- 1 Il s’élève à plus de 2,4 millions d’utilisateurs actifs, soit plus de 35 % de l’audience Internet d (...)
1Le mouvement de protestations enclenché au Bélarus à la suite du scrutin présidentiel du 9 août 2020 est inédit à plusieurs égards. Cette mobilisation citoyenne contre le pouvoir d’Alexandre Loukachenko, en place depuis 1994, se distingue par son ampleur sans précédent, sa géographie étendue à l’ensemble du territoire national, la diversité des segments de la société impliqués, ainsi que la multiplicité de ses modes d’action (marches, rencontres dans les cours d’immeubles, actes de désobéissance civile). Son originalité tient aussi à son caractère fortement décentralisé et horizontal, à l’auto-organisation des citoyens mobilisés en petits groupes, multiples et flexibles, ainsi qu’à leur coordination via les réseaux socionumériques, en particulier l’application Telegram dont le nombre d’utilisateurs a explosé depuis août 20201.
- 2 Pour la plus connue, Nexta (quelqu’un en bélarusse), celui-ci est passé de 300 000 à plus de 2 mill (...)
2Les travaux consacrés à ce mouvement protestataire soulignent tous l’importance de Telegram sans cependant appréhender son rôle et ses effets spécifiques. Les rares recherches qui se saisissent de cette question se concentrent principalement sur les interactions en ligne (Herasimenka et al., 2020), les perceptions de l’application et ses performances (Wijermars et Lokot, 2022) au détriment de ses usages par des citoyens ordinaires mobilisés tant dans la rue qu’en ligne. De même, les publications se focalisent sur des chaînes de blogueurs sur Telegram qui, s’étant impliquées dans la couverture de la répression postélectorale et la coordination des actions protestataires, ont connu un afflux massif d’abonnés2 (Laputska 2021 ; Litvinenko, 2020). Elles négligent cependant le rôle d’autres groupes thématiques, organisés autour d’une activité (surveillance des déplacements policiers, aide aux personnes interpellées) ou d’une catégorie spécifique (femmes, retraités, ouvriers), portés par des acteurs protestataires présents au Bélarus (contrairement à certains blogueurs) et dont l’action se déploie à la fois en ligne et hors ligne. Elles laissent enfin de côté les dynamiques de protestation locales, alors que, dès la fin août 2020 et en parallèle des manifestations tenues à l’échelle des villes, la mobilisation se développe aussi dans différents quartiers de Minsk, capitale du Bélarus, et bien au-delà (Mateo, 2022) à travers un mode d’action original, les rencontres de voisinage. Celles-ci s’organisent via les tchats sur Telegram et se déroulent dans des cours intérieures des complexes d’habitation. Bien que moins visibles, elles font progressivement émerger des nouvelles communautés locales qui deviennent la force motrice de la protestation. Elles la portent en l’absence de leaders politiques et de structures militantes, et contribuent à son inscription dans la durée, malgré la répression.
3Dans cet article, je propose de mettre la focale sur ces « espaces de coulisses » (Treré, 2019) de la mobilisation pour analyser le rôle de Telegram dans la formation des communautés de voisinage et, par-delà, dans le mouvement protestataire au Bélarus. Cette démarche permettra d’appréhender les reconfigurations du politique, entendu à la fois comme un ensemble d’attitudes et de comportements orientés vers le commun (Buton et al., 2016) et comme la politique du conflit (Tarrow et Tilly, 2015), et des processus de mobilisation sous l’impact des réseaux socionumériques en contexte autoritaire.
4Pour ce faire, je m’appuierai sur l’exemple de la Place des Changements (Plochtcha Peramen), une des communautés les plus emblématiques et représentatives des dynamiques en cours dans d’autres communautés. Cette communauté se forme autour d’un complexe d’habitation composé de trois tours d’immeubles modernes, construites entre 2015 et 2017 et incrustées en plein cœur d’un ancien quartier de Minsk. Ses habitants se distinguent par la proximité de leurs profils sociologiques et de leurs styles de vie en écho aux transformations socioéconomiques des années 2010-2020 (Gapova, 2021 ; Moshes et Nizhnikau, 2021). Ils sont âgés de 28 à 40 ans, sont souvent en couple et ont des enfants en bas âge. Dans leur majorité, ils sont propriétaires depuis peu de leurs appartements dans ces immeubles neufs. Beaucoup d’entre eux sont auto-entrepreneurs ou salariés du privé, notamment des secteurs qui s’étaient développés en marge du modèle de « socialisme de marché » (Hervouet, 2013) privilégiant le tout étatique : technologies de l’information, commerce, restauration, événementiel. On y trouve également des représentants des milieux artistique et culturel, et des employés du secteur public bien qu’en nombre beaucoup moins important.
- 3 Pour encourager la formation des communautés de voisinage « par le haut », un site Web https://dze. (...)
5Dès la fin d’août 2020, les habitants de ce complexe commencent à se réunir dans leur cours. Celle-ci est organisée autour d’une aire de jeux pour enfants et d’une entrée de parking souterrain, sur le mur de laquelle une peinture murale a été apposée à l’effigie de deux D.J. ayant mis la chanson « Peremen » (Des changements) lors des festivités officielles préélectorales, d’où le nom de cette communauté. Jusqu’à fin novembre 2020, ils s’y retrouvent tous les soirs autour de petites collations et d’activités ludiques, nouent des liens amicaux, discutent de la politique et forment progressivement une communauté, entendue au sens wébérien comme une « forme de collectif reposant sur un sentiment affectif d’appartenance partagé par tous les membres » (Colliot-Thélène, 2019, p. 36), activement impliquée dans la protestation. L’originalité et l’intensité de leurs rencontres inspirent les autres citoyens mobilisés à former des communautés similaires dans leurs propres quartiers, voire leur servent d’exemple, en contribuant ainsi à la diffusion par le bas de ce phénomène protestataire3.
