Introduction

1Les jeux vidéo représentent aujourd’hui l’industrie culturelle la plus puissante au monde. Le réseau de recherche sur les liens entre extrémisme et jeux vidéo (Extremism and Gaming Research Network) estime ainsi qu’il y aurait plus de trois milliards de joueurs et de joueuses dans le monde (Lamphere-Englund et White, 2023, p. 7). Médias de divertissement, les jeux vidéo et leur environnement sont devenus des espaces de socialisation où se façonnent une culture « gamer » distincte et une série de sous-cultures associées développant un fort sentiment d’appartenance. Or, les comportements progroupe sont souvent construits sur l’altérisation comprise comme processus clé de la construction d’un « nous » par la stigmatisation de ceux qui ne partagent pas les mêmes caractéristiques, idées et valeurs (Saikia et Haines, 2023). Qu’il soit basé sur l’ethnicité, le genre, l’orientation politique ou sexuelle, ce processus d’altérisation-identification au sein de la culture du gaming et des plateformes qui lui sont associées semble présenter des opportunités significatives pour les extrémistes qui tenteraient d’infiltrer ces espaces (Lamphere-Englund et White, 2023). Dès lors, il n’est pas surprenant d’y trouver des discours, éléments de langage et idées issues des cercles nationalistes, identitaires et antiféministes qui investissent ces espaces pour diffuser leur propagande et leur idéologie (Schlegel, 2021, p. 4).

2Le forum « blabla 18-25 » de Jeuxvideo.com (désormais JVC) est le plus actif et populaire du Web francophone en matière de fréquentation et de publications, revendiquant plusieurs millions de messages postés chaque mois. Depuis sa création en 2004, il est un espace apprécié des internautes pour sa grande liberté d’expression ayant contribué à sa popularité, mais aussi au développement en son sein d’une communauté qui se revendique « nationaliste » et qui mêle culture Internet, jeux vidéo, xénophobie et antiféminisme.

3Ainsi, ce forum, espace numérique à fort trafic, favorisant le pseudonymat et lié à la culture des jeux vidéo, est fréquenté par de jeunes hommes en quête identitaire qui s’y nourrissent d’une « contre-culture à la jonction entre l’univers des jeux en ligne et le milieu d’extrême-droite masculiniste et antiféministe. » (Assemblée nationale, cité dans Suc et Turchi, 2021) Cela a conduit la commission d’enquête parlementaire dédiée à la lutte contre les groupuscules d’extrême-droite en France à l’identifier comme un cyberespace de recrutement, de mobilisation et de radicalisation pour les extrêmes-droites qui font preuve d’une grande capacité à « épouser les codes et les techniques les plus innovantes des différentes plateformes pour y importer leurs idées et élargir leur sphère d’influence. » (Assemblée nationale, 2019, p. 73)

4Ce forum, hébergé sur un site d’actualités vidéoludiques ayant mis en œuvre une politique de modération importante pour contrer les aspects les plus « toxiques » de sa communauté, est ici examiné pour poser les questions suivantes : dans quelles mesures les formes de régulation actuelles sur les plateformes de réseaux sociaux sont-elles efficaces ou contreproductives pour contrôler les discours haineux, les idéologies et le langage identitaires dans l’espace public numérique ? Et comment ces formes de régulation sont-elles contournées pour faire circuler et rendre pérennes des discours subversifs des normes et valeurs des démocraties libérales ? En quoi ces contrôles et leur contournement participent-ils à des dynamiques de construction idéologique et une identité collective politisée au sein de la communauté ?

5Les démocraties dites libérales cherchent justement à légiférer pour prévenir, contrôler et punir l’expression de certaines idées et de certains discours inaudibles et intolérables dans des « sociétés ouvertes » (Popper, 1945). Le « paradoxe de la tolérance » décrit par Popper implique que, pour maintenir une société tolérante, celle-ci doit pouvoir être intolérante et, si nécessaire, censurer et sanctionner des énoncés qui la subvertiraient de l’intérieur, comme dans le cas des discours racistes, antisémites ou homophobes.

6Toutefois, la censure de ces discours haineux, si elle apparaît souhaitable et semble fonctionner pour assécher leur audience (Keen, 2020), peut aussi avoir des effets pervers. Elle risque en effet de pousser des utilisateurs vers des plateformes plus marginales où de tels discours sont généralisés, voire de renforcer les récits victimaires abondamment utilisés par les acteurs radicaux et extrémistes selon lesquels les voix « alternatives » ou « dissidentes » seraient réduites au silence, interdites d’accès à l’espace public mainstream.

7Ces éléments de langage aujourd’hui répandus dans le discours public doivent être analysés à la lumière de la bataille culturelle engagée depuis la fin des années 1960 par la Nouvelle Droite. Ce mouvement intellectuel entend contrer le paradigme libéral-démocratique, antiraciste et multiculturaliste. Pour cela, Dominique Venner, l’un des pionniers du mouvement, enjoint les nationalistes à abandonner le mythe du « coup de force », pour mener « une lutte révolutionnaire, combat à mort contre un adversaire madré, expérimenté, qu’il faut combattre plus par les idées et l’astuce que par la force » (Venner, 1964, p. 4). Cette bataille culturelle devrait permettre de normaliser et légitimer aux yeux de l’opinion et dans le débat public des discours, des valeurs, des idées durablement discrédités depuis 1945, et les attentats terroristes sanglants perpétrés par l’OAS lors de la Guerre d’Algérie, afin de progresser dans les esprits à défaut de gagner dans les urnes. Il s’agit donc, pour les acteurs nationalistes d’alors, de combattre la décadence nationale et le progrès des valeurs libérales, et de substituer à la lutte armée pensée comme stérile et contreproductive, une stratégie « métapolitique » comprise comme « l’arme du faible contre le fort. Plutôt que de la combattre frontalement, le faible cherche à introduire patiemment ses catégories de pensée dans la culture dominante » (Keucheyan, 2017, p. 130). Pour cela et comme l’extrême-gauche avant eux, ils visent à « noyauter l’appareil médiatique et à imposer un discours dominant » (Casajus, 2014, p. 72).

