- 1 Ces données sont à considérer avec précaution, compte tenu du fait que RT est souvent accusée du go (...)
1RT France est une chaîne francophone d’information en continu financée par l’État russe. Elle fait partie du réseau international RT, qui diffuse en russe, en anglais, en français, en arabe, en espagnol et en allemand. La chaîne commence à diffuser en décembre 2017 (son site Web est en fonction à partir de janvier 2015), et propose une vision « alternative » de l’actualité, s’opposant aux médias « mainstream ». RT essaie ainsi de s’approprier un statut de média « alternatif » (Cardon et Granjon, 2010), tout en étant en réalité une entité médiatique dépendante d’un État. Elle n’est ni autonome ni autofinancée – qualificatifs que nous retrouvons traditionnellement dans la définition des médias « alternatifs » (Ferron, 2010). Elle gagne de l’audience en diversifiant ses canaux de diffusion. Très présente sur les réseaux sociaux numériques, qui constituent le cœur de sa stratégie internationale, elle a accumulé en février 2022 plus d'un million de « j’aime » sur Facebook et d’abonnés sur YouTube1. Étiquetée « l’œil de Moscou » (Levêque, 2019), RT France suscite des critiques depuis son lancement. Le président de la République française, Emmanuel Macron, l’a qualifiée, avec l’agence de presse Sputnik, « d’organes d’influence [...] et de propagande mensongère » en présence de Vladimir Poutine lors d’une conférence de presse qui s’est tenue à Versailles en 2017 (L’Express, 2017). Notons que les journalistes de RT France ne sont pas autorisés à assister à certaines conférences de presse à l’Élysée. En 2018, la chaîne a même été mise en demeure par le régulateur français de l’audiovisuel (le CSA – Conseil supérieur de l’audiovisuel – avant janvier 2022, l’ARCOM – Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique – ensuite) « pour des manquements à l’honnêteté, à la rigueur de l’information et à la diversité des points de vue » pour son traitement de l’actualité syrienne (CSA, 2018). Sur Twitter, Facebook et YouTube, les publications de RT sont signalées comme « financées par l’État russe » (Twitter, Facebook, Google, 2019).
- 2 « Non à l'interdiction de RT France, oui au droit à l'information! », 2.03.2022, Change.org
2À la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la chaîne RT a été suspendue dans l’Union européenne (UE), sur Facebook et Instagram depuis le 28 février, et sur YouTube, Telegram, ainsi que le satellite et le site Web depuis le 1er mars (Journal Officiel de l’Union Européenne, 2022), YouTube ayant étendu la suspension au monde entier le 12 mars 2022 (France 24, 2022). La chaîne a repris la diffusion en direct sur Odysee, plateforme vidéo états-unienne, en août 2022, où elle a été à son tour suspendue en France le 20 octobre de la même année. En janvier 2023, les comptes bancaires de RT France ont été gelés (Conseil européen, 2023), et la chaîne a été placée en liquidation judiciaire par le Tribunal de commerce de Nanterre en avril 2023 (Actu Juridique, 2023). La suspension de la chaîne a donné lieu à des stratégies de soutien en ligne de la part de ses publics, via notamment le mot-dièse #soutienRTFrance et la signature de la pétition contre la suspension de la chaîne sur Change.org2.
3Dans ce contexte, nous allons explorer ici la façon dont les contraintes et les critiques sont instrumentalisées par le média qui les subit. La stratégie de RT, qui, à ses débuts, visait la promotion de la Russie, a été transformée en une démarche visant à « discréditer l’adversaire » (Jeangène Vilmer et al., 2018, p. 54 ; Fisher, 2020). L’approche retenue par RT consiste alors à mettre en avant les faiblesses de la démocratie, ici en reconsidérant les promesses de la liberté d’expression des pays démocratiques, dont la France, à travers notamment le relativisme (Audinet, 2021, p. 109). Si, à sa création en 2005, elle avait pour objectif de refléter « la position russe envers les grandes questions de la politique internationale » et d’informer « les publics sur des événements et des phénomènes de la vie en Russie » (Lenta.ru, 2005), le conflit russo-géorgien marque l’échec de la stratégie de « promotion » de la Russie (Gabuev, 2012), et « la ligne éditoriale de RT prend un tournant plus offensif à l’égard des pays occidentaux » (Limonier et Audinet, 2017, p 127). Les contraintes au fonctionnement de RT deviennent ainsi des éléments de cette stratégie.
4L’objectif recherché dans cette étude consiste à comprendre la stratégie développée par la chaîne vis-à-vis de ses publics, sujet encore peu exploré par les chercheurs en France et à l’international.
5Dans un premier temps, pour évaluer la manière dont RT France opérationnalise les critiques à son encontre pour mobiliser et fidéliser ses publics en ligne, nous avons retenu et analysé un corpus d’articles publiés sur son site Web et ses comptes sur les réseaux sociaux numériques, sans oublier les commentaires des publics. Sur le site Web, nous avons effectué une recherche par mots-clés : le « CSA », les « GAFA(M) » (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et la « censure », en ajoutant quelques articles pertinents ne contenant pas de mots-clés – généralement les articles apparaissant dans « lire aussi » sur la même page qu’un article contenant les mots-clés. Les sources comprennent 298 mentions pour « CSA », 128 pour « GAFA », 101 pour « GAFAM », 1 170 pour « censure » au 31 décembre 2021. Nous avons ensuite retenu les articles pertinents dans l’ensemble de ce corpus : 54 contenant le mot « CSA », 15 contenant le mot « GAFA » ou « GAFAM », 61 contenant le mot « censure ». Le corpus a été complété par 14 articles de l’ancienne rubrique du site « RT vous parle », consacrée majoritairement aux polémiques autour de la chaîne. Nous avons ensuite analysé ce corpus d’une centaine d’articles et des contenus connexes sur les réseaux sociaux numériques. En lisant ces articles, nous avons tenté de définir de quelle manière les sujets liés au CSA, aux GAFAM et à la censure sont abordés par la chaîne, pour comprendre sa stratégie.
