1La transition énergétique est entendue comme évidence (Thébert, 2021) au regard des preuves du lien entre activités humaines et dérèglements climatiques.
- 1 Le Schéma directeur des énergies est présenté par la métropole de Lyon comme une « démarche de plan (...)
- 2 Les réseaux d’énergie intelligents sont appelés smart grids dans le langage professionnel.
2Aussi, il apparaît intéressant d’étudier les politiques publiques qui proposent des réinterprétations discursives de la notion de transition énergétique et soutiennent ainsi sa circulation sociale (Jeanneret, 2008). Plus particulièrement, nous proposons l’étude des implications discursives et symboliques du champ numérique dans le déploiement d’une politique publique de transition énergétique, et surtout dans la structuration de l’imaginaire social s’y épanouissant. Le travail dont il est ici question s’attache à interroger le schéma directeur des énergies1 de la métropole de Lyon. Autrement dit, ce travail s’essaye à une forme de mise à l’épreuve des discours avançant que les artefacts numériques doivent servir des enjeux supérieurs, par exemple environnementaux (Michel et Méheut, 2017). Et cette certitude est confirmée par la référence au champ numérique comme caractéristique de plusieurs discours produits par des acteurs locaux, dont par exemple ceux de l’association Hespul, à propos des réseaux d’énergie intelligents2. Dans ce cadre, la technologie est annoncée comme trajectoire d’accélération de la transition; rappelons cependant qu’elle ne peut être considérée comme entité autonome (Peraya, 2012). La mobilisation de discours connexes suppose ainsi que la transition est le produit d’un système complexe de discours, références, représentations et symboles traçant les contours d’un imaginaire spécifique.
3La question générale de cet article est la suivante : dans quelle mesure l’imaginaire social de la transition énergétique, tel que reproduit par le Schéma directeur des énergies (SDE), intègre-t-il des mythes liés au champ numérique?
4Pour répondre à cette problématique, nous formulons une première hypothèse qui postule que le champ numérique est mobilisé dans le schéma directeur des énergies afin d’impliquer les acteurs du territoire et les citoyens.
5Notre deuxième hypothèse avance que les mythes et imaginaires du numérique, et notamment ceux liés à la collaboration et au progrès technique, font partie de la structure de l’imaginaire de la transition énergétique fabriquée par la métropole de Lyon.
6Une analyse du contenu du schéma directeur des énergies de la métropole de Lyon a été menée et s’appuie sur une étude sémantique du texte. Cette conception de la langue considère les mots comme détenteurs d’une existence signifiante propre (Tamba, 2009) et multiple. La sémantique apparaît donc pertinente pour saisir les mythes auxquels les mots affiliés au numérique, incorporés au SDE, font référence.
7L’objectif de cet article est d’apporter des éléments de clarification quant aux enjeux de production du sens de la transition énergétique. Notre travail commence par un rappel des spécificités propres au champ numérique, en particulier celles concernant les mythes qui émanent de lui. Les protocoles méthodologiques sont ensuite présentés. Enfin, les associations discursives entre champs numérique et énergétique participant à la structure narrative du SDE sont discutées.
8Dans le cadre de cet article, la transition énergétique est envisagée dans sa dimension d’imaginaire social, soit en tant que « processus par lesquels la société présente une réalité donnée en l’associant à un système de valeurs » (Giust-Desprairies, 2019). Comme cela a déjà été souligné, nous pensons que ce système de valeurs est en partie composé de références au numérique et, plus particulièrement, à ses grands mythes. Ces derniers émaillent les imaginaires partagés (Brunschwig, 2006) et en pavent les grandes fondations. Les imaginaires sociaux sont en effet caractéristiques d’une époque et d’un contexte donné et participent, par leur évolution et leur logique, tant d’appropriation que d’interprétation, à imposer des variations (Monneyron, 2014) pour un mythe donné.
9Le numérique est, quant à lui, d’abord entendu en tant que champ (Bourdieu, 1991) nous dotant ainsi d’une acceptation large permettant de donner à voir tant les dispositifs, artefacts, outils, discours ou symboles s’y référant. Soulignons cependant qu’il s’agit plus précisément de remettre en question les mythes attachés à ce dernier, qui agissent au renforcement de la croyance en l’avènement de la société « de l’information » (Fluckiger, 2021) en raison d’une prétendue révolution numérique (Beckhouche, 2017).