8Les mouvances regroupées sous l’appellation de « fachosphère » (Albertini et Doucet, 2016) reprennent largement cette stratégie en tirant parti des opportunités offertes par le numérique. Via un « gramscisme technologique » (François et Cahuzac, 2013, p. 280 ; Le Gallou, 2008, p. 1), ces acteurs utilisent les « réseaux socionumériques comme “contre-espace public” », et s’appuient sur l’idée que

L’espace public médiatique est inaccessible à des courants d’opinion jugés excessifs, extrémistes, par les médias établis, et que certaines réalités ont les honneurs de la presse pendant que d’autres vérités dérangeantes seraient mal traitées ou invisibilisées. D’où l’investissement massif de cette mouvance sur les blogs, les sites, les plateformes, afin de trouver des lieux pour exposer ses idées. (Mercier et Amigo, 2021, p. 86)

9Il apparaît donc important d’analyser les manières dont la propagande, les visions du monde, les thèmes et termes des droites radicales et extrêmes circulent sur des cyberespaces nettement moins étudiés que les plateformes mainstream telles que Facebook ou Twitter. En effet, « alors que les géants de l’Internet durcissent leurs politiques de lutte contre les contenus haineux, les organisations d’extrême-droite se déplacent vers des messageries de plus petite taille où règnent la confidentialité et l’anonymat » (Assemblée Nationale, 2019, p. 74).

10Pour les héritiers de la Nouvelle Droite, il s’agit de fabriquer une culture jeune, attrayante, de « faire émerger un style, une véritable contreculture qui diffusera ses codes et en imprégnera la population et la jeunesse en particulier » (Vardon, 2011, cité dans Casajus, 2014, p. 79). Une telle étude permet alors de fournir de premiers éléments de description et d’analyse de ce style et de ces codes culturels spécifiques d’une « contre-culture » nationaliste en ligne.

11Nous expliciterons d’abord les principes méthodologiques employés et les défis rencontrés lors de l’enquête, avant de décrire le contexte dans lequel les règles de modération du forum ont été mises en place et comment elles ont été reçues par la communauté. Ensuite nous présenterons différentes stratégies mises en place par la communauté pour déjouer et contourner les règles du site de l’intérieur et continuer de développer des discours idéologiques litigieux : le « trollage » ; les langages codés pour la construction de figures ennemies ; la création de sites d’archivage des contenus censurés. Enfin, nous verrons qu’en dernier recours, face à la censure, les participants au forum migrent vers des « Safe Space to Hate » comme Avenoel.org (désormais AVN), un forum pensé comme un lieu, devenu rare, de défense de la liberté d’expression, car ouvertement tolérant vis-à-vis des opinions extrêmes.

1. La « netnographie » pour étudier un terrain « difficile » en ligne

12La méthodologie employée suppose la considération des espaces socionumériques comme terrains de recherche légitimes (Barats, 2013). L’ethnographie numérique ou « netnographie », naît du constat que la plupart des expériences quotidiennes des individus sont aujourd’hui traversées par le recours à des formes de communication médiatisée par ordinateur. La méthode netnographique doit alors permettre, comme l’ethnographie classique, de « déchiffrer la culture et les routines sociales de communautés sur lesquelles on ne possède pas de connaissances systématiques » (Laperrière, 2009, p. 311). En effet, les communautés en ligne partagent « une grammaire commune développée sur le cyberespace et en leur sein, et un univers de sens et de pratiques au travers d’une nétiquette guidant les interactions et développant un sentiment d’appartenance au groupe » (Blanchard, 2008, cité dans Branthonne et Waldispuehl, 2019, p. 10). Le chercheur se doit alors, en tant qu’instrument essentiel de la recherche, « d’être immergé dans l’univers de sens d’une communauté afin d’en devenir membre » pour « comprendre les symboles, le sens ainsi que les pratiques des groupes sociaux » (Sayard, 2013, p. 231) et de tirer de cette immersion une description dense et détaillée (Geertz, 1998) de la réalité sociale observée, capable de rendre intelligible des phénomènes culturels prenant place dans le cyberespace. Il s’agit donc non seulement de décrire les usages, mais de comprendre et d’interpréter le sens que les enquêtés leur donnent, de lier approche pragmatique et approche compréhensive (Le Caroff, 2015).

13Dès lors, comment adopter une approche compréhensive et empathique lorsqu’on a affaire à un terrain difficile ou à un objet « détestable » ?

1.1 L’empathie dans l’étude des terrains difficiles et d’objets détestables

14Comme le remarque Vera Nikolski, la difficulté d’un terrain est en partie relationnelle et doit être rapportée au décalage entre les propriétés sociales de l’enquêteur et les caractéristiques du terrain (Nikolski, 2011). Ici, si le milieu étudié par le chercheur paraît difficile, c’est notamment parce que les convictions complotistes, racistes ou antisémites qui y sont exprimées entrent en conflit avec une socialisation amicale et académique dont le chercheur a intériorisé les « inclinations et aversions naturelles » (Nikolski, 2011, p. 119). De même, les pratiques de « raids » sur les réseaux sociaux d’opposants ou de critiques médiatiques de la communauté, assimilables à un cyberharcèlement massif, tendent à rendre tout à fait antipathique notre objet d’étude. Le terrain d’enquête représente donc pour l’auteur de ces lignes un « autre répugnant » (Avanza, 2008). Or, l’antipathie, réflexe que l’enquêteur peut ressentir vis-à-vis de ses enquêtés, rend particulièrement difficile l’exercice ethnographique et notamment l’empathie, qui consiste à se mettre à la place de, ou à « ressentir avec » les enquêtés.

