Introduction

1Les recherches sur Internet en sciences sociales connaissent des reconfigurations dynamiques à l’épreuve du surgissement de nouveaux questionnements issus bien souvent des défis rencontrés par les multiples acteurs et utilisateurs du réseau eux-mêmes. Si les débuts du Web 2.0 dans les années 2000 ont porté une utopie politique corrélant participation démocratique, idéal libertaire et horizontalité, ce qui a facilité la diffusion et l’intégration des nouvelles technologies dans la société, c’est ensuite la désillusion et l’inquiétude qui l’ont emporté face aux nouvelles dominations et oppressions s’appuyant sur les fonctionnalités numériques tant dans la sphère politique qu’économique. Cette pensée dialogique d’Internet, qui contraste vertus démocratiques et enrôlements autoritaires, s’appuie sur des modèles d’analyse empruntés à l’histoire moderne des idées politiques (Lefort, 1981). Cette binarité, souvent heuristique et structurante, dénote parfois un caractère simplificateur (Nabli, 2017).

2Entre ces deux pôles analytiques, d’autres voies d’investigation se dessinent qui pensent l’entrelacement de relations sociales et politiques distribuées et en réseaux. Ce numéro, intitulé « Critiques et contournements du contrôle et de la surveillance sur Internet », a l’ambition d’explorer ces voies alternatives. Centrées sur l’utilisateur, les études qui en relèvent portent sur les pratiques quotidiennes des internautes qui, par des gestes parfois à peine perceptibles, forgent leurs propres « arts de faire » en subvertissant plus ou moins discrètement les procédés et les contraintes imposés par les instances de gouvernance numérique. Ces pratiques d’évitement et de subversion seront analysées ici dans le sillage de la pensée de Michel de Certeau, notamment à partir de son livre L’invention du quotidien (1980), transposée à l’âge du numérique. « Prenant le contrepoint de la vision structuraliste, en cherchant à reconstruire un sujet libre au sein de la masse, capable de jouer avec les multiples artefacts qui l’entourent » (Latini et Rostand, 2022, p. 111), de Certeau place, au cœur de sa réflexion, l’homme ordinaire possédant une ingéniosité propre qui lui permet de résister aux contraintes de la servilité et aux rigueurs de la discipline.

3Pour saisir la portée des contournements ainsi opérés, il faut revenir à l’expérience même des utilisateurs et bâtisseurs d’Internet, circulant dans un monde numérique complexe, fluide et dynamique. Leurs critiques et leurs contournements s’appuient sur des expériences situées et contextualisées, souvent mouvantes et en perpétuel renouvellement, qui, tout en étant réflexives, se pensent souvent en dehors des cadres de la démocratie ou de l’autoritarisme. Cette spécificité des pratiques numériques justifie le développement d’approches pluridisciplinaires pour les saisir, en s’appuyant sur les acquis de l’histoire, de la sociologie des sciences et des techniques, des sciences de l’information et de la communication, de la science politique et de l’anthropologie, voire du droit et de l’économie. À ces méthodologies des disciplines universitaires classiques s’ajoutent des méthodes nouvelles issues de l'ingénierie du réseau, comme les usages des outils de « métrologie de réseau » (network measurements) pour identifier et analyser les cas de censure sur le Web (Sundara Raman et al., 2020 ; Sundara Raman et al., 2022), ou encore, les stratégies et outils issus de l’approche dite OSINT, Open Source Investigation (Pastor-Galindo et al., 2020). La métrologie du réseau consiste à utiliser des sondes qui analysent le trafic Internet afin de détecter des anomalies telles que les blocages de certains sites, les coupures d’Internet ou encore le ralentissement du trafic. L’approche OSINT consiste à croiser ensemble des données ouvertes provenant de sources variées, comme les bases des achats publics, l’imagerie satellitaire ou encore les données issues des fuites d’information (par exemple les documents issus des révélations d’Edward Snowden ou ceux de WikiLeaks). Ces méthodes impliquent aussi de tenir compte de la diversité des contextes nationaux, du pluralisme des configurations numériques locales et de la circulation des idées, des personnes et des objets entre ces différents lieux et contextes.