- 3 Ce sont notamment les personnes ayant utilisé le mot-dièse #soutienRTFrance ou ayant partagé leur s (...)
6Dans un deuxième temps, nous avons effectué une analyse qualitative des commentaires des publications qui ont pour thématique la suspension de la chaîne entre le 28 février et le 13 mars 2022. Nous avons retenu une publication sur le site Web, une sur YouTube, deux sur Facebook, cinq sur Twitter et huit sur Telegram. Elles accumulent 5 757 commentaires que nous avons parcourus afin d’en définir les grandes lignes. Cette analyse est complétée par 25 entretiens avec des représentants de la minorité vocale (ceux qui interagissent ouvertement avec ses contenus) des publics de RT3, et deux de ses ex-employés, réalisés dans le cadre de notre étude doctorale. Les commentaires cités dans l’étude, tout comme les entretiens, sont anonymisés, compte tenu de la sensibilité du sujet.
7Le 18 décembre 2017, à l’occasion de son lancement officiel en France, RT diffuse une vidéo sur sa chaîne YouTube. Intitulée « Raté un train? Perdu une élection? C'est de notre faute! Découvrez le clip de RT France », elle contient ce que nous pouvons qualifier d’hymne officiel de la chaîne. Avec à peine 15 000 vues et une quarantaine de commentaires, la vidéo est mise en ligne bien avant la croissance spectaculaire de la popularité de la chaîne sur les réseaux sociaux numériques. Mais, bien qu’elle soit passée relativement inaperçue, cette vidéo est emblématique, puisqu’elle décrit l’essence même de la stratégie de « retournement de situation » déployée par la chaîne. Les critiques à l’encontre de RT sont ainsi retournées contre leurs auteurs et servent à renforcer sa position au lieu de l’affaiblir. Voici le texte de l’hymne :
Bienvenue dans l’Univers RT,
Des JT et des invités,
Ils essaient de nous arrêter,
La motivation reste illimitée,
Les autorités sont irritées,
Parce que RT dévoile d’autres vérités,
On est même surveillés par le Quai d’Orsay,
Qui pensait que RT n’allait pas se lancer,
Ingérence dans les élections?
C’est de notre faute.
Manipulation de l’opinion?
C’est de notre faute.
Votre logo est beaucoup trop vert!
C’est de notre faute!
Il y a trop de retard sur le RER.
- 4 « Raté un train? Perdu une élection? C'est de notre faute! Découvrez le clip de RT France », 18.12. (...)
C’est de notre faute! (x4)4
8Pour mieux comprendre le fonctionnement de cette stratégie de retournement de situation, il faut avoir un aperçu tout à la fois de l’histoire de RT, de son positionnement et des publics auxquels elle s’adresse. Le cadre théorique du contrat de lecture paraît ici pertinent. Pour Eliseo Verón, auteur de ce concept définissant un lien implicite entre les contenus et leurs lecteurs, « une analyse sémiologique sans terrain permet de connaître en détail les propriétés du discours du support tel qu'il s'offre [...] mais elle ne nous indique pas de quelle façon le contrat de lecture ainsi construit s'articule (plus ou moins bien) aux intérêts, attentes, imaginaires de ses lecteurs » (1985, p. 219).
9Ainsi, si la stratégie de RT paraît efficace, c’est qu’elle est bien adaptée aux besoins de ses publics. Compte tenu de la forte présence de RT sur les réseaux sociaux numériques et du rôle interactif accordé aux publics en ligne, il est possible d’évoquer également la notion de « contrat de conversation » (Granier, 2011), qui souligne davantage l’impact des publics et de leurs réactions.
10Pour décrire la stratégie actuelle de RT, nous avons mis en lumière trois aspects : sa forte présence en ligne, son positionnement « alternatif » et son adaptation au système médiatique des pays d’implantation tout en conservant un statut international. De même, selon Kévin Limonier et Maxime Audinet, les deux piliers de la stratégie d’influence de RT sont : « la diversification de [ses] canaux communicationnels par un recours massif aux outils digitaux » et « la diffusion d’un contenu éditorial qualifié d’“alternatif” à celui des médias mainstream européens » (Limonier et Audinet, 2017, p. 129).
11Il convient maintenant d’explorer davantage le troisième aspect de la stratégie de RT qui consiste à maintenir son statut international tout en s’adaptant aux pays d’implantation. Cette adaptation se traduit par le développement de formats médiatiques « occidentaux » et l’embauche de journalistes renommés, natifs et ayant exercé leur métier sur des chaînes nationales (Elswah et Howard, 2020, p. 629). Cette stratégie offre à RT un argument de poids pour favoriser les retournements de situation. Les journalistes de RT étant majoritairement des professionnels natifs, toute attaque les visant peut être interprétée comme une attaque contre les « compatriotes » des publics de la chaîne.
- 5 Il s’agit du cas de RT France en particulier, qui revendique cette indépendance éditoriale. Ainsi, (...)
