1Depuis début 2020, la pandémie du Covid-19 engendre d’innombrables victimes et des bouleversements inédits à l’échelle globale, dont un grand nombre de restrictions aux mobilités, notamment internationales. Selon les médias et les secteurs touristiques concernés, la pandémie est considérée comme une crise ponctuelle ou comme une catastrophe structurelle. Pour d’autres, c’est l’occasion d’une « refondation », ouvrant sur une possible « révolution » touristique. Il s’agit alors de se demander pour qui, au sujet de quoi et en quels lieux il est question de crise, de catastrophe, de renaissance ou de résistance. Consacré aux relations entre la pandémie et le tourisme, défini, selon les articles, comme industrie, comme pratique culturelle et/ou comme imaginaire collectif, ce numéro s’organise autour d’une double question : qu’est-ce que la pandémie fait au tourisme ? Qu’est-ce que le tourisme fait avec la pandémie ?
2Catastrophe, crise et dépendance ? Devant l’ampleur de la pandémie, de nombreuses frontières sont fermées en 2020. L’Organisation mondiale du tourisme (OMT) annonce ainsi, pour 2020, une diminution brutale des arrivées internationales : -70 % à l’échelle mondiale et jusqu’à -90 % dans certains pays. Ces restrictions sont présentées comme catastrophiques pour l’industrie du tourisme. La mesure des effets de la pandémie sur le tourisme reste toutefois inféodée aux indicateurs mobilisés : le transport international et l’hébergement marchand. Alors : qu’est-ce qu’une catastrophe ? Elle peut être définie comme l’irruption soudaine d’un changement néfaste : catastrophe naturelle, attentat, apparition et diffusion d’un virus. Percevoir un événement comme une catastrophe n’implique pas de la vivre comme telle (Revet, 2007). La catastrophe est à distinguer de la crise (Glaesser, 2016). Cette dernière s’inscrit dans une temporalité plus longue et peut être révélée, plus que provoquée, par une catastrophe. Selon les points de vue portés sur le phénomène touristique, la pandémie entendue comme catastrophe peut être perçue comme le déclencheur d’une crise touristique, ou comme le révélateur du fait que le tourisme est une crise – de la modernité notamment.
3La plupart des acteurs de l’économie touristique ne présentent pas la pandémie comme une catastrophe mais comme une crise temporaire, à surmonter afin de revenir, au plus vite, à la situation antérieure. C’est le cas également de certains touristes, pressés de reprendre le rythme de leurs vacances internationales. Le discours de la crise s’inscrit alors dans le fil conjoncturel des événements qui, depuis un siècle, interrompent ou ralentissent le tourisme international. Certains événements récents ont été analysés comme de telles perturbations temporaires. C’est le cas d’autres pandémies, comme le SRAS en Asie en 2003 ; de catastrophes naturelles, comme le tsunami du Sud-Est asiatique en 2004 ; des attentats terroristes en Égypte au Louxor en 1997, à New-York en 2001, en France en 2015 ; ou encore de révoltes sociales perçues comme des risques pour l’ordre touristique, à l’exemple des révolutions arabes à partir de 2010 ou du mouvement français des Gilets jaunes. Dans leur article « Tourisme et crises sanitaires mondiales dans l’Histoire », Yves-Marie Evanno et Johan Vincent se penchent sur une temporalité plus longue et retracent l’histoire oubliée de plusieurs crises sanitaires et de leur gestion. Face aux risques sanitaires, la question du xixe siècle est celle de la « respectabilité » (ou de l’insalubrité) des territoires. Elle laisse place, au début du xxe siècle, à celle de la santé (ou de la maladie) des touristes, possibles vecteurs de contamination. En 2020, c’est dans cette lignée que s’inscrivent à la fois les politiques internationales de fermeture des frontières et les manifestations très locales d’hostilité aux touristes ou aux résidents secondaires, en bref : aux étrangers du territoire. Ces marques d’hostilité contre les touristes n’ont pourtant pas cours partout, comme le révèle Anne Doquet dans son article « Tourisme et “coronisation” au Mali : des visiteurs à l’abri des rumeurs ». En effet, si la pandémie a fait chuter l’économie touristique au niveau mondial, elle a plus faiblement touché le tourisme au Mali, où le secteur s’est effondré, dans un contexte de crise et de guerre, bien avant l’arrivée de la pandémie. Mais, là où le tourisme et le coronavirus se sont en réalité peu croisés, ils se rejoignent dans le prolongement des griefs envers l’ancienne puissance coloniale qu’ils ont occasionnés. Au Mali, les accusations de néocolonialisme, ailleurs portées sur le tourisme, désignent la France tout autant pour ses interventions militaires que pour sa lutte contre la pandémie. Dans ces discours dénonciateurs, le tourisme est présenté comme la victime du système néocolonial qui l’a engendré.
4Qu’il s’agisse du SRAS, de la crise malienne ou du cordon sanitaire mis en place en 1834 par le comté de Nice, ces précédents sont circonscrits dans le temps et/ou dans l’espace, sans répercussions notables sur les mobilités mondiales. Or, avec la pandémie de coronavirus, l’ensemble de l’humanité est affecté, du moins pour ce qui concerne sa relation au monde. Une multitude d’images de villes ou de sites désertés des humains circule, transformant les espaces touristiques les plus familiers en d’étranges paysages postapocalyptiques, post-catastrophe donc. Mais ces images racontent aussi une autre vie qui reprend, et donc une alternative possible. C’est ce que nous montre Prosper Wanner dans son article « Observation d’une Venise confinée ». Parmi les premières villes d’Europe confinées, Venise vit en 2020 un moment unique de « hors tourisme ». Des lieux, des personnes et des récits (re)deviennent visibles : la nature, les mendicanti (mendiants), les pendolari (navetteurs) et l’espace public. Les effets du surtourisme ayant disparu, ce hors-tourisme va rendre manifeste certains des enjeux de la forte dépendance de Venise au tourisme, jusque-là peu discutée : le marché foncier, les discriminations tarifaires, l’intermédiation touristique. Prosper Wanner interroge cette dépendance au tourisme à partir de la notion ambivalente de pharmakon, empruntée au philosophe Bernard Stiegler (2007) : à la fois remède, poison et bouc émissaire.