15Cette première difficulté se double d’une défiance des enquêtés face au chercheur. En effet, les milieux « difficiles » peuvent se caractériser par « le danger physique ou émotionnel qui les entourent » (Boumaza et Campana, 2007, p. 11), que les chercheurs y soient exposés au même titre que les enquêtés comme sur un terrain de guerre, ou que le danger vienne directement des enquêtés, suspicieux vis-à-vis du statut du chercheur, alimentant dès lors leur hostilité à son égard. Ainsi, au début de la présente enquête, la grande majorité des demandes d’entretiens « à découvert » – c’est-à-dire lorsque la position de chercheur était dévoilée sur des sujets « sensibles », tels que les discours haineux ou l’extrême-droite en ligne – s’est soldée par des refus ou des fins de non-recevoir.

16Face à ces difficultés d’accès au terrain, un protocole d’observations non participantes et participantes régulières et sur un temps long, entre 2020 et 2022, a été mis en place sur les deux forums, JVC et AVN, à raison de deux heures par semaine au minimum. Cela a permis une familiarisation avec les codes culturels plus ou moins implicites, les symboles, les usages, les normes et le langage employés qui régissent la communauté, mais aussi leurs significations et leurs évolutions dans le temps. C’est au travers de ces observations régulières sur le long terme qu’ont pu être dégagés différents espaces investis par la communauté au fil de l’enquête : d’abord AVN, forum très peu modéré en comparaison de JVC, puis Jvarchive, site parallèle à JVC créé par des membres de la communauté qui recense, enregistre et met à disposition les discussions supprimées par la modération de JVC, ou encore Jvflux, site « encyclopédique » sous forme de wiki de la communauté de JVC et de ses forums adjacents.

17À la suite de cette familiarisation avec les codes des enquêtés, en particulier leur langage, un réinvestissement des connaissances dans la recherche a été opéré, en filtrant par mots-clés les contenus publiés sur les forums. Cette stratégie a permis de mieux cibler, dans la masse des contenus publiés, les discussions pertinentes, que ce soit en temps réel ou, plus souvent, de façon rétroactive. Les données observées ont été enregistrées en utilisant des captures d’écran datées des discussions.

18L’antipathie réciproque initiale entre enquêteur et enquêtés a ensuite pu être nuancée par l’observation de certaines discussions ou par des échanges directs avec les participants au forum où ces derniers, bien que souvent « détestables », sont ou estiment être l’objet de stigmatisation et de mépris dans les champs médiatique et politique français et peuvent donc aussi être appréhendés, dans une certaine mesure, comme des dominés ou des marginaux, faisant naître chez l’observateur une quelconque compassion, ouvrant la voie à une posture empathique (Nikolski, 2011). Ce fut le cas en particulier, lorsqu’en 2021, nos questionnements se sont orientés vers « la sous-culture du forum » afin de minimiser le rejet dont nous faisions l’objet avec des questions initiales sur des sujets « sensibles » comme en témoigne l’image suivante.

Image 1. Sous-culture du forum et adaptation de langage

19En partant de ces questions plus engageantes pour les membres de la communauté, ces derniers étaient bien plus ouverts à répondre et à développer leur vision personnelle du forum comme un espace non pas monolithique, « la poubelle d’internet, comme certains opposants ont pu le dire », mais un espace largement idéalisé de liberté d’expression, pluriel et égalitaire, où il serait possible de « débattre de tout », du moins avant le rachat par Webedia en 2014 et la censure que l’entreprise a mise en place.

20Grâce à ces discussions, nous avons pu cultiver, de manière limitée, une attitude morale ou une posture empathique vis-à-vis de quelques-uns des enquêtés, et donc comprendre en partie le sens que donnent les individus à leurs usages, pratiques et discours. Au sentiment diffus d’appartenir à une communauté marginalisée, méprisée et attaquée par les sphères culturelles, médiatiques et politiques, ils opposent la nécessité de défendre la communauté, d’en être les « résistants », les héros. De même, la dénaturation vécue de leur espace de liberté d’expression communautaire par la mise en place d’une modération stricte est nuancée par la jubilation ressentie dans la création de modes d’expression alternatifs ou de nouveaux usages capables de la contourner et de la tromper pour préserver leur idéal communautaire, et là encore, de « résister » à la pression du « politiquement correct ».

21Cette posture empathique s’est rendue possible durant l’enquête à l’appui d’une combinaison de deux éléments. Tout d’abord, la proximité : la communauté en question rassemble avant tout des Français aux idées proches de l’extrême-droite, ce qui en fait un terrain certes « détestable », mais proche au sens où en tant que chercheur sur ces questions, il m’est familier. Ensuite, la distance liée à la distance physique et à l’étrangeté de leurs pratiques et de leurs discours en tant que non-initié aux codes communautaires, en font un terrain étrange, voire exotique, pour le chercheur. Cette distance liée à l’incompréhension doit, au fil de l’enquête et de l’immersion, se réduire pour, « sans partager les opinions politiques des enquêtés, saisir les émotions qui les animent » (Bourdieu, 1993, p. 7, cité dans Nikolski, 2011, p. 125).

2. Les nouvelles règles de modération et leur réception par les participants au forum : vers une sous-culture du forum

Image 2. Liste de mots clés surveillés sur Jvflux.fr

23Ces nouvelles règles et leur application ont conduit au nettoyage d’un grand nombre de topics du forum en l’espace de quelques jours. Depuis, les participants au forum déplorent avec nostalgie la fin d’une époque où la liberté d’expression était centrale dans le fonctionnement du forum. Pourtant, lorsque nous observons la liste des mots-clés interdits disponible sur le site Wiki Jvflux.fr, nous nous rendons compte que la censure est avant tout dirigée contre les discours de haine raciste, religieuse, misogyne ou homophobe (Image 2).