- 3 Le choix de ces deux mythes, en particulier, répond à l’observation du contexte sociohistorique du (...)
10Dans cette étude, les traces sémantiques des mythes fondant le numérique comme idéal collaboratif, gage de progrès humain, sont recherchées. Nous regardons ainsi comment les mythes du Web collaboratif et du progrès3 entrent ou non dans la déformation (Barthes, 1970) de l’imaginaire social de la transition énergétique médiatisée par le SDE.
11Nous proposons d’abord que les premiers mythes liés au numérique incorporés au sens de la transition soient ceux relevant des discours promettant une démocratie renouvelée, tournée vers la participation (Cardon, 2010), grâce à l’environnement numérique et à Internet. Par là même, au-delà des besoins organisationnels nécessitant d’engager l’ensemble des acteurs d’un territoire dans la transition, c’est la promesse de les impliquer et de prendre en compte leurs propositions qui est éventuellement brandie. Nous envisageons le mythe du Web collaboratif ou Web 2.0 comme étant le support de la posture métropolitaine. Le Web 2.0 est une formule apparue au début des années 2000 à la suite de l’éclatement de la bulle Internet, popularisée par O’Reilly pour rassurer d’éventuels investisseurs et refondre l’identité du Web en plaçant les usagers en son cœur (Matthews, 2015). Le Web collaboratif relève pour autant en grande partie d’un discours prophétique, une partie de la collaboration et de la production de valeurs s’effectuant à l’insu de l’usager (Matthews, 2015). Nous adhérons ainsi à la posture de Philippe Bouquillon et Jacob T. Matthews (2010) dans leur critique du Web collaboratif, et notamment à leur analyse de l’idéologie promettant l’épanouissement personnel au profit direct d’acteurs commerciaux.
12Le champ numérique se fait aussi vecteur d’un ensemble d’axiomes venant légitimer la diffusion des technologies numériques en les présentant comme une évidence pour le progrès humain. Si ces technologies ont indéniablement modifié les pratiques de production et de circulation de l’information, cette approche apologétique relève du mythe. On peut notamment souligner le mythe fondé autour de la Silicon Valley, territoire bienheureux où convergent grand nombre d’autoentrepreneurs développant à la seule force de l’individu des services informatiques (Bonnafous-Boucher, 2007) marqués du sceau du progrès directement adossé à l’utopie technique des autoroutes de l’information (Flichy, 2001).
- 4 On peut ici faire référence aux très nombreux projets et discours s’enthousiasmant quant au dévelop (...)
13Dans le cadre de ce travail, ces mythes apparaissent comme des leviers sémantiques intéressants à évaluer, la transition énergétique étant un objet discursif lui-même pétri de prétentions technicistes, adossées au mythe du progrès technologique4.
14L’étude sémantique qui fonde cet article s’articule à une analyse lexicale du texte. Le lexique est ici appréhendé au sens d’Émile Benveniste. L’auteur réfute en effet la vue traditionnelle de la langue comme miroir de la société pour justement considérer le langage aux fondements d’une société donnée, car force modelante de valeurs et catégories de pensée (Benveniste, 1974). L’exploration des structures sémantiques et discursives du terme transition énergétique est donc modelée par deux protocoles visant l’analyse lexicale appliquée du SDE.
- 5 WordStat est un logiciel de lexicométrie créé en 1998 et offrant la possibilité d’analyser en détai (...)
- 6 Représentation graphique de l’analyse des fréquences du texte complet du Schéma directeur des énerg (...)
- 7 Le classement thématique complet est disponible en Annexe 1.
15Une première approche a été déployée, dès février 2023, pour mesurer l’importance en volume embrassée par le champ numérique dans le modelage de l’imaginaire social de la transition énergétique promu par le SDE. Pour rendre compte du poids lexicométrique du thème numérique, le logiciel WordStat5 a été utilisé. Il s’agissait d’analyser le contenu du SDE pour en révéler les fréquences syntaxiques6 et ainsi appréhender les termes revenant le plus dans la construction du texte. Nous avons donc complété cette première observation lexicométrique grâce à l’outil de modélisation thématique proposé par le logiciel et offrant la possibilité d’extraire du texte les grands thèmes sémantiques. Nous avons demandé au logiciel de classer le contenu en 25 thèmes7, ne cherchant pas ici l’exhaustivité, mais plutôt la prégnance syntaxique.