6Le rôle du numérique dans le développement des mouvements sociaux a été analysé dans deux perspectives opposées. La première souligne ses potentialités émancipatrices, ses capacités de diffusion de l’information à une large échelle, ses modes d’action horizontaux (Castells, 2015). La seconde tempère ces affirmations, en pointant de nouvelles possibilités de contrôle et de surveillance associées aux outils numériques (Morozov, 2011). Je chercherai à sortir de cette opposition afin de saisir les effets de Telegram, souvent difficiles à faire rentrer dans des schémas binaires, dans toute leur diversité. Cette démarche implique de contextualiser les relations entre les réseaux socionumériques et les mouvements sociaux, en prenant en compte la dimension temporelle des impacts du numérique ainsi que le contexte toujours évolutif de la répression en contexte autoritaire. Elle suppose aussi de ne pas séparer analytiquement la mobilisation en ligne et hors ligne, car les deux sont étroitement liées, se complètent plus que ne s’opposent (Anderson, 2021 ; Lim 2014) et interagissent de façon complexe (Pleyers, 2013). Une analyse par le bas, centrée sur les usages de Telegram par les protestataires bélarusses et attentive à ce qui se joue simultanément dans la rue et dans l’espace virtuel, semble particulièrement heuristique à cet égard.
7Je montrerai d’abord comment Telegram contribue à la création de la communauté de la Place des Changements en l’absence de groupes sociaux ou de liens forts préexistants et comment il aide ces citoyens ordinaires, peu politisés et peu connectés entre eux, à s’auto-organiser pour conduire des actions en commun. J’examinerai ensuite le rôle de Telegram dans les processus de politisation et de transformation des habitants de ce quartier, novices de l’action collective, en protestataires expérimentés. Je reviendrai enfin sur ses limites face à la répression.
8Mon analyse reposera sur une enquête de terrain de trois semaines, réalisée entre fin août et début octobre 2020 à Minsk, et qui a associé l’observation participante à des rencontres sur la Place des Changements, les entretiens avec leurs participants et le suivi à distance de cette communauté via son tchat. Bien que l’accès au terrain ait été facilité par mes origines bélarusses et un réseau de connaissances préalables qui m’ont introduite aux membres de cette communauté, la répression a fortement contraint la conduite de l’enquête. J’ai dû faire face à une forte méfiance des protestataires vis-à-vis de personnes extérieures posant des questions, à leur réticence à parler d’elles-mêmes et surtout du fonctionnement pratique de leur communauté. Assister régulièrement à des rencontres dans la cours, interagir avec des membres de la communauté et suivre certains d’entre eux dans d’autres sites de mobilisation m’a permis néanmoins de construire un capital de confiance et de me faire accepter. J’ai ainsi pu collecter – sans cependant enregistrer – les témoignages d’une dizaine des membres les plus actifs de cette communauté et discuter de façon informelle avec d’autres habitants de ce quartier. Cependant, malgré les liens tissés, il m’a été impossible de recueillir des éléments plus conséquents sur la structuration de la communauté et la prise de décision en son sein, ainsi que les informations personnelles des participants du tchat.
9Des réponses opposées ont été apportées à la question du rôle du numérique dans la mise en marche des protestations. Les analyses centrées sur les médias et les réseaux sociaux avancent que ceux-ci permettent de mobiliser bien au-delà des cercles engagés, en faisant jouer la « force des liens faibles » (Granovetter, 1983) et d’organiser des activités protestataires sans médiation des leaders politiques ou des structures militantes (Bennett et Segerberg, 2012 ; Garrett, 2006 ; Tufekci et Wilson, 2012). Les travaux de sociologie des mobilisations s’accordent, au contraire, sur l’importance des liens sociaux préexistants dans l’émergence d’un mouvement social (Diani et McAdam, 2003 ; McAdam, 1986) et des groupes préalablement constitués qui agissent en « entrepreneurs de la mobilisation » (Zald et McCarthy, 1977). Les recherches consacrées au rôle des réseaux socionumériques dans les soulèvements révolutionnaires en régimes autoritaires (Anderson, 2021 ; Lecomte, 2013) parviennent à cette même conclusion. À partir de l’exemple des protestations d’Euromaïdan en Ukraine, Olga Onuch (2015) montre la primauté des groupes et des liens sociaux préexistants dans le processus de mobilisation qui est renforcé et facilité par la suite par Facebook. L’étude de la communauté constituée autour de la Place des Changements permet de nuancer cette thèse.
- 4 Les prénoms ont été changés pour préserver l’anonymat des personnes citées.
- 5 Entretien réalisé le 16 octobre 2020.
- 6 Entretien réalisé le 28 septembre 2020.
