Introduction

1Pierre Bourdieu (1930-2002), sociologue français parmi les plus cités dans les travaux de sciences sociales à travers le monde, n’a jamais pris pour objet les pratiques touristiques. Si la culture (La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979), l’art (L’amour de l’art, 1966), la photographie (Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie, 1965) ou encore le sport (« Comment peut-on être sportif » dans Questions de sociologie, 1984) font partie des « loisirs » investigués au sein de ses travaux individuels et de ceux menés collectivement, les usages sociaux des mobilités touristiques n’ont pas été chez Pierre Bourdieu l’objet de recherche à proprement parler. La sociologie française s’est d’ailleurs emparée de l’objet de recherche « tourisme » de manière assez modeste à l’inverse de la géographie sociale et des sciences de gestion où mobilités et aménagement, d’une part, et enjeux économiques et managériaux, d’autre part, sont appréhendés depuis plusieurs décennies. Le nombre de thèses et de publications académiques (articles et ouvrages), l’existence de sociétés savantes et enfin le nombre de formations universitaires attestent de l’avancée de ces deux champs disciplinaires de recherche par rapport à la sociologie.

2Est-ce pour autant que la sociologie en général et la théorie du monde social développée par Pierre Bourdieu, ainsi que ses catégories conceptuelles, ne sont pas opérantes ? Bien sûr que non. L’ensemble de son cadre théorique, heuristique, permet de questionner et d’interpréter avec précision les modalités des pratiques touristiques, aussi diverses soient-elles, en tant que fait éminemment social. Le tourisme n’est toutefois pas totalement absent des travaux qui s’inscrivent dans la tradition bourdieusienne comme en témoignent, bien que peu nombreuses, les contributions parues dans Actes de la recherche en sciences sociales, la revue qu’il fonde en 1975. Quelques articles, disséminés ci et là en près d’un demi-siècle de production (dont le premier dès 1975 : « Les paysans à la plage » de Patrick Champagne) et un seul numéro dont le dossier, « Nouvelles(?) frontières du tourisme », paru en 2007 traite spécifiquement de problématiques sociales autour des phénomènes touristiques (coordonné par Bertrand Réau et Franck Poupeau) peuvent attester de la présence du « tourisme » comme objet dans la revue Actes.

3L’ambition de cette chronique consiste justement, à travers une sélection de publications (voir les références bibliographiques) – donc non exhaustive –, à mobiliser quelques concepts développés par Pierre Bourdieu pour analyser les faits touristiques et proposer des pistes de réflexion à l’aune des transformations sociales qui caractérisent ce secteur dans une perspective contemporaine. Des prolongements et nuances conceptuels sont ensuite proposés, puis des ouvertures sur la réception internationale de l’œuvre et l’utilité « sociale et politique » de la théorie sont présentées en fin de chronique.

Goûts, habitus, hiérarchies

4Les mauvaises lectures des travaux de Pierre Bourdieu, teintées de mauvaise foi et souvent très parcellaires, y voient un déterminisme implacable entre l’origine sociale et les pratiques ou les opinions : les agents sociaux issus de telle ou telle classe sociale ou groupe social auraient mécaniquement tel ou tel goût conditionné en matière de tourisme. C’est ne pas comprendre l’idée selon laquelle la sociologie caractérise les lois sociales dans une perspective tendancielle : il existe, en effet, des régularités statistiques historiquement et géographiquement situées qui démontrent des manières d’être touriste en fonction de variables classiquement convoquées en sciences sociales (âge, sexe, niveau de diplôme, profession, origine sociale, lieu de résidence, etc.). Il en va ainsi de la réussite scolaire, des goûts sportifs, des appétences littéraires ou cinématographiques et également des propensions à pratiquer le tourisme. Les régularités ainsi analysées dans La Distinction, paru en 1979, constituent en quelque sorte une photographie de l’espace social, des consommations et des styles de vie en France à l’époque du recueil de données empiriques, c’est-à-dire dans la décennie des années 1970. Un demi-siècle plus tard, il va de soi que les contextes socioéconomiques et culturels ont été largement transformés et, qu’en conséquence, les régularités observées en 1979 ne sont plus entièrement valables.

