1Depuis le début des années 2010, le devenir des libertés numériques est au cœur de l’actualité, que ce soit dans les régimes autoritaires ou les démocraties dites libérales. Dans plusieurs régions du monde, des tensions grandissent entre, d’une part, des aspirations internationalement partagées à bénéficier d’un certain nombre de libertés numériques relevant de la liberté d’expression et d’association, et, d’autre part, la mise en place de politiques nationales d’encadrement d’Internet. Celles-ci sont officiellement justifiées par des motifs de sécurité sur les réseaux numériques, des stratégies commerciales d’entreprises privées ou des arguments de modernisation des appareils étatiques. Des dispositifs de contrôle des internets nationaux se développent, sous prétexte qu’ils seraient garants d’une certaine « souveraineté numérique ».

2Les internautes font face à des situations à première vue paradoxales, caractérisées par l’explosion des contenus en ligne d’un côté, et le renforcement de rapports de force de plus en plus défavorables aux libertés publiques de l’autre. En réponse, des « laboratoires » de résistance numérique émergent, fondés sur des échanges interpersonnels en ligne, mais aussi des formations, des colloques, des forums réunissant des professionnels du Web, des militants, des journalistes, des artistes… Ces interactions s’avèrent particulièrement dynamiques lors de conflits et de soulèvements, comme de nombreux travaux l’ont montré à la lumière des révolutions arabes ainsi que des révoltes au Bélarus, au Liban, à Hong Kong ou en Égypte.

3De Cuba au Niger, de la France au Bélarus, ce numéro a l’ambition de contribuer, à partir de différents contextes, pays et régions, aux réflexions sur les reconfigurations du politique et du social à l’épreuve des technologies de la communication dans le monde actuel. Deux grandes questions de recherche se croisent dans les articles rassemblés. La première porte sur la nature des répressions et des contraintes. Ces dernières font intervenir toute une gamme d’acteurs et de pratiques et elles sont autant institutionnelles – autorités publiques ou entreprises privées – qu’individuelles et extrajudiciaires. Les caractéristiques de la surveillance, du contrôle ou de la modération dans divers types de dispositifs de communication méritent ainsi d’être examinées. La seconde interrogation, en miroir de la précédente, porte sur les résistances et les arts du contournement face aux nouvelles régulations nationales et internationales, publiques et privées, du Web et d’Internet.

4Une précaution s’impose cependant ici : la critique n’est pas, par essence, émancipatrice et démocratique comme le montrent les exemples de contournement des contraintes par des groupes d’influence, comme la chaîne de propagande russe Russia Today, ou par des acteurs de l’extrême-droite masculiniste et raciste, comme les participants de certains forums français de jeux vidéo.

5Face à la rapide reconfiguration des contraintes et des contournements sur Internet, les questions liées au droit et les luttes judiciaires en matière de libertés numériques constituent un enjeu crucial. Les articles évoquent, d’une part, la conception de nouvelles règles visant à renforcer ladite « souveraineté numérique » de l’État et, d’autre part, les épreuves judiciaires que des personnes traversent lorsqu’elles font l’objet de poursuites pour leurs activités en ligne ou quand elles intentent des procès contre l’État ou des entreprises privées. Les cas de détournement ou d’usage créatif des lois relatives au numérique (exploitation créative du vide juridique et autres exemples de rapports dynamiques entre le code et la loi) méritent l’attention.

6Dans le premier article de ce numéro, Françoise Daucé, Ksenia Ermoshina et Bella Ostromooukhova reviennent tout d’abord sur les travaux qui ont conceptualisé Internet comme un espace en tension constante. D’un côté, la liberté d’expression et le libre échange d’informations, recèlent de nouvelles potentialités pour des démocraties participatives et favorisent les mouvements de protestation contre les régimes autoritaires. De l’autre, de nouvelles dominations s’installent insidieusement grâce et à travers le numérique. Au-delà de cette dialectique, les autrices analysent les divers modes de résistance et de contournement des usagers d’Internet. Qu’elles soient le fruit d’initiatives éparses ou de mouvements institutionnalisés, ces pratiques relèvent de la prise de parole publique, de l’usage agile des infrastructures ou du brouillage et du secret. Enfin, l’article invite à décentrer le regard pour prendre en compte les multiples expériences locales et situées qui nourrissent autant de contournements spécifiques et singuliers en diverses parties du monde.