12Rappelons que RT est financée par le gouvernement russe et est considérée souvent comme un instrument de la diplomatie publique russe (Audinet, 2021 ; Mattelart, 2018). Ainsi, le statut particulier de RT est d’être une entité médiatique qui revendique son indépendance5 tout en étant affiliée à la Russie. Ce positionnement peut tout à la fois nuire à son fonctionnement et être opérationnalisé par la chaîne. Ainsi, son lien avec la Russie peut entraîner des soupçons quant à son indépendance éditoriale. De même, selon Cyril Blet (2008, p. 160), « en présence d’un nombre croissant de chaînes, dès lors que l’une d’entre elles est perçue comme étant le vecteur de la propagande d’un État, celle-ci dispose d’une plus faible chance d’être suivie par les audiences ».
13Or, RT arrive à opérationnaliser cette dualité en fonction « d’attaques » qu’elle vise à « démentir », renvoyant tantôt à son statut international, tantôt à son identité locale médiatique.
14Il convient de noter que l’humour représente une partie importante de cette stratégie de retournement de situation, comme le démontre « l’hymne officiel » de la chaîne cité ci-dessus. L’humour est souvent utilisé par RT pour répondre aux critiques (Audinet, 2021, p 124) et lui permet également de mobiliser les émotions des publics en sa faveur (Crilley et Chatterje-Doody, 2020).
15La notion de « brouillage culturel géopolitique » (geopolitical culture jamming) (Saunders, Crilley, Chatterje-Doody, 2022) paraît ici importante à prendre en compte. Cette technique, artistique à l’origine, développée dans les années 1980, consistait à critiquer la société de consommation en usant des mêmes modes de communication que les grandes entreprises, tout en les ridiculisant. Ses adeptes ont souvent eu recours à des médias de masse ou à de la publicité de marque dans l’objectif d’amplifier leurs messages « alternatifs ». Cette manière de faire est aujourd’hui présente également dans la sphère politique et géopolitique. L’adaptation de RT aux formats occidentaux, tout en s’y opposant et les critiquant, en est une parfaite illustration. Une autre composante de cette stratégie consiste à utiliser les techniques reconnaissables de résistance en ligne (dont le militantisme par mot-dièse) afin de renforcer son statut « alternatif ».
- 6 Entretien avec J, ancien journaliste du service audiovisuel de RT France, le 16 avril 2022.
16Nous présentons ici la manière dont la stratégie de retournement de situation a été développée par RT à travers des contenus critiquant les « contraintes » à son fonctionnement de la part de trois acteurs : l’État français (dont les autorités et le CSA), les médias nationaux français et les GAFAM. Selon l’entretien mené avec un ancien journaliste de RT, au sein de la rédaction, ces sujets ont été surnommés « les sujets-avocats »6, et ont rarement été traités par les journalistes français, qui y voyaient peu d’utilité. Or, ces contenus ont joué un rôle important dans la fidélisation et la consolidation des publics de RT en ligne.
17RT France a été mise en demeure par le CSA deux fois pour son traitement du conflit syrien. La première mise en demeure a eu lieu le 28 juin 2018, pour un sujet diffusé le 13 avril de la même année, insinuant qu’une attaque chimique près de Douma était une mise en scène (une mise en demeure qui a été validée malgré les contestations au Conseil d’État le 22 novembre 2019) (Légifrance, 2018). Une autre procédure de sanction a été engagée contre RT le 17 juillet 2019, pour un autre sujet sur la Syrie, diffusé les 29 et 30 mars, où RT a relayé le point de vue de Victor Kouptchichine, chef du Centre russe pour la réconciliation des parties en conflit en Syrie, qui avait annoncé la participation des services secrets français et belges et des groupes terroristes à la préparation d’une provocation à l’arme chimique. Après l’audition du 26 mars 2020, le CSA a décidé de ne pas prononcer de sanctions (Legifrance, 2020).
- 7 Cette version a été confirmée par un ancien journaliste du service audiovisuel de RT France, interr (...)
- 8 « Réaction de RT France à la décision du Conseil d'État », 22.11.2019, RT France
18Selon RT, les deux mises en demeure étaient injustifiées. Pour celle de juin 2018, il s’agirait d’une « erreur technique » due à une séquence mal synchronisée – les propos sur une mise en scène de l’attaque chimique ne seraient pas inventés, mais proviendraient d’une version plus longue de la même vidéo7. Dans une réaction à la décision du Conseil d’État, RT qualifie cette décision de « deux poids, deux mesures »8, soulignant le traitement déséquilibré de RT par le CSA.
- 9 « Découvrez le fameux JT sur la Syrie qui nous a valu une mise en demeure du CSA », 09.07.2018, RT (...)
19Peu après la première mise en demeure, RT publie un article intitulé « Découvrez le fameux JT sur la Syrie qui nous a valu une mise en demeure du CSA »9 où elle propose aux publics de visionner l’extrait et de participer à un sondage.
Figure 1 : Sondage concernant la mise en demeure de RT par le CSA.
Source : site Web de RT France, 09.07.2018
- 10 Nous avons conservé l’orthographe et la grammaire des auteurs dans tous les commentaires cités.
- 11 Bien que, comme indiqué ci-dessus dans l’article, la véracité de ces commentaires soit sujette à ca (...)
20Une grande majorité des commentaires laissés sur YouTube sous cette vidéo est élogieuse : « Bon courage. Vous êtes la résistance contre la dictature »10, « Vous êtes la chaîne de vérité », « C’est la preuve que vous faites du bon travail »11 (Commentaires du 9 juillet 2018).