5Mais le cadre théorique reste, lui, opérant. Jean-Louis Fabiani (2013) considère par exemple que l’ouvrage La Distinction est l’un des rares en sociologie à survivre au vieillissement des données empiriques tant l’ambition théorique est généraliste. L’objectivation sociologique exposée dans La Distinction vise à déterminer les positions sociales des individus dans l’espace social, caractérisées par les volumes et structures de capitaux qui les caractérisent, puis leurs pratiques, leurs attitudes et leurs goûts, tout en exposant la relation d’homologie qui les associe. Les « choix » des agents sociaux s’expriment ainsi à l’aune des contextes historiques collectifs (par exemple la société française en 1970) et des trajectoires individuelles (socialisations), elles-mêmes encastrées dans des structures sociales. Autrement dit, un « agent » est pour Pierre Bourdieu l’instance individuelle où s’expriment les pratiques et les actions individuelles, conscientes et inconscientes, selon des dispositions subjectives socialement acquises qui sont elles-mêmes le produit d’une histoire spécifique vécue par cet agent au sein des contraintes objectives de l’espace social.

6Les conditions économiques et sociales d’existence sont au principe de la formation des goûts en tant qu’opérateur de distinction. Elles jouent donc un rôle essentiel dans l’apparition des jugements de goût et de dégoût, puis des luttes entre classes sociales et fractions de classe pour la définition légitime de ce qu’est « de bon goût », par exemple faire du tourisme culturel et « voyager intelligemment » en visitant les capitales européennes plutôt que de « bronzer idiot » selon la formule consacrée. Cette « théorie du système social », à l’appui des concepts tels l’habitus et les différentes espèces de capitaux (économique, culturel, social et symbolique), peut ainsi être appliquée à des contextes et des pratiques variés, telles les consommations de type touristique. L’esthétique touristique, tel un site patrimonial remarquable, une architecture traditionnelle d’intérêt, une belle plage, un hôtel luxueux, etc. sont autant d’appréciations et de jugements de goût socialement situés.

7Ainsi, pour exemple, entendues comme des biens de consommation, les destinations touristiques balnéaires ou de montagne sont toutes le produit d’une histoire sociale définie par les aménagements, les populations successives qui les fréquentent, le travail politique des autorités locales visant à construire telle ou telle « image », etc. Il en résulte, dans nos systèmes de classement, des hiérarchies symboliques ; les destinations touristiques sont classées et hiérarchisées les unes par rapport aux autres : station balnéaire populaire et standard vs station balnéaire huppée et distinguée, station familiale vs station « à la mode », station internationale vs station au recrutement local, etc. Ces classements, adossés à « l’espace des styles de vie » (Bourdieu, 1979), sont également classants et hiérarchisants dans le sens où le fait d’exprimer un jugement (« cette station balnéaire est trop familiale ») a pour effet, en retour, de se classer soi-même :

Pour qu’il y ait des goûts, il faut qu’il y ait des biens classés, de « bon » ou de « mauvais » goûts, « distingués » ou « vulgaires », classés et du même coup classant, hiérarchisés et hiérarchisant, et des gens dotés de principes de classement, de goûts, leur permettant de repérer parmi ces biens ceux qui leur conviennent, ceux qui sont « à leur goût ». (Bourdieu, 1984)

8Partant, si parmi l’ensemble des prestations touristiques à l’adresse d’une clientèle aussi diverse soit-elle, il y en a potentiellement « pour tous les goûts », les agents sociaux ne consomment justement pas de manière similaire les offres touristiques. Il s’agit, ici, d’un mécanisme fondamental, l’incorporation du social, selon lequel « les aspirations des sujets sociaux, des agents, tendent à s’ajuster aux chances objectives » (Bourdieu, 2015). En fonction des positions occupées par les agents sociaux dans l’espace social et de leurs conditions d’existence, les goûts touristiques s’ajustent de manière inconsciente aux possibilités objectivement inscrites dans ces conditions. Un peu à la manière de l’art et de la fréquentation des musées (Bourdieu et Darbel, 1966), les membres des classes sociales supérieures manifestent davantage une familiarité spontanée, sorte de « sens pratique », envers les mobilités internationales (prendre l’avion) ou les manières d’être dans les lieux touristiques élitistes, acquise par socialisations familiales ou amicales.

