1Les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont souvent été appelées technologies de la libération en référence à des pays comme les pays africains, où les pouvoirs autoritaires concentrent les médias entre leurs mains et en surveillent l’accès par les citoyens. Divers auteurs (Barber, 1998 ; Browning et Weitzner, 1996 ; Cardon, 2010 ; Granjon, 2001 ; Grossman, 1995 ; Schwartz, 1996 ; Ward et Gibson, 2000, etc.) ont soutenu que le caractère décentralisé d’Internet rendait la censure impossible ou difficile dans les limites territoriales des États, ceux-ci perdant ainsi une part importante de leur pouvoir de contrôle sur les citoyens. En Afrique, le Printemps arabe et diverses autres manifestations sociopolitiques ont répandu l’idée que les outils numériques sont des moyens puissants offerts aux activistes du continent pour élargir l’espace des libertés publiques. Bien que cette conviction soit largement partagée aujourd’hui, il n’a cependant pas échappé aux observateurs que de nombreux gouvernements autoritaires africains prennent aussi des mesures répressives pour subjuguer les activistes numériques et restreindre les droits individuels et collectifs tels qu’ils s’expriment dans la sphère publique.
2Dans cet article, nous nous proposons de mettre en évidence les diverses formes de répression politique mises en œuvre par les pouvoirs autoritaires africains en réaction à l’usage croissant des TIC pour élargir l’espace des libertés publiques sur le continent. Nous nous appuierons sur le cas du Niger pour montrer qu’aux formes de répression physique ordinaire (fermetures d’Internet, arrestations et emprisonnements arbitraires, harcèlement, etc.) s’ajoutent des formes plus subtiles, de nature légale et socioculturelle, qui sont parfois méconnues des chercheurs.
3Notre argument est que, dans les États autoritaires caractérisés par le dénuement technologique, en particulier un faible accès aux instruments numériques, un faible niveau d’éducation et une faible sophistication de l’appareil d’État, la répression numérique ne se distingue des formes traditionnelles de répression qu’en ce qu’elle vise exclusivement des utilisateurs d’Internet et des réseaux sociaux. Ces États utilisent très peu les outils numériques à des fins répressives, mais recourent à des formes traditionnelles de surveillance et de contrôle. Par exemple, au lieu d’utiliser des logiciels espions, des individus physiques sont infiltrés dans les groupes WhatsApp et Facebook pour exercer une surveillance sur les usagers.
4D’un point de vue méthodologique, notre approche sera qualitative et basée sur des entretiens semi-directifs menés à l’aide d’un guide d’entretien auprès de sept des activistes numériques les plus réputés du Niger (la réputation étant mesurée par le nombre d’abonnés sur Facebook), sur diverses données statistiques issues des organismes spécialisés, des articles de presse et des observations que nous avons pu faire à ce sujet ainsi que l’analyse des pages Web des activistes numériques.
5Bien que la répression en général fasse, en Afrique, l’objet de débats médiatiques quotidiens et de dénonciations récurrentes, elle demeure encore un sujet peu étudié sur le plan académique, particulièrement dans la tradition francophone. La répression numérique l’est encore moins et tout indique que quand on parle d’activisme numérique en Afrique, on s’en tient généralement au rôle que jouent Internet, le téléphone mobile, les réseaux sociaux et les médias dans l’émulation des activités à caractère politique, que ce soit du côté des pouvoirs établis ou des militants associatifs et politiques, comme en attestent les travaux importants d’auteurs comme Ekine (2010), Mabweazara (2015), Mudhai et al., (2009), Mutsvairo (2016) ou Ott (1998). Or, la répression (et de plus en plus la répression numérique) est au cœur des luttes et des conflits qui opposent au quotidien les pouvoirs dictatoriaux et autoritaires africains à tous ceux dont les actions visent à élargir l’espace des libertés publiques sur le continent. On peut même dire qu’en un certain sens, la répression forme la trame de la vie politique dans ces États et que ses implications tendent de plus en plus à être amplifiées par la transition numérique croissante de toutes les sphères d’activité humaine. En conséquence, comprendre la répression numérique sous toutes ses formes devient d’autant plus important que cette question tend à être abandonnée à la sagacité des journalistes, des organisations de défense des droits de l’homme et des associations de la société civile.
6Toutefois, dans la tradition anglo-saxonne, de nombreuses études existent qui en ont donné depuis longtemps une définition classique largement utilisée par les sociologues et les politologues. Ce sont celles notamment proposées par Tilly (1978) et Davenport (2007). Pour Davenport, « [l]a répression d’État comprend le harcèlement, la surveillance, l’espionnage, les interdictions, les arrestations, la torture et les massacres par des agents du gouvernement et/ou des affiliés relevant de leur juridiction territoriale ». [traduction libre] (Davenport, 2007, p. 1). Davenport insiste particulièrement sur le caractère « actif » de la répression, car celle-ci est toujours une mesure préventive ou de rétorsion prise par l’État pour circonscrire ou punir des agents humains sur qui il a un pouvoir (légalement reconnu ou non) ou sur qui il exerce une autorité. On peut donc se demander s’il n’existe pas des formes « passives » de répression qui n’impliquent pas nécessairement une intervention explicite de l’État, mais qui ont néanmoins pour résultat d’exercer une coercition ou une punition sur ces agents du seul fait de l’indifférence, de l’impuissance ou de l’échec de l’État à changer une situation sociale ou politique dont il a la charge. Si l’État place des citoyens dans une situation qui les met dans l’incapacité d’exercer les droits qui leur sont reconnus du seul fait de sa négligence ou de son indifférence, n’est-il pas légalement responsable et condamnable à ce sujet ? Par exemple, au Niger, le dénuement technologique et l’exclusion numérique ne sont-ils pas des formes de répression « passives » en ce que, entretenus par l’État, ils entravent ou rendent impossibles les activités numériques pour la majorité de la population ? Cette question est aussi valable pour la définition que Tilly donne de la répression : « Toute action entreprise par un autre groupe qui a pour résultat d’élever le coût de l’action collective pour les contestataires. » [traduction libre] (Tilly, 1978, p. 100,) Comme le fait remarquer Davenport, Tilly distingue d’ailleurs deux formes de répression : l’une institutionnelle et l’autre situationnelle, la première se rapportant aux méthodes formelles et légales dont usent les gouvernements répressifs et la seconde aux méthodes informelles, imprévisibles et spontanées auxquelles ont recours les agents de l’État dans l’exercice quotidien de leurs fonctions.