21Ce dernier commentaire est significatif puisqu’il montre que, pour certains publics, la mise en demeure de RT par le CSA ne diminue pas leur confiance en la chaîne, mais au contraire les conforte dans leur choix. Dans ce retournement de situation, non seulement la mise en demeure de RT pour désinformation est considérée comme un « acte de censure », mais elle renforce aussi sa proximité avec ses publics au lieu de l’affaiblir.
22De nombreux articles énumérant les refus d’accréditation de RT à l’Élysée, ainsi que des tweets ou des extraits des JT qui y sont consacrés représentent un autre exemple de la mise en avant de ce que RT considère comme de la discrimination. En janvier 2018, la chaîne partage un sondage sur Twitter en proposant aux internautes de choisir une bonne stratégie « pour la prochaine fois », où l’un des internautes réagit : « Ces actions ne font que détruire un peu plus l'image déjà repoussante de ce gouvernement. Il faut donc les publier haut et fort » (Commentaire du 15 janvier 2018).
Figure 2 : Sondage concernant le refus d'accès de RT à l'Elysée.
Source : compte Twitter de RT France, 15.01.2018
23Il convient de noter que deux des options de réponse à ce sondage ressortent. Elles proviennent de phrases contradictoires prononcées par Emmanuel Macron. Ainsi, en 2016 dans l’Hérault, face aux grévistes, il déclarait que « le meilleur moyen de se payer un costard est de travailler » (Blavignat, 2016). De même, dans son discours du Nouvel An en 2017, le président a invité les citoyens à « penser printemps », citant le philosophe Alain, pour souligner ses engagements progressistes (Says, 2018).
- 12 « Sur consigne de Macron, RT France est interdite d'entrée à l’Élysée », 30.05.2018, RT France
24Dans une vidéo diffusée le 30 mai 2018, le journaliste Kyrill Kotikov raconte que, malgré la confirmation en amont du service de presse de l’Élysée « comme tous les journalistes », l’équipe de RT n’a pu entrer à l’Élysée « munie des cartes de presse ». « Le Président a été clair » : « si vous travaillez pour Russia Today, vous ne pouvez pas entrer »12. Les commentaires de cette vidéo remettent en question les principes républicains de liberté, égalité, fraternité, et encouragent RT à persévérer malgré « la censure » : « La propagande Macron ne gagnera pas contre le journalisme libre », « C’est bon signe et ça fait de la pub. Du coup je vais un peu plus regarder ce que vous proposez » (Commentaires du 30 mai 2018).
- 13 « Présidente de RT France : Les médias mainstream ont cessé de faire leur travail », 21.09.2017, RT (...)
25RT se positionne en tant que média « alternatif » qui s’oppose aux médias « mainstream », comme le confirme l’éditorial de Xenia Fedorova : « Les médias mainstream ont cessé de faire leur travail13. » Dans la logique de RT, ce sont des médias contrôlés par « des élites d’affaires et des responsables politiques occidentaux » (Yablokov, 2015, p 306 ; Chatterje-Doody, Crilley, 2019).
- 14 Le guide est accessible sur ce lien : https://msm.rt.com/, sous réserve d’activation d’un VPN.
- 15 « D'où parlent les médias français? Leurs propriétaires en question », 01.02.2019, RT France
- 16 Entretien avec D, 60 ans, retraité, le 14 septembre 2022.
26Ainsi, à l’échelle internationale, la chaîne a lancé un projet intitulé « Le guide ultime de RT des médias mainstream » qui montre les liens qu’entretiennent les médias occidentaux, pays par pays, avec des « milliardaires », personnalités politiques et leurs liens aux États-Unis ou en Israël14. Cette posture est très appréciée par les publics de RT sensibles aux théories complotistes (François et Schmitt, 2015 ; Yablokov, 2015). Elle sert à RT de contre-argument quand son financement russe lui est reproché. Comme essaie d’en convaincre l’enquête menée par RT France « D’où parlent les médias français » : « la presse française est dans les mains de dix milliardaires qui ne la détiennent pas par philanthropie ou par souci du bien commun de la nation française. Ils s’en servent.15 » Cette position est soutenue par une grande partie de ses publics, qui partagent une forte méfiance par rapport aux médias nationaux (Zakharova, 2023). Une des citations de notre étude doctorale le résume bien : « Au travail, quand j'arrivais d'office on nous mettait BFM TV, et dans la salle de repos on avait Le Monde. J'arrivais, je mettais Le Monde à la poubelle et je changeais de chaîne.16 »
27La première attaque « médiatique » d’ampleur contre RT France est la publication d’une lettre ouverte dans Le Monde (2017) peu après son lancement, qui appelle le CSA à révoquer sa licence. En guise de réponse, RT publie un sondage sur Twitter.
Figure 3 : Sondage concernant la tribune dans Le Monde appelant à révoquer la licence de diffusion à RT.
Source : compte Twitter de RT France, 22.12.2017
28Les réponses des internautes sont en majorité très positives. Ainsi, l’un des commentateurs réagit : « Très bonne nouvelle, lorsque la censure est voulue à ce point par les médias, c'est que la chaîne d'information est de qualité. Félicitations » (Commentaire du 22 décembre 2017).
- 17 « Bons baisers de France : une chronologie des attaques de médias à l’encontre de RT (VIDEO) », 25. (...)
29En juin 2019, RT prépare un article et une vidéo décomptant les attaques médiatiques à son encontre : « Depuis le lancement de l'antenne en décembre 2017, 550 articles à charge ont été produits. Soit une attaque par jour en moyenne.17 » Musique sombre et dérangeante, et un compteur d’attaques aident à dramatiser les propos.
