1Ce numéro thématique, conjointement réalisé par les revues tic&société et Terminal, traite de deux processus en cours en ce premier quart du XXIe siècle : la transition numérique et la transition écologique. Plus particulièrement, il s’agit de mettre en évidence et de questionner, dans la mesure du possible, les similitudes, les tensions et les oppositions entre ces deux processus évolutifs. Rappelons qu’en 2016, nos deux revues avaient déjà publié ensemble, sous la codirection de Dominique Carré (tic&société) et de Jacques Vétois (Terminal), un numéro intitulé « Contrôle social, surveillance et dispositifs numériques »1. Nous renouvelons donc ici cette collaboration toujours aussi fructueuse.
2En ouverture, la contribution de Dominique Carré (tic&société) et de Dominique Desbois (Terminal), à titre de coordonnateurs de ce numéro, s’inscrit d’emblée dans une approche critique. Les auteurs, dans leur article intitulé « Positionnement et éléments de cadrage préalable pour aborder les transitions numérique et écologique », suggèrent des prérequis théoriques nécessaires pour mieux mettre en œuvre l’analyse de ces deux « transitions ». Il s’agit moins d’un état de l’art au sens traditionnel du terme que de la mise en débat des termes et des conditions des transitions numérique et écologique. Après avoir contextualisé la problématique centrale du réchauffement climatique et fait ressortir la nécessité de questionner le sens même de ces transitions, Carré et Desbois s’emploient à identifier et à mettre en perspective la genèse de la notion de transition et la nature des logiques à l’œuvre qui entraveraient selon eux la transition écologique. Le paradoxe est qu’en dépit d’un certain nombre de similitudes dans le processus et les appellations, plusieurs facteurs opposent les logiques de ces deux transitions, générant une dérive sémantique notable. La conjugaison des termes transition et numérique formerait en soi un oxymore, car la numérisation généralisée de la société ne favorise guère l'impératif de sobriété que supposerait la transition écologique. Le travestissement de la notion de transition dans le champ du numérique ne consisterait-il pas ainsi en une diversion afin de détourner l’attention de ce qui se prépare dès à présent en matière de croissance du numérique?
3La contribution de Jacob Boivin, intitulée « Tracer la question de la croissance dans le capitalisme cybernétique », interroge l’orientation du mouvement opéré par la transition numérique, à savoir celle de la croissance dans le contexte du capitalisme contemporain. L’auteur cherche à faire dialoguer le courant de la décroissance avec celui de l’économie politique du numérique afin d’évaluer la compatibilité entre la forme actuelle de la numérisation et l’injonction d’une transition écologique. La question de la croissance est analysée à partir des mutations du capitalisme engendrées par la révolution cybernétique. Celle-ci est examinée à partir de son expression (Schmelzer et al., 2022) selon trois perspectives : idéologique, sociale et matérielle. De l’impératif de croissance, présenté comme paradigme de l’économie contemporaine, découle alors une exigence de numérisation portée par l’efficience des technologies numériques de l’information et de la communication (TNIC), qui s’inscrit dans le développement d’un capitalisme d’innovation sur lequel se greffe un discours présentant le développement des technologies numériques comme intrinsèquement écologique, thèse discutable selon l’auteur. Sur le plan social, la croissance engendre un impératif de surveillance auquel répond une gouvernance algorithmique alimentée par les traces numériques de nos comportements : le « surplus béhavioral » (Zuboff, 2019). L’auteur analyse alors les conséquences sociopolitiques de cette « gouvernementalité algorithmique ». Enfin, étudiant les conséquences matérielles de cette croissance, l’article pointe les contradictions entre les vertus supposément écologiques des TNIC et l’impact de l’extraction des ressources géologiques, des infrastructures déployées et des effets « rebonds » que l’optimisation numérique suscite. Selon Boivin, il convient donc de repenser les médiations technicoéconomiques qui s’avèrent incompatibles avec les exigences sociopolitiques permettant de répondre à la crise environnementale actuelle.