7Venons-en maintenant à la question de la répression numérique proprement dite. Comme nous l’avons remarqué ci-dessus, la répression numérique est la forme de répression qui a pour support les TIC ou qui a pour cibles les utilisateurs des TIC. Cette définition est conforme à celle que donnent Earl, Maher et Pan (2022) dans leur revue synthétique de la littérature consacrée à cette question. Pour ces auteurs, la répression numérique désigne l’ensemble « des actions dirigées contre une cible pour augmenter les coûts de la cible pour l'activité du mouvement social numérique et/ou l'utilisation des médias numériques ou sociaux pour augmenter les coûts de l'activité du mouvement social, quel que soit l'endroit où cette contestation a lieu » [traduction libre] (p. 1). En conséquence, lorsque l’État ou tout autre acteur utilise les TIC à des fins de répression, on parle de répression numérique, mais également lorsque les victimes sont des activistes numériques ou de simples usagers des TIC. La répression numérique se décline généralement sous la forme de fermetures d’Internet, de l’utilisation des logiciels de surveillance ou d’espionnage ou même de mesures légales visant à restreindre ou à punir les activistes numériques ou à entraver leurs actions. Des auteurs comme Feldstein (2021) y incluent aussi la censure, la manipulation, la désinformation et toutes les formes de persécution (comme le harcèlement en ligne) exécutées à l’aide des TIC ou dirigées contre leurs usagers. Dans ce sens, la répression numérique ne se substitue pas aux formes traditionnelles de répression ; elle les complète plutôt. Comme nous le verrons dans les lignes qui suivent, ceci est particulièrement vrai des États technologiquement démunis comme le Niger, où les mesures répressives s’inscrivent dans le cadre des activités pour ainsi dire « ordinaires » de répression étatique et n’empruntent pas toujours des formes proprement numériques.
- 1 Comme l’affirment Rydzak, Karanja, et Opiyo, « [b]eaucoup moins de travaux ont analysé comment la " (...)
8La répression numérique, telle que définie ci-haut, est de plus en plus courante en Afrique et tous les moyens évoqués ci-dessus sont mis en œuvre par les États africains à cette fin, suscitant un intérêt croissant des chercheurs pour ce phénomène. Les événements connus sous le nom de « Printemps arabe » en particulier ont révélé à la fois la façon dont les activistes numériques ont utilisé les TIC pour lutter contre les pouvoirs dictatoriaux arabes, mais aussi la façon dont ces pouvoirs, à leur tour, ont utilisé ces objets techniques pour subjuguer la résistance. Il en a résulté une littérature plus fournie sur les régions d’Afrique du Nord que sur les régions d’Afrique subsaharienne pour tout ce qui concerne l’activisme numérique et la répression numérique1 (voir aussi Allen et Kelly, 2022).
9Cependant, en Afrique subsaharienne aussi, un certain nombre de travaux existe qu’il serait utile d’évoquer ici. C’est, entre autres, le cas du travail effectué par Rydzak, Karanja et Opiyo (2020) qui, s’appuyant sur des exemples de pays africains qui ont procédé à des fermetures d’Internet entre 2017 et 2019, ont examiné les interactions entre les interruptions du réseau et les mobilisations protestataires. Ils font remarquer à ce sujet que bien que l'impact de ces perturbations sur l'action collective fluctue à travers le continent, elles (les fermetures) sont souvent suivies d'une escalade dans l'élan de protestation préexistant ou d'une poursuite de la dynamique précédente, et les citoyens utilisent une variété de stratégies pour continuer à se mobiliser même après les événements, ce qui indique un retour de flamme ou un effet boomerang que les pouvoirs autoritaires ont ensuite du mal à circonscrire. C’est pourquoi ils mettent en doute l’efficacité des fermetures d’Internet et concluent que des structures organisationnelles fortes peuvent largement compenser les coupures d’Internet lorsque la coordination de la lutte n’est plus possible à travers les technologies numériques.
10Une autre forme de répression utilisée par les gouvernements africains est relative à la surveillance électronique. C’est ce qu’examine Gravett (2022) à travers le plan chinois d’exportation de technologies de censure et de surveillance vers des gouvernements à tendance autoritaire en Afrique. Il affirme que ce projet est imprégné du potentiel de développement de sociétés de surveillance à l'image de la Chine, en particulier dans les pays africains, qui ont de faibles antécédents en matière de droits de l'Homme et où les institutions démocratiques sont soit faibles, soit encore dans leurs balbutiements. Toutefois, il lui semble que les citoyens africains et les activistes numériques du continent sont loin d’être totalement démunis face aux technologies de surveillance chinoise. Ses observations lui permettent en effet de conclure que non seulement les Africains peuvent faire appel à un cadre international des droits de l'homme bien établi pour lutter contre leurs violations, mais ils ont également accès à un système légal solide qui peut être utilisé pour endiguer la technologie répressive.
11Ajoutons que les répressions numériques s’inscrivent dans une forme de répression plus large qui est celle des médias, telle qu’analysée par exemple par Marie-Soleil Frère (2016) pour ce qui est du monde francophone africain. Cette auteure explique que la plupart des régimes dans cette partie du monde sont des régimes qu’on peut qualifier de « semi-autoritaires », c’est-à-dire des systèmes politiques qui présentent « l’apparence de la démocratie tout en conservant des traits dictatoriaux » (Frère, 2016, p. 351). Elle souligne que le caractère hybride de ces régimes se retrouve aussi dans les formes de répression dont ils usent et qui incluent la censure directe, des pressions indirectes et des pratiques routinières qui inhibent ou qui briment le potentiel « subversif » des médias et les effets que peut avoir la liberté d’expression sur la configuration de l’espace public et du champ démocratique. De ce fait, la position adoptée par Marie-Soleil Frère s’accorde très bien avec notre hypothèse en ce qu’elle montre que l’activisme numérique et la répression numérique sont dynamiques et s’expriment sous des formes diverses selon le contexte social et politique auquel nous avons affaire.
12C’est aussi cette position que Dakouré et Gadras adoptent dans un article daté de 2020. Ces auteurs font remarquer que « les modalités européennes du fonctionnement démocratique ne s’appliquent pas aux régimes semi-autoritaires d’Afrique subsaharienne francophone » (Dakouré et Gadras, 2020, p. 129). On s’en aperçoit avec une particulière acuité lorsqu’on analyse les modalités de régulation des médias dans l’espace public africain. En effet, dans la plupart des pays africains, cette régulation relève d’abord et avant tout des compétences régaliennes de l’État, une situation héritée des régimes dictatoriaux antérieurs au vent de démocratisation qui a soufflé sur l’Afrique au début des années 90, mais qui n’a toujours pas changé. En effet, le contrôle étatique qui s’exerce sur les modalités d’accès aux médias est encore largement en vigueur dans la plupart des pays africains et s’est maintenant étendu à la surveillance d’Internet.