7L’article qui ouvre ensuite ce numéro montre que l’instauration de contraintes numériques et leur contournement peut se jouer dans des domaines inattendus, notamment grâce au recours à l’art. L’étude d’un corpus d’œuvres d’art contemporain postérieures au tournant sécuritaire des pays occidentaux après les attentats du 11 septembre 2001 permet à Mehdi Ghassemi et à Camila Pérez-Lagos de rendre compte de la façon dont les artistes conceptualisent et dénoncent les dispositifs de surveillance mis en place dans le cadre de politiques sécuritaires. Les artistes – à l’instar de chercheurs des surveillance studies – mettent en exergue le lien étroit et direct entre le regard panoptique et le pouvoir politique, et décortiquent, en les représentant, les mécanismes de domination qui, dans le contexte numérique, sont complexes, multiformes, décentralisés et dès lors souvent invisibilisés. Au-delà de la dénonciation, les artistes donnent également à voir les diverses manières d’échapper à cette domination et à ses effets, comme « le contournement du regard du surveillant par masquage ou par évitement » ainsi que « les formes d’obfuscation face au regard surveillant pour le défier et le rendre inefficace ».

8Les moyens d’évitement du pouvoir coercitif de la surveillance sont ensuite étudiés du point de vue juridique par Jonathan Keller et Claire Levallois-Barth, qui analysent la définition et les limites du droit à l’altération des données personnelles dans une société où le suivi des individus est omniprésent. Leur article remet en question l’efficacité du Règlement Général sur la Protection des Données adopté par le Parlement européen le 27 avril 2016 et dont les dispositions sont applicables dans l’ensemble des États membres de l’Union européenne (UE) à compter du 25 mai 2018 pour assurer une réelle protection des citoyens et résidents de l’UE. L’article propose en parallèle d’accorder aux personnes concernées un droit à l’altération des données en amont de leur traitement. En effet, aujourd’hui, les possibilités de contrôle de leurs données par les internautes sont réalisées principalement au moment de la collecte de celles-ci par un mécanisme de consentement. Un droit à l’altération en amont permettrait de recadrer, renforcer et légitimer certaines stratégies individuelles de contournement et d’autoprotection en ligne déjà déployées par les utilisateurs. L’article présente aussi une analyse juridique détaillée et différenciée du droit à l’altération des données tout en soulignant les conditions et les limites de son application. En défendant le droit à l’altération volontaire des données lors de la souscription aux services numériques offerts par les plateformes privées, Keller et Levallois-Barth restreignent néanmoins l’usage de ce droit au contexte des services administratifs publics. Deux cas d’usage sont comparés : la vidéosurveillance et le suivi numérique. Les outils et stratégies de contournement de ces deux types de surveillance sont explorés alors qu’est analysée la légalité des usages des technologies de protection de données telles que le réseau décentralisé Tor (The Onion Router) ou les services VPN (Virtual Private Network).