24C’est néanmoins perçu par les participants au forum comme une censure abusive révélant un fonctionnement du forum digne d’une dictature. Nous retrouvons ici la posture victimaire, minoritaire et l’ethos subalterne (Kunert, 2017, p. 96) promue par la Nouvelle Droite en lutte contre la prétendue hégémonie « gauchiste » qui permet à une partie de la communauté de se présenter comme un « contrepublic subalterne » (Fraser, 2001). La communauté se positionne ainsi comme autrice d’un contre-discours face à l’hégémonie progressiste et du « politiquement correct » qu’elle dénonce. Mais elle dispose également d’outils lui permettant de faire face à la modération de ses discours et donc de contrer son invisibilisation dans l’espace public numérique.

3. Des stratégies d’évitement et de contournement efficaces

3.1 Le « trollage » pour provoquer et délégitimer la modération

25Le troll, figure emblématique et contemporaine d’Internet caractérisée par « un esprit de provocation et/ou d’altercation » et à laquelle on prête des intentions suspectes, peut être analysé comme un acteur ambivalent et contextuel. D’une part, il est membre d’un groupe et dispose de « compétences technorhétoriques » et d’un « art de la dispute » dont « la dimension ludique de la polémique est aussi un apprentissage et une maîtrise des outils de la communication en réseau ». D’autre part, il est perçu comme un intrus générateur de bruit, accusé de « sabotage », voire de « terrorisme communicationnel », en ce qu’il vise à perturber, tromper et manipuler les publics auxquels il s’adresse. Dès lors, pour ceux qui croyaient au potentiel d’Internet comme univers délibératif, l’ethos du troll donne l’impression d’empêcher « toute éclosion d’espaces de débat » et de polariser les questions de genre et d’ethnicité (Gomez-Mejia, 2017, p. 4).

26Autrefois confinée aux marges contre-culturelles du réseau, cette figure a été érigée en véritable phénomène médiatique au cours des dernières années, notamment à la faveur des élections présidentielles états-uniennes de 2016 où Donald Trump a été qualifié de chef d’une « armée de trolls » (Le Corre, 2016) pour évoquer les supporters en ligne du candidat sur les forums de 4chan et Reddit, et leurs méthodes consistant à polariser au maximum le débat public états-unien.

27Ainsi la figure du troll s’articule désormais « aux machineries idéologiques du pouvoir politique » et se prête aussi bien aux initiatives individuelles isolées qu’à l’action collective coordonnée (Gomez-Mejia, 2017, p. 4). Dans le débat public français, les trolls sont passés d’une figure marginale et inoffensive des réseaux à des « néomilitants proches de la "fachosphère" et des forums de Jeuxvideo.com » (Service Désintox, 2017), voire à des « agents professionnels de manipulation des réseaux sociaux à des fins de "propagande" » (Benedictus, 2016, cité dans Gomez-Mejia, 2017, p. 2).

28Comme l’indique la chercheuse en sciences du langage Noémie Marignier, sur JVC comme sur le forum états-unien 4chan, la pratique du trollage est constante et communautaire. Elle n’est pas critiquée, mais au contraire encouragée, et peut même être comprise comme un facteur de construction de l’identité de la communauté. Il ne s’agit donc pas de quelques internautes qui viendraient troubler le forum : une grande partie des messages est trollesque. Le trollage a alors pour but le « lulz », c’est-à-dire de rire, souvent aux dépens d’un autre internaute (Marignier, 2017, p. 5). Tout comme pour le cas des discussions autour de l’homosexualité qu’étudie la chercheuse, il est donc particulièrement difficile ici de distinguer l’expression d’une haine de l’autre d’une provocation trollesque.

29Toutefois, les cibles des rires et des moqueries sont avant tout les modérateurs, mais également les « normies », c’est-à-dire des internautes qui n’ont pas les connaissances suffisantes pour distinguer le trollage d’une affirmation sincère, ni pour repérer d’éventuels messages codés sous une façade humoristique. Le trollage, éminemment contextuel, peut alors parfois être compris sur ce forum comme un propos dont l’intolérance se veut plus ou moins recouverte, masquée par le sarcasme, l’ironie et l’humour. Or, la modération est accusée de ne pas faire la différence entre la haine sincère et l’humour ou le « trollage » et donc, de n’être pas adaptée, voire opposée aux usages, aux normes vernaculaires et à l’identité collective de la communauté discursive du forum « blabla 18-25 ». Dès lors, cette pratique du trollage peut être comprise comme un véritable outil de délégitimation des règles de modération des contenus et de leurs acteurs, aux yeux de la communauté et au sens large du forum : modérateurs, administrateurs, Webedia.

Image 3. Réponse détournée sur jeuxvideo.com

31La « glisse », synonyme ironique d’un dérapage bien volontaire, est permanente sur le forum, au point d’en devenir un jeu. Il s’agit de dire quelque chose d’interdit explicitement que la modération ne laissera pas passer ou de créer un topic « glissant », soit susceptible de faire réagir et pousser certains internautes à la faute. Les discours explicitement « hors-charte », habillés d’humour, d’ironie et de trollage, suggèrent l’illégitimité et l’absurdité des actions de modération, dès lors présentées comme injustes.

32Si le trollage agit comme véritable marqueur des sous-cultures Internet qui vise à la fois à déjouer et discréditer la censure, d’autres moyens plus ou moins efficaces sont mis en place par la communauté pour contourner la modération, tout en développant des messages idéologiques clés.

3.2 Les cryptolangages

33En anglais, un « dog-whistle » est une des multiples formes que la propagande peut revêtir. Le dog-whistle implique que le message envoyé à une audience ait au moins deux interprétations plausibles dont l’une est taboue, controversée ou inflammatoire et codée pour qu’elle ne soit reconnue que par un sous-ensemble de l’audience générale (l’audience cible).