13C’est ce que montre par exemple Renaud de la Brosse dans Médias et démocratie en Afrique : l’enjeu de la régulation (2012). Cet auteur fait remarquer que de nouveaux régulateurs, chargés d’arbitrer l’État et les autres usagers des médias, en particulier la société civile et les organisations politiques, sont certes apparus partout, mais se heurtent à des défis sérieux, notamment l’émergence des technologies de l’information et de la communication, qui pose des problèmes d’une autre nature que ceux que posait la régulation des médias classiques, comme en particulier la presse, la radio et la télévision. En effet, le caractère décentralisé d’Internet rend son contrôle autoritaire beaucoup plus difficile ou même impossible dans certains cas, malgré la volonté affichée des pouvoirs publics d’en réguler l’usage.
14À ce sujet, El Hadji Malick Ndiaye, dans un article datant de 2021, montre précisément qu’en Afrique subsaharienne, « la régulation des sites d’information n’est pas encore organisée pour les contraindre à se conformer aux règles définies » (Ndiaye, 2021, p. 167). En effet, en dehors même du nombre élevé de sites Web, les régulateurs se heurtent au caractère informel ou illégal de nombreux d’entre eux, au fait que chacun peut en créer à n’importe quel moment sans avoir à en aviser l’autorité, à la négligence ou au refus des usagers et tout particulièrement des associations à se mettre à jour, etc., tout ceci aboutissant à ce que El Hadji Malick Ndiaye appelle une « hétérorégulation impuissante face à l’information en ligne » (2021, p. 167). En outre, les structures de régulation restent subordonnées aux pouvoirs publics, qui exercent sur elles une surveillance et un contrôle de nature autoritaire.
15Les travaux des auteurs mentionnés ci-dessus, sans être entièrement représentatifs de la littérature consacrée à ce sujet, reflètent les conclusions circonspectes ou même ambivalentes qui se dégagent souvent de l’examen des potentialités offertes par les TIC pour l’activisme politique en ce que l’usage de ces objets techniques ne semble accorder aucun avantage et même aucune protection aux activistes numériques. Tout se passe comme si l’outil numérique augmentait autant les capacités de contestation politique des citoyens que les moyens de coercition politique de l’État. Le caractère décentralisé d’Internet ne donne en fait qu’une faible protection aux activistes et usagers (par exemple en cas de création de faux profils et d’utilisation de pseudonymes pour se livrer à des activités de contestation politique). L’État, en revanche, peut infiltrer les groupes de discussion politique par des « mouchards » sans avoir à recourir à des moyens technologiques sophistiqués.
16Dans des pays comme le Niger, ce qui explique cette situation et les méthodes et actions que l’État et les activistes numériques se trouvent dans l’obligation d’adopter, c’est l’état des infrastructures de télécommunication, le faible accès à l’énergie et aux TIC en général, ainsi que les caractéristiques socioculturelles des usagers, notamment le faible niveau d’éducation et la faible compétence numérique.
17D’un point de vue méthodologique, on peut dire que ce travail n’est pas à proprement parler une ethnographie classique au sens où l’entendent Josiane Jouët et Coralie Le Caroff (2013) par exemple, qui soulignent que « [l]’ethnographie est fondée sur une démarche empirique qui implique l’immersion du chercheur dans son terrain afin d’étudier de façon fine des institutions, des communautés, des situations, des interactions, des comportements individuels et collectifs » (Jouët et Le Caroff, 2013, p. 147). Bien que l’observation occupe une place importante dans notre démarche, elle ne saurait être qualifiée de « participante » dans la mesure où les informations collectées relèvent d’abord d’une investigation de l’espace virtuel nigérien et d’interviews en face-à-face limitées dans le temps. Toutefois, nous empruntons aux méthodes de l’ethnographie, particulièrement l’ethnographie en ligne, dans la perspective où notre travail repose à la fois sur des données numériques telles que des écrits, des déclarations et des réponses d’internautes obtenues lors de nos interviews et portant exclusivement sur des activités numériques et sur un historique de l’activisme numérique au Niger à travers l’étude analytique des sites Web qui l’incarnent et de leur évolution dans le temps. Dans la foulée, nous identifions les outils numériques et les applications les plus utilisés, notamment les forums de discussion en ligne, Facebook, WhatsApp, etc., ainsi que la nature des sites Web et qui sont leurs usagers. Ce qui permet de dire que notre travail, sans relever de l’observation participante, s’inscrit largement dans ce qui peut être qualifié d’ethnographie de l’espace virtuel nigérien.
18En 2016, l’Union Internationale des Télécommunications (UIT) classait le Niger comme le dernier pays du monde en matière d’indice de développement des TIC (International Telecommunication Union [ITU], 2016). Par exemple, le 1er janvier 2022, le Niger comptait seulement 3,72 millions d’utilisateurs d’Internet, ce qui correspond à 14,5 % de la population totale du pays (Hootsuite et We Are Social, 2022). Ce site ajoute qu’on recensait également 12 millions d’utilisateurs du téléphone mobile, représentant 47,2 % des Nigériens et 641 000 utilisateurs des réseaux sociaux, soit 2,5 % pour une population totale de 26 millions d’habitants (Ibid.). Ces chiffres d'utilisateurs révèlent que 21,88 millions de personnes au Niger n'utilisaient pas Internet au début de 2022, ce qui signifie que 85,5 % de la population reste hors ligne encore aujourd’hui.
19Pour ce qui est des réseaux sociaux, en début d’année 2022, le nombre d’utilisateurs de Facebook au Niger était de près de 516 000 (Ibid.), soit environ 2 % de la population totale du pays ou 3,6 % de la population en âge d’autorisation à utiliser Facebook (13 ans et plus). D’après le site Statcounter, 90,75 % des utilisateurs nigériens des médias sociaux sont sur Facebook, 3,75 % sur Twitter, 2,24 % sur YouTube, 1,47 % sur Pinterest, 1,23 % sur Instagram et 0,36 % sur vkontakte (Statcounter, 2022). Ils sont probablement les plus nombreux sur le service de messagerie WhatsApp, dont l’utilisation s’apparente à celle des médias sociaux chez les usagers africains.