9Dénigrer la pratique du camping telle qu’elle est donnée à voir dans le film de cinéma éponyme a ainsi d’autant plus de chances d’être une expression typique des catégories sociales les plus élevées de l’espace social. Il en est de même de l’encombrement (Boltanski, 1976) des plages bondées et des centres de vacances caractéristiques du « tourisme de masse » : le tourisme, à l’égal de la culture, est aussi le lieu d’expression des jugements de classe. Être touriste, c’est donc s’engager dans des modalités de pratiques diversifiées, plus ou moins singulières.

« Choix du nécessaire » et profits de distinction

11Le tourisme conduit également parfois à des phénomènes sociaux de coprésence : un même lieu peut bien sûr être fréquenté par différentes fractions de classes sociales ou des groupes sociaux distincts dans l’espace social. Ce sont, dans ce cas, les usages sociaux touristiques qui diffèrent en tant que conséquence de prédispositions sociales elles-mêmes variées et de l’efficacité constitutive et durable des habitus. Les corps notamment, qu’ils soient à la plage, dans un lieu touristique urbanisé ou dans un site patrimonialisé par exemple, renvoient au schéma corporel plus ou moins caractéristique d’une classe sociale : il s’agit ici d’une « dimension de l’hexis corporelle dans laquelle s’exprime toute la relation au monde social », autrement dit un style de vie « fait corps » (Bourdieu, 1992). Ces usages différenciés se retrouvent ainsi imprimés de manière inconsciente dans les corps, tel un habitus corporel – « nous apprenons par corps » (Bourdieu, 1997) –, les postures et les manières d’être (avec son corps), comme l’avait finement analysé Patrick Champagne en Normandie au sujet des corps qui trahissent les « paysans à la plage » (Champagne, 1975) comparés à la classe moyenne et la petite bourgeoisie locale. Les rapports sociaux de domination s’expriment en conséquence dans les corps coprésents dans les lieux touristiques tel un continuum allant, d’un bout à l’autre de l’espace social, du sentiment de gêne et de honte sociale, d’une part, à l’assurance, la certitude et l’aisance corporelle perçues comme une évidence « naturelle », d’autre part, car le plus souvent inconsciemment acquises par familiarisation.

12Les agents sociaux issus des classes populaires ont ainsi statistiquement d’autant plus de chances de consommer une destination touristique selon le principe du

choix du nécessaire, au sens à la fois de ce qui est techniquement nécessaire […] pour être « comme il faut, sans plus » et de ce qui est imposé par une nécessité économique et sociale condamnant les gens « simples » et « modestes » à avoir des goûts « simples » et « modestes ». (Bourdieu, 1979)

13Pour Pierre Bourdieu, les agents sociaux les moins dotés en capitaux économiques et culturels (ouvriers, employés, petits commerçants, etc.) se caractérisent par le refus du « luxe » au profit de choix somme toute « réalistes » fondés sur le « renoncement à des profits symboliques » (op. cit.). Les pratiques touristiques sont en effet socialement distinctives en ce sens qu’elles peuvent potentiellement, selon les configurations et les interactions sociales, procurer une forme de profits symboliques à qui fréquente un lieu rare et original dans l’espace des possibles des destinations touristiques. Produit de l’éducation et étroitement liées à la possession de capitaux économiques et culturels, les modalités de consommation touristique des agents sociaux témoignent donc d’inégalités sociales puis de rapports sociaux de domination symbolique.