9L’approche typique des Science and Technology Studies (STS) de Pierre Depaz permet d’aborder le contrôle du cyberespace et de son évitement par les utilisateurs à partir de l’étude de deux protocoles de l’Internet et des positionnements politiques de leurs développeurs. Depaz retrace une histoire critique des protocoles de base qui constituent ce qu’on appelle aujourd’hui « Internet » et met en évidence les biais potentiels dans la coconstruction de certains de ces éléments techniques. En analysant les critiques formulées à l’égard de ces biais, l’auteur introduit la notion de « critique protocolaire », d’après laquelle les protocoles induisent des manières de faire qui contraignent les utilisateurs à les suivre sous peine d’être exclus de la communication qui s’effectue par leur entremise. Une critique protocolaire constitue, selon Depaz, une option discursive et opérationnelle, au regard des « défauts » repérés dans la manière prescrite de communiquer. Les deux exemples cités par l’auteur sont le protocole IPFS (Interplanetary Filesystem) et le protocole SSB (Secure Scuttlebutt). En suivant l’approche STS, Depaz illustre l’écart existant entre les promesses et la réalité technique produite par ces protocoles.

10Deux articles portent ensuite sur la place du numérique comme outil de répression et d’opposition dans le contexte de régimes autoritaires. Gado Alzouma se base sur le cas du Niger pour étudier comment, dans des pays autoritaires caractérisés par diverses formes d’indigence et une faible sophistication de l’appareil étatique, la répression numérique s’appuie sur les répressions physiques traditionnelles contre les utilisateurs d’Internet pour garantir la domination politique des élites au pouvoir. Le maintien des citoyens dans un état de dénuement technologique (85 % de la population n’était pas connectée en 2022) et d’analphabétisme (qui concerne 65 % des adultes au Niger) peut même constituer en soi une forme de domination indirecte, privant la majorité de la population d’outils d’action. La question de l’inadaptation des plateformes internationales à ces spécificités sociotechniques est aussi soulevée, ayant pour preuve le problème des langues locales qui ne sont pas nécessairement prises en compte par celles-ci. Si les États autoritaires d’Afrique, dont le Niger, se préoccupent des effets déstabilisateurs d’Internet, leurs stratégies de contrôle s’appuient surtout sur l’inaccessibilité du réseau pour la majorité de la population.

11Le cas du Bélarus, étudié par Tatyana Shukan, présente certaines similitudes avec celui du Niger, comme le lien étroit entre le musellement numérique et la répression physique de l’opposition au pouvoir autoritaire. Le potentiel subversif de l’Internet, perçu comme tel par les autorités, conduit ces dernières à vouloir en restreindre l’accès par des coupures de réseau, à contrôler les contenus en ligne et à y identifier les opposants politiques afin de les poursuivre ensuite pénalement. Toutefois, contrairement au Niger, le taux de connexion des habitants de Minsk, dont traite l’article, est à ce point important qu’il constitue la condition sine qua non, voire le moteur de la mobilisation. Le milieu urbain dont l’étude fait état apparaît d’abord comme apolitique, puisqu’il est constitué de grands ensembles récents où habitent de jeunes actifs ne pratiquant pas a priori la socialisation de voisinage et évoluant en dehors des réseaux militants. Or, l’espace médiatique en ligne étant étroitement contrôlé par les autorités, l’application Telegram est devenue l’outil fédérateur grâce auquel vont apparaître, s’organiser, puis progressivement se politiser des communautés locales. Dans un va-et-vient constant entre rencontres physiques et discussions en ligne, celles-ci se nourrissent mutuellement et cela débouche sur des actions de protestation communes à l’été 2020. Ces outils de contournement de la censure étatique s’avèrent toutefois éphémères face à l’ampleur de la répression et, après une courte période d’essor, connaissent un déclin en tant qu’instrument d’unification, étant désormais essentiellement l’apanage de quelques groupes militants engagés.