20En effet, toutes les études à ce sujet indiquent que WhatsApp est le média social le plus utilisé et celui dont l’usage croît le plus vite, partout en Afrique (Hootsuite et We Are Social, 2017). Ce fait est d’ailleurs confirmé, pour ce qui est du Niger, par les activistes numériques que nous avons pu interroger à ce sujet et qui disent tous à peu près ce qui suit :
21Les réseaux sociaux que j’utilise le plus sont Facebook et WhatsApp. Tik Tok et Instagram, je suis abonné, mais je ne les utilise pas parce que… bon, au Niger, les gens n’utilisent pas beaucoup ces réseaux-là. Les réseaux que les gens utilisent le plus, c’est Facebook et WhatsApp, mais surtout WhatsApp… (Alassane, opposant politique et activiste numérique)
22Moi, j’utilise surtout Facebook sur des sujets d’actualité, mais les gens les piquent sur Facebook pour distribuer sur WhatsApp (Mariama, activiste numérique).
23Ceci tient à l’ubiquité de ce service de messagerie, dont la version générique peut être utilisée sur une grande variété de téléphones mobiles peu sophistiqués tels que les appareils de faible coût répandus partout en Afrique. Le succès de WhatsApp est donc lié aux caractéristiques des usagers africains et nigériens en particulier, notamment la pauvreté, le taux élevé d’analphabétisme et l’incapacité de parler français ou anglais pour une grande partie d’entre eux.
24Par ailleurs, bien que dans une récente enquête du Center for Insights in Survey Research (2020), plus de 61 % des Nigériens indiquent que la radio constitue leur principale source d’information politique, ils sont 4 % à utiliser les réseaux sociaux à cet effet et 3 % à utiliser l’Internet en général. En outre, environ 14 % des utilisateurs nigériens d’Internet disent l’utiliser quotidiennement, contre 56 % qui ne l’utilisent jamais.
25Si l’on exclut WhatsApp, Facebook constitue le réseau social le plus utilisé au Niger. Dans un document daté de 2017, Hootsuite et We Are Social évaluaient le nombre total d’utilisateurs actifs de Facebook à 400 000 par mois. On note que 90 % de ces utilisateurs accédaient à Facebook par le téléphone mobile. En outre, 35 % des utilisateurs de Facebook disaient l’utiliser chaque jour. Notons aussi que plus de 81 % des utilisateurs de Facebook sont des hommes et qu’ils sont plus de 72 % sur Instagram (NapoleonCat, 2019). Enfin, on observe que les jeunes composent l’écrasante majorité des utilisateurs des réseaux sociaux au Niger puisque les personnes âgées de 25 à 34 ans et celles âgées de 18 à 24 ans en représentent respectivement 40,1 % et 31,3 % sur Facebook, et 44,3 % et 40,4 % sur Instagram (Hootsuite et We Are Social, 2017).
26Cette situation n’empêche pourtant pas l’activisme numérique de se développer au Niger, et ce, depuis le début des années 2000.
27On peut distinguer au Niger deux types d’activisme numérique. Premièrement, un activisme numérique plus ou moins formel ou organisé, et qui peut être identifié sur la base de sites Web précis, notamment Facebook. Ces sites Web peuvent être ceux d’organisations ou d’individus plus ou moins influents avec un nombre appréciable d’abonnés comme ceux du gouvernement et des organes qui lui sont associés. Deuxièmement, un activisme numérique non formel, mené par des milliers d’individus identifiables ou anonymes, et qui se déploie principalement sur WhatsApp sous forme de messages écrits, audios et vidéos constamment distribués sur de multiples comptes WhatsApp individuels ou collectifs comme les groupes WhatsApp organisés sur la base des familles élargies, d’associations politiques, de la société civile, d’organisations non gouvernementales (ONG) et d’organisations de ressortissants des diverses régions du Niger.
28Ces deux types d’activisme numérique sont principalement déterminés par le type de fonctionnalités attachées à l’outil utilisé ainsi que les caractéristiques socioéconomiques des utilisateurs : ainsi, Facebook et WhatsApp se distinguent nettement de ce point de vue en raison des caractéristiques socioéconomiques et culturelles de leurs utilisateurs respectifs. Bien que ces deux publics se chevauchent, savoir lire et écrire en langue française constitue une ligne de démarcation entre les utilisateurs respectifs de Facebook et de WhatsApp.
29WhatsApp, ça a l’avantage qu’on peut parler dans nos langues. Donc, il y a les audios, les petites vidéos… que les gens qui n’aiment pas écrire en français ou qui ne savent pas écrire en français utilisent… ils sont les plus nombreux en fait… c’est ce qu’ils utilisent ; ça fait que WhatsApp est plus populaire que les autres réseaux… (Amadou, militant associatif, activiste numérique)
30En effet, bien que Facebook comprenne des applications audios et vidéos qui permettent l’usage des langues indigènes (qui ne sont pas celles d’Internet) et qui sont celles qui sont le plus largement utilisées en Afrique, les échanges se font en grande partie par écrit et les utilisateurs ne peuvent pas se parler comme s’ils étaient au téléphone. Or, chez les analphabètes (soit, en 2018-2019, plus de 65 % des Nigériens âgés de 15 ans et plus [Institut National de la Statistique, 2021, p. 9]) qui utilisent les réseaux sociaux, les messages audios constituent la principale forme d’échange et ils sont principalement effectués sur WhatsApp et le téléphone mobile (smartphone). Par ailleurs, les utilisateurs de Facebook sont un public plus mondialisé alors que ceux de WhatsApp sont principalement locaux.
31Pour ce qui est de l’activisme numérique organisé, on peut noter que quatre catégories de militants politiques et/ou associatifs ont joué un rôle pionnier dans l’émergence de cette forme de contestation politique au Niger, et ce, bien avant que les premiers acteurs politiques et les militants associatifs aient commencé à créer des pages Web. Ces quatre catégories d’acteurs numériques sont :
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- 2 Au Niger, on peut notamment citer Pedro Hebdo TV (84 000 abonnés),
Les communautés virtuelles diasporiques du Niger avec la création, principalement, de trois forums de discussion en ligne au début des années 2000 : le forum de discussion du journal Le Républicain ; le forum de discussion de Tamtaminfo.com ; le forum de discussion d’Agadez-Niger.com. On peut aussi ajouter le forum de discussion de la diaspora nigérienne aux États-Unis. Avec l’avènement des réseaux sociaux, ces communautés diasporiques opèrent aujourd’hui principalement sur Facebook et une variété d’autres plateformes nigériennes ou africaines (continentales). Certains des acteurs numériques diasporiques2, qu’ils appartiennent aux cercles du pouvoir ou de l’opposition, constituent, de par leur très forte exposition médiatique, des relais d’opinion qui exercent une influence non négligeable sur les réseaux sociaux nigériens. On le voit principalement au nombre « d’amis » et d’abonnés qui suivent leur page et aux répercussions de leurs prises de position sur la scène nationale.