5Selon Harmut Rosa, notre modernité tardive et capitaliste se caractérise par la volonté de « rendre le monde visible, atteignable, maîtrisable, utilisable » (Rosa, 2020, p. 25). Le tourisme est l’industrie de cette mise à disposition : « il symbolise, promet et exprime un rapport déterminé au monde » (op. cit., p. 97). La pandémie, ou les décisions politiques et sanitaires qu’elle occasionne, rend brusquement le monde indisponible. Cette indisponibilité rouvre la possibilité d’une relation autre au monde, voire à un autre monde. C’est ainsi que l’on peut comprendre certains appels au rejet du « retour à la normal » prépandémique, voire l’idée selon laquelle la pandémie permettrait au tourisme – entendu comme dispositif culturel – d’imaginer une révolution dans sa relation au monde. De fait, de nombreuses voix appelant à d’autres relations aux territoires, aux hôtes, aux non-humains sont simplement devenues plus audibles.
6L’article de Victor Piganiol montre comment Airbnb, multinationale déjà décriée avant la crise sanitaire mondiale, a dû revoir son fonctionnement face à une sorte d’inversion des rapports gagnants/perdants, les hôtes, les « petites mains » ou encore les acteurs de la ville reprenant le contrôle sur la firme et faisant preuve d’importantes capacités d’innovation. Cette inversion des rapports n’est pour autant pas généralisable, les conséquences de la pandémie s’avérant par endroits dramatiques pour le personnel touristique le plus exploité et le moins rémunéré, comme le montre bien le travail de Lucie Mezuret sur les serveuses racisées à New York. Mais les touristes eux-mêmes ont-ils vraiment l’intention de changer ? L’enquête menée par Frédéric Thomas auprès de touristes internationaux met en lumière une contradiction entre leur désir exprimé d’un tourisme « plus respectueux de l’homme et de la nature » et leur intention de ne pas modifier leur propension à voyager ni leurs comportements une fois les restrictions sanitaires levées.
7Pourtant, certaines formes de tourisme semblent connaître un regain d’intérêt. Souvent invisibles et peu considérés jusqu’à la pandémie, les vacances populaires, le tourisme dit « domestique » et/ou de « proximité » ont par exemple fait l’objet de nouvelles attentions médiatiques et institutionnelles. Dans leur article « Crise du tourisme et résistances des vacances », Gael Chareyron, Saskia Cousin et Sébastien Jacquot examinent ainsi le décalage entre les discours sur la « mort du voyage » et la réalité en France d’une saison estivale 2020 autant, voire plus fréquentée que les années précédentes. Ils montrent que les pratiques populaires de vacances ont résisté plus qu’elles ne se sont transformées. Dans ce contexte, la notion de valence différentielle empruntée à Françoise Héritier (2017) leur permet d’appréhender l’actuelle inversion des valeurs respectivement associées au tourisme international et au tourisme domestique. Examinant la « Reconfiguration des pratiques touristiques de haute intensité en temps de pandémie », Dominique Lapointe et Luc Renaud se penchent quant à eux sur la manière dont la région maritime de l’Est-du-Québec est devenue une destination prisée des Québécois à la recherche de destinations balnéaires. Ils révèlent que la pandémie a provoqué la concrétisation de pratiques auparavant restreintes à l’imaginaire touristique tout en faisant émerger de nouvelles pratiques inattendues. Loin d’envisager les vacanciers ou les territoires comme des victimes de la situation sanitaire, ces deux textes s’intéressent à ce que les uns et les autres font malgré ou avec le contexte – ses contraintes, mais aussi les imaginaires ouverts par une certaine indisponibilité du monde touristique ordinaire. Cette nécessité d’imagination est aussi à l’œuvre dans les blogs de voyage scrutés par Eugénie Pereira Couttolenc dans son article « Être influenceur voyage et maintenir l’envie du monde en temps de pandémie ». Elle y analyse les discours de huit blogueurs populaires traitant du thème du voyage sur le web avant et pendant la pandémie. Elle montre comment ces blogueurs développent de nouvelles stratégies de captation du public, tout en maintenant dans leurs productions des signes de ce que l’auteur nomme, à la suite de Jean-Didier Urbain (2011), « l’envie du monde ». Les pratiques, les récits et les imaginaires touristiques reconfigurés, réinventés ou revalorisés dans le contexte de la pandémie nous rappellent à la nécessité de sortir du paradigme de l’impact (Doquet, 2010) et de réinventer la recherche. Fondée sur quatre expériences d’enquête en période de pandémie, la chronique scientifique « Enquêter en période pandémique ? » de Thomas Apchain, Alix Boirot, Clara Malbos et Prosper Wanner nous ouvre quelques chemins en ce sens. Si, à l’été 2021, le secteur marchand semble surtout soucieux de réoccuper les territoires et les paysages, les possibles avenirs du voyage, du dépaysement, de l’oisiveté, mais aussi de la recherche, restent multiples.