- 8 Ce # fait référence à un événement lancé par la Métropole de Lyon en 2019 pour mobiliser les citoye (...)
16Un lexique précis, comme outil heuristique, a ensuite été constitué pour faciliter l’exploration du SDE par l’angle de la thématique numérique. Pour concevoir ce dernier, une sélection des traces du champ numérique, que l’on peut repérer dans le schéma directeur des énergies, a été opérée. Nous avons cherché ces premiers termes-clés, nous les avons ensuite intégrés au lexique heuristique, dans l’éditorial et dans l’introduction du schéma, mais aussi dans la synthèse promotionnelle de cette politique publique. Ce mode de collecte de mots-clés pour construire l’outil central du protocole méthodologique s’ancre dans une démarche d’écoute du terrain, considéré dans toute la justesse qu’il est en mesure d’apporter à la démarche scientifique. Comme Joëlle Le Marec et Igor Babou (2003) le font dans leur étude de la bibliothèque de l’ENS de Lyon, il s’agit de collecter des unités dont l’importance est révélée par le sens que les acteurs leur attribuent. Une attention a donc été prêtée à l’énonciation éditoriale (Souchier, 1998), complétée par une acceptation de la sémiotique et de la narration comme structures de la cognition (Zacklad, 2019). Par la mise en forme graphique du texte, les attentes des acteurs producteurs du texte sont induites : les termes mis en valeur orientent l’usage du texte en générant une hiérarchie discursive. Ces procédés sémiotiques participent à la construction du sens du discours et ont guidé la collecte des traces du champ numérique dont il est rendu compte en Figure 1. Ils comptent à la fois des petites formes (Candel et al., 2012) numériques comme le #On s’y met tous8, des noms propres, comme la plateforme Écoréno’v, des traces de l’hybridation des champs numérique et énergétique, comme intelligence des réseaux.
17Pour compléter les mots-clés collectés empiriquement, nous nous sommes appuyés sur la définition du numérique proposée par Didier Dubasque. L’auteur en parle comme d’un « vaste tout » qui englobe outils, contenus et usages. À l’aide de cette typologie, nous avons investi la littérature spécialisée. Les outils désignent ainsi les interfaces, réseaux, applications, terminaux communicants, Internet et le Web (Dubasque, 2019). Le terme big data (Cardon, 2019) illustre la catégorie des contenus. Enfin, la recherche des usages numériques a permis d’intégrer au lexique les termes fracture numérique (Granjon, 2011), convergence numérique (Berret, 2008), GAFAM (Cardon, 2019) et médiation (Bideran et Fraysse, 2015). Ces trois niveaux de classification sont complétés par l’intégration de termes relevant du niveau disciplinaire (Drot-Delange et Bruillard, 2012), soit de l’informatique en tant que technologie de l’information et de la communication. L’informatique, imbriquée dans les cultures numériques, gagne d’autres sphères (Jouët, 2011) et concourt dès lors à l’émergence du champ (Bourdieu, 1991. Les termes de technologie et, plus précisément, de technologies de l’information et de la communication (Drot-Delange et Bruillard, 2012), digital (Dubasque, 2019) et innovation, émergent ainsi.
18Enfin, les trois approches de l’informatique proposées par Éric Bruillard (2010) ont été mobilisées : algorithmique, interaction avec des machines et interactions sociales. Ont ainsi été ajoutés les termes algorithmes, interactions et réseaux.
19Ce mode de construction empirique et théorique permet d’aboutir au champ lexical suivant. Plus que le critère quantitatif, c’est la diversité des termes présents dans le SDE et donc l’étendue lexicale importante du champ numérique qui en introduit la prégnance sémantique et l’importance discursive.
Figure 1 : Représentation du champ lexical du numérique – SimpleMind – janvier 2024
20La collecte des mots-clés dans le SDE pour l’analyse des liens entre numérique et transition énergétique s’est opérée manuellement, en collectant les énoncés mentionnant les termes du lexique et leur contexte éditorial.