10La communauté de la Place des Changements émerge en l’absence de groupes préexistants ou de liens sociaux forts entre ses habitants. À diverses occasions, mes interlocuteurs soulignent que la vie de leurs quartiers était auparavant marquée par l’isolement social. Pour certains, comme pour Vova4, 36 ans, développeur dans une société des technologies de l’information et résident d’une des tours d’habitation, ses relations sociales se limitaient aux contacts avec quelques voisins de palier : « Avec mes voisins, nous nous croisions dans l’ascenseur, mais sans parler, limite sans nous dire bonjour. Les gens étaient enfermés, repliés sur eux-mêmes et leur vie quotidienne. Nous vivions isolés les uns des autres »5. D’autres percevaient même leur voisinage comme inhospitalier. Alena, 33 ans, habitante d’une autre tour d’habitation de la Place des Changements, employée du secteur de la publicité avant son congé de maternité, raconte : « Lorsque je me suis installée ici avec mon mari en 2018, je voulais préparer un gâteau et l’offrir à nos voisins. Mais quand j’ai vu que personne ici ne s’adressait la parole, j’ai changé d’avis »6. L’installation très récente dans ce quartier pourrait expliquer l’absence de réseaux de sociabilité et de communication denses. En même temps, dans des quartiers plus anciens où les rencontres de voisinage se propagent par la suite, le niveau d’interconnaissance entre voisins était également assez faible. Compte tenu du faible degré de confiance interpersonnelle au sein de la société bélarusse avant 2020 (Douglas et al., 2021), il est possible de supposer que ce repli sur soi et l’isolement social constituaient un phénomène généralisé et commun à tous les quartiers où des communautés de voisinage ont émergé.
11Peu connectés entre eux, les habitants de la Place des Changements, dans leur majorité, se tenaient aussi à l’écart de la politique avant 2020. Certains votaient aux élections de façon occasionnelle, sans avoir l’impression que leur participation pouvait changer les choses. Si quelques-uns ont déjà donné leur voix aux candidats de l’opposition aux scrutins présidentiels de 2006 ou 2010, sans cependant pouvoir se rappeler leurs noms, la plupart ne se reconnaissaient pas ou peu dans l’opposition traditionnelle au régime de Loukachenko. Ses différentes structures, évincées de l’arène institutionnelle depuis 1996 et cantonnées à la politique du conflit se déroulant dans la rue (Shukan, 2019), leur semblaient alors éloignées des gens ordinaires et de leurs préoccupations quotidiennes. Si beaucoup ont entendu parler des fraudes électorales systématiques aux différents scrutins, la majorité ne se sentait pas concernée. Certains, comme Oksana, 36 ans, artiste et participante aux rencontres à la Place des Changements, ont même appris à vivre avec cette mise à distance de la politique dans leur entourage :
- 7 Entretien réalisé le 1er octobre 2020.
12Autour de moi, personne ne parlait de la situation politique dans le pays. Tout le monde essayait d’en faire abstraction et de vivre dans un monde parallèle, coupé de la politique. Et si je disais quelque chose de critique, on me répondait : « Arrête, les choses ne vont pas si mal que ça chez nous, on a un niveau de vie confortable, des possibilités d’avoir un business, d’aller en vacances, etc. ». Finalement, je me suis habituée à être en minorité, j’ai appris à vivre avec ce sentiment et à ne pas parler politique avec mes cercles de connaissances7.
13Il faut souligner que ces positionnements à distance de la politique et de l’action collective sont à l’image de la citoyenneté telle qu’elle est promue par le régime bélarusse et les diverses organisations sociales sur lesquelles il s’appuie. Depuis son arrivée au pouvoir en 1994, Alexandre Loukachenko n’a jamais misé sur la mobilisation de la population en sa faveur à des fins de légitimation (Goujon, 2009) contrairement à d’autres leaders autoritaires postsoviétiques. Un contrôle étroit du processus électoral lui a toujours permis de produire les résultats voulus en termes de participation et de soutiens populaires (score avoisinant les 70-80 % d’après les résultats officiels). Les comportements politiques étaient normalisés et surveillés de diverses manières sur les lieux de travail (contrats de courte durée dans le secteur public dont le renouvellement est à la discrétion de l’administration) et d’études (expulsion d’universités publiques pour les militants contestataires les plus actifs), ainsi qu’à travers les organisations officielles, à l’instar de l’Union républicaine de la jeunesse bélarusse. Présente dans tous les établissements d’enseignement secondaire et supérieur, cette organisation s’emploie à dépolitiser les jeunes, à les tenir à distance de l’action collective et à promouvoir une vision consensuelle de la citoyenneté dissociée de la participation politique et réduite au souci des catégories socialement vulnérables (orphelins, personnes âgées) (Shukan, 2016).
- 8 Dont le bilan est particulièrement lourd : plus de 6 700 arrestations, des passages à tabac et tort (...)
- 9 « Internet disruption hits Belarus on election day », 9 août 2020. Repéré à https://netblocks.org/r (...)
- 10 En référence au nom d’une des tours de ce complexe d’habitation construit à proximité du lac Komsom (...)