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Les pages Web politiques créées à partir de 2007 par la rébellion touarègue, en particulier la page Web du MNJ ou Mouvement Nigérien pour la Justice (qui était logée à http://m-n-j.blogspot.com) et la page Web du FFR ou Front des Forces de Redressement (qui était logée à http://redressement.unblog.fer). Ces organisations ont aujourd’hui disparu de la scène politique, mais elles ont très fortement contribué à ancrer une culture numérique dissidente au Niger et l’expression d’un certain ethnonationalisme touareg de type numérique qui se prolonge encore aujourd’hui dans la mobilisation de la diaspora touarègue en Europe et au-delà, et dans les débats et activités politiques engagés par cette dernière aussi bien sur les sites des mouvements amazigh (touareg) à l’échelle internationale que dans les organisations touarègues qui opèrent au Mali et au Niger. Les internautes touareg se caractérisent par un très fort activisme numérique en raison de la situation politique dans ces deux pays, situation caractérisée par des conflits politiques violents opposant des mouvements terroristes religieux et les mouvements irrédentistes touareg aux pouvoirs publics. Certaines figures de la diaspora touarègue animent également des blogs qui sont suivis assidûment aussi bien au Niger qu’au Mali. C’est le cas du blog d’Abdoullahi Attayoub3, qui s’exprime aussi sur d’autres réseaux sociaux tels que Twitter ou Facebook ou encore dans les journaux en ligne nigériens et qu’on retrouve également sur les sites de la diaspora touarègue internationale.
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Les pages Web de certaines associations de la société civile telles que le Réseau des Organisations pour la Transparence et l’Analyse Budgétaire (ROTAB) (logée à http://wwww.rotaniger.org) ou encore la page Web de l’organisation Alternative Espaces Citoyens (logée à Ces organisations sont actuellement les plus importantes de la société civile nigérienne, qui en compte néanmoins des dizaines d’autres. Elles sont le résultat des transformations politiques qui ont affecté le pays après 1990 en faisant des animateurs de la société civile de nouveaux acteurs puissants sur la scène politique. L'un des aspects les plus importants de ces organisations de la société civile émergente est le fait qu'elles épousent à la fois des revendications économiques radicales (comme le rejet du franc CFA ou le départ des troupes françaises du Niger) et se mobilisent pour les questions politiques affectant la société nigérienne, de plus en plus à travers les réseaux sociaux. En 2018, par exemple, elles ont réussi à organiser de gigantesques protestations de masse qui ont réuni des dizaines de milliers de personnes après qu’elles ont appelé sur les réseaux sociaux au départ des troupes françaises stationnées sur le sol nigérien et au retrait d’une taxe instituée par le gouvernement. La répression qui a suivi a conduit à l’arrestation et à l’emprisonnement, pendant plusieurs mois, de tous les leaders des organisations mentionnées ci-dessus.
32Enfin, on ne saurait oublier bien évidemment les organisations politiques et religieuses de tous bords, principalement les dizaines de partis politiques et les centaines de personnalités politiques et religieuses qui, au Niger, ont créé des pages Web, mais qui opèrent également sur les réseaux sociaux, en particulier Facebook, WhatsApp, YouTube et Twitter. Tous les leaders politiques et figures politiques marquantes du pays ainsi que toutes les grandes figures religieuses sont aujourd’hui sur Facebook et WhatsApp, et sont largement suivis par des milliers d’abonnés : c’est tout particulièrement le cas de Issoufou Mahamadou4, ancien président de la République et leader du parti PNDS-Taraya5, de Bazoum Mohamed6, le président du pays jusqu’en juillet 2023, lui aussi membre du parti PNDS-Tarayya, de Hama Amadou7, principal leader de l’opposition, etc. De même, le gouvernement et diverses branches gouvernementales ont également des sites Web, mais aussi l’opposition et les organisations, personnalités et militants qui lui sont attachés.
33Notons que les forums de discussion énumérés ci-dessus sont apparus au début des années 2000 et que les sites auxquels ils étaient rattachés étaient des sites d’information générale sur le Niger comprenant des nouvelles quotidiennes concernant le Niger. Aussi bien Tamtaminfo qu’Agadez.com ont été créés par des jeunes de la diaspora nigérienne en France. Ils existaient à côté de celui créé par les jeunes de la diaspora nigérienne aux États-Unis. Agadez-Niger, tout particulièrement, s’adressait à la nombreuse communauté touarègue en exil en France et discutait principalement des questions liées à la cohabitation des Touaregs avec les autres Nigériens. Le forum du site Le Républicain a été créé en tout début d’année 2000 par un vétéran de la presse nigérienne. Il n’a existé que quelques années bien que ce soit le forum de discussion le plus ancien qui ait été créé au Niger. Tamtaminfo avait une portée plus générale et discutait toutes les questions politiques liées au pays. Il faut noter qu’avec l’expansion de Facebook, de WhatsApp et de multiples autres réseaux sociaux, ces forums de discussion ont maintenant disparu ou ne sont plus actifs comme auparavant. Ils sont devenus, en quelque sorte, obsolètes, et ceux qui les animaient ont migré sur les nouvelles plateformes de discussion que sont les réseaux sociaux (principalement Facebook et WhatsApp).
- 8 Les différents types de pages Web relatives à l’activisme numérique qu’on retrouve au Niger (notamm (...)
34En effet, avec l’accroissement de la téléphonie mobile dans le pays et l’avènement des réseaux sociaux, l’activisme numérique a connu une renaissance : il s’est élargi à d’autres secteurs de la société et a fleuri en des milliers de sites avec de nouveaux acteurs aussi bien institutionnels, collectifs qu’individuels. Comme on peut le voir dans la note en bas de page ci-dessous, nous avons recensé au Niger plus de 20 types différents d’activistes numériques8 et ceci est, bien sûr, une liste non exhaustive.
35Avec l’activisme numérique s’est également développée la répression numérique sous toutes ses formes.
36En effet, à mesure que l’espace des libertés (y compris numériques) s’élargissait, les pouvoirs publics nigériens ont aussi multiplié les formes de surveillance, de contrôle et de répression politiques. Au cours de ces dernières années, nombre d’événements d’importance politique dans ce pays ont mis au-devant de la scène médiatique les activistes numériques et généré une confrontation avec le régime autoritaire nigérien. Ces événements sont principalement relatifs aux scandales politiques, aux dénonciations de cas de corruption, aux violations des droits de l’Homme et à la façon dont ils ont été rapportés et exploités par les activistes numériques. Concomitamment, les réactions des pouvoirs publics pour tenter de circonscrire les activités numériques à caractère politique ont aussi contribué à montrer le rôle déterminant que joue désormais l’activisme numérique sur le plan politique au niveau national. Ces événements et les réactions qu’ils ont provoquées sur le Net nous permettront de mettre en lumière les diverses formes de répression numérique dans ce pays.