21Pour ce faire, la grille d’analyse suivante a été composée et utilisée :
Figure 2. Grille d’analyse construite manuellement pour typologiser les énoncés collectés – février 2024
22Cette analyse a été complétée d’une analyse automatisée grâce au logiciel IRaMu TeQ, pour contextualiser sémantiquement les occurrences les plus nombreuses. Certains mots-clés ont été d’office exclus de l’analyse, car ils ne correspondaient à aucune occurrence dans le texte : algorithmes, big data, smartphones, ordinateurs. D’autres ont été écartés en raison de leur éloignement trop grand avec le champ social numérique dans notre contexte discursif, c’est le cas notamment de réseau(x) qui ne désigne, dans le SDE, que les réseaux énergétiques et que nous avons donc préféré éliminer.
- 9 L’emploi du terme genèse fait ici référence à la notion d’origine et nous permet de souligner le rô (...)
- 10 Le croisement des données énergétiques et leur modélisation en tant que point de départ du développ (...)
23Le champ du numérique recouvre une présence lexicométrique importante dans le SDE et y prend différentes formes. La modélisation thématique produite grâce au logiciel WordStat révèle dans les deux premières thématiques classifiées des traces de la thématique numérique. Le champ numérique y est d’abord intégré comme élément à la genèse9 du contenu du document : la première classe WordStat annonce en effet la construction du contenu à partir de croisements de données et d’un travail de modélisation digitale10. Ensuite, la présence de la direction de l’innovation et du numérique dans la deuxième thématique, résumable comme celle des acteurs de la gouvernance au sein du SDE, renforce l’hypothèse que le champ numérique participe à la structure du sens de la transition énergétique, en étant ici mobilisé comme brique essentielle à sa mise en œuvre stratégique. La 19e classe caractérise la structuration des systèmes énergétiques comme intégrant des composantes du champ numérique, participant ainsi à un fonctionnement systémique en partie tributaire d’informations numériquement produites et/ou traitées. Enfin, le logiciel formule une dernière catégorie thématique nommée compteurs communicants, entendus en tant qu’artefacts numériques (Rabardel, 1995) marquant la jonction entre enjeux techniques, sociaux et politiques.
24Le champ numérique revêt donc un rôle-clé tant dans sa propension à opérationnaliser la stratégie portée par le SDE que dans sa figuration sous forme de symbole technique de la transition.
25Cet axe mobilise les discours numériques dans leurs promesses de permettre l’amélioration de l’existant, la rationalisation et l’adaptation des systèmes techniques. Dans ce cadre, les outils numériques sont mobilisés dans les discours comme vecteurs, socles de la construction d’un système sociotechnique moderne et capable de répondre aux enjeux énergétiques contemporains.
26Nous avons ici classé les verbatims en trois sous-catégories : modernisation des systèmes grâce à la technologie (9 occurrences), intelligence des réseaux (7 occurrences) et outils de pilotage (6 occurrences).
27Ces résultats rendent compte d’une concentration du discours autour des infrastructures de réseaux qui, par leur association avec les dispositifs numériques, deviennent intelligentes. Les réseaux énergétiques sont ainsi des actants (Akrich, Callon et Latour, 2006) pesant sur la réussite d’une gestion optimisée de l’énergie. Dans le même temps, et paradoxalement, le numérique, autant qu’il promet l’autonomie des réseaux d’énergies, participe à leur objectification pour un pilotage facilité.
28Certaines occurrences sont classées dans cette catégorie sans que leur lien avec le champ lexical soit clairement identifiable. Elles sont intégrées au discours sur le mode de l’implicite et on en tire des informations n’étant pas clairement énoncées (Maingueneau, 1990).
29Le projet Lyon Smart community11 s’ancre pleinement dans le champ social du numérique : « Ces expérimentations se sont appuyées sur les nouvelles technologies numériques, avec la volonté d’être exemplaire en termes d’efficience énergétique et d’environnement. »12.
30Il en va de même pour l’expérimentation Smarter together13 qui, sur son site institutionnel, promet des réductions des consommations énergétiques en mobilisant la technologie, symboliquement représentée par un pictogramme d’ordinateur14. Le numérique ainsi introduit dans le discours sur le mode de l’implicite prend une place d’évidence, de vérité difficilement critiquable (Lombardi Vallauri, 2018) en tant que levier d’accélération et d’efficacité pour la transition énergétique.