14Deux facteurs favorisent la rencontre des habitants de la Place des Changements. La violence disproportionnée et arbitraire des forces de l’ordre lors des trois premières soirées des protestations8 agit comme déclencheur de la mobilisation et en constitue un puissant moteur ; Telegram, à son tour, facilite leur mise en contact. C’est notamment la coupure quasi totale d’Internet entre les 9 et 11 août 20209 sur fond de tirs de grenades lacrymogènes qu’ils entendent de chez eux qui amène les premiers habitants à se réunir en bas de leurs immeubles pour échanger quelques bribes d’information sur ce qui se passe alors dans la ville. Ils partagent les astuces pour accéder aux informations dans ce contexte de même que les clés USB avec le programme d’installation d’un réseau privé virtuel (VPN). De ces premiers échanges vient l’idée d’impliquer d’autres voisins dans l’action, en créant un tchat dédié sur Telegram, Novoe Ozero (Nouveau Lac)10. Cette idée semble aller de soi au regard de leur expérience préalable de coordination entre voisins via les tchats des messageries instantanées, notamment Viber. Créés pour chacune des trois tours de ce complexe d’habitation au moment de leur construction pour mettre en relation les acheteurs d’appartements et les sociétés immobilières, ces tchats étaient ensuite réservés aux questions liées à la gestion de la copropriété et à l’entretien des espaces communs. Des annonces imprimées sont alors collées dans les ascenseurs et les entrées d’immeubles avec un code QR pour que les autres voisins puissent trouver facilement ce tchat sur Telegram, ouvert à tous initialement, et le rejoindre. En septembre 2020, au moment où je le rejoins, ce tchat compte plus de 1 200 abonnés et devient semi-fermé : l’accès se fait sur invitation d’un des membres.
15Telegram donne ainsi aux habitants des trois tours la possibilité de se rencontrer, d’abord virtuellement, dans ce contexte marqué par la répression et de trouver des semblables dont ils ignoraient jusque-là l’existence. D’après les propos recueillis, si certains ont déjà commencé à se politiser en période préélectorale, ils l’ont fait de façon isolée et sans se rendre compte que leurs voisins parcouraient le même chemin. Le nombre important de personnes qui rejoint en quelques jours le tchat Novoe Ozero les amène à réaliser qu’il y a des gens critiques et mobilisés même dans leur voisinage immédiat.
- 11 Emblème national en 1991, ce drapeau a été remplacé par celui de la Biélorussie soviétique auquel o (...)
16En même temps, si Telegram met rapidement en relation les habitants peu connectés entre eux et peu politisés, en faisant jouer des liens faibles, leur rencontre dans le tchat s’opère dans un contexte singulier de transformation de la protestation en un mouvement de masse et d’émergence d’un sentiment partagé de vivre un moment unique, voire révolutionnaire. Ce contexte fait éprouver le besoin d’agir de façon quotidienne, en plus des marches du dimanche auxquelles certains participent déjà, seuls ou avec leurs proches, et de s’associer avec des personnes mobilisées dans un espace familier, leur quartier. De la discussion sur les événements postélectoraux, les habitants de la Place des Changements en viennent, toujours via leur tchat, à envisager et à réaliser des actions communes : scander des slogans protestataires de chez eux à une heure fixe, accrocher les drapeaux blanc-rouge-blanc11 sur leurs balcons, organiser les premières rencontres hors ligne. Par la suite, ils se réunissent dans la cours de leur complexe d’habitation tous les soirs autour de différentes activités ludiques (concerts, ateliers de dessins pour enfants, danses), festives et gastronomiques (concours des gâteaux cuisinés par les habitantes du quartier).
17Ces rencontres dans la cours et d’intenses échanges via le tchat font progressivement émerger une communauté à la fois réelle – personnes se connaissant personnellement et se croisant régulièrement – et virtuelle. Cette articulation entre le en ligne et le hors ligne est très fine, les deux dimensions de cette communauté protestataire étant extrêmement entremêlées, complémentaires et se renforçant mutuellement. Par exemple, les informations qui passent dans le fil de discussion sur Telegram sont abondamment discutées dans la cour et vice versa : les discussions commencées dans la cours peuvent se poursuivre pendant des heures dans le tchat, surtout lorsqu’elles portent sur des sujets qui ne font pas consensus (stratégies d’action, recours à des modes d’action exposant le plus à la répression). Des questions d’ordre pratique en lien avec les activités hors ligne (horaires des rencontres, règles à respecter, matériel à trouver, activités à développer) sont également décidées à travers les échanges dans le tchat.
18Le choix de Telegram pourrait paraître surprenant au regard des usages des moyens de communication au Bélarus. Dans ce pays où les principaux réseaux sociaux et plateformes numériques russes (VK, Odnoklassniki) et occidentaux (Facebook, Instagram, etc.) sont représentés, Telegram avait une audience plutôt limitée. En 2019, il se trouvait seulement en quatrième position des messageries les plus utilisées, bien derrière Viber (quasi-monopoliste sur le marché avec 70 % d’utilisateurs), Skype et WhatsApp (respectivement 38 % et 25 % d’utilisateurs) (Shelest et al., 2020). Les tchats que les habitants des immeubles de la Place des Changements utilisaient pour gérer leur copropriété étaient justement sur Viber et Skype.
19L’intérêt pour Telegram émerge cependant dans le contexte de la pandémie de COVID-19. En l’absence d’une politique publique sanitaire face à la crise (Bedford, 2021), Telegram devient une source d’information précieuse concernant le niveau des contaminations et le nombre de patients dans les hôpitaux (Auseyushkin, 2021). Sa diffusion auprès des usagers s’intensifie à l’approche de l’élection présidentielle avec la multiplication des chaînes de blogueurs telles que Nexta, MotolkoPomogi et Maya Kraina Belarus qui couvrent d’abord les événements préélectoraux, puis les protestations postélectorales se déployant à différentes échelles. Le passage vers Telegram des médias indépendants, dont certains ont vu leurs sites Internet bloqués par les autorités, et d’autres leaders d’opinion finit par en faire le principal espace informationnel alternatif aux médias officiels contrôlés par l’État (Greene, 2022).