37On peut noter, à ce sujet, que la répression numérique au Niger consiste à la fois en une répression physique des opposants et des dissidents (arrestations et emprisonnements), en fermetures d’Internet et en des formes plus subtiles qui relèvent de restrictions résultant de lois et décrets pris par le gouvernement pour réprimer les activités numériques à caractère politique, mais aussi de causes structurelles liées à la faiblesse de l’accès aux TIC et à l’exclusion numérique. En dehors de la mise sur écoute des téléphones des opposants, dissidents et activistes, (qui est un fait avéré au Niger) ou du « piratage » des comptes Facebook ou WhatsApp dont les activistes numériques disent être souvent victimes sans qu’on puisse savoir s’il s’agit de fermetures temporaires de comptes opérées par Facebook lui-même ou non, on note très peu d’actes de répression qui ont pour support les TIC. On peut néanmoins diviser les formes de répression numérique en formes actives (celles qui requièrent une intervention active du gouvernement) et en formes « passives » (qui dérivent du dénuement technologique et économique et des caractéristiques socioculturelles des usagers). Ce que ces deux formes de répression ont en commun est qu’on peut les ranger toutes deux dans les formes traditionnelles ou ordinaires de répression politique, ce qui montre que dans ce type d’État, la répression numérique repose moins sur l’usage des TIC que sur des mesures répressives traditionnelles.
38Au Niger, l’interruption d’Internet a été la méthode la plus fréquemment utilisée par le gouvernement pour restreindre ou rendre impossible l’accès à Internet. C’est ce que confirment les activistes numériques que nous avons interrogés :
39Si le caractère décentralisé d’Internet protège les activistes ? Humm… C’est vrai que les gens du gouvernement ne peuvent pas tout bloquer sur Internet. Ils ne peuvent pas sélectionner une app et dire qu’ils vont la bloquer. Donc, ce qu’ils font, c’est de bloquer tout Internet. C’est ce qu’ils ont l’habitude de faire ici. Ils ne sont pas très sophistiqués, vous savez ? Ils ne sont pas très malins, en fait. Leurs méthodes sont brutales. Ils ne savent pas comment faire une distinction entre tel et tel usager. Ils atteignent tout le monde parce qu’ils ne savent pas comment épargner certains. C’est ce qu’ils ont l’habitude de faire ici. Dès qu’ils entendent dire qu’il y a un sujet qui mobilise les gens, pour couper la communication, ils bloquent tout Internet ou ils provoquent des perturbations sur le réseau (Ousseini, opposant, activiste numérique).
40Comme on le voit, même la coupure d’Internet n’est pas réellement de nature « numérique » ou technique. Il s’agit d’un simple arrêt (qualifié de « brutal » par les répondants en raison de son caractère terre à terre) qu’on peut distinguer de la mise en œuvre de techniques sophistiquées pour restreindre ou bloquer les activités numériques.
41Il faut également noter que tous les cas d’interruption d’Internet enregistrés au Niger l’ont été en période de protestations et de tensions politiques accrues, singulièrement lors des périodes électorales émaillées de fraudes et de contestations parfois violentes des résultats. C’est ainsi qu’en février 2016, à la suite de contestations électorales, le gouvernement a fermé Internet pendant trois jours. De même, en 2021, l’Internet mobile a été interrompu pendant 10 jours par suite des protestations suivies de violences et d’arrestations massives qui ont émaillé les élections présidentielles. Pire, le gouvernement a maintes fois eu recours aux arrestations et aux emprisonnements pour essayer de circonscrire la dissidence numérique.
42La répression physique des activistes numériques, les arrestations et emprisonnements de dissidents numériques sont le plus souvent liés aux protestations lors des périodes électorales, aux scandales relatifs à la corruption ou aux multiples formes de répression des opposants, ou encore à diverses autres formes de dénonciation jugées « calomnieuses » par ceux qui en sont accusés et souvent aussi les gouvernants.
43Oui. Même actuellement, il y a A. A. en prison à Kollo. Le plus souvent, elles ne durent pas, mais les arrestations sont très courantes. Les arrestations sont la forme la plus courante de répression. Même à partir des groupes WhatsApp, ils arrêtent les gens. Moi, je suis dans le groupe WhatsApp des anciens du lycée Amadou Kouran Daga de Zinder. Il y a quelques mois, un de nos membres a publié dans notre groupe et quelqu’un qui a trouvé que l’article était outrancier à l’égard du régime l’a mouchardé. Il a été pris et emprisonné 10 jours, 2 semaines, je ne sais plus, puis ils l’ont libéré. C’est très fréquent, surtout dans les groupes WhatsApp et Facebook. C’est surtout ces deux groupes-là (Alassane, Opposant, activiste numérique).
44C’est ainsi qu’à la suite de la proclamation des résultats provisoires du second tour des élections présidentielles organisées au Niger en 2021, l’opposition politique et la société civile ont appelé à des manifestations qui ont drainé des milliers de protestataires dans les rues de la capitale. Parmi eux, plusieurs figures de la blogosphère et de l’activisme numérique ont été violemment réprimées, arrêtées et emprisonnées par les pouvoir publics. Ces événements apparaissent en réalité comme une réédition de ceux des élections de 2016, au cours desquelles des centaines d’arrestations et d’emprisonnements ont aussi été opérés.
45En fait, la répression physique des activistes numériques est fréquente au Niger. Elle peut survenir sous divers prétextes, aussi bien électoraux que non électoraux. On peut noter par exemple les « calomnies », les « diffamations », les « accusations infondées » ou même « les propos injurieux », qui sont autant d’occasions pour les pouvoirs publics d’interpréter négativement l’expression d’opinions politiques dissidentes sur le Net et d’en réprimer les auteurs.
46Ils arrêtent les gens pour avoir critiqué le régime, pour des insultes, des trucs comme ça. Beaucoup de femmes sont passées en prison parce que dans leurs causeries sur les groupes WhatsApp, on estime qu’elles ont enfreint la loi et on les jette en prison, alors que ce n’était que du bavardage (Zeinabou, opposante, activiste numérique).