14Maintenir les systèmes de classement en matière de pratiques touristiques constitue, pour les classes sociales dominantes, un enjeu décisif en contribuant à conserver des distances sociales (et aussi spatiales) entre un tourisme cultivé, exotique et lointain, d’une part, et un tourisme « de masse », encombré et de proximité, d’autre part. Les noms de destinations « huppées » suffisent d’ailleurs, tels des actes de reconnaissance au pouvoir séparateur, à maintenir une distance symbolique et spatiale entre classes sociales (La Baule, Arcachon, Biarritz, Les Portes-en-Ré, Dinard, Deauville, Saint-Tropez, Juan-les-Pins, Saint-Jean-Cap-Ferrat pour ne citer que quelques cas). Il en résulte potentiellement chez les membres des classes populaires un sentiment diffus de ne pas « être à sa place », caractéristique du processus social de violence symbolique. Si le tourisme procure possiblement des profits de distinction, il ne faut pas y voir systématiquement une volonté explicite de se distinguer de la part des agents sociaux fortement dotés en ressources économiques et culturelles. Au cœur du jeu social, la distinction est un processus d’interaction sociale qui consiste à apparaître distingué (aux yeux des agents sociaux des classes populaires) sans chercher délibérément à l’être. Ne voir que de l’intentionnalité dans la distinction est une lecture erronée de la sociologie de Pierre Bourdieu :

La distinction, c’est le fait d’être différent, c’est ce qui est produit quand quelque chose de différent est perçu par quelqu’un qui le reconnaît comme bien ou comme différence valorisée. (Bourdieu, 2016)

15Les effets quasi magiques des pratiques touristiques distinctives (faire un « tour du monde », avoir visiter Palmyre ou la Jordanie, connaître l’île de Hainan, séjourner dans un « palace », etc.) renforcent le capital symbolique incorporé, en ce sens que ce dernier procure potentiellement des effets d’autorité et donc de domination (symbolique). Il est toutefois possible d’apporter des nuances s’agissant des consommations touristiques au sein même des fractions de la classe socialement dominante – dont les volumes et structures de capitaux diffèrent : le style de vie « intellectuel », « ascétique » des professeurs s’oppose par exemple au style de vie « bourgeois » des patrons d’entreprise, davantage hédonistes.

16En conséquence, les pratiques touristiques les plus socialement distinctives fonctionnement métaphoriquement comme un musée,

lieu sacré qui fonctionne un peu à la manière d’une église […] C’est peut-être l’église des Temps Modernes pour certaines classes sociales dans nos sociétés : on va se sacraliser par le fait de fréquenter des choses sacrées […] en laissant à la porte le profane, en se distinguant du profane. (Bourdieu, 1973)

17Sur un mode similaire aux lieux de culture légitime, une destination rare et hautement symbolique sacre et consacre celui ou celle qui la fréquente : si le culte des destinations exotiques remplit une fonction pour les catégories sociales les plus élevées (au-delà du repos, de la visite, etc.), c’est la fonction de distinction.

Une théorie en mouvement : la pluralité socialisatrice de l’homo touristucus

18La sociologie de Pierre Bourdieu, si elle a fait école en France, s’expose aussi – et c’est là une des propriétés normales de la science – à la critique et à la remise en cause de modèles jugés par trop déterministes. Peut-être faut-il contextualiser l’état des sciences sociales en France dans les années 1960 et 1970 pour considérer le fait que Pierre Bourdieu accorde aux structures un poids prépondérant dans l’interprétation des pratiques et des représentations des agents sociaux. À rebours d’une explication individualiste reposant sur la motivation comme unique déterminant, les jugements sont néanmoins le reflet de la position dans l’espace social et de la trajectoire (ascendante/descendante, contextes socialisateurs, etc.). La sociologie de Pierre Bourdieu s’inscrit dans une critique radicale du mythe post-modernisme et des sociologies individualistes. Les attitudes, les pratiques et les représentations des agents sociaux dans leurs consommations touristiques sont statistiquement attachées aux conditions sociales d’existence, elles-mêmes au principe de la structuration de l’habitus :

cette notion [l’habitus] a pour mission principale de rompre avec la philosophie intellectualiste de l’action, représentée notamment par la théorie de l’homo œconomicus comme agent rationnel. (Bourdieu et Wacquant, 2014)

19Chez Bourdieu, l’habitus est un concept qui permet aussi bien de dépasser l’objectivisme reposant sur la réaction mécanique (« tous les ouvriers vont au camping ») et le subjectivisme reposant sur l’intention libre et consciente de l’« acteur » rationnel : « l’habitus est une subjectivité socialisée » (Bourdieu et Wacquant, 2014). Les touristes sont conscients de leurs goûts et centres d’intérêts (visiter un site patrimonial plutôt que fréquenter un parc d’attractions pendant ses vacances), mais leur subjectivité est le produit de multiples socialisations successives tout au long de la vie, elles-mêmes structurées en grande partie par leur origine sociale. Les structures sociales objectives sont, telle une matrice, partie intégrante de la subjectivité et des goûts des touristes.