20Le succès de Telegram face à l’intensification de la répression doit aussi être relié à la croyance des protestataires bélarusses en la capacité de cette application d’offrir plus de sécurité et de préserver l’anonymat de ses utilisateurs (Wijermars et Lokot, 2022). Son lancement en Russie en 2013 dans le contexte du renforcement du contrôle étatique sur le Web, l’engagement affiché de son concepteur Pavel Dourov pour la protection des données personnelles, ainsi que des tentatives infructueuses des autorités russes de bloquer l’application en 2018 (Lonkila et al., 2021, lui ont donné l’image d’un allié sûr dans la lutte contre la censure et la répression tant au Bélarus qu’ailleurs (Urman et al., 2021). Si avant le 9 août 2020, Telegram n’attirait qu’un public jeune (15-24 ans), après cette date, il a été investi par tous les segments mobilisés de la société indépendamment de l’âge et du statut socioprofessionnel.
21Cette diffusion rapide de Telegram, en lien direct avec les protestations alors en cours, permet de mieux saisir la nature des liens tissés par les habitants de la Place des Changements, qui se construisent sur une base différente par rapport à leurs tchats sur Viber. Malgré une forte politisation de la société bélarusse dans la période électorale, ces derniers tchats restent associés à des préoccupations et à des questions pratiques de la vie quotidienne (copropriété, coordination entre parents d’élèves, etc.). Comme le souligne Mischa Gabowitsch (2021), ils supposent un type d’engagement spécifique relevant du registre du proche, pour reprendre le vocabulaire de la sociologie pragmatique. Ils sont, à cet égard, différents des tchats sur Telegram créés par des citoyens mobilisés, puisque, d’après l’auteur, la protestation relève d’une sphère séparée, celle d’un engagement civique et politique.
22Mes observations m’amènent cependant à nuancer cette affirmation. L’enquête de terrain montre que l’articulation entre le proche et le quotidien, d’un côté, et le civique et le politique, de l’autre, est plus complexe, car la distinction entre les deux sphères est beaucoup moins nette. Pour les habitants de la Place des Changements, le politique avait déjà fait irruption dans leur sphère du proche : blocage d’Internet entravant les activités professionnelles, interpellations dans le cercle des proches, descentes de la police dans leur cours – qu’ils considéraient pourtant comme étant un espace à eux et à distance de la politique – afin de détruire la peinture murale. En conséquence, la distinction entre le proche et le politique ne tient plus pour eux, puisque la contestation du régime de Loukachenko et leur quotidien se sont trouvés directement imbriqués. De même, les discussions en lien avec le quotidien et la vie du quartier (enfants et enseignement à l’école, objets oubliés/trouvés, animaux domestiques) sont constamment entremêlées avec des discussions politiques dans le tchat, comme l’illustre la séquence de discussion suivante. Un message alertant sur la présence d’éléments nocifs dispersés par quelqu’un dans le parc à proximité (afin d’empoisonner les chiens errants) suscite de longs et vifs échanges entre les propriétaires des chiens. Un des membres de la communauté les invite à créer un tchat séparé puisque leur échange s’éloigne des sujets politiques habituellement abordés, mais reçoit en retour l’objection suivante :
- 12 Tchat de la Place des Changements, 9 novembre 2020.
23Ce sujet mérite notre attention et nécessite l’action de notre part. Si nous voulons construire un nouveau Bélarus, il faut commencer par le bas, par l’auto-organisation au niveau local. Si nous ne sommes pas capables de nous auto-organiser et d’agir sur notre quotidien, nous n’obtiendrons jamais de changements à l’échelle du pays12.
24Cette réponse suscite une approbation quasi générale. En d’autres termes, l’engagement ancré dans le proche et le quotidien trouve toute sa place dans le tchat de la Place des Changements sur Telegram. Cependant, cet engagement se fait aux côtés des personnes rejetant elles aussi le régime de Loukachenko, voire exclusivement aux côtés de ces profils et donc à distance des voisins restés neutres ou loyaux au pouvoir.
25Si Telegram facilite dans un premier temps la rencontre des habitants du quartier peu politisés et non reliés par des sociabilités préalables, il contribue par la suite à forger des liens forts et affectifs au sein de la communauté. Le tchat génère d’abord un espace de partage, de solidarité et de soutien mutuel aussi bien matériel que moral. Ses participants y font part de leurs angoisses, de leurs moments de découragement ou du désespoir face à l’ampleur de la répression et au silence que le pouvoir oppose à leurs demandes. En retour, ils reçoivent des encouragements sous forme d’émojis, de mots plus personnels destinés à remonter le moral et d’appels à tenir et à persister dans ce bras de fer avec le régime en place.
26Le tchat de la Place des Changements contribue ensuite à former un « nous » collectif bien au-delà du cercle des personnes se connaissant personnellement et à forger un sentiment d’appartenance à une communauté. Par exemple, après les manifestations du dimanche, lorsqu’elles se déroulent encore dans divers quartiers de Minsk, un appel est lancé pour vérifier si tous les membres de la communauté sont bien rentrés chez eux sans être interpellés. Dans le cas contraire, les habitants du quartier s’organisent, toujours via leur tchat, pour aider les personnes détenues : passer des affaires de première nécessité au centre de détention, lancer la collecte de fonds pour engager des avocats, payer les amendes infligées ou soutenir la famille des personnes emprisonnées.