34Le dog-whistle vise toujours une audience hétérogène. Son producteur se doit d’exploiter cette hétérogénéité pour maximiser l’efficacité de son acte de discours. Il faut alors faire la distinction entre l’audience générale d’un côté, et l’audience cible de l’autre. La dernière est celle sur laquelle le dog-whistle est censé avoir un impact. Elle est constituée d’individus qui font partie de l’in-group du producteur du message et qui soutiennent son idéologie. Le succès d’un tel acte de discours dépend du fait qu’il soit repéré seulement par l’audience ciblée et qu’il cherche à manipuler (Torices, 2021, p. Frédérique Routhier2024-10-31T09:53:00FR323). S’il est détecté par une autre partie du public qui ne partage pas l’idéologie du producteur du message, celle-ci peut ensuite le dénoncer (Ibid.).

35Il en est ainsi sur le forum des langages codés destinés aux initiés et dont le message caché reste inaccessible à des éléments extérieurs au groupe, en particulier aux modérateurs humains ou automatiques par mots-clés. C’est notamment le cas du terme « golem » employé par la communauté. Dans la mythologie juive, le golem est un être humanoïde créé à partir d’argile et complètement dépourvu de libre arbitre. Son unique finalité est de servir son créateur. L’utilisation de ce terme, qui pourrait paraître anodin, relève sur le forum d’une tradition antisémite : cette référence à la mythologie juive permet de développer de manière codée un imaginaire extrêmement classique, selon lequel les Juifs seraient tout-puissants et manipuleraient les médias, les industries culturelles, les politiciens et la masse des individus naïfs, inconscients, dociles.

36En effet, le sens implicite du terme est rapidement dévoilé dans le topic titré « Pourquoi on dit golem ? » par un participant au forum (Image 4) qui en précise même les origines : « Tradition juive. Le golem est une créature servile et corvéable à l’envi. Je te laisse faire l’analogie tout seul ».

Image 4. Explication du terme « golem »

37La figure du Juif est toute particulière surtout à l’extrême-droite. Au lieu d’être perçus comme inintelligents et dangereusement nombreux, ils sont plutôt dépeints comme un « groupe étroit mais puissant, à la tête d’un complot juif mondial » (Froio, 2017, p. 66) visant, selon les groupes d’extrême-droite auxquels on a affaire, à se mettre au service de l’étranger ou encore à détruire de l’intérieur les sociétés occidentales. L’on présuppose ainsi un contrôle juif des industries culturelles, comme c’est le cas pour les promoteurs de la théorie complotiste du « marxisme culturel » (Jamin, 2013) très en vogue dans les milieux d’extrême-droite transnationaux.

Image 5. Montage photo de Larry Silverstein

38L’Image 5 ci-dessus présente le personnage de Larry Silverstein, milliardaire juif états-unien bien connu des sphères complotistes autour du 11 septembre 2001. Dans l’Image, il se trouve au-dessus, donc manipulant une masse de personnages qui semblent dénués de conscience, des « golems ». Cette figure de Silverstein est une référence majeure de la communauté. Le sticker de son visage étant l’un des plus utilisés, repris et transformés sur le forum. Un élément frappe dans cette Image : les « golems » n’en sont pas l’élément principal, il s’agit plutôt de celui qui les manipule. Si le terme vise de prime abord un individu dépourvu de conscience et manipulé, c’est pour mieux dénoncer implicitement celui qui tire les ficelles. Dans l’idéologie antisémite, celui-ci sera désigné comme Juif, mais l’utilisation de « golem » est plus souple et permet une série d’interprétations, pas exclusivement ni nécessairement antisémites.

39Ainsi les Images 6 et 7 représentent d’une part les « décideurs » (E. Macron), lesquels manipulent d’autre part une masse docile suivant aveuglément les injonctions du gouvernement à se vacciner, se masquer et à être contrôlés, comme l’indique le code QR sur leurs fronts, les vaccins et les masques. Cette image fait ouvertement référence à des théories conspirationnistes, selon lesquelles le vaccin contre la COVID-19, voire le virus lui-même, seraient en fait des outils de contrôle des populations.

Image 7. Montage photo avec des golems et des vaccins

40Ici, le cryptolangage « golem » est réinvesti à la lumière du contexte pandémique pour critiquer le confinement, proférer un discours antivaccin et se démarquer des « normies », naïfs ou lobotomisés qui se masquent et se vaccinent. Le signifiant « golem » pourra donc être interprété et repris par des groupes et individus complotistes antivaccins ou anti-gouvernement pour signifier leurs propres figures antagonistes manipulatrices (par exemple, BigPharma et les provaccins). En revanche, le signifié antisémite sous-jacent qui fait du manipulateur un Juif ne sera pas nécessairement repéré ou bien, à l’inverse, sera cultivé et ajouté aux croyances initiales.

41Ainsi, le terme de « golem » sert ici à construire deux figures antagonistes à la fois : d’une part, les « naïfs » ou les « complices » qui peuvent être de toutes sortes, et, d’autre part, les manipulateurs. L’antisémitisme de l’usage du terme visant les Juifs comme figure manipulatrice, au centre des complots, n’est jamais clairement énoncé. Tout juste nous laisse-t-on, dans l’Image 4, « faire l’analogie tout seul ». C’est parce qu’en tant que dog-whistle antisémite, le terme de « golem » est ici déployé pour l’in-group partageant cette idéologie, l’audience cible. Ne pas comprendre ce sens caché, c’est ne pas « en être ». Or le succès du dog-whistle, en tant qu’instrument de manipulation, repose sur le fait de ne pas être repéré à l’extérieur du groupe interne.