4Cet état de l’art propose donc, dans un premier temps, de revenir aux travaux sur les espoirs démocratiques placés dans la participation numérique, puis sur les dominations qui s’appuient sur Internet comme outil de contrôle. La description des contraintes est un préalable pour analyser, dans un second temps, les multiples arts de faire qui, à des échelles souvent petites et situées, ancrées dans la matérialité du réseau, fabriquent des savoirs alternatifs ou imaginent des solutions imprévues. Enfin, dans un troisième temps, le décentrement du regard numérique s’impose pour prendre en compte les multiples expériences locales qui nourrissent autant de contournements spécifiques et singuliers.

1. De l’émancipation à la domination

5Si le déploiement des outils de calcul et des premiers ordinateurs après la Seconde Guerre mondiale nourrit des projets de rationalisation de l’action publique et de l’activité économique, la diffusion progressive des technologies numériques vers un public de plus en plus large s’accompagne d’un imaginaire de la libération, concevant Internet comme un espace de liberté d’expression, de libre échange d’information permettant de construire une « bibliothèque universelle » (Kruk, 1999) et offrant des possibilités nouvelles au service de la démocratie participative. Le réseau Internet, constitué aux États-Unis à partir des années 1960 (Castells, 2001 ; Flichy, 2001), se développe sur l’ensemble de la planète, faisant fi des frontières nationales. Alors que d’autres tentatives de développement d’outils numériques émergent et échouent (Peters, 2016), le réseau états-unien devient l’un des symboles et des moteurs de la globalisation, bien que des voix s’élèvent dès le milieu des années 1990 pour prévenir des risques d’appropriation du cyberespace par des gouvernements. Ainsi, la « déclaration de l’indépendance du Cyberespace » de John Perry Barlow alertait dès 1996 sur l’emprise possible des États sur Internet, en réaction à la loi des Télécommunications, adoptée aux États-Unis cette même année, qui rendait possible la censure de certains contenus.

6Néanmoins, au début des années 2000, les technologies au fondement d’Internet et les architectures Open Source sont considérées comme des supports puissants susceptibles de favoriser la constitution de communautés reposant sur l’égalité, la solidarité, la discussion critique, à l’exemple des forums de discussion dans les collectifs du logiciel libre (Conein, 2004). Le réseau numérique favoriserait l’émancipation individuelle, la dissémination des savoirs et l’affaiblissement des hiérarchies. Il serait également le catalyseur de mouvements de protestation contre des régimes oppressifs (Howard et Hussain, 2013), et favoriserait des actions protestataires horizontales et spontanées (Garret, 2006 ; Bennett et Segerberg, 2012 ; Tufekci et Wilson, 2012). Ces espoirs placés dans le numérique culminent au début des années 2010 avec les printemps arabes (Khamis et Vaughn, 2016 ; Zayani, 2015 ; Tufekci, 2017) et les mouvements citoyens qui émergent dans de nombreuses parties du monde, comme en Russie où des protestations d’envergure contre les fraudes électorales et la réélection de Vladimir Poutine en 2011-2012 semblent illustrer les vertus émancipatrices des réseaux sociaux contre le conservatisme autoritaire du pouvoir russe (Soldatov et Borogan, 2015 ; Poupin, 2021). Les applications mobiles citoyennes se multiplient, pour outiller les nouveaux groupes militants et diversifier leur répertoire d’actions (Ermoshina, 2017). En 2014, la révolution du Maïdan à Kiev montre l’importance de la coordination en ligne (Onuch, 2015), tout comme en 2020 à Minsk lors des protestations contre les élections présidentielles truquées (Laputska, 2021).

7Lors de chaque mobilisation civile, le renouvellement politique semble porté par la « démocratie Internet » (Cardon, 2010). Les espoirs nés du « libéralisme informationnel » sont toutefois nuancés par un fort potentiel de contrôle et de surveillance des outils numériques, sur lesquels portent de nombreux travaux relevant des surveillance studies (Lyon, 2007). Ceux-là montrent une décentralisation de la surveillance liée à l'émergence de divers acteurs – pouvoirs publics et entreprises privées (Schneier, 2015), institutions transnationales comme Icann, RIPE NCC, IETF, W3C qui détiennent le contrôle de l’infrastructure numérique, voire des individus à titre privé relevant du vigilantisme numérique (Loveluck, 2016 ; Favarel-Garrigues, Tanner et Trottier, 2020) – qui exercent des pratiques de surveillance à différents niveaux. Les travaux évoquent de nouvelles formes de contrôle, où la limite entre modération et censure est souvent brouillée (Badouard, 2020) et des emprises qui seraient plus fluides, invisibles, changeantes et multiformes (Chateauraynaud, 2015). Ces nouvelles dominations seraient donc caractérisées non seulement par des usages ouvertement répressifs d’Internet dans certains pays dits autoritaires, mais aussi par des pratiques de contrôle invisibles et douces (soft), distribuées entre les institutions publiques et les acteurs privés, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles dynamiques de surveillance qui s’appuient sur des dynamiques marchandes lucratives dans les pays démocratiques.

