicatif. L’exemple de la catégorie pertinente de « locus de contrôle technologique déviant », issue de notre corpus de données, semble illustrer l’incorporation par les experts de schèmes mentaux associés à un « locus de contrôle externe de type personnage puissant » (Wallston et al., 1978), où la technologie numérique endosse le costume d’un « personnage puissant », engendrant une forme d’anxiété latente qu’elle-même était destinée à réduire. Burns et O’Regan (2008) observent que « chaque personne utilisant des technologies de communication devient comme un standard téléphonique, se connectant l’un l’autre, en tant qu’individus, naviguant rapidement entre de multiples réseaux (ou communautés), lesquelles sont facilement formées et aisément abandonnées, consistant à la fois en des liens forts et des liens faibles au travers des différentes strates sociales » (Burns et O’Regan, 2008, p. 167). La question du statut du lien social au sein des communautés de touristes numériques semble émerger de nos données empiriques. Cette question centrale, formulée en termes de degré de dépendance sociale numériquement médiatisée, constitue une piste d’investigation prometteuse pour penser la mobilité personnelle numérique.
34Ce travail de recherche contient à la fois des recommandations pratiques et des pistes heuristiques. L’analyse combinatoire des données quantitatives et qualitatives fournit des points d’ancrage conceptuels pour développer les fonctionnalités de la future application mobile numérique IYP. La sécurité ontologique, en tant qu’expérience souhaitée, constitue la priorité absolue des répondants de l’enquête quantitative, mais aussi la suggestion la plus récurrente de notre panel d’experts. En déclinant inductivement la notion de sécurité ontologique, nous apprenons par exemple que les notions de familiarité (qui renvoie aux codes esthétiques associés à une nostalgie des guides touristiques papier) et d’institutionnalisation (c’est-à-dire les codes visuels renvoyant à des agences de voyages en ligne établies) peuvent constituer des clés de design industriel. Notre enquête dévoile la nécessité de contrôler, avant toute chose, les ressources économiques du voyage (budget, temps, spatialité) avant de passer à des fonctionnalités plus hédonistes comme la visite en réalité virtuelle de certains sites touristiques. Ces simples considérations peuvent s’avérer utiles dans l’organisation du schéma directeur de l’application IYP. Les résultats de notre étude peuvent alors contribuer à établir une architecture sommaire de l’application IYP, pensée comme une matérialisation de la mobilité personnelle numérique. Le projet de développement d’une application mobile numérique s’inscrit dans le courant des technologies issues de l’intelligence artificielle (IA). L’IA semble promise à un avenir radieux en raison de la nouvelle génération d’ordinateurs conçus sur les principes de la mécanique quantique : « Les ordinateurs à technologie Quantum […] exploitent de complexes et fascinantes lois de la nature qui ont toujours été là, mais qui souvent demeuraient cachées. » (IBM, 2017) Il est important d’avoir à l’esprit que l’IA requiert d’énormes volumes de données pour être efficace : il est donc logique de convenir que « les grandes agences de voyages en ligne Online Travel Agencies – OTA et les compagnies aériennes majeures possèdent un avantage notable » (Romero Dexeus, 2019, p. 57). L’instrumentalisation mercantile de l’intelligence artificielle se concentre au sein de quelques marchés oligopolistiques, que ce soient les géants des médias sociaux comme Facebook, WhatsApp, QQ (pour la Chine), Instagram, ou bien le marché de l’assistance personnelle vocale (Siri, Google Now et Cortana), sans oublier le marché monopolistique de la géolocalisation (Waze et Google Maps, tous deux propriétés de Google). Les données des touristes numériques se trouvent donc concentrées dans les mains de quelques sociétés multinationales, avec lesquelles de nouveaux acteurs sur le marché, comme IYP, n’auront d’autre choix que de collaborer pour sourcer les logiciels et autres mégadonnées nécessaires au bon fonctionnement de son application. L’IA a le potentiel de considérablement personnaliser l’expérience touristique à l’ère numérique, les données personnelles pouvant être utilisées, toutefois, à des fins diverses. Dans un monde postpandémique, la mobilité personnelle numérique pourrait se situer au carrefour de deux projets culturels : d’un côté, un projet d’émancipation des OTA mondialisés dans une quête d’authenticité, sous couvert d’une logique de tourisme durable ; de l’autre, le glissement progressif vers un paradigme sécuritaire et isolationniste (Gale, 2009 ; Urry, 2012) au gré d’une porosité décroissante des frontières couplée à une incompréhension incrémentale de l’altérité.
35Remerciements
36Nous remercions Yuri Barron et Razvan Samosca, respectivement directeur et rédacteur en chef d’In-Your-Pocket, pour leur aimable soutien. Nous souhaitons également remercier le Dr Leigh Wharton, directeur de recherche de l’Université de Manchester, pour avoir approuvé la publication de cet article.
![Table 1.1 : Nombre d’occurrences du parcours client, et calculs des occurrences normalisées n en fonction du coefficient t par hypothèse. [Source : auteurs]](docannexe/image/7535/img-1-small580.jpg)
![Table 1.2 : Nombre d’occurrences du parcours client, et calculs des occurrences normalisées n en fonction du coefficient t par hypothèse. [Source : auteurs]](docannexe/image/7535/img-2-small580.jpg)
![Table 1.3 : Nombre d’occurrences du parcours client, et calculs des occurrences normalisées n en fonction du coefficient t par hypothèse. [Source : auteurs]](docannexe/image/7535/img-3-small580.jpg)
![Table 1.4 : Nombre d’occurrences du parcours client, et calculs des occurrences normalisées n en fonction du coefficient t par hypothèse. [Source : auteurs]](docannexe/image/7535/img-4-small580.jpg)
Flux RSS