27Le tchat offre enfin aux habitants de la Place des Changements un espace d’expression de la fierté à l’égard de leurs voisins et de la communauté qu’ils forment. Ils y saluent l’ingéniosité et la créativité de leurs pairs à déjouer les pratiques policières, leur courage et leur détermination à protester malgré les risques encourus. Ils partagent aussi leur joie et leur fierté de voir leur voisinage encourir une transformation radicale. Tous mes interlocuteurs soulignent que depuis la création du tchat et les rencontres dans la cours, le mode de vie de leur quartier a profondément changé. Les propos d’Alena déjà citée plus haut, et ceux d’Irina, 39 ans, commerçante et résidente d’une autre tour d’habitation de la Place des Changements, l’illustrent parfaitement :
- 13 Alena, entretien réalisé le 28 septembre 2020.
28Notre voisinage a énormément évolué depuis le lancement du tchat et nos rencontres dans la cours. Maintenant, je connais beaucoup de monde et non plus seulement quelques voisins de palier. Tout le monde est souriant, prêt à aider, à faire preuve de solidarité. Ensemble, nous formons une communauté13.
- 14 Irina, entretien réalisé le 13 octobre 2020.
29Avant, même sur le terrain de jeux pour enfants, les discussions étaient très limitées. Alors que maintenant, tout a changé. Je ne savais pas qu’il y avait autant de personnes formidables ici, solidaires, prêtes à s’investir dans l’affaire commune. Des personnes à qui je peux faire confiance. Je n’ai plus peur de laisser mon enfant jouer tout seul dans la cours. Je sais qu’il y aura toujours quelqu’un qui veillera sur lui et interviendra si besoin14.
30En d’autres termes, les nombreux échanges dans le tchat, de même que les rencontres hors ligne dont Telegram facilitent l’organisation, donnent aux habitants de la Place des Changements la possibilité de nouer des liens de proximité et des relations de confiance. Face au renforcement permanent de la répression, ces liens du proche deviennent cruciaux, voire indispensables à la poursuite de la mobilisation malgré les risques encourus.
31Telegram, avec ses tchats locaux et chaînes protestataires que les habitants de la Place des Changements suivent également, accélère la politisation de ces novices de l’action collective et leur transformation en protestataires expérimentés. D’après les témoignages recueillis, la plupart d’entre eux se tenaient à l’écart des activités protestataires. Les enquêtes conduites auprès des participants des premières manifestations confirment ces observations. D’après Onuch et al. (2023), 70 % de manifestants sont des primoparticipants ; près de 40 % ont rejoint les protestations seuls, sans avoir de contacts préalables avec les milieux contestataires. L’apprentissage de l’action collective, de ses formes et de ses pratiques s’opère donc sur le tas, aussi bien dans la rue qu’en ligne. Telegram, de son côté, amplifie ce processus de diverses façons.
32Pour les habitants de la Place des Changements, leur tchat leur révèle d’abord leur agentivité politique. Les échanges intenses qui s’y déroulent et les premières rencontres dans la cousr qui en résultent les aident à découvrir rapidement leur capacité d’agir ensemble et à se coordonner pour mener des actions communes. Dans les discussions menées dans la cours auxquelles j’ai assisté, plusieurs habitants du quartier soulignaient qu’ils étaient eux-mêmes impressionnés par la facilité et la rapidité avec lesquelles ils parvenaient à mettre sur pied des actions communes via leur tchat, comme ce quadragénaire, Alekseï :
- 15 Discussion informelle, 13 octobre 2020.
33Avant, il n’était pas possible de monter quelque chose à une telle vitesse. Alors que maintenant, quelqu’un lance une idée sur une action à réaliser, les autres réagissent immédiatement. S’ils mettent des + [en signe de soutien], alors OK, nous y allons. Ensemble, nous affinons cette idée et réfléchissons sur comment mieux la préparer, ce qu’il faut prévoir, qui amène quoi, etc. Et hop, l’action est montée15.
34En plus de développer ce pouvoir d’agir, Telegram donne à chacun le sentiment de pouvoir contribuer aux protestations à son niveau, à sa manière et en fonction des risques que chacun est prêt à prendre. Ces modalités de participation sont extrêmement variées : descendre dans la rue, s’impliquer via le tchat dans l’élaboration des stratégies d’action ou dans la conception des activités à organiser dans la cours, envoyer des messages sur le déplacement de la police et des agents en civil dans le quartier afin d’épargner les interpellations aux membres de la communauté.
35De nombreuses possibilités d’auto-organisation et de coordination offertes par Telegram et facilitant la conduite des actions protestataires amènent les habitants de la Place des Changements, tout comme ceux d’autres quartiers mobilisés, à prendre conscience de leur aptitude à porter la protestation en l’absence de leaders, de professionnels de la politique et d’organisations militantes. Rappelons que, dès ses débuts, le mouvement protestataire bélarusse est acéphale aussi bien par sa nature (mobilisation citoyenne contre un régime répressif) qu’en raison de la répression étatique. Le régime met un terme à toute prétention au leadership, qu’elle émane des militants de longue date ou des leaders apparus en période postélectorale, en les emprisonnant ou en les forçant à l’exil. Ainsi, tout en poursuivant les rencontres dans leur cours, les habitants de la Place des Changements multiplient progressivement leurs répertoires et varient les échelles d’action : ils improvisent des chaînes de solidarité le long des routes et organisent des mini marches dans les rues avoisinantes afin de marquer l’espace et d’impliquer d’autres personnes dans la protestation. Ils se coordonnent aussi via leur tchat pour participer aux manifestations organisées à l’échelle de Minsk en tant que communauté bien constituée, organisée en cortège, dotée d’une identité propre et objectivée par son drapeau. Ils se coordonnent enfin avec des communautés locales des autres quartiers pour mener des actions en commun.