8Les nouveaux dispositifs de contrôle et de surveillance sont souvent difficiles à visualiser et à saisir. La vision simplifiée d’un agent régulateur incarné par un gouvernement, qui exerce par exemple un contrôle centralisé et direct sur le réseau des réseaux, ne permet pas de rendre compte de ces nouvelles pratiques d’encadrement politique. Pendant longtemps, le champ d’études de la gouvernance d’Internet a été dominé par le droit, les relations internationales et la théorie économique institutionnelle, qui se focalisent sur le rôle de l’État-nation dans la gestion des ressources critiques d’Internet (DeNardis, 2014). Nombre de travaux plus récents suggèrent de considérer la composante décentralisée et distribuée des processus d’élaboration des normes techniques et sociales d’Internet (Brousseau, Marzouki et Méadel, 2012), et de porter attention aux infrastructures et dispositifs multiples en train de se faire – des câbles et protocoles aux applications mobiles – et qui contribuent à la régulation d’Internet en le faisant marcher au quotidien, ce qui a pu être qualifié de « doing internet governance » (Epstein et al., 2016).

9Par ailleurs, des interrogations sur les atteintes d’Internet à la souveraineté nationale émergent (Desforges, 2023 ; Dang Nguyen, 2011). Face au développement de réseaux hostiles (dits terroristes) ou malveillants (criminels) qui transgressent les frontières (Krueger, Best et Pearson-Merkowitz, 2012), des demandes de renforcement des contrôles nationaux sont formulées par les acteurs de la sécurité, comme en témoigne le renforcement des législations nationales concernant Internet (Loendorf et Garson, 2007). Ces renforcements peuvent articuler exigences sécuritaires (lutte contre le terrorisme et l’extrémisme), économiques (infractions aux droits d’auteur, lutte contre l’espionnage industriel, contrepoids aux multinationales du Web) et politiques (comme en Chine ou en Iran). Internet serait ainsi entré dans une époque de nouvelles dominations (Fuchs et al., 2011) et de nouvelles surveillances (Marx, 2015), dans un contexte de durcissement autoritaire qui pose la question des usages répressifs du Web dans le monde contemporain (Morozov, 2011 ; Deibert et al., 2008 ; Farivar, 2011).

10En juin 2013, Edward Snowden, ancien agent de la CIA et consultant de la NSA (National Security Agency), transmet de vastes massifs de données à deux journalistes qui les rendent publics. Ils concernent la surveillance mondiale d'Internet, mais aussi des téléphones portables et autres moyens de communication, principalement par la NSA. Les documents révèlent les détails opérationnels de la surveillance réalisée par la NSA et ses partenaires internationaux. Ils contribuent à faire connaître au grand public l'ampleur des renseignements collectés par les services secrets états-uniens et britanniques. Menacé de poursuites, Snowden trouve refuge en Russie où ses révélations justifient le renforcement des politiques de contrôle de l'espace numérique russe (Pohle et Van Audenhove, 2017). Cinq ans plus tard, en 2018, le scandale Facebook-Cambridge Analytica montre l’usage des données personnelles de 87 millions d'utilisateurs de Facebook par la société Cambridge Analytica. Ces informations ont servi à influencer les intentions de vote en faveur de clients politiques de l’entreprise.