20Prétendre gommer la portée du social dans les comportements humains relève toutefois d’une naïveté teintée de mauvaise foi (i.e. l’idéologie de l’acteur rationnel doué de libre arbitre). Comme le mentionne en outre Louis Pinto,

Ce cadre théorique n’est pas aussi rigide que certains ont pu le dire. Aucune des notions, en particulier celles d’habitus et de champ, n’impose une conception close, monolithique et déterministe. (Pinto, 2013)

21L’habitus, en tant que schèmes inconscients et préexistants aux individus tel un système de dispositions durables et transposables, et vecteur d’une unité (de classe sociale), constitue un point de cristallisation des critiques adressées à la théorie de Pierre Bourdieu. C’est justement la vision unificatrice et génératrice qui est questionnée, notamment à l’aune des travaux de Bernard Lahire à la fin des années 1990 qui, loin de remettre en cause le principe de dispositions sociales, nuance la supposée unité de l’habitus. Les socialisations individuelles, si elles prennent corps dans un environnement social donné (la famille), sont multiples et, avec l’avancée en âge et la multiplication des sphères socialisatrices (école, université, associations, travail, relations conjugales et amicales, etc.), se diversifient au sein d’assemblages composites. Les notions d’habitus « clivé » ou « déchiré » font d’ailleurs partie du vocabulaire proposé par Pierre Bourdieu. Concernant les pratiques touristiques, l’interprétation des pratiques et des représentations des agents sociaux confirme la multiplicité des usages et des habitudes de pensée.

22Ainsi, le passé incorporé, c’est-à-dire tous les modes de pensée et les possibilités concrètes d’actions touristiques déjà vécues que les individus importent dans les scènes d’actions touristiques, se caractérise par des sources socialisatrices différenciées, auxquelles sont confrontés inconsciemment les touristes dès leurs premières pratiques touristiques (Guibert, 2016). Adossés aux conditions sociales d’existence, ces multiples processus d’expériences socialisatrices (les vacances familiales pendant l’enfance, les colonies à l’adolescence, les séjours entre amis, en couple ou en famille à l’âge adulte, etc.) contribuent à façonner des dispositions qui, elles-mêmes, structurent les goûts en matière de tourisme comme le choix d’une destination et son corollaire en termes d’altérité, les modalités d’hébergement et de transport, les types de pratiques touristiques (culturelles et/ou de repos et/ou sportives, etc.). Ces dispositions socialement constituées, acquises tout au long de la « carrière » individuelle de touriste, fonctionnent telles des capacités potentiellement mobilisables en fonction des configurations et des contextes mêmes des pratiques touristiques. Un individu socialisé dès son plus jeune âge, au sein de la sphère familiale, à la visite à la fois régulière et variée de pays étrangers – et nécessitant par exemple des moyens de transport peu ordinaires comme l’avion – aura plus de chances (au sens de probabilité) d’avoir acquis des compétences mobilitaires qu’un autre n’ayant pu cumuler de telles expériences. Les diverses et multiples socialisations à la mobilité augmentent en quelque sorte « l’espace des possibles » des modalités de pratique touristique, sans que cela n’implique automatiquement une reproduction sociale des pratiques qui ont eu lieu durant l’enfance. Il n’y a pas d’effet mécanique selon lequel plus un individu a voyagé touristiquement de manière répétée, plus il aura tendance à partir loin, souvent, dans une recherche affirmée d’altérité culturelle, etc. Produits de l’expérience sociale, de substantielles dispositions aux pratiques touristiques ne sont finalement que des capacités disponibles (et mobilisées de manière variable) ayant pour conséquence – et uniquement cela – d’élargir et de structurer l’espace des possibles des goûts et des modalités de pratique touristique. Processus cumulatif et générateur, les pratiques touristiques nouvelles alimentent, à leur tour, les dispositions et les représentations suivant le principe selon lequel « les aspirations des sujets sociaux s’ajustent aux chances objectives » (Bourdieu, 2015).