31Les occurrences sémantiques classées au sein de cet axe révèlent une mobilisation dans le SDE du champ numérique comme système permettant de produire de la connaissance.
32En triant les énoncés participant à cette piste analytique, on note que la production de connaissances à partir d’artefacts numériques s’appuie notamment sur des dispositifs de collectes d’informations – ici des compteurs communicants (11 occurrences).
33Se donne à voir un enjeu de mise en représentation d’informations qui deviennent connaissances à partir de leur visibilisation grâce à des actes relevant du champ numérique. Cet enjeu est ici synthétisé par la modélisation de données pour permettre le diagnostic servant de base de travail pour la conception du SDE (9 occurrences) ou pour structurer la mise en œuvre de la stratégie portée par le document (9 occurrences).
34Ici, un lien est donc tissé, en discours, entre artefacts numériques et production par collecte ou représentation de connaissances exploitables pour la transition énergétique, voire indispensable à sa planification stratégique. Le champ numérique sert ainsi une forme de rationalisation de la démarche.
35Cet axe participe à la spécification du précédent et regroupe les occurrences structurées autour de la notion de donnée numérique. Cette dernière se présente sous différents termes – data, donnée numérique, open data – et est utilisée dans différents contextes : plateformes, obligations légales, protection, exploitation.
36Dès lors ont été regroupés les verbatims collectés manuellement en deux sous-groupes : la gouvernance des données (6 occurrences) et les données comme opportunités (7 occurrences).
37Ce premier classement manuel a été complété par une analyse lexicométrique grâce au logiciel IRaMu TeQ du terme exact donnée sans adjectif qualificatif : ce dernier est présent 210 fois dans le SDE. Nous reviendrons plus loin sur son importance.
38Ce quatrième axe analytique désigne les énoncés participant à la construction de différentes modalités relationnelles entre la métropole et ses administrés en s’appuyant notamment sur le champ social numérique.
39Il regroupe des énoncés visant l’accompagnement pour la mise en œuvre de la transition énergétique dans le territoire (16 occurrences), la sensibilisation et la diffusion d’informations (8 occurrences) ou encore la mobilisation des acteurs locaux et des administrés (15 occurrences).
40À ces quatre classifications, il semble important de souligner la mobilisation de la Direction de l’innovation numérique et des systèmes d’information comme acteurs assurant la mise en œuvre de plusieurs actions portées par le schéma, dévoilant ainsi une approche organisationnelle de la convergence numérique/énergie.
41Dans les trois premières grandes catégories de résultats, on note que le numérique est mobilisé dans son expression relative au progrès technologique et devient support, sinon condition d’une nouvelle organisation sociale qui serait en mesure de répondre aux enjeux actuels liés à la crise environnementale. C’est ici l’imaginaire de la techno-utopie qui est convoqué, dans sa promesse de révolutionner les organisations sociales et d’apporter progrès et prospérité (Musso, 2008). Mobiliser les technologies numériques comme pierre angulaire du déploiement d’une stratégie de transition énergétique, c’est aussi adhérer à une approche solutionniste de la technologie (Morozov, 2014). Cette vision porte en son sein la promesse que la technologie apportera les réponses aux problématiques actuelles et que la dématérialisation propre au numérique est nécessairement la voie à suivre pour sortir d’une économie fondée sur les énergies fossiles – à condition d’accepter l’illusion portée par ce discours qui conserve en angle mort les aspects matériels et énergétiques pourtant essentiels au fonctionnement des outils numériques (Jarrige, 2015).
42Plus encore, nous l’avons vu, les technologies numériques sont intégrées au SDE dans une logique d’optimisation des systèmes énergétiques. La transition énergétique s’ancre dès lors comme le résultat d’une performativité atteinte notamment grâce aux artefacts numériques. S’ouvre ici la question de la place sociale de la technique : « Selon Zuboff (1988), les TIC sont utilisées pour substituer à l’agentivité humaine des processus automatiques afin d’accélérer la réalisation de tâches » (Bouchereau et Roxin, 2021).