11Ces deux scandales internationaux favorisent une large prise de conscience des dispositifs de surveillance et d’influence portés par Internet. Si, avant même les révélations de Snowden, des travaux scientifiques avaient mis en lumière les atteintes aux libertés personnelles et le guidage algorithmique des comportements en ligne, une vague de publications critiques déferle en aval de ces scandales pour mettre en lumière les nouvelles formes de domination et de gouvernementalité appuyées sur Internet. D’un côté, le doute porte sur l’élargissement des logiques prédatrices capitalistes dans le monde numérique, permettant le déploiement d’un nouveau capitalisme de surveillance (Zuboff, 2020). De l’autre, l’inquiétude est aussi au cœur de politiques publiques qui s’emparent des données numériques pour surveiller leurs populations. Cette tentation de contrôler la population grâce aux informations recueillies sur les citoyens est largement antérieure à l’informatique, remontant au moins au début du XIX^e siècle (Mattelart et Vitalis, 2014). L’informatique a fourni un nouvel outil au profilage, car elle a été dès ses premiers pas accompagnée de projets de fichage de la population, comme le rappelle le numéro de tic&société consacré au « Contrôle social, surveillance et dispositifs numériques » en 2016. Les innovations techniques rapides qui permettent le développement du Web 2.0 et des réseaux sociaux démultiplient les enjeux de surveillance. En obligeant les opérateurs numériques à stocker leurs données sur des serveurs nationaux, en installant des boîtiers de filtrage chez les fournisseurs d’accès Internet, en autorisant l’accès des services de sécurité aux données ainsi collectées ou en recourant au service de logiciels espions comme Pegasus, de nombreux États développent un « autoritarisme de surveillance » qui évoque le panoptique de Bentham (Manokha, 2018).

12La collecte de grands massifs de données nourrit la régulation algorithmique des relations économiques, sociales et politiques (Cardon, 2015). Les algorithmes, qui organisent la vie en ligne, ne sont pas de simples dispositifs de navigation dans un monde numérique de plus en plus foisonnant, ils en deviennent les guides dominants. À l’heure du développement de l’apprentissage par la machine et des débats autour de l’intelligence artificielle, les inquiétudes s’emparent plus encore des observateurs d’Internet et les chercheurs appellent à une « théorie critique de la gouvernance algorithmique et de l’intelligence artificielle » face à ces dispositifs « qui repose[nt] sur un processus d’automatisation de la production de connaissances » (Ouellet, 2021).

13Les scandales qui défraient la chronique numérique justifient, dans de nombreux États, l’adoption de mesures de protection de la souveraineté nationale. Depuis le début des années 2010, on observe un tournant vers les « infrastructures souveraines », qui se caractérise par des changements du cadre légal, introduisant des mesures techniques, économiques, juridiques, telles que la censure des sites Web ou la surveillance automatisée du trafic. La vision d’un « Internet souverain », dont les frontières seraient superposées à celles des États ou d’unions régionales, émerge et s’étend. Elle s’accompagne de réponses institutionnelles. Ainsi, en France, la Commission nationale d’informatique et des libertés (CNIL), créée en 1978, est chargée à partir de 2018 de faire respecter le Règlement général sur la protection des données (RGPD) adopté par l’Union européenne.

14Les inquiétudes pesant sur Internet peuvent aussi justifier des contrôles autoritaires au nom de la sécurité nationale. Au fil des années 2010, le renforcement des régimes « illibéraux », dépourvus d’institutions garantissant la séparation des pouvoirs, le respect des droits fondamentaux des citoyens, le pluralisme politique et les élections libres, favorise des contrôles politiques croissants du réseau numérique. Si la Chine ou la Russie font figure de modèles d’encadrement numérique, de multiples États s’engagent, à leur façon, dans un contrôle croissant des communications en ligne. Toutes ces mesures impliquent des intermédiaires, notamment les fournisseurs d’accès, les hébergeurs de sites Web, les réseaux sociaux, les médias et les moteurs de recherche qui coconstruisent désormais, par le biais de solutions technologiques coûteuses, la censure et la surveillance du trafic et des contenus d’Internet. En période de crise ou de protestation, la coupure des liaisons numériques (shutdowns) devient un outil des politiques sécuritaires (Vargas-Leon, 2016).

15Au début des années 2020, les conflits militaires qui émergent en de nombreux points du globe montrent l’enrôlement d’Internet au service de la violence armée. Si la cyberguerre constitue en soi un objet de recherche relevant de la sociologie militaire, les contraintes politiques s’abattent aussi sur l’Internet civil et nous renseignent sur les fragilités du réseau en contexte d’affrontement armé. Les dispositifs de contrôle sur les populations civiles se renforcent, pouvant aller jusqu’au shutdown ou à la destruction des infrastructures d’Internet. Le contrôle de l’information passe également par l’emprise des infrastructures de communication, et par le reroutage de trafic Internet dans les zones occupées, comme le montre le cas de la Crimée (Ermoshina, 2023).