42Après analyse, s’il relève donc bien d’une vision du monde et d’une tradition antisémite, le terme « golem » reste suffisamment flou pour faire circuler la vision du monde qu’il charrie, tout en contournant et en trompant la modération, qui plus est de façon ludique, créative et transgressive (Greene, 2019 ; Mortensen et Neumayer, 2021). N’étant pas « hors-charte », donc pas susceptible d’être censuré de manière préventive, le terme permet également de signifier les frontières de la communauté face à un « eux » mal défini et nébuleux (Tuters, 2020), où le Juif occupe implicitement une place centrale de manipulateur d’une masse d’individus dociles et inconscients. Il donne lieu dans le même temps à distinguer, à l’intérieur même de la communauté, les initiés disposant du capital sous-culturel (Nissenbaum et Shifman, 2017 ; Thornton, 1995) nécessaire au décodage du terme, et les non-initiés qui ne repèrent pas son sens implicite et l’interprètent autrement.

43L’usage d’un langage codé, d’un jargon spécifique, a de nombreux avantages pour une communauté de discours politisée comme celle-ci : il permet de créer et d’entretenir un sentiment d’appartenance à un groupe d’initiés et de sachants. Certes dominés, mais conscients et éveillés, ses membres passent en contrebande un message idéologique. Ce faisant, ils « résistent » face à la masse des naïfs et face aux puissants manipulateurs. Enfin, l’aspect ludique et créatif de la transgression renforce ici le pouvoir d’attraction des discours idéologiques identitaires et contreculturels auprès d’un public jeune, et est donc susceptible d’y servir d’outil de recrutement tout en favorisant l’engagement des publics confrontés à ces contenus.

44Cette stratégie de cryptolangage est couramment utilisée sur le forum, dans le but de contourner la censure, ainsi que dans une logique communautaire. Si les cryptolangages sont régulièrement renouvelés, les membres du forum connaissent la précarité de cette stratégie et son efficacité très limitée dans le temps pour tromper la modération, puisque, en effet, le sens caché des dog-whistle finit le plus souvent par être dévoilé par l’un de ses utilisateurs, ou par être décodé par un membre de l’out-group ou la modération. C’est précisément pour cette raison que d’autres tactiques sont mises en œuvre.

3.3 L’archivage des contenus

45Il existe en effet un site d’archivage des contenus Web, Jvarchive.fr, destiné à conserver les contenus supprimés par la modération de JVC sur un site indépendant. Ce site créé en 2021 par des membres de la communauté permet à ces derniers de pérenniser la présence sur Internet de ces contenus, même dans les cas où les cryptolangages ne suffisent pas à contourner la modération.

46Sous condition d’une installation d’un script, les membres peuvent ainsi naviguer sur le forum et rechercher des topics supprimés par la modération. Au lieu de nous rediriger vers une page « erreur » ou « 410 » (procédure de censure), l’internaute est directement redirigé vers l’adresse web de JVArchive et il peut accéder, en lecture seule cependant, aux topics évincés. De la sorte, la communauté parvient à sécuriser la pérennité des contenus « hors-charte » des forums de JVC, dans une optique de défense de la liberté d’expression contre la censure (Image 8). Le site permet ainsi, selon sa page de présentation, de retrouver « la vie d’avant le 410 sur le 18-25 », c’est-à-dire exempte de toute modération des contenus.

Image 8. Contournement de la censure sur JvArchive

47Sur Jvarchive, on trouvera donc avec une grande facilité de nombreux topics contenant des messages « hors-charte », voire illégaux en France. La seule modération qui y a lieu concerne des contenus pédopornographiques, des révélations de données personnelles, d’apologie du terrorisme ou des contenus graphiques explicites (Image 9). De ce fait, le serveur qui héberge le site de Jvarchive ne peut être localisé dans l’Union européenne pour des « raisons légales évidentes » (Image 10) comme nous l’indique la page de présentation de Jvarchive sur le site wiki Jvflux.fr, lui-même un projet « d’encyclopédie communautaire et bénévole sur jeuxvideo.com et ses forums. ».

Image 10. Localisation essentiellement européenne pour JvArchive

48Ainsi, l’archivage des contenus nécessite la mise en place de structures numériques stabilisées à l’étranger. Nous pouvons relier ce type de processus à celui qui a suivi le bannissement de réseaux sociaux mainstream de nombreuses personnalités clivantes, comme Donald Trump depuis 2020. Cette exclusion des grandes plateformes de réseaux sociaux condamne à une baisse d’audience spectaculaire pour les concernés. En retour, certains tentent de construire une infrastructure numérique alternative et parallèle. Sous couvert de défense de la liberté d’expression, ces espaces promeuvent des théories conspirationnistes et des discours suprémacistes sur des plateformes marginales et très peu modérées (Leidig, 2021). Ils sont alors susceptibles de devenir de véritables « hot-spot » pour la radicalisation en ligne tout en se révélant être des espaces sécurisés pour les groupes extrémistes violents. Toutefois, comme le révèle l’exemple de Jvarchive, il n’est nul besoin de créer un réseau social à part entière, ni de disposer de fonds importants. L’archivage des contenus est à la portée de groupes aussi peu organisés qu’une sous-culture internet habile avec le numérique. De même, la « migration » vers ou la création d’autres espaces de discussions plus marginaux et accueillants vis-à-vis des discours litigieux ne nécessitent pas toujours d’importants moyens.

4. La « Grande Migration » vers Avenoel

49Comme mentionné en début d’article, nombre d’internautes du « Blabla 18-25 » sont nostalgiques d’une époque où le forum était un espace promouvant une large liberté d’expression. Ils tentent de critiquer, de déjouer et de contourner au maximum, directement sur le site, le travail de modération des contenus. Pour autant, ce n’est le cas que des internautes qui sont restés sur le forum après novembre 2017. Une part non négligeable des membres de la communauté de l’époque a, au contraire, préféré « fuir la censure » et « migrer » (Clifford, 2020) sur un forum jugé plus « libre », sorte d’espace de haine sécurisé (Guhl et Davey, 2020) : AVN.