30« Merci RT, vous faites un vrai travail de journaliste indépendant et c'est justement pour cela que vous êtes attaqué » lit-on dans les commentaires (25 juin 2019).
31Ainsi, dans le cas des « attaques médiatiques », RT retourne la situation en sa faveur en discréditant ses « concurrents ». La chaîne se présente ici en tant que victime des médias « mainstream », soutenus par ceux qui ont le pouvoir, les élites et les responsables politiques, pendant que RT, un « underdog » (Yablokov, 2015, p 302), continue à faire son travail de révélation de vérité.
- 18 L’entreprise a démenti cette information en réponse à Roskomnadzor (l’analogue russe du CSA) (Rosko (...)
- 19 L’utilisation des publicités payantes par RT France est démentie par M, ancien community manager de (...)
32Avant sa suspension, RT France a subi la décision de Google (novembre 2017)18 de rétrograder ses articles pour les rendre moins visibles dans les résultats de recherche. De même, elle a dû faire face à la suspension de publicité sur Twitter en octobre de la même année – une contrainte très difficile pour RT, qui comptait beaucoup dans sa stratégie sur le référencement naturel et payant – (Audinet, 2020, p 341)19. Elle a été enfin confrontée à l’application du « label de transparence », signalant les comptes des médias d’État sur Twitter (qui réduit aussi sa portée), Facebook et YouTube.
- 20 « Pour contourner la censure des Gafa, suivez RT France sur Telegram », 05.06.2021, RT France.
33Selon RT, ces contraintes numériques relèvent de la « censure » ou de la « discrimination ». La stratégie du lancement de sa chaîne sur Telegram en juin 2021 est entièrement basée sur cette approche : RT propose à ses publics d’y suivre ses actualités « pour contourner la censure des GAFA »20 (qui devient « Don’t want your news filtered? » en anglais).
34Dans le cas de la mise en avant des autres types « d’attaque » explorés précédemment, RT s’appuyait sur les attributs de sa légitimation « locale » : l’accréditation par le CSA, les journalistes français employés, munis d’une carte de presse. À contrario, les entraves numériques sont, quant à elles, surtout abordées dans une perspective internationale.
- 21 « Poutine dit à Macron espérer que RT puisse travailler sans discrimination en France », 21.12.2021 (...)
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- 23 « Non-accréditation des journalistes de RT France à l’Élysée : Le Drian évoque "une vision du CSA" (...)
- 24 « Coopération diplomatique, situation des médias : Lavrov s'exprime sur le partenariat France-Russi (...)
- 25 « La Russie ouvre la voie au blocage de Facebook ou YouTube en cas de censure ou discrimination », (...)
35RT est ainsi régulièrement l’un des sujets de discussion entre les chefs d’État russe et français21 et les ministres des Affaires étrangères22, où la ligne de défense russe s’appuie sur « la liberté de circulation de l’information23 », ou les engagements sur la liberté des médias pris par l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe)24. RT devient un enjeu pour les relations bilatérales : si la chaîne est « censurée » ou « discriminée » en France, ce traitement devient un outil de justification pour Moscou pour bloquer les réseaux sociaux numériques en question sur son territoire25. La suspension de RT dans l’UE a ainsi servi, en apparence, de catalyseur pour la fermeture des médias d’opposition en Russie (France Info, 2022), et la suspension de Facebook et d’Instagram (Le Monde, 2022).
36Quand, en août 2020, Twitter décide d’appliquer le « label de transparence » à RT : « Média affilié à un État : la Russie », la polémique passe immédiatement au registre des relations internationales, avec une réponse du ministère russe des Affaires étrangères :
37« Cher Twitter, nous réalisons que labelliser les comptes de médias “affiliés à des gouvernements” est un travail difficile. Il y en a tellement. Alors que quelques médias russes ont reçu le libellé, d'autres médias contrôlés par un État n'ont toujours pas droit à ce privilège. Voici quelques pistes. Heureux de rendre service! »
Figure 4 : Tweet du ministère russe des Affaires étrangères concernant la labélisation des comptes des médias affiliés à des États.
Source : compte Twitter du ministère russe des Affaires étrangères, 07.08.2020
- 26 « Moscou dénonce la “censure ouverte” de géants du web américains contre des médias russes », 23.10 (...)
38De son côté, dans un article du 23 octobre 2020 intitulé « Moscou dénonce la “censure ouverte” des géants du Web américains contre des médias russes », la chaîne emploie l’argumentaire « d’une mesure discriminatoire » et « du parti pris des réseaux sociaux américains », ce qui serait « une atteinte directe aux principes de la Convention européenne des droits de l'homme », une mesure qui remettrait en question la neutralité de ces plateformes qui seraient parties prenantes d’une « guerre idéologique »26. Il s’agit donc non seulement du média RT – une victime des plateformes, mais d’une guerre idéologique entre la Russie et les États-Unis. Ainsi, pour Maria Zakharova, porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, citée dans ce même article, il s’agit d’une « chasse aux sorcières dans le cadre de laquelle les journalistes, les experts et même les utilisateurs des réseaux sociaux qui ne sont pas d'accord avec la politique de Washington sont discrédités ». L’expression même de « chasse aux sorcières » renvoie au maccarthysme aux États-Unis dans les années 1950 pour désigner les répressions des communistes, des militants et de leurs sympathisants (Durpaire, 2020, p. 76) – et mobilise ainsi les imaginaires de la guerre froide.