16À partir de février 2022, dans le contexte de l’agression militaire de l’Ukraine, le pouvoir russe resserre les nombreux nœuds du Web pour étouffer la parole des citoyens critiques qui s’opposent au conflit. Les contraintes distribuées et plurielles qui quadrillent l’espace numérique s’articulent à diverses échelles et en divers lieux au service du projet belliciste et impérialiste de l’État russe. La contrainte s’installe dans l’articulation entre dispositifs numériques et dispositifs sécuritaires (Daucé, Loveluck et Musiani, 2023). En Ukraine même, les coupures d’électricité consécutives aux bombardements de l’armée russe privent les citoyens ukrainiens d’accès aux communications numériques. En réponse, le déploiement d’antennes Starlink permet de pallier la mise hors service des infrastructures. Les fournisseurs d’accès à l’Internet ukrainiens équipent en WiFi les refuges antibombes et deviennent, en soi, des acteurs stratégiques en temps de guerre. Les usages des outils nouveaux et décentralisés, résistants aux coupures d’Internet, se multiplient (Ermoshina et Musiani, 2023).

2. De la critique au contournement

17En réponse aux nouvelles pratiques de contrôle, des résistances et des contournements sont développés par différentes communautés de citoyens – des professionnels du Web aux simples utilisateurs. Le déploiement des emprises algorithmiques qui grignotent les libertés individuelles dans la vie en ligne suscite des résistances, ce qui relance l’intérêt pour les pensées des marges, des bricolages, du braconnage et des arts de faire. En dépit des discours de souveraineté qui affirment exercer un contrôle complet d’Internet, la complexité du réseau offre aux citoyens des espaces pour le contournement. Même dans le cas des autorités russes, qui prétendent s’appuyer sur un pouvoir centralisé et autoritaire qui s’autonomme « verticale du pouvoir » (Fauconnier, 2020), les enquêtes sociologiques montrent le déploiement, depuis le début des années 2010, d’un autoritarisme numérique, fondé sur la distribution des contraintes et des contrôles, qui est souvent imparfait. Malgré une idée reçue présentant l’Internet russe comme un lieu de contrôle centralisé, on y trouve de nombreuses zones grises, des cas de flou juridique, offrant une certaine marge de manœuvre aux acteurs techniques et militants (Ermoshina et Musiani, 2022).

18Face à la surveillance algorithmique, le postulat de Michel de Certeau sur la liberté des sujets (de Certeau, 1980) semble fragile ; toutefois, il permet de penser les multiples pratiques de réappropriation de l’espace numérique qui se déploient. Celles-ci ne s’appuient pas nécessairement sur une vision politique et globalisante, mais plutôt sur la fabrication d’interstices. Cette intelligence tactique peut-elle devenir stratégique et monter en généralité ? Rien n’est moins sûr, cependant elle peut nourrir des savoirs collectifs et des solidarités en ligne. Cette attention aux marges passe par une multitude de savoir-faire, pouvant aller de la maîtrise de l’écriture numérique (Guichard, 2019) à la migration des plateformes dominantes vers des outils plus sécurisés tels que la messagerie Signal.

19Les travaux sur les « désobéissances » et « résistances » à la domination sont foisonnants, en histoire, en science politique, en sociologie et en sciences de l’information et de la communication. L’ordre institutionnel ne s’impose pas sans aménagements et arrangements dans la distribution des rôles prescrits (Hmed et Laurens, 2010). Dans cette perspective, les résistances et les protestations constituent une clé d’entrée privilégiée pour analyser les organisations sociales. Les formes de résistance qui s’élaborent peuvent mettre en évidence les relations de pouvoir. Il est difficile généralement d’identifier une « résistance » cohérente et organisée (Cefaï, 2009) ; en revanche, il est possible de penser des contournements, des évasions, des arrangements de type « nains sans géants » (Musiani, 2013) où on pourrait se passer de points de passage et de contrôle obligatoires.