47Même les gens de la diaspora qui se croient à l’abri parce qu’ils sont à l’étranger, dans les pays occidentaux, le gouvernement guette leur arrivée au pays pour les vacances, etc., et on les prend. Dès qu’ils viennent, ils les prennent (Ousseini, opposant politique, activiste numérique).
48L’un des exemples les plus emblématiques est celui d’Ali Téra, un activiste numérique qui fut arrêté aux États-Unis en 2017 sur demande du gouvernement nigérien et extradé au Niger, où il fut enfermé pendant cinq ans. À l’époque de son incarcération, Ali Téra était probablement le plus fameux activiste numérique et youtubeur que comptait le Niger. Sa page Facebook, quotidiennement suivie, comptait plus de 23 000 abonnés. Ali Téra a été décrit par la presse états-unienne comme « un critique ardent du gouvernement nigérien et de sa gestion des ressources et des finances du pays, qui utilise les réseaux sociaux pour présenter ses opinions » [traduction libre] (Hennessey, 2017, s. p.). Avant d'être arrêté, il a fréquemment publié sur sa page Facebook des vidéos où on pouvait le voir s'en prendre verbalement au gouvernement nigérien, y compris au président du pays.
49La répression physique peut également concerner des activistes numériques qui dénoncent des pratiques de corruption. Ce fut le cas, en juin 2020, de la journaliste et blogueuse Samira Sabou, dont la page Facebook compte aujourd’hui 117 000 abonnés9. Elle a été accusée de « diffamation » après avoir dénoncé sur les réseaux sociaux une surfacturation relative à l’achat d’équipements militaires pour l’armée nigérienne (voir Human Rights Foundation, 2020). En 2016, l’accusation de « diffamation » et « d’allégations mensongères » a aussi servi de prétexte à l’arrestation d’Abdoul Moumouni Ousmane, un militant des médias sociaux et de la société civile qui a été condamné à six mois de prison avec sursis par un tribunal de grande instance de Niamey pour avoir critiqué la réponse du gouvernement à l'insurrection de Boko Haram dans le pays via Facebook (voir Bureau of Democracy, 2016). En 2017 également, Bana Ibrahim Kaza, opposant politique et actuellement le plus fameux activiste numérique au Niger et dont la page Facebook compte 67 000 abonnés10, a été arrêté pour « jet de discrédit sur un corps constitué et outrage à magistrat » (Amnesty International, 2018) dans le cadre de ses activités sur les réseaux sociaux. On peut ajouter le cas d’Amina Maiga, arrêtée et condamnée à trois mois de prison en 2020 pour avoir critiqué la gestion gouvernementale de la pandémie du COVID-19 dans une conversation privée sur WhatsApp (Human Rights Foundation, 2020) ou encore celui de Mahaman Laouali Mahamane Nassourou qui explique avoir été inculpé « pour avoir partagé des informations » jugées « susceptibles de troubler l’ordre public, après avoir transféré un message sur WhatsApp dénonçant la fermeture des mosquées par le gouvernement » (Human Rights Foundation, 2020).
50Ces arrestations ne sont que les plus emblématiques des très nombreux cas de répression physique des activistes numériques au Niger et plus généralement des violations des droits de l’Homme dans ce pays.
51Fermetures d’Internet, arrestations et emprisonnements s’ajoutent aussi à d’autres formes plus subtiles de répression des activités numériques à caractère politique. On note par exemple une série de lois portant répression de la cybercriminalité, et dont le but manifeste est d’intimider les activistes numériques, de restreindre les libertés politiques et de justifier légalement la répression numérique. C’est le cas de la loi no 2019-33 du 3 juillet 2019 et dont l’article 31 punit la « diffusion de données de nature à troubler l’ordre public ou à porter atteinte à la dignité humaine […] d’une peine d’emprisonnement de six mois à trois ans et d’un million à cinq millions de francs CFA d’amende » (République du Niger, 2020). Selon Amnistie Internationale (2020), rien qu’en 2019, une dizaine d’activistes numériques a été arrêtée dans le cadre de cette loi. Encore récemment, en octobre 2022, Abdoulaye Anawar, membre du mouvement Tournons La Page (une structure regroupant 11 organisations de la société civile qui luttent en faveur des défenseurs des droits, pour la promotion de la démocratie et contre la corruption) et promoteur du Web TV Wangari (une télévision uniquement accessible sur Internet qui s’est donnée pour objectif de promouvoir la culture citoyenne) a été condamné à six mois de prison pour avoir publié la photo d’une dame en train de jeter des ordures sur la voie publique, bien que celle-ci ait retiré la plainte qu’elle a été encouragée à porter contre lui.
52Le Niger, comme nous l’avons vu plus haut, est un pays où le taux d’accès aux TIC est très bas, en fait le plus bas au monde.
53Or, de tous les obstacles érigés par les gouvernements autoritaires pour restreindre les libertés démocratiques et la contestation numérique, ceux qui tiennent à la nature même des infrastructures numériques et à l’accès aux instruments de contestation numérique sont sans doute les plus importants, bien que généralement méconnus. En effet, le taux de pénétration d’Internet, du téléphone mobile et des réseaux sociaux est l’un des indicateurs les plus pertinents pour juger de la possibilité pour les citoyens d’exercer leurs droits démocratiques par voie électronique. Un pays où, du fait du faible taux d’accès à Internet, de la pauvreté, de l’analphabétisme et de la répression politique, les citoyens sont objectivement limités dans leur capacité à user des technologies numériques pour changer l’ordre des choses, est aussi un pays où les pouvoirs publics ont libre cours pour imposer leur volonté aux gouvernés. Ceci est tout particulièrement dû à l’existence d’une inégalité structurelle d’accès entre ces derniers et les gouvernants. C’est ce que révèlent les réponses des activistes que nous avons interrogés à ce sujet :
54Le plus grand obstacle à l’exercice des activités numériques et à l’influence des activistes numériques ? Je pense que c’est l’analphabétisme d’abord, ensuite la faible couverture du territoire. Le matériel n’est pas à la portée de bourse de la majorité des Nigériens. Par exemple, un Android, c’est au minimum 10 000 FCFA (environ 20 dollars US, NDLR). Ce n’est pas à la portée de n’importe qui au Niger. La pauvreté endémique et le coût de navigation sont les problèmes essentiels (Daouda, activiste numérique).
- 11 Rappelons que 80 % de la population vit dans les zones rurales au Niger et que le taux d’accès à l’ (...)
55Si tu mets 1 000 FCFA de connexion, ça te fait maximum 38 heures. Un giga te fait maximum 48 heures. Les data sont très chères. Il y a aussi le problème de l’énergie. Les gens ne peuvent pas utiliser régulièrement leurs appareils parce qu’ils n’ont pas l’énergie11 (Amadou, activiste numérique).