36Les travaux dédiés aux protestations dans les régimes autoritaires s’accordent sur le fait qu’en permettant de contourner le contrôle de l’espace informationnel, les réseaux socionumériques facilitent le partage d’informations (présence policière, annonces d’actions à venir) vitales pour la conduite et la coordination des activités protestataires (Jost et al., 2018 ; Urman et al., 2021). Ils insistent aussi sur les effets mobilisateurs de la diffusion de contenus (vidéos, images spectaculaires) à forte charge émotionnelle (Ruijgrok, 2017). Le cas de la communauté de la Place des Changements donne à voir, en outre, comment Telegram contribue à la socialisation aux pratiques protestataires et à la répression.
37L’acquisition des savoirs et des savoir-faire en la matière s’effectue tant par l’expérimentation directe dans la rue qu’à travers les échanges sur Telegram. Entre août et novembre 2020, les participants du tchat de la Place des Changements (re)publient régulièrement de nombreuses notices. Certaines, préparées par les défenseurs des droits humains, transmettent des connaissances d’ordre juridique et donnent des conseils sur les comportements à adopter et la marche à suivre en cas d’arrestation. D’autres diffusent des consignes plus pratiques sur la façon de se préparer aux situations d’exposition à la violence policière : gestes à adopter en cas d’exposition au gaz lacrymogène, tenues vestimentaires à privilégier, etc. La transmission des savoirs et des savoir-faire se fait également par des récits d’expériences personnelles de la répression que les habitants du quartier partagent dans leur tchat. Publiés en nombre important, ces témoignages renseignent sur les pratiques des forces de l’ordre et le traitement réservé aux interpellés dans les commissariats ou encore sur les pratiques des gardiens dans les centres de détention. Les participants du tchat racontent aussi les uns aux autres comment ils s’habillent et préparent leurs sacs pour les marches du dimanche de façon à pouvoir, en cas d’arrestation, passer plus facilement 15 jours en détention dans des conditions rudimentaires et au froid. Ces retours d’expériences personnelles préparent, d’une façon ou d’une autre, à l’idée que chacun peut être interpellé un jour. Leur nombre important et leur régularité amènent aussi à banaliser sensiblement la répression et à la rendre possible à tenir.
38Le tchat de la Place des Changements se transforme enfin en un espace d’apprentissage des savoir-faire et des savoir-être protestataires. Ce processus s’opère, lui aussi, principalement à travers le partage d’expériences personnelles de la rue et la discussion collective. Le fil de discussion abonde en messages avec des réflexions sur les tactiques à même de désamorcer la contrainte policière et sur les pratiques à privilégier. On y trouve la consigne d’arriver sur le lieu de rassemblement uniquement en petits groupes formés en avance, des conseils sur le type de téléphone à utiliser (vieil appareil à touche ou smartphone « vierge » sur lequel Telegram n’a jamais été installé et où aucun échange en lien avec les protestations n’a eu lieu via d’autres réseaux sociaux) pour ne pas donner à la police, en cas d’arrestation, la possibilité d’accéder aux tchats de voisinage et à des photos susceptibles d’exposer à des poursuites. La lecture régulière de ces messages accélère l’acquisition des savoirs et des compétences nécessaires en matière de protestation dans un contexte fortement répressif sans que ce processus soit perçu comme une formation à proprement parler, expressément dispensée et nécessitant des efforts spécifiques.
39En outre, dans le tchat ou les discussions menées dans la cours, les habitants de la Place des Changements reviennent (au moins jusqu’en novembre 2020) sur les actions déjà réalisées afin d’identifier les erreurs commises – faible coordination, lieu de rassemblement tardivement affiché, etc. – et de trouver comment les éviter à l’avenir. Comme le souligne Oksana Shelest (2020) dans une étude de près de 1 000 tchats locaux sur Telegram, plus de 40 % des messages échangés entre août et fin octobre 2020 sont consacrés à la discussion et à la coordination des actions protestataires. À travers ces retours réflexifs et discussions collectives, les habitants de la Place des Changements affinent leurs stratégies de mobilisation, génèrent de nouvelles idées et trouvent des modes de protestation plus adaptés au contexte de plus en plus répressif de leur action.
40À cet égard, le tchat de la Place des Changements, comme ceux des autres communautés de voisinage sur Telegram, participe pleinement au travail d’initiation aux activités de terrain et d’apprentissage des pratiques protestataires qui s’effectue traditionnellement au sein des organisations militantes et qui est assuré par des militants de longue date. Si, auparavant, les savoirs et savoir-faire circulaient au sein des milieux militants restreints, voire étaient réservés exclusivement à leurs membres, Telegram permet leur diffusion et leur transmission à des personnes non intégrées dans des cercles contestataires.
41L’analyse de la communauté de voisinage de la Place des Changements met en lumière la contribution de Telegram à la formation de nouveaux acteurs protestataires et, par-delà, à la reconfiguration du politique à l’occasion des protestations de 2020 au Bélarus. Telegram met d’abord en relation des personnes qui n’étaient pas inscrites dans des relations de voisinage denses et se tenaient à distance de la politique et de l’action collective protestataire. Les tchats locaux, adossés à des rencontres dans des cours de complexes d’habitation, les aident à nouer des relations de confiance indispensables pour la conduite de la mobilisation dans un contexte d’intensification de la répression. Telegram leur permet aussi de découvrir leur agentivité politique et les socialise aux pratiques protestataires. Par les multiples possibilités d’auto-organisation et de coordination qu’il leur offre, il renforce ce pouvoir d’agir et les rend capables de porter la mobilisation en l’absence de leaders, de professionnels de la politique et de structures militantes.