20Dans le cas d’Internet, des formes nouvelles de protestation en ligne se développent contre les politiques gouvernementales de surveillance du Web (Krueger, 2006 ; MacKinnon, 2012). Les unes peuvent relever de la prise de parole publique et visible, comme dans le cas du médiactivisme (Cardon et Granjon, 2013). D’autres, au contraire, privilégient l’anonymat et le brouillage. Les réseaux des darknets, qui ont commencé à se développer au début des années 2000, comme des réseaux d’échanges peer to peer, se sont déployés, diversifiés et ramifiés, et représentent aujourd’hui de nombreuses couches de réseaux alternatifs au Web mondial, incarnant diverses idéologies et subcultures (Gayard, 2018). L’une d’entre elles peut être conceptualisée selon de nouveaux modèles inspirés des figures de la navigation. Les sociologues et les anthropologues d’Internet se réfèrent notamment à l’exemple de la « piraterie » (Keucheyan et Tessier, 2008), une métaphore désignant une partie des cultures « hackers » (Dagiral, 2008 ; Coleman, 2013). Enraciné dans la matérialité des objets et des artefacts, le piratage vise à questionner, à modifier, voire à subvertir l’ordre existant en détournant les techniques de leur but initial, et en « déverrouillant » des objets soumis à des restrictions à l’exemple du droit d’auteur. Ainsi, le « piratage » de contenus culturels – qu’il s’agisse de leur consommation ou de leur diffusion par des plateformes dédiées – constitue une forme de hacking qui remet en cause le bien-fondé du Copyright comme modèle économique, et, par-delà, l’emprise des industries créatives sur les contenus en ligne. Les modes de contestation sont divers ; ils englobent la dénonciation des inégalités d’accès au savoir et à la culture induites par les contraintes financières (Karaganis, 2018), la recherche de failles dans les législations et de mobilisations pour assouplir les verrouillages (Zasurskij, 2016), jusqu’aux diverses ruses pour contourner les législations (Bacot et Canonne, 2019 ; Bodó, 2018 ; Ostromooukhova, 2021). Cela donne lieu à de nouvelles formes de sociabilité (Berrebi-Hoffman, Bureau et Lallement, 2018), contribue à l’apparition de nouveaux lieux comme les FabLabs (Bosqué, 2015) ou les hackerspaces (Davies, 2017), ou expose des sensibilités politiques diverses (Turner, 2006 ; Söderberg, 2008).

21Il est important de penser les résistances numériques en accordant une attention primordiale aux objets techniques eux-mêmes, aux infrastructures qui font tenir l’Internet (Abbate, 2012 ; Barthe, Lascoumes et Callon, 2001 ; Bowker et Star, 1999 ; Lessig, 1999). Dans le monde contemporain, ces résistances peuvent être connectées à l’engagement dans des réseaux transnationaux (Agrikoliansky, Fillieule et Mayer, 2005 ; Tarrow, 2005). Des ruses technologiques sont mises en place par les fournisseurs d’accès ou par les hébergeurs (Ermoshina et Musiani, 2021). D’autres s’appuient sur des bricolages juridiques portés par des associations des professionnels du Web. Des pratiques adoptées au quotidien par les usagers leur permettent de devenir experts du contournement. Ces expériences peuvent nourrir des mobilisations plus ou moins institutionnalisées et visibles hors ligne, et aussi bien évidemment des projets d’Internets alternatifs, de nouveaux protocoles et outils qui échappent pour le moment au contrôle gouvernemental. Le développement de protocoles de chiffrement en réponse aux dispositifs de surveillance publique et privée de plus en plus sophistiqués fournit un cas d’étude particulièrement riche. La résistance descend au niveau protocolaire, voire architectural et matériel, cette dynamique d’évasion innovante conduisant même à la création de nouveaux standards de l’Internet (Ermoshina et Musiani, 2022).

22On assiste à une certaine institutionnalisation de ces résistances, comme en témoigne la création d’associations nationales et internationales de défense des libertés numériques et des droits des utilisateurs (la Quadrature du Net, Electronic Frontier Foundation ou Access Now), et même des partis politiques à l’exemple des partis pirates. Elles défendent une certaine vision d’un Internet « libre », dont les caractéristiques peuvent varier d’une organisation à l’autre, mais qui partagent toutefois un attachement commun à l’ouverture, à l’absence de censure, à l'interopérabilité, à la liberté de circulation des informations, et au droit à la vie privée qui peut s’étendre jusqu’au droit de ne pas utiliser Internet.