- 27 « Coopération diplomatique, situation des médias : Lavrov s'exprime sur le partenariat France-Russi (...)
39Les propos de Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, vont également en ce sens en indiquant que les mesures prises par Facebook, Twitter et YouTube seraient sous influence des autorités états-uniennes27.
40Du côté des publics, sur YouTube28, les commentaires restent élogieux, et cette entrave ne semble pas avoir une grande importance pour les plus fidèles : « Perso je me fous des labels qu'on peut vous coller du moment que vous pouvez continuer à diffuser. » (Commentaire du 7 août 2021) Sur Twitter, cette contrainte ne fait que renforcer la crédibilité de la chaîne : « C’est une étiquette que vous pouvez porter avec fierté » (Commentaire du 7 août 2020, en réponse à un tweet publié la veille par Xenia Fedorova29). Ainsi, ce label ne semble pas avoir un impact significatif sur le fonctionnement de la chaîne aux yeux de ses publics, mais il est opérationnalisé par RT pour développer davantage sa stratégie « alternative ».
41Le fonctionnement de cette stratégie de retournement de situation ne peut pas être appréhendé sans considérer ses publics. Dans cette optique, le cadre théorique du contrat de lecture paraît pertinent, puisqu’il articule les contenus proposés et les publics qui les consomment. Les études sur les publics de RT – qui sont peu nombreuses encore à ce jour – suggèrent qu’ils reflètent son contenu (Crilley et al., 2020, p. 3). Ce sont des publics de niche de militants (Orttung et Nelson, 2019), qui se méfient des médias « mainstream » et sont réceptifs aux théories du complot (Yablokov, 2015). Précisons qu’ils partagent souvent des opinions « anti-establishment, anti-corporatistes et anti-occidentales (particulièrement anti-américaines) » (Miazhevich, 2018, p. 578). Nos premières études des publics de RT en France montrent une forte présence de militants d’extrême droite (Zakharova, 2022a), des publics conservateurs, anti-Européens, « antivax », parfois pro-russes, soutenant le mouvement des Gilets jaunes, comme l’a montré également l’étude de Colin Gérard et de ses collègues (2020). Ce public en France semble être majoritairement masculin. Les jeunes sont peu présents malgré la stratégie digitale de RT qui semblait viser la jeunesse (Zakharova, 2022b).
- 30 Margarita Simonân est la rédactrice en chef du réseau RT.
- 31 Entretien avec J, ancien journaliste du service audiovisuel de RT France, le 16 avril 2022.
42Le contrat de lecture établi par RT doit s’articuler aux attentes des publics pour être efficace, ce que confirme Margarita Simonân30 dans sa réflexion sur le succès de la chaîne : « Le problème était, au début de Russia Today, que nous étions disproportionnellement concentrés sur ce que nous souhaitions montrer – au lieu de ce que les audiences étrangères voulaient voir. » (2016, p. 55). Un ancien journaliste de RT France interviewé dans le cadre de l’étude, le confirme : « Une fois qu’on a trouvé notre public, on a privilégié les infos qui allaient être consommées par eux.31 » De même, Eliseo Verón parle du contrat « lorsqu'il étudie le positionnement des médias vis-à-vis de leur concurrence et de leur public » (Jeanneret et Patrin-Leclère, 2004, p. 134). Compte tenu du positionnement « alternatif » de RT et de ses publics qui le partagent, nous avançons l’hypothèse que les « attaques » à l’encontre de RT s’inscrivent dans son contrat de lecture. Plus RT se présente en tant que « victime » de ces « attaques », plus ses contenus sont crédibles pour ses publics. Ainsi, les critiques émises ne peuvent pas les faire changer d’avis, mais, au contraire, servent à renforcer leurs convictions. Simultanément, c’est sur les réseaux sociaux numériques que la chaîne établit des liens plus étroits avec ses publics à travers les fonctionnalités interactives du Web.
43De même, le cadre théorique du contrat de lecture peut conduire à appréhender les publics de RT en tant que « publics imaginés » par la chaîne, ou tout du moins les représentations de ces publics. Dans le contexte des avancements technologiques et compte tenu de la forte présence de RT en ligne, nous pouvons parler aujourd’hui de « contrat de conversation » (Granier, 2011) plutôt que de contrat de lecture, et de publics « interactifs », grâce aux fonctionnalités offertes par le Web.
44Ainsi, les contenus de la chaîne semblent souvent servir de point de départ pour des thématiques que les publics s’approprient dans les espaces de discussion à travers, par exemple, la localisation des contenus internationaux (Zakharova, 2022a). De même, selon Jean-Maxence Granier, au sein d’un contrat de conversation, « l’intérêt ne se concentre plus seulement sur l’information, mais se déplace sur le pouvoir de converser, d’interagir, de s’inscrire dans une communauté éphémère » (2011, p. 58).
45RT France est considérée par les chercheurs comme un instrument de la diplomatie publique russe (Audinet, 2021 ; Mattelart, 2018). Cette dimension interactive est d’autant plus pertinente dans le cadre de la diplomatie publique numérique (Manor, 2019). Ici, non seulement les intérêts des publics ciblés sont pris en considération, mais ces publics s’impliquent dans la circulation, et parfois même dans la production des contenus. Ainsi, selon Damien Spry (2018, p. 15), les publics numériques sont des publics actifs. Ils choisissent les contenus avec lesquels ils interagissent, et ne le font pas toujours de la même manière, mais « en résistant, en réinterprétant, en participant ou en ignorant – en fonction de la pertinence, de l'utilité et de l'attrait d'un message particulier pour un utilisateur particulier ». De même, certaines techniques de la diplomatie publique numérique engagent les publics directement dans le dialogue, comme le décrit Olivier Koch (2022), à partir de l’exemple de la diplomatie publique numérique états-unienne, où les publics étrangers deviennent acteurs de cette diplomatie.