4.1 Un espace de liberté d’expression extensive

50Les « kheys » du forum « Blabla 18-25 » ayant migré vers AVN, parfois surnommé AVhaine, y trouvent un lieu plus propice à la liberté d’expression, autorisant « les opinions extrêmes dans une certaine mesure » (Image 11) et la page wikipedia d’Avenoel précise que les sujets tels que « le nazisme, l’extrême-droite et les théories du complot » y sont autorisés.

Image 11. Accueil d’AVN

51Si le forum dispose d’une charte d’utilisation, dont les Images suivantes sont issues, l’homophobie, le racisme, l’antisémitisme ou les références – voire l’apologie – directes et explicites au nazisme, ou encore les théories conspirationnistes d’extrême-droite y sont légion. Ce qui a rapidement fait sa réputation de forum haineux hébergeant les « kheys » les plus virulents. De même, l’organisation de raids y est autorisée.

52Sur AVN, les membres du forum ont un rôle important dans le signalement de contenus « hors-charte » à la modération. Ils sont ainsi invités à « mettre en lien le contenu hors-charte pour un traitement plus rapide du problème » (Image 12).

Image 12. Règles permettant le contrôle par les membres

53Plus précisément, ce rôle important donné aux membres dans l’activité de modération sur le forum rend celle-ci, au moins, insincère. En réalité, cette modération se fait très largement au cas par cas et selon les sensibilités de la communauté. Par conséquent, les contenus illégaux ou « hors-charte » signalés, puis prestement supprimés concernent avant tout la pédopornographie pour laquelle nous ne constatons aucune bienveillance. Au contraire, les discours de haine religieuse, raciste, misogyne ou ceux faisant l’apologie du nazisme ont une durée de vie très longue sur le site, signe qu’ils y sont reçus avec plus de mansuétude par la modération comme par les membres du forum.

Image 13. Exemple de publication sur AVN

54Dans le cas de l’Image 13, l’auteur du signalement pour pédophilie fait référence dans son pseudonyme et son image de profil à Hans Dortenmann, un aviateur de la Luftwaffe nazie durant la Seconde Guerre mondiale. Ce même participant dispose d’un compte secondaire dont le nom et l’image, là encore, rendent hommage à un redoutable aviateur de la Luftwaffe, Adolf Galland. Cet internaute ne sera jamais inquiété ni signalé pour « apologie du nazisme », alors même que les captures d’écran sont issues du topic relatif aux règles de modération du site.

55De la même façon, l’Image 14 issue du même topic de présentation des règles du forum témoigne que le tout premier commentaire suivant la présentation du modérateur, posté par un profil comptant plus de 12 700 messages, est « Vive Hitler ». Il est révélateur que ce commentaire n’ait toujours pas été supprimé après plus d’un mois (en mars 2022). La politique de modération du site se révèle donc à géométrie variable.

Image 14. Commentaire ouvertement pronazi non supprimé

56Il nous faut maintenant observer comment l’équipe de modération se défend de ces ambivalences et combien cette défense est friable, au travers d’autres captures d’écran issues de la suite du même topic.

4.2 Une communauté discursive aux normes et valeurs bien particulières

57Dans les pages suivantes du topic évoqué auparavant et présentant les conditions générales d’utilisation du site, un participant insère un lien vers un autre topic titré « des Black Lives Matter faussent les avis d’une médecin » (Image 15), qui est destiné à organiser un « raid » sur la page Google d’une médecin noire qui aurait bénéficié du soutien de militants antiracistes afin de faire monter sa note sur Google.

Image 15. Organisation d’un raid sur la page d’une médecin noire

58Dans la suite du topic, un déluge de haine raciste à l’encontre de cette médecin déferle et il est difficile de dire s’il s’agit de « troll » ou d’humour noir. Des propos très violents et par ailleurs prohibés en France (Image 16) y sont formulés par un participant arborant le visage de Larry Silverstein en photo de profil, et dont le pseudonyme est ouvertement antisémite.

Image 16. Exemple de propos violents prohibés en France

59Les commentaires suivants sont du même acabit. Mais un autre se démarque par son extrême violence (Image 17) :

Image 17. Exemple de commentaire violent insinuant le meutre

60Dans cette dernière image, un participant se moque des soutiens du médecin : « ces crétins ne prennent même pas le temps de prendre un compte pseudonymisé. » Il indique surtout à ses camarades que « si vous voulez faire des listes de gauchistes à abattre/papouiller c’est cadeau :). » Le fait qu’il ait barré « abattre » pour le remplacer par « papouiller » ne change fondamentalement rien à la teneur de son message : c’est un appel et une incitation directe à la violence politique contre les « gauchistes » ainsi qu’à la haine et à la violence raciste contre les Noirs, comme le révèle bien le commentaire de réaction d’un autre participant.

61Au regard de la quantité et de la virulence des contenus haineux postés, la distinction faite par la modération entre « haine sincère » (Image 18) et « troll » ou humour noir ne fait office que de couverture pour la communauté du forum qui dispose dès lors d’un blanc-seing pour exprimer sa haine et sa violence librement. Ce laisser-faire est révélateur des sensibilités politiques de l’administration du site qui prétend – même si ce n’est pas tout à fait sans fondement – que la censure serait contreproductive et qu’un espace de liberté d’expression authentique est nécessaire.

Image 18. Description de règlement sur AVN distinguant la haine (sincère)

62Il semble également que les modérateurs se trouvent ici dans une position difficile, tiraillés entre deux logiques contradictoires. D’une part, il s’agit de servir la volonté de la communauté de disposer d’une liberté d’expression quasi totale dont elle s’estime privée dans l’espace public, sous peine de migrer encore vers d’autres espaces et laissant AVN à l’abandon. D’autre part, les modérateurs entendent dans l’article 1.1 de la charte du site que les participants au forum doivent « éviter tout ce qui est contraire à la loi française » (Image 19).