24Ces indices et mesures font l'objet de nombreuses publications et communications lors des congrès spécialisés, et ont un effet politique et économique réel, notamment, car ils orientent et déterminent les priorités des programmes de financements internationaux des projets techniques, comme Open Technology Fund, Bureau of Democracy, Human Rights, and Labor (DRL) et autres.

3. L’expérience du décentrement et de la contextualisation

25Si l’expérience numérique est aujourd’hui communément partagée par les sociétés massivement connectées aux nouvelles technologies, elle n’en demeure pas moins diverse et située. Des travaux récents mettent l’accent sur l’aspect « colonisateur » du Web : les pôles d’innovation technologique tendent à imposer des pratiques uniformes, tout en induisant également des recompositions de hiérarchies et de rapports de pouvoir. Les financements et le déploiement des infrastructures numériques et des données sont inéquitablement répartis et instaurent de nouvelles dominations (Couldry et Mejias, 2019). Afin de contrer cette logique, certains travaux proposent de décentrer le regard, par exemple de penser d’autres modalités d’existence numérique depuis le « Sud », compris comme un ensemble hétérogène de sociétés invisibilisées et marginalisées par rapport à des « centres de pouvoir informatique présumés » (Amrute et Morillo, 2020, p. 2). Ainsi, l’Afrique peut être vue comme un lieu où l’on observe d’autres expériences épistémologiques, d’autres usages populaires des plateformes médiatiques et des infrastructures (Schoon et al., 2020). Décoloniser les méthodes de recherche sur le numérique implique donc de dénoncer la supposée mission civilisatrice des pays occidentaux et de faire émerger d’autres sites épistémiques pour produire de nouveaux savoirs.

26Dans cette optique, les disparités contextuelles et nationales doivent faire l’objet d’une attention soutenue. En effet, les nets sont divers et très dépendants du contexte historique et culturel alors qu’Internet demeure un phénomène global (Driscoll et Paloque-Berges, 2017). Historiquement, plusieurs initiatives de réseaux informatiques nationaux ont vu le jour dans différentes régions du monde, comme le Minitel en France (Gonzales et Jouve, 2002), OGAS ou Academset en Union soviétique (Kirtchik et Gouarné, 2022 ; Peters, 2016) ou encore Proyecto Cynco au Chili (Medina, 2006). Progressivement, ce sont les protocoles inventés aux États-Unis qui se sont imposés dans le monde entier ; cela ne doit pas pour autant conduire à négliger la diversité des expérimentations locales passées. Les histoires critiques d’Internet révèlent une diversité d’expériences, de technologies, de normes et de motivations. Le journal Internet Histories rend compte de cette diversité en soulignant qu’il n’y a pas une seule trajectoire numérique, mais de multiples voies locales, régionales et nationales. Cette diversité vaut aussi pour les critiques et contournements qui se façonnent différemment en fonction de leur contexte d’émergence.

27De plus, avec l’avancement des études quantitatives de censure numérique et la création des outils permettant d’analyser les données de connectivité, comme RIPE Atlas (Bajpai et al., 2015), OONI (Burnett et Feamster, 2013) ou IODA (Kallitsis, 2018), on commence à voir que, même au sein d’un réseau national, les expériences peuvent varier d’une région à l’autre, surtout dans les pays où la topologie du réseau est fortement décentralisée, comme en Russie ou en Ukraine (Fontugne et al., 2020 ; Ramesh et al., 2020).

28Or, la question du décentrement est encore trop peu présente dans les études sur Internet en sciences humaines et sociales, généralement centrées sur l’expérience des pays dits occidentaux (Europe et Amérique du Nord) qui ne sauraient pourtant incarner l’Internet contemporain. Dans de nombreux espaces, la domination des GAFAM n’est plus une évidence, au regard du déploiement d’outils et de plateformes locales : en Chine bien sûr, tout comme en Russie et dans de très nombreux pays qui développent des applications originales ajustées à des enjeux locaux.

29Ces expériences alternatives émergent dans des contextes multiples, dont certains sont défavorables aux libertés numériques. Dans une période de renforcement des conservatismes et des replis nationalistes, les tendances au renforcement de la souveraineté émergent dans de nombreux pays (Mueller, 2017). Des régulations nationales se déploient, contribuant à la différenciation progressive des espaces numériques. En Iran, en Turquie, au Pakistan, en Thaïlande, à Cuba, dans d’autres pays d’Asie du Sud ou d’Asie centrale, dans certains pays du Moyen-Orient et de l’Afrique, et également dans certains pays occidentaux, des traits de l’autoritarisme numérique sont discernables. Le cas de la Chine est particulier, dans la mesure où le développement numérique fut fortement encadré dès ses débuts (Arsène, 2011).