4Les contradictions socioéconomiques du capitalisme numérique, en particulier dans l’extension de l’économie de plateformes, conduisent à interroger la durabilité des services numériques exploitant des données massives. Le texte, « Sobriété numérique et traitement des données massives : vers des stratégies d'innovation plus durables » de Robert Viseur explore justement les stratégies mises en œuvre par les industriels de services numériques globalisés pour réduire leur impact environnemental. L’auteur aborde les préoccupations liées à la soutenabilité du secteur numérique au travers du cloud computing, de la publicité ciblée, de la vidéo en ligne, des cryptomonnaies et des IA génératives. Il souligne que les innovations, tant de procédé que de produit, s’ajustent à leur environnement économique dans un cadre, le plus souvent collaboratif, en négociant l’adoption de normes leur permettant d’optimiser les processus de coproduction de leurs services. Un facteur remarquable de cet ajustement est l’adoption d’un mode d’innovation collaboratif passant par des stratégies dites open source de partage du code (Pénin, 2011). Dans l’analyse de ces processus d’innovation à objectif affiché de durabilité, Viseur s’appuie sur un modèle d’évolution en trois phases distinctes (fluide, transitionnelle et spécifique) comme le proposaient Abernathy et Utterback (1978). Ainsi, sur la base de cas d’étude extraits du développement des technologies d’intelligence artificielle notamment, il est possible de faire ressortir trois stratégies d’innovation se traduisant par un gain environnemental : la focalisation (sous-traitance de certaines activités), l’ouverture (partage de référentiels technologiques) et l’optimisation des fonctionnalités essentielles. Ainsi, sur la base d’un ensemble de mesures comprenant l’information, la formation, l’incitation et la contrainte réglementaire, une réduction de l’empreinte environnementale serait envisageable.
5Diverses études internationales, telles que les enquêtes du Programme international pour le suivi des acquisitions des élèves (PISA) ou les World Values Surveys 2, ont établi qu'un niveau d'éducation plus élevé améliorait la compréhension des risques liés à la détérioration de l'environnement et était, par conséquent, susceptible de convaincre de la nécessaire préservation des ressources naturelles. Ce constat amène les institutions éducatives à élaborer des politiques de formation au développement durable. Parallèlement, dans un livre blanc intitulé « Éducation et Numérique : enjeux et défis », l’Institut national de la recherche en informatique et automatique (Giraudon et al., 2020) a dressé un état des lieux de l'impact du numérique comme vecteur de transformation éducative et tente d’apporter des réponses aux problématiques du milieu. Dans ce contexte, la contribution de Mathieu Payn et de Lionel Alvarez, intitulée « “Transition”, vraiment? Clarifier les concepts pour nourrir l’éducation », reprend ces problématiques pour tenter, par une approche pluridisciplinaire, de démythifier « les discours impérieux autour du numérique et de son impact écologique », et de mettre en avant des approches raisonnées d’éducation au et avec le numérique, c’est-à-dire à faible impact écologique, puisque la numérisation est la résultante avant tout, selon ces auteurs, de la volonté de l’État et/ou d’acteurs économiques de promouvoir la numérisation de la société. C’est pourquoi, au lieu de prendre en compte les « transitions numérique et écologique », Payn et Alvarez préfèrent mettre en avant « l’urgence écologique faisant suite à des choix numériques délibérés ». Il en découle qu’il est prioritaire de limiter l’excessif dans le rapport au matériel pour augmenter l’immatériel humain. Telle est la recommandation conclusive de cette contribution qui appelle à une réflexion approfondie sur l’éducation et la formation s’inspirant des analyses de Jacques Ellul (1977).
6Signé par Francesca Musiani, l’article « Les “nains” de l’Internet sont-ils écologiques? Réflexions historico-environnementales sur les architectures de réseau décentralisées » propose un ensemble de réflexions sur la façon dont l’étude des dynamiques de décentralisation et de distribution sur Internet peut éclairer certains aspects du lien entre transition écologique et transition numérique. Réciproquement, elle interroge comment le prisme environnemental et écologique permet en retour d’étudier sous un jour nouveau certaines facettes des implications sociales et économiques des architectures décentralisées et distribuées. Cette contribution est nourrie par des extraits d’enquêtes de terrain effectuées depuis 2009 et par une revue de littérature interdisciplinaire. L’analyse se développe en trois temps. D’abord, l’autrice revient sur le concept d’architecture de réseau décentralisée en tant qu’objet d’étude pour les sciences sociales. Puis, elle analyse les impacts environnementaux du choix d’architectures techniques décentralisées et distribuées tels qu’ils ont pu se révéler au cours des deux dernières décennies. Enfin, sont abordées les « communautés distribuées » dans le but de mieux cerner les rapports entre environnement et décentralisation. Illustrant son propos de différents cas d’espèce, Musiani montre que la décentralisation opère à plusieurs niveaux, des infrastructures/architectures aux communautés, engendrant des implications environnementales, écologiques et énergétiques différentes selon les contextes sociotechniques évoqués, qu’il s‘agisse de communs numériques (Boyle, 2008; Jullien et Roudaut, 2020) ou d’architectures pair à pair (Bauwens et al., 2019).