Image 19. Extrait de Charte d’AVN

63En effet, le site AVN fait office d’hébergeur du forum. Si l’administration du site ne peut être tenue responsable de ce qui y est publié, elle a néanmoins l’obligation de supprimer les contenus incriminés et de fournir les informations des comptes associés (adresses IP, courriels, etc.) sur demande des services policiers et judiciaires, au risque de voir le site fermer. Cet état de fait pose donc des conflits de valeur irréconciliables. Il reste toutefois possible, là encore, de contourner cet écueil. Ce cas de figure a déjà eu lieu sur AVN (Image 20) lorsqu’un ancien participant au pseudonyme ouvertement antisémite a été convoqué en janvier 2018 « par Gilbert », à savoir la police d’après le jargon de la communauté.

Image 20. Convocation d’un membre antisémite sur AVN

64Comme la page Wiki de Jvflux.fr dédiée à AVN l’indique : « ceux qui craignent de subir le même sort que lui demandent à la modération de supprimer tous leurs topics et leurs posts "politiquement incorrects" » et « l’affaire se conclura par la destitution du modérateur soit-disant nazi SS-Charlemagne et par la suppression de dizaines de topics racistes. » Nous remarquerons que le « soit-disant nazi » SS-Charlemagne était jusqu’en 2018 dans l’équipe des modérateurs, alors que son pseudonyme fait explicitement référence à une division de la « Légion des Volontaires Français » : des collaborateurs se battant jusqu’à la toute fin de la guerre au côté du III^e Reich.

65L’un des modérateurs, véritable pilier de la communauté avec plus de 189 000 messages en 2018, a produit un résumé trollesque tout en images de cet épisode marquant pour la communauté et de la panique suscitée chez ses membres publiant régulièrement des contenus haineux (Images 21 et 22).

Image 22. Exemple de publication cynique d’un modérateur (partie 2)

66Ceux-ci, vivement inquiets de devoir faire face aux services de justice, voire de finir en prison, ont ainsi durant quelques jours assailli les modérateurs pour une suppression des « preuves » de leur activité, en requérant la suppression définitive de leur compte et de leurs publications. C’est la procédure dite d’« éradication ». D’après le wiki dédié à AVN, les modérateurs auraient donc contribué à protéger les participants incriminés en acceptant de supprimer de façon préventive leurs posts et topics problématiques du point de vue de la loi française, tout en assurant la pérennité du site AVN par le retrait rapide d’un certain nombre de contenus illicites repérés par la police.

Conclusion

67La modération des contenus par la censure est-elle donc efficace sur JVC ? Si celle-ci permet de supprimer une grande quantité de discours de haine explicites, elle ne permet néanmoins pas d’affaiblir les idéologies que ces discours sous-tendent et mettent en circulation. La censure conduit simplement à déplacer ces discours vers des espaces moins contrôlés et/ou plus radicaux. Elle est de surcroît aisément contournable par la communauté du forum au travers de plusieurs dispositifs.

68D’abord, le trollage permet de faire apparaître la modération comme injuste et inadaptée, comme une censure abusive visant des discours « alternatifs » portés par des groupes prétendument minoritaires et subalternes opposés aux discours dominants. L’usage communautaire de cryptolangages permet ainsi de déjouer la modération pour développer et faire circuler des messages idéologiques clés de manière couverte. Dès lors, si la modération des contenus sur JVC est efficace, c’est uniquement pour les discours illicites les plus explicites. Les itérations codées ne seront comprises comme telles que par la fraction du public qui connaît déjà le sens des mots employés et qui partage l’idéologie véhiculée. Dans le même temps, elles permettent de manipuler les interprétations des non-initiés aux codes culturels de la communauté. En ce sens, au-delà du contournement de la modération, cette pratique est éminemment communautaire et permet de construire l’identité de groupe et ses frontières, le « nous » et les « autres » : à la fois ceux que l’on dénigre par le langage codé, et ceux qui sont incapables de le décrypter.

69Ensuite, l’archivage des contenus sur des sites indépendants créés à cette fin permet à la communauté de discours de rendre pérennes ses productions sur Internet, alors même que l’objectif de la censure est de les faire disparaître. De ce point de vue, la modération des discours sur JVC comme ailleurs ne fait que déplacer le problème d’un espace à un autre. Les nouveaux espaces investis sont certes moins fréquentés, mais ils démontrent une capacité d’agir et d’adaptation communautaire à des normes et règles mouvantes. Les membres de la communauté témoignent ainsi de leur faculté à conserver et protéger leurs productions idéologiques et leurs espaces de socialisation, en se positionnant dans l’optique d’une lutte minoritaire pour la liberté d’expression.

70Enfin, l’exemple d’AVN, forum réinvesti par une partie de la communauté de JVC, où sont diffusés des idéologies et discours haineux et violents, mais autorisés par la charte d’utilisation, illustre une autre modalité de contournement de la censure. De fait, celle mise en place sur JVC a conduit de nombreux participants au forum à se tourner vers des cyberespaces susceptibles de devenir de véritables « hubs » pour la radicalisation à l’extrême-droite. Hébergé en France, AVN reste relativement contrôlé malgré ce qui s’y déploie ; et pour cause, il est accessible via n’importe quel moteur de recherche. D’autres espaces plus marginaux et confidentiels restent à explorer, notamment à l’aide de méthodes qualitatives.

71À l’issue de cette étude, nous mesurons la pertinence des méthodes qualitatives et compréhensives de terrains en ligne pour y étudier la (re)production et la circulation de discours illicites au travers de pratiques de contournement des règles de modération propres aux sites étudiés. Une telle approche permet aussi de comprendre les dynamiques identitaires, communautaires et contreculturelles à l’œuvre sur des plateformes investies entre autres par les droites-extrêmes, et encore peu étudiées dans le contexte français.