42Cependant, cette reconfiguration du politique par Telegram connaît des limites, car elle n’échappe pas, tant dans ses dimensions hors ligne qu’en ligne, à la répression étatique. Les autorités bélarusses finissent par saisir les mécanismes de coordination des activités protestataires sur Telegram et s’y adaptent à leur tour. La traçabilité inhérente aux outils numériques leur offre à cet égard de nouvelles possibilités d’identification des personnes mobilisées.
- 16 La dernière tentative remonte au printemps 2021 et aboutit à des condamnations de deux habitants de (...)
43Pour les habitants de la Place des Changements, deux événements marquent un tournant : la mort de Raman Bandarenka, membre actif de leur communauté, des suites de blessures infligées par la police lors de son interpellation dans la cours le 11 novembre 2020 ainsi que la dispersion violente des personnes venues lui rendre hommage quelques jours plus tard. À partir de ce moment, la police investit la Place des Changements de façon permanente afin d’empêcher toute tentative de rassemblement ou de restauration de la peinture murale à l’effigie de deux D.J.16. D’autres quartiers mobilisés sont placés, eux aussi, sous une surveillance policière renforcée. Ce tournant répressif contraint les habitants de la Place des Changements à revoir leurs modalités d’action et leurs espaces de protestation : s’ils continuent d’abord à organiser des campagnes de solidarité et des flash-mobs protestataires, ils le font en dehors de leur quartier et dans la clandestinité la plus totale. À l’été 2021, lorsque la répression contre leur communauté et les protestataires dans leur ensemble atteint un nouveau palier, ils sont contraints à mettre un terme à ce type d’actions.
- 17 Fin 2021, près de 180 chaînes et 170 tchats sur Telegram ont été reconnus « extrémistes » au Bélaru (...)
44La répression s’abat également sur les tchats des communautés de voisinage qui sont surveillés de près et font l’objet des tentatives d’infiltration. La police s’acharne tout particulièrement contre leurs administrateurs et les arrête régulièrement en espérant prendre ainsi le contrôle des tchats et accéder à la liste de leurs participants. Enfin, l’inscription par le ministère de l’Intérieur bélarusse de plusieurs tchats locaux et, par-delà, des communautés de voisinage qu’ils fédèrent, sur la liste des « extrémistes »17, expose leurs abonnés (notamment lorsqu’ils relayent des contenus qui y ont été publiés) à des poursuites pénales.
45L’intensité de cette répression entraîne d’abord le retrait des tchats des personnes les moins investies dans la protestation. D’après Oksana Shelest (2021), si le nombre de tchats locaux reste inchangé entre 2020 et 2021, le nombre de leurs participants baisse considérablement. Le tchat de la Place des Changements ne compte à ce jour que 250 participants, contre plus de 1 200 en septembre 2020, avec de 500 à 600 personnes constamment en ligne. Enfin, l’exil à l’étranger des personnes impliquées dans les protestations et cherchant, dans l’urgence ou par anticipation, à échapper à l’arrestation ne fait que renforcer ce rétrécissement des cercles protestataires à partir du début 2021 et, par voie de conséquence, de l’audience des tchats locaux et celui de la Place des Changements en particulier.
46La répression redéfinit ensuite les fonctions remplies par les tchats de voisinage. Depuis novembre 2020, la préparation des actions protestataires et leur coordination se déplacent vers des tchats secrets, auxquels seuls les initiés ont accès. La répression, lorsqu’elle change d’échelle, limite ainsi la protestation à des noyaux durs formés au cours des premiers mois des protestations et sous-tendus par un fort degré de confiance interpersonnelle. Ce faisant, elle fait de nouveau primer les liens du proche et les groupes préexistants dans la conduite de la protestation.
47De multiples poursuites engagées depuis 2021 contre des personnes ayant laissé des commentaires ou relayé des informations à contenu protestataire sur Telegram (colère exprimée contre les forces de l’ordre, le régime en place, la guerre en Ukraine) affectent enfin la nature des discussions qui se déroulent dans les tchats de voisinage. Dans celui de la Place des Changements, qui constitue encore un espace d’expression des solidarités, les sujets en lien avec la vie dans le quartier (recherche d’un service, coupure d’eau, etc.) prennent progressivement le dessus sur les discussions politiques. Si certains membres de cette communauté continuent toujours de partager des informations à caractère politique, en repostant les messages publiés par des chaînes protestataires et/ou les médias indépendants sur Telegram, ces publications ne suscitent plus de longs et intenses échanges.
48Le cas bélarusse permet ainsi de constater que, si Telegram facilite et amplifie les processus de mobilisation, ses capacités à contourner les contraintes posées à l’action collective dans un contexte autoritaire sont directement liées au degré et aux modalités d’exercice de la répression. Néanmoins, malgré ses limites, les tchats locaux sur Telegram, ainsi que des rencontres régulières dans les cours d’immeubles, ont réussi à faire émerger en 2020 de nouveaux groupes protestataires fortement soudés qui, à défaut de pouvoir agir dans l’espace public, se transforment en communautés provisoirement « mises en sommeil » (Johsua, 2009), mais certainement capables de se réactiver et d’investir de nouveau la rue le moment venu.
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