46Ces premiers résultats permettent de mieux comprendre la manière dont la stratégie de retournement de situation a été développée par RT et de quelle manière elle s’inscrit dans le contrat de lecture ou de conversation qu’elle a établi avec ses publics. Nous allons à présent nous pencher sur les techniques de contournement ou de soutien des publics à RT dans le contexte de suspension de la diffusion.
47Dans la même logique du « brouillage culturel géopolitique » évoqué plus tôt, les publics de RT se réapproprient des pratiques activistes en ligne émanant de mouvements progressistes, contestataires ou féministes (Jouët 2022) : pétitions en ligne, militantisme par mot-dièse.
48Pour rappel, à la suite de l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022, la chaîne RT a été suspendue fin février-début mars dans l’UE sur différents canaux de diffusion : réseaux sociaux numériques, satellite, site Web. Les médias russes, dont RT, ont été accusés de « mener des actions de propagande » et de jouer « un rôle essentiel et déterminant pour faire avancer et soutenir l’agression [russe] contre l’Ukraine et pour déstabiliser les pays voisins » (Journal Officiel de l’Union Européenne, 2022). Pourtant, l’efficacité de cette suspension est parfois remise en question (Labasse, 2022), notamment pour son potentiel d’affaiblissement du principe de la liberté d’expression.
- 32 Entretien avec K, 55 ans, ancien journaliste, le 18 octobre 2022.
49Dès les premiers jours suivant la suspension de RT, les techniques du contournement et de soutien de la chaîne émergent. L’utilisation des VPNs (réseaux privés virtuels) est l’une des pratiques les plus courantes pour conserver l’accès à ses contenus, et l’espace des commentaires se transforme en une communauté d’entraide et de conseils d’installation. Certains continuent à regarder la chaîne à travers IPTV (télévision diffusée en ligne). Ainsi, lors de l’entretien, K, 55 ans, ancien journaliste, raconte : « On nous l’interdit, mais on peut regarder tous les jours. Là je suis chez moi, et je suis en train de regarder RT sur IPTV, je l’ai sous les yeux »32, et nous pouvons entendre, en effet, une émission de RT en arrière-plan de l’appel.
50Certains commentateurs proposent de lancer une pétition, d’autres déclarent l’avoir signée ensuite, même si parfois avec un certain scepticisme, manifesté, par exemple, dans ce commentaire du site Web : « je viens de signer la pétition mais est-ce que ça va changer quoi que ce soit, j'en doute » (Commentaire du 2 mars 2022).
- 33 Entretien avec P, 46 ans, fonctionnaire, le 18 août 2022.
51D’autres vont au-delà de la signature, comme P, 46 ans, fonctionnaire : « J’ai fait part de tout le mal que j’en pensais sur les réseaux sociaux et j’ai également envoyé des messages de soutien à certains journalistes un peu connus de la chaîne et que je suis par ailleurs sur Twitter.33 »
- 34 Il s’agit du parti l’Union populaire républicaine dirigée par François Asselineau, militant d’extrê (...)
- 35 Entretien avec U, 56 ans, enseignant et militant de l’UPR, le 18 août 2022.
52Ou bien, U, 56 ans, enseignant et militant de l’UPR34 : « J’ai signé la pétition ; pendant quelque temps j’ai fait des captures d’écran des articles intéressants de RT, j’ai publié sur Twitter, j’ai dénoncé plusieurs fois sur Twitter cette censure, voilà, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre en tant que citoyen, je ne sais pas…35 »
53Cet utilisateur de Telegram, résidant en dehors de l’UE, fait de même : « Si des fois, pour ce qui ne reçoivent plus RT France, je vais faire de mon mieux et poster les dernières nouvelles comme sur l'article précédent. » (Commentaire du 1er mars 2022)
- 36 Entretien avec F, 54 ans, transport et logistique, le 19 octobre 2022.
54Ce commentateur sur Facebook propose un autre type de résistance : « bravo à vous , je dépose plainte pour atteinte a la liberté car il est scandaleux que l'UE et surtout la France puisse interdire à des personnes de regarder une chaine qu'ils aiment, c'est une honte démocratique » (Commentaire du 1er mars 2022), pendant que, lors d’un entretien, F, 54 ans, travaillant dans une collectivité territoriale, mentionne avoir envoyé une lettre à son député de circonscription pour dénoncer cette suspension36.
- 37 Entretien avec P, 46 ans, fonctionnaire, le 18 août 2022.
55Sur Telegram, il est même proposé de lancer une action collective en ligne : « Les gars j'en n’appelle toute la jeunesse africaine aller me signaler la page france24 sur Facebook si possible les bloquer c'est officiellement lancé la guère des média !!! » (Commentaire du 1er mars 2022). D’autres proposent de quitter Facebook et Twitter pour montrer leur soutien à RT : « Quiton facebook et Twitter » ; « Ce qui signe la fin de ma page Facebook perso et pro aujourd’hui » (Commentaires du 1er mars 2022). Pour d’autres, regarder RT à la télévision devient une action militante, comme pour ce commentateur sur YouTube : « Je vais laisser mon téléviseur sur RT tourner en boucle même sans être à la maison. La hyène veut briser la liberté de penser, réfléchir, comparer, avoir un avis personnel ... C'est non » (Commentaire du 28 février 2022). Il en est de même pour P, fonctionnaire, 46 ans, qui consulte régulièrement le site Web de RT pour montrer son soutien : « j’y suis, je m’y connecte plusieurs fois pour montrer et que les russes et RT France sachent qu’en France il y a beaucoup de Français qui désapprouvent cette décision et qui soutiennent cette chaîne et qui ont envie en tout cas d’avoir accès à cette chaîne37 ».