23Il y a donc à la fois dans la sociologie de Pierre Bourdieu des habitus individuels et des habitus collectifs de classe qui sont au principe des conceptions personnelles des manières de consommer les biens touristiques. L’ensemble des sources d’influence socialisatrices, variées selon les agents sociaux et diachroniques, augmentent « les chances objectives » (Bourdieu, 1992) de pratiquer le tourisme, autrement dit, d’un point de vue dispositionnel, d’être un touriste « pluriel » au sens de Bernard Lahire (1998, 2012). À la manière des consommations culturelles, les alternances entre le légitime et le vulgaire, entre le singulier et le populaire, le lointain et le proche, etc. sont donc au fondement de la plupart des pratiques touristiques. Un touriste a d’autant plus de chances d’être « pluriel » qu’il a été confronté à des contextes socialisateurs hétérogènes (contradictoires ou non), plus ou moins précoces, plus ou moins durables (Guibert, 2016). Ainsi, les touristes sont potentiellement « pluriels » en ce sens que la dignité culturelle et symbolique des touristes fréquentant les musées d’art contemporain dans certaines capitales européennes ne les empêche pas, la période estivale venue, de s’adonner à des pratiques de plage pour le moins ordinaires.

Les réceptions de la sociologie de Pierre Bourdieu à l’international

24Malgré son caractère centré sur des objets de recherche investigués quasi exclusivement à l’échelle de la France (mis à part l’Algérie à la fin des années 1950), la sociologie de Pierre Bourdieu dépasse assez largement les frontières nationales. Ce constat témoigne, malgré des critiques désignant un caractère trop ethnocentré, de la validité universelle de ses travaux en tant que programme de recherche « délocalisable » à d’autres configurations historiques et socioculturelles. Il est notable toutefois de remarquer que cette question ne se pose pas – ou moins – pour les travaux anglosaxons (par exemple, la sociologie de la déviance d’Erving Goffman qui traite pourtant de groupes sociaux spécifiques investigués à Chicago dans les années 1960). Près de 350 ouvrages, traduits en 34 langues, réalisés à partir des travaux de Pierre Bourdieu étaient ainsi décomptés à la fin des années 2010. Les bases de données internationales (par exemple Web of Sciences) le positionnent devant des sociologues de renommée internationale comme Anthony Giddens ou Erving Goffman (Sapiro, 2012). Les traductions de ses publications à travers le monde ont été croissantes à partir des années 1960, avec une nette accélération à partir des années 1990 à la faveur de sa visibilité médiatique grandissante dans le monde académique et en dehors de celui-ci. Les délais de traduction entre l’année de publication des œuvres francophones et l’année de parution des ouvrages traduits se sont nettement réduits, d’une part, grâce à la notoriété de Pierre Bourdieu et grâce au changement de maison d’édition, d’autre part, les éditions du Seuil ayant un réseau de distribution plus conséquent que les Éditions de Minuit (Sapiro, 2012).

25Les différences historiques, culturelles, juridiques, etc. entre la France et d’autres pays impliquent, comme Pierre Bourdieu l’a proposé au sujet du Japon ou des pays de l’ex-bloc de l’Est (RDA notamment), de penser en termes de programme de recherche comparatif. Par exemple, concernant un éventuel transfert de modèle théorique et conceptuel en Espagne, il conviendrait d’appréhender avec sérieux les effets de l’émigration espagnole au xx^e siècle, l’organisation institutionnelle et territoriale (autonomie politique des régions, poids symbolique des langues régionales, etc.), le rapport à la monarchie, etc. comme autant de singularités du cas espagnol à l’égard de la théorie de l’espace social adossée au cas français.