7Intitulée « Prendre en compte les effets environnementaux systémiques du numérique dans les organisations : un double enjeu logique et organisationnel », la contribution de David Ekchajzer, Cédric Gossart, Benoît Tezenas du Montcel et Jacques Combaz questionne l’importance des impacts environnementaux des TNIC. Selon les auteurs, ces technologies sont trop souvent présentées comme vectrices de réduction d’impacts environnementaux grâce aux transformations qu'elles sont susceptibles de faciliter dans les autres secteurs d’activités, même s’il n’est pas démontré que ces transformations soient globalement bénéfiques. Face à la complexité des dynamiques à l’œuvre, des instruments de gestion émergent au sein du secteur du numérique pour objectiver ces impacts négatifs et positifs. Les auteurs examinent pour cela les instruments d’évaluation des impacts environnementaux du numérique (IEIEN) qui relèvent, selon eux, d’enjeux à la fois conceptuels et organisationnels. Inspirée des travaux du groupement EcoInfo du CNRS sur les effets directs et indirects des TNIC, une taxonomie des effets selon trois ordres distincts est à prendre en compte : directs, indirects et structurels. Ceux-ci concluent que la littérature académique sur les IEIEN laisse apparaître des limitations logicoconceptuelles qui pourraient être surmontées par l’adoption de nouvelles normes issues de la comptabilité environnementale (Richard, 2012). Ainsi, le recours à des combinaisons de méthodes quantitatives et qualitatives faciliterait l’extension à des comptabilités socioenvironnementales, sans crainte de limiter l’apprentissage organisationnel que celles-ci induisent. L’enjeu est d’importance et double. D’une part, ces instruments doivent permettre une modélisation basée sur des principes logiques validés par la communauté dans laquelle ils opèrent. D’autre part, les organisations doivent se l’approprier pour engendrer une transformation effective. Pour répondre à ce double enjeu, il est finalement suggéré de retenir des approches suivant un paradigme conséquentiel basé sur des instruments ouverts et collaboratifs.
8L’article de Virginie Chaput aborde la « Mobilisation des imaginaires numériques dans la construction des discours de la transition énergétique [par une] Étude de la politique énergétique de la métropole de Lyon ». La transition énergétique fait partie des grands défis de notre siècle et est présentée comme un levier essentiel à activer afin de réduire d’une part les mutations générées par les dérèglements climatiques et de s’adapter, d’autre part. L’autrice interroge la politique publique de la métropole de Lyon pour planifier sa mise en œuvre, tout en participant à la structuration de son sens par réinterprétation (Jeanneret, 2011). À partir d’une analyse sémantique du schéma directeur des énergies de la métropole lyonnaise, cette contribution interroge l’implication des imaginaires du numérique dans la construction du sens de la transition énergétique. Plus particulièrement, sont étudiées les implications discursives et symboliques du champ numérique dans le déploiement d’une politique publique de transition énergétique. Il en ressort que cette collectivité territoriale mobilise les outils numériques pour sensibiliser la population lyonnaise à ces enjeux afin de générer de nouveaux comportements, mais également pour favoriser la participation citoyenne dans les actions liées à la transition énergétique. Selon Chaput, les discours valorisant le numérique dans le cadre du développement de dispositifs techniques accélérateurs de la transition énergétique s’ancrent dans une logique de mobilisation des mythes du progrès et de la technique pour contourner les critiques qualifiant de « retour en arrière » les mesures de sobriété. Devenue objet communicationnel, la transition énergétique s’intègre ainsi à l’imaginaire social (Castoriadis, 1975) des Lyonnais et Lyonnaises.
9La dernière contribution de ce dossier, signée par Émilie Kolhmann et Marie Cambone a pour titre « Comment les formules et les dispositifs à propos des “transitions” invisibilisent la biodiversité dans les politiques autour de la nature? » Cet article interroge le lien entre les deux formules « transition écologique » et « transition numérique » dans le domaine de la préservation de la biodiversité. À partir de l’analyse d’une plateforme de médiation à la nature développée dans le département de l’Isère, les autrices montrent comment ces formules conditionnent les manières de penser les dispositifs et les politiques de protection de la nature, et de quelle manière ces dernières sont adoptées par des acteurs institutionnels sans être auparavant questionnées. Il y est aussi mis en évidence la faible intégration de la formule « transition écologique » pour traiter de la biodiversité et du vivant, contrairement aux questions de l’énergie ou du climat. Ainsi, nous serions face à des effets d’occultation du vivant : occultation entre dispositif numérique et engagement sur le terrain; occultation de notre rapport au vivant au profit d’une conception de l’écologie anthropocentrée. C’est pourquoi, suivant la critique de Dominique Bourg (2015), Kolhmann et Cambone en appellent à repenser ces formules de « transition » sous peine que celles-ci ne perdent le caractère disruptif de leur urgence écologique dans le domaine du vivant.