- 12 Au Niger, dans les zones rurales dépourvues d‘infrastructures électriques, le marché de chargement (...)
56Il y a des gens, c’est une fois par semaine qu’ils vont au marché hebdomadaire pour charger leur portable parce que c’est là où les gens qui chargent les batteries de portables viennent12. Ils en profitent pour aller charger leurs batteries. Mais une fois que c’est déchargé, il faut qu’ils attendent le prochain jour de marché (Ousseini, activiste numérique).
57Au Niger comme ailleurs en Afrique, le dénuement technologique est donc le principal frein aux activités numériques à caractère politique et il n’est pas non plus difficile d’imaginer que les pouvoirs publics voient d’un mauvais œil l’accès des citoyens à ces outils de libération et que, même là où ces outils existent, leur possession se caractérise par de fortes inégalités, puisque ce sont les pouvoirs autoritaires qui en contrôlent l’accès et que les couches sociales les plus pauvres et les plus vulnérables, celles qui précisément pourraient en profiter pour améliorer leur situation politique et leurs conditions de vie, sont aussi celles qui en sont démunies. Tout ceci résulte dans ce que nous appelons l’exclusion numérique et que nous identifions comme une forme de répression numérique.
58L’exclusion numérique fait référence au fait que les conditions socioéconomiques générales (pauvreté, analphabétisme, environnement politique et légal, etc.) dans lesquelles les citoyens sont sciemment ou inconsciemment placés les mettent dans une position où ils n’ont aucune capacité, ou seulement une capacité limitée, à utiliser les TIC dans leur meilleur intérêt. En effet, l’activisme numérique requiert aussi des compétences culturelles (par exemple savoir lire et écrire ; avoir un certain niveau de culture générale, plus spécialement de maîtrise et d’usage de l’outil numérique), sociales (être inséré dans des réseaux dont les activités contribuent à élever, non seulement la compétence politique, mais aussi l’autorité politique, c’est-à-dire la capacité à être politiquement entendu) et le pouvoir de décision dont la majorité des citoyens peut être dépourvue ; par exemple, en cas de concentration du pouvoir et des instruments numériques dans les mains d‘une élite politique qui s’estime seule compétente pour faire de la politique et qui travaille dans le cadre de structures institutionnelles centralisées et rigides comme dans les États de type jacobin d’Afrique francophone. Dans ces conditions, au lieu d’être des technologies de libération, les TIC deviennent des technologies d’oppression parce qu’elles sont contrôlées par ceux qui détiennent le pouvoir et que leur accès est restreint pour les groupes et les communautés vulnérables du fait même que les préconditions pour l’accès aux TIC ne sont pas réunies.
59Par exemple, sur le plan culturel, un facteur important d’exclusion dont les pouvoirs autoritaires usent et abusent est la langue des médias et des TIC. Au Niger, la langue utilisée par le pouvoir et les médias du pouvoir est le français dans un pays où plus de 65 % de la population est analphabète et ne parle que les langues locales. En dehors même du faible accès physique aux TIC, l’usage du français empêche la plupart des gens d’avoir accès aux informations politiques publiées ou de débattre de questions politiques d’intérêt national. Dans ce contexte, la langue devient un facteur « intimidant » qui éloigne les analphabètes, et tout particulièrement les analphabètes numériques, de toute tentative d’utilisation des TIC. Parce que le français est la langue de l’administration, la langue du pouvoir et la langue des détenteurs du pouvoir, il fonctionne comme une langue ésotérique et comme les jargons utilisés par certains groupes professionnels pour se distinguer de la masse et renforcer leur position sociale et politique dominante dans leur sphère d’activité. Ainsi, les pages Web des dirigeants politiques, les groupes de discussion politique sur Facebook et les autres médias sociaux, les forums de discussion politique en ligne, du seul fait qu’ils sont inaccessibles dans les langues locales, excluent la très grande majorité des populations nigériennes de toute participation politique numérique.
60Les technologies de l’information et de la communication ont souvent été appelées technologies de la libération en référence à des pays comme les pays africains, où les pouvoirs autoritaires concentrent les médias entre leurs mains et en surveillent l’accès par les citoyens. C’est ainsi qu’on a assisté, ces dernières années, à une mobilisation croissante des activistes numériques sur le continent africain, mais aussi à l’augmentation des mesures répressives prises par les gouvernements autoritaires pour les contrer. Au Niger en particulier, ces mesures répressives ont pris diverses formes : elles incluent surtout la fermeture d’Internet, les arrestations et emprisonnements arbitraires, la promulgation de lois et décrets liberticides et des contraintes sociales, technologiques et culturelles qui entravent fortement les initiatives citoyennes dans le domaine de l’activisme numérique. L’identification et l’analyse de ces différentes formes de répression nous ont permis de montrer que dans les états technologiquement démunis, la répression numérique ne se distingue guère des formes traditionnelles de répression. Toutefois, une question importante, insuffisamment abordée dans les travaux existants et qui pourrait faire l’objet de recherches ultérieures (avec un accent marqué sur le Niger), a trait aux stratégies utilisées par les acteurs pour mettre en œuvre des formes innovantes d’actions politiques et sociales qui ont pour support les TIC, avec pour finalité de renforcer la résistance populaire face aux pouvoirs autoritaires. En effet, malgré les restrictions de l’espace civique consécutives à la fermeture d’Internet et aux autres formes de répression numérique évoquées dans cet article, il existe en Afrique des groupes d’activistes numériques qui tentent parfois de s’adapter à la nouvelle situation en créant de nouveaux espaces médiatiques en ligne. Comme dans le cas de l’Éthiopie, rapporté par Gagliardone et Pohjonen (2014), ces groupes utilisent de manière novatrice les réseaux mobiles et sociaux pour élargir l’espace des libertés, par exemple en créant des mots-clics et des mèmes pour contrer le discours gouvernemental. Ces nouveaux espaces médiatiques ont souvent permis aux citoyens d’exprimer des opinions dissidentes et de dire ce qui ne pouvait pas être dit hors ligne en toute sécurité. Bien que ces formes de contestation innovantes soient souvent portées par des blogueurs et d’autres types d’activistes localisés hors du continent, elles résultent parfois aussi d’initiatives locales citoyennes, spontanées, visant à protéger les libertés et à élargir l’espace civique par la migration en ligne. En ce sens, leur étude pourrait être instructive quant aux nouvelles formes de résistance à l’oppression développées par les activistes numériques africains.
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