43La spécificité technologique du numérique est ainsi révélée : plus que le progrès, c’est une augmentation de l’agentivité humaine qui est ici avancée. À cette promesse s’ajoute le risque d’une artefactualisation grandissante des perceptions de la réalité (Deléage, 2014), un paradoxe dans un contexte de recherche de solutions pour répondre à la crise climatique – présentée, on le rappelle, comme contexte général de la raison d’être du Schéma directeur des énergies.
- 15 Schéma directeur des énergies de la métropole de Lyon, 218 p.
44Une grande partie des verbatims collectés et analysés révèle la technologisation (Mœglin, 1994) de cette politique publique et participe à en orienter la portée symbolique. Ce phénomène est embarqué par la surreprésentation, dans le texte, de l’occurrence données (210 fois), mais aussi à son mode d’intégration éditoriale. Dans l’organisation hiérarchique du contenu du SDE, les données font l’objet d’un axe stratégique et se voient dédier deux pages complètes détaillant leurs modes d’intégration dans la politique énergétique de la métropole. Si cette occurrence n’est pas toujours qualifiée de numérique, les analyses lexicométriques montrent que son sens oscille entre information, matière exploitable pour la performance des systèmes et objet aux prises d’enjeux participatifs, éthiques et juridiques.
Figure 3. Classes IRaMu TeQ après analyse avec la méthode de Reinert du sous-corpus constitué à partir du terme « données »
Crédit : Chaput, 2024
45Cette voie de recours à la technologie numérique est intégrée dans le document comme entreprise de justification de la pertinence et de la justesse de la proposition métropolitaine prenant pour assise une connaissance augmentée (Carmes, 2016) acquise grâce aux données. Cette posture discursive se traduit dès la présentation des modalités de la méthodologie structurante, résumée par la collecte de données pour permettre la construction du diagnostic servant de support à toute la stratégie déployée dans le reste du document. Modélisées ensuite par l’outil Crystal City de l’entreprise Artelys, les données servent la codification du territoire métropolitain permettant de l’objectiver (Bouillon et Galibert, 2021). Le numérique est ainsi mobilisé dans le SDE en tant que mode d’écriture (Ibid.) pour proposer une auto-observation rationnelle de la société (Wilhelm, 2021). L’enjeu, ici permis par ce procédé de réécriture du territoire, est d’aboutir à une discrétisation de la complexité (Nassehi, 2019). La mobilisation de la rationalisation numérique dans son discours permet aussi à la métropole de Lyon de légitimer son action en augmentant sa maîtrise du territoire.
46Les données numériques n’ayant de valeur qu’une fois exploitées dans le cadre d’une simulation d’un comportement intelligent (Bouchereau et Roxin, 2021) sont aux prises d’un travail de médiation, fourni ici par des dispositifs de modélisation (Crystal City) ou encore de monitoring (Smart Grid). S’élèvent alors des enjeux relatifs à la construction et à la diffusion du savoir énergétique territorialisé, en tant que connaissance socialement reconnue (Jeanneret, 2000). Enjeux partiellement introduits par la notion d’open data qui participe à faire de la question de l’exploitation des données un sujet technopolitique (Carmes, 2016) et éthique ; la logique du libre en régime numérique faisant se rejoindre, selon Cardon (2010), ethos libertaire et libéralisme dans une entente opportuniste.
47L’ouverture des données par les pouvoirs publics s’ancre dans un mouvement de redéfinition des relations entre citoyens et pouvoir (Jeanneret, 2019) s’appuyant à la fois sur une transparence administrative et sur une intégration des citoyens dans la conception de politiques publiques performantes, et ce, par le partage seul de données (Millerand et al., 2023).
48Aussi, la dimension participative est renforcée par une forte prégnance du terme plateforme, ne désignant pas toujours des objets intégrés dans l’environnement numérique, mais participant, dans le SDE, à la propulsion du mythe collaboratif embarqué par le numérique. En effet, la plateforme (numérique) est notamment caractérisée par son rôle d’intermédiation permettant une délégation des activités et « est conçue pour constamment susciter des actions de ses utilisateurs et les intégrer aux processus de production et de valorisation » (Bullich, 2021).
49Dans le SDE, le mythe collaboratif niché dans l’objet plateforme est amené par l’importance de la plateforme Écoréno’v qui n’a du nom que son rôle d’intermédiation entre acteurs du bâtiment, conseillers métropolitains et citoyens. Au-delà de ce mythe embarqué sémantiquement, l’usage du terme propose le déploiement d’un processus de plateformisation dans la diffusion du dispositif public, soit d’une reprise de la logique organisatrice des plateformes Web (Bullich, 2021).