Conclusion : une sociologie critique pour dévoiler les inégalités, les rapports sociaux de domination et… l’orthodoxie de la science économique dans les sciences sociales

26Au milieu des années 1990, les prises de parole très médiatiques de Pierre Bourdieu à l’égard des politiques libérales du gouvernement de l’époque l’amènent à penser la sociologie comme une arme à disposition des dominés pour prendre conscience de leur domination. Instrument de lutte politique, la sociologie est « un sport de combat » comme le rappelle le documentaire au titre éponyme de Pierre Carles (2001) consacré au sociologue. Si cette conception gagne une audience certaine, elle n’est toutefois pas nouvelle, comme en témoigne l’ambition explicite de la revue Actes de la recherche en sciences sociales dès la « présentation » du premier numéro en 1975 :

On ne donne réellement accès à la connaissance d’objets qui sont le plus souvent investis de toutes les valeurs du sacré qu’à la condition de livrer les armes du sacrilège : sauf à croire en la force intrinsèque de l’idée vraie, on ne peut rompre le charme de la croyance qu’en opposant la violence symbolique à la violence symbolique et en mettant, quand il le faut, les armes de la polémique au service des vérités conquises par la polémique de la raison scientifique.

27Les analyses issues de La Misère du monde (1993), ouvrage à succès sur les déterminants sociaux de la souffrance, et La noblesse d’État (1989), sur les élites, constituent des cadres théoriques permettant de contester l’orthodoxie économique associée au néolibéralisme. L’intervention publique de Pierre Bourdieu le 12 décembre 1995 dénonce en particulier le « plan Juppé » du Premier ministre du même nom (réduction des prestations sociales, augmentation de la durée de cotisation pour les droits à la retraite, etc.). Elle est le moyen pour lui d’opposer la noblesse d’État au peuple et aux syndicats :

Cette opposition entre la vision à long terme de « l’élite » éclairée et les pulsions à courte vue du peuple ou de ses représentants est typique de la pensée réactionnaire de tous les temps et de tous les pays ; mais elle prend aujourd’hui une forme nouvelle, avec la noblesse d’État qui puise la conviction de sa légitimité dans le titre scolaire et dans l’autorité de la science, économique notamment : pour ces nouveaux gouvernants de droit divin, non seulement la raison et la modernité, mais aussi le mouvement, le changement, sont du côté des gouvernants, ministres, patrons ou « experts » ; la déraison et l’archaïsme, l’inertie et le conservatisme du côté du peuple, des syndicats, des intellectuels critiques.

28Cette « autorité de la science économique », critiquée – avec Bourdieu entre autres – par les sciences sociales critiques représente une menace, selon laquelle l’ordre économique exerce une domination sur les sciences sociales et certains objets de recherche, comme le tourisme. L’internationalisation des publications, des terrains de recherche et des collaborations, d’une part, et le poids de plus en plus important des productions anglosaxonnes (avec la position hégémonique de quelques revues de recherche par exemple), d’autre part, contribuent à rendre le champ scientifique extrêmement concurrentiel. L’influence des « studies », ici associées au tourisme comme objet de recherche pluridisciplinaire, tend à mettre en compétition les sciences sociales avec les sciences de gestion et l’économie (Guibert et Taunay, 2017). Mobiliser la sociologie critique des rapports sociaux permet finalement d’interroger cet objet de manière hétérodoxe dès lors que les recherches se positionnent dans l’univers concurrentiel et international des « Tourism Studies ». La genèse et l’institutionnalisation progressive de ces dernières révèlent à la fois des usages typiques de la recherche anglosaxonne (Réau, 2017) et une domination des sciences de gestion dans les décomptes bibliométriques. Convoquer le cadre théorique de Pierre Bourdieu consiste dès lors à penser l’interprétation du monde social hors des catégories sclérosantes et conventionnelles des « studies », comme lui se refusait à circonvenir la sociologie selon des spécialités aux frontières artificielles (sociologie du sport, de l’école, des loisirs, etc.) « qui sont le plus souvent au service d’intérêts corporatistes de chercheurs » (Suaud, 2014).

29La sociologie de la domination telle que l’a développée Pierre Bourdieu tout au long de sa carrière constitue, pour conclure, un outil doublement utile. Elle permet simultanément de donner des armes aux agents sociaux dominés au sein de l’espace social, d’une part et, d’autre part, à l’appui d’une rigueur épistémologique visant la rupture avec le « sens commun » (Bourdieu et al., 1968), aux chercheurs en sciences sociales dominés au sein du champ académique, que ce dernier soit national ou international…