56Le militantisme par mot-dièse est employé également par les publics de la chaîne après la suspension, avec #soutienRTFrance lancé le 28 février 2022, et utilisé 2 477 fois au 15 juin 2022. Cette technique est l’une des formes les plus répandues de l’activisme en ligne, avec #MeToo – #balancetonporc en France – (Jouët, 2022) ou #BlackLivesMatter. Elle a augmenté significativement la portée des mouvements progressistes à l’international. Cette technique est néanmoins opérationnalisée par d’autres acteurs, parfois anti-démocratiques, qui ont déjà fait l’objet de premières études. Ainsi, Shari Adlung et ses collègues explorent la manière dont un mouvement identitaire allemand opérationnalise la lutte contre les violences faites aux femmes à travers le mot-dièse #120decibels afin de mobiliser les publics en ligne contre l’immigration (Adlung et al., 2021).
- 38 « Pour le sénateur Malhuret, les programmes de RT France seraient faits directement par le FSB (VID (...)
57Il est intéressant de rappeler que RT France a déjà eu recours à cette technique avant sa suspension, en réponse aux propos du sénateur Claude Malhuret qui avait suggéré que les programmes de RT soient « faits par des agents du FSB (Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie)38. » En retour, les journalistes de RT ont publié des photos de leurs cartes de presse, accompagnées d’un mot-dièse #balancetacartedefsb qui ressemble fortement à #balancetonporc. Et le fait de partager des photos fait penser à des campagnes de soutien des dissidents en ligne.
58Indiquons que, dans la logique du « brouillage culturel géopolitique », RT exploite une technique de résistance traditionnellement utilisée par des mouvements progressistes. Quant à l’approche humoristique, elle permet d’alléger la gravité des accusations (Audinet, 2021, p. 126).
Figure 5 : Tweet de Nadège Abderrazak en réponse à l'accusation de Claude Malhuret.
Source : compte Twitter de Nadège Abderrazak, 24.07.2019
59Cette observation des techniques de contournement de la suspension et de soutien à la chaîne permet d’indiquer d’une part qu’elles visent les mêmes acteurs évoqués dans la première partie de ce texte : l’État (à travers la signature de la pétition, l’interpellation des autorités), les médias (l’appel à boycotter France 24 en Afrique), et les GAFAM (en utilisant des VPNs, en partageant les contenus censurés ou en quittant les plateformes en question). D’autre part, dans la stratégie de retournement de situation et de « brouillage culturel géopolitique », les techniques reproduisent celles utilisées par des acteurs progressistes sous régimes autoritaires (Adlung et al., 2021), dont, par exemple, le militantisme par mot-dièse, la signature de pétitions, les pratiques de contournement des interdictions de certaines sources d’information. Ce constat ouvre des pistes de recherche intéressantes permettant d’appliquer à ces mobilisations les mêmes cadres théoriques ou outils d’analyse que ceux utilisés pour l’étude des mouvements progressistes (Stephan, 2022).
60Cette étude a consisté à démontrer, au moyen de la juxtaposition de deux corpus – avant et après la suspension de RT France – la manière dont a été élaborée la stratégie de retournement de situation déployée par la chaîne qui s’inscrit dans un contrat de lecture et de conversation qui lui est propre, ce qui lui permet de consolider ses publics en amont de la suspension et de favoriser leur mobilisation ensuite.
61Ainsi, à travers un nombre de « sujets-avocats », RT France a réussi à élaborer une stratégie de retournement de situation lui permettant de montrer qu’elle est victime de censure et de discriminations de la part de trois principaux acteurs – État, médias « mainstream » et GAFAM – en mettant en avant son « indépendance » tout en jouant de sa posture de chaîne nationale ou internationale. Ce positionnement, développé à travers les fonctionnalités interactives en ligne (sondages, commentaires), a aidé la chaîne à souder les publics déjà méfiants à l’égard de ces acteurs, dans le cadre du contrat de lecture établi avec eux.
62Les techniques utilisées par la chaîne pour discréditer les acteurs en question sont celles traditionnellement utilisées par ces mêmes acteurs ou appartenant à des mouvements progressistes, dans le cadre du « brouillage culturel géopolitique ». Cette stratégie permet aux publics de cette chaîne de développer à leur tour les techniques de contournement de la suspension et de soutien à RT France qui apparaissent très proches pour ne pas dire identiques à celles utilisées par les acteurs progressistes dans des régimes autoritaires, dont le militantisme par mot-dièse, ou encore les campagnes de pétitions ou de résistance en ligne.
63L’analyse menée vise à élargir le champ d’étude des critiques de contrôle de l’information sur Internet à partir d’une étude de cas d’un acteur financé par un régime autoritaire, opérant dans un pays au paysage médiatique pluraliste. Elle dresse un cadre théorique et méthodologique prometteur pour des études similaires. Quant aux publics « engagés » de RT France, une étude plus approfondie est en cours afin d’apporter des éléments de compréhension de ce phénomène complexe du paysage médiatique français.
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