12Si dans l’article de Shukan, Telegram a pu être perçu comme un « allié sûr dans la lutte contre la censure et la répression tant au Bélarus qu’ailleurs » dans la protection des données personnelles, Tristan Mattelart montre de son côté que d’autres dispositifs de contournement de la censure étatique peuvent être l’œuvre d’autorités publiques. En effet, il étudie, dans une perspective historique remontant aux années 1990 et 2000, le rôle de l’État états-unien, par l’intermédiaire de l’USAID (United States Agency for International Development), dans le déploiement d’outils numériques de contournement de la censure à Cuba. Alors que les « savoir-contourner » sont souvent portés par les militants de la société civile, ce cas présente la particularité de mettre l’accent sur le rôle des États dans ces stratégies de contournement à destination de pays étrangers, dans le cadre de leur « diplomatie publique ». Dès 2008, le service ZunZuneo, inspiré de Twitter, envoie en masse des messages SMS sur les téléphones mobiles des usagers cubains. Grâce à des sources déclassifiées, l’article montre les espoirs de démocratisation placés dans ce dispositif de diffusion, qui cache ses origines états-uniennes pour mieux toucher la jeunesse cubaine. Les efforts déployés n’atteignent pas les résultats attendus, et le programme, sommé de devenir rentable, est progressivement abandonné en raison de son coût et de son obsolescence face au déploiement des plateformes de réseaux sociaux. La recherche montre les tâtonnements qui font l’histoire des contournements sur Internet et le rôle des acteurs publics dans leur conception et leur mise en œuvre, avec des résultats pourtant limités et rapidement dépassés par les transformations successives des outils numériques.

13Enfin, deux articles se penchent sur des cas de dépassement des contraintes numériques dans l’espace public français qui, tout en étant considéré comme démocratique, est investi par des acteurs qui en défient les règles. Gulnara Zakharova s’intéresse à la réception de la chaîne russe RT (Russia Today) en France dans un contexte d’entraves croissantes à sa diffusion, qui conduisent à son interdiction complète après le début de l’agression massive de l’Ukraine par la Russie. Affrontant à la fois l’État français et les médias locaux, RT France s’empare des critiques de ses adversaires pour retourner le stigmate politique qui la discrédite et se valoriser auprès de ses publics. Pourtant financée par l’État russe, la chaîne se présente comme un média « alternatif », victime de la répression des pouvoirs dominants et des médias conventionnels. Le sens des critiques adressées à la chaîne est ainsi inversé pour en faire un gage de « qualité » auprès de ses auditeurs. À travers les réseaux sociaux, le « contrat de conversation » qui unit la chaîne et son auditoire nourrit les solidarités de la communauté conservatrice et antisystème qu’elle agrège. Ses publics développent un répertoire d’action militant (pétitions, Mot(s)-clic(s)) pour défendre la chaîne et sa ligne éditoriale. La suspension de RT suscite, chez son auditoire, un recours aux VPN pour continuer à accéder à ses contenus bloqués. L’article montre ainsi que les stratégies de contournement numériques ne sont pas propres aux cercles progressifs sous régime autoritaire, mais peuvent aussi nourrir le militantisme conservateur sous régime démocratique dans une forme de « brouillage culturel géopolitique ».

14L’article d’Olivier Péria s’inscrit dans une problématique similaire. Il est consacré aux techniques de contournement de la modération mises en place par les usagers d’un forum de jeux vidéo français. Entre les membres de ce forum faisant partie de ce que l’auteur nomme la « fachosphère », on observe des discussions difficilement concevables dans une société démocratique, voire interdites par la loi, car relevant de la haine raciale. Péria observe un double mouvement : d’une part, la mise en place d’une modération opérée par des acteurs privés qui utilise la méthode de censure de contenus par mots clés, et, d’autre part, le retournement des stigmates des usagers qui se considèrent lésés dans leur droit à la liberté d’expression. Ces derniers élaborent des techniques d’évitement, allant de l’usage d’une langue d’Ésope connue uniquement par les initiés jusqu’aux outils d’archivage permettant d’accéder aux contenus supprimés.

15À l’image des articles le constituant, ce numéro s’inscrit dans une perspective à la fois pluri-aréale et pluridisciplinaire qui, en conjuguant sociologie, histoire de l’art, Science and Technology Studies (STS), science politique, géographie, anthropologie, droit et sciences de l’information et de la communication, porte une attention particulière aux démarches empiriques et aux méthodologies innovantes et hybrides.