50Ce mouvement de plateformisation emporte d’autres enjeux au regard du paradigme de la communication engageante (Bernard, 2006), démarche proposant de faire précéder l’exposition d’un individu à un message persuasif par l’achèvement d’un acte préparatoire (Girandola et Joule, 2012). On propose donc que la métropole de Lyon s’ancre dans une volonté d’implication des citoyens dans sa politique de transition énergétique, en les invitant à exercer des primoactions sur ces plateformes : le discours dépasse de fait la promotion de la politique publique.
51Cet article s’est attaché à rendre compte des modalités d’incorporation du champ lexical du numérique dans le SDE de la métropole de Lyon.
52Notre étude révèle que plusieurs mythes du numérique sont mobilisés dans ce document. Les mythes du numérique structurent ainsi la signifiance de la transition énergétique dans une logique performative : ils s’inscrivent dans une intention discursive visant à faire agir. On remarque que cette tendance se cristallise autour d’une forte présence des occurrences données et plateforme. La première hypothèse de cet article est ainsi confirmée : dans le SDE, le champ numérique est bien mis au service de la possibilité pour les acteurs et citoyens du territoire d’agir pour la transition, par le partage de données par exemple. De surcroît, la forte présence de ces deux termes nous permet aussi de répondre à notre seconde hypothèse : ici, c’est le mythe collaboratif, attaché au champ numérique, qui est appelé dans le discours. La métropole de Lyon articule donc la nécessaire mobilisation des acteurs et citoyens non pas uniquement sur la mise à disposition d’outils numériques pour permettre participation et collaboration, mais aussi sur les mythes embarqués par le champ numérique à ce sujet.
53Le texte convoque aussi l’imaginaire rationaliste corollaire au mythe du progrès, lié au champ numérique. L’agentivité de la métropole de Lyon quant à sa capacité à mettre en œuvre la transition énergétique est alors renforcée et des prises non pas discursives au sens de Jeanneret (2008), mais techniques, émergent pour optimiser les systèmes. Cette mobilisation du mythe du progrès oriente l’imaginaire social de la transition énergétique en y incorporant une exigence d’efficacité et de performance.
54Aussi, l’enjeu principal que nos travaux permettent de révéler est l’ancrage de l’imaginaire social de la transition énergétique, tel que construit par le SDE, dans une approche certes collaborative, mais aussi techniciste et solutionniste, comme considération de la technologie en tant qu’alliée principale pour résoudre les crises contemporaines (Haëntjens, 2023, p. 43). L’approche de la transition énergétique y étant construite prend surtout racine dans le volet efficacité des systèmes – pour reprendre le triptyque sobriété, efficacité, énergies renouvelables, de l’association négaWatt. Dès lors, ce qui semble intéressant à questionner, ce sont les représentations dans le cadre du changement social des pouvoirs publics, en particulier au sujet des résistances au changement et de la disposition des acteurs et citoyens à accepter la sobriété. Une question à articuler avec des enjeux politiques, d’image des exécutifs et de capacité à se faire réélire.
55Cette étude présente certaines limites et mériterait d’être complétée. Elle s’est en effet concentrée sur le seul axe sémantique du numérique, constitutif de l’imaginaire de la transition énergétique fabriqué par la métropole de Lyon. Pour en capter l’essence sémantique, il apparaît indispensable de poursuivre l’étude en testant d’autres champs sociaux. Si l’on reprend les premiers résultats WordStat, le terme de territoire, par exemple, est présent 554 fois dans le texte et celui de réseau 466, mais nous n’avons pas pris en compte ce dernier puisque faisant référence aux réseaux d’énergies. S’étend ici la possibilité d’interroger la transition énergétique dans une perspective territoriale ouvrant des questionnements quant à la construction de l’image et à l’animation d’un territoire en transition.
56Enfin, il serait pertinent de compléter l’étude par une perspective comparative avec d’autres schémas directeurs des énergies afin d’évaluer la possibilité que ces mythes numériques s’érigent en normes sémantiques dans la construction discursive institutionnalisée de l’imaginaire social de la transition énergétique.