30Ces contextes contraignants favorisent des pratiques originales, singulières et souvent courageuses de contournement des contraintes, qui nécessitent des savoirs techniques et des dispositions militantes particulièrement aguerries. Dans les sociétés occidentales, l’inquiétude principale porte sur les usages marchands des données personnelles et le capitalisme de surveillance, conduisant les militants et citoyens à contourner les géants du numérique pour privilégier des outils protecteurs de leur vie privée. Dans d’autres espaces, l’intrusion autoritaire des pouvoirs politiques constitue la plus grande menace. Dans ces situations, les cyberpartisans s’appuient parfois sur des tactiques et des pratiques contre-intuitives pour les militants numériques du monde occidental. À ce titre, le recours aux ressources et supports offerts par les GAFAM pour échapper à la surveillance d’applications locales menaçantes constitue souvent un paradoxe, qui met en lumière la diversité des contextes régionaux et de leurs enjeux respectifs. Ces savoir-faire numériques constituent autant d’expériences inattendues et originales aux yeux des militants qui agissent dans des environnements numériques occidentaux.

31En la matière, le cas russe est particulièrement heuristique. La coexistence d’acteurs internationaux (les GAFAM) et nationaux (Yandex, VKontakte) crée, jusqu’en février 2022, un environnement complexe soumis à des régulations de plus en plus fortes, néanmoins toujours imprécises. En regard, les formes de contournement et d’échappement à la contrainte sont multiples et jouent des interstices d’un réseau imparfaitement contrôlé. Si l’usage des VPN est particulièrement développé pour accéder aux nombreux sites bloqués, voire à des applications interdites, le recours aux GAFAM permet d’échapper aux applications russes et de se protéger de leur contrôle (Bronnikova et Zaytseva, 2021). Une fois la guerre massive contre l’Ukraine engagée, en février 2022, ces interstices se réduisent sous le coup des blocages massifs des plateformes internationales (Facebook, Instagram), du ralentissement de Twitter et des nombreux blocages de sites Internet. Dans la même dynamique, YouTube est ralenti en Russie à partir de l’été 2024, laissant prévoir son blocage à venir. Les contournements demeurent et peuvent être risqués, nécessitant des mesures de protection et de sécurité renforcées, et favorisant un usage massif de VPN dont l’industrie prospère dans ce contexte.

32Les contraintes politiques, voire les violences qui se déploient dans de nombreuses zones de guerre, suscitent en retour de nouvelles dynamiques de contournement qui passent parfois par l’exil physique. Pour fuir les répressions et les guerres, de nombreux citoyens fuient leurs pays pour s’établir à l’étranger. Dans un monde connecté, ces déplacements géographiques s'inscrivent dans un espace réticulaire. Les « technologies de la présence » (Diminescu, 2008 ; Milne, 2012), la « présence connectée » (Licoppe, 2012) et les pratiques transnationales que les nouvelles technologies rendent possibles (Castells, 2008 ; Georgiou, 2002 ; Nedelcu, 2010 ; Portes, 1999 ; Vertovec, 2009) favorisent la circulation des savoirs numériques alternatifs, voire d’infrastructures (serveurs, noms de domaine) elles-mêmes sujettes à des déplacements et migrations.

33Si, à l’issue de cet état de l’art, l’enjeu n’est pas de renouer avec les promesses démocratiques et émancipatrices des débuts d’Internet, documenter les contournements en ligne permet de renouer avec la pensée des marges géographiques (marquées par l’éloignement par rapport aux lieux de concentration de ressources technologiques et financières), mais aussi politiques, sociales, culturelles, qui s’évertuent à contrecarrer les mécanismes de contraintes et de concentration du pouvoir numérique. L’espace numérique est un objet fuyant (runaway object) en reconfiguration permanente dont les acteurs et les infrastructures transforment les imaginaires socioculturels par le passé comme au présent, témoignant d’une inventivité sans faille, que celle-ci porte de nouvelles formes d’oppression ou des promesses d’émancipation.