- 1 Colloque organisé à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) sous l’égide du Cen (...)
1La question soulevée dans le cadre du présent numéro de la revue Mondes du tourisme porte sur les imaginaires et les pratiques touristiques aux États-Unis, mettant en l’occurrence l’accent sur les impacts économiques et territoriaux du tourisme dans ce pays. Ce numéro résulte de la maturation de réflexions engagées à l’occasion d’un colloque international intitulé « Imaginaires et mobilités touristiques aux États-Unis », organisé les 6 et 7 février 20201, soit, hasard heureux du calendrier, quelques semaines avant que la crise sanitaire de la Covid-19 ne bloque tout déplacement, touristique ou non, éclairant justement – non sans ironie – la question touristique d’une lumière crue. Pour partie, ce colloque a donné lieu à la publication d’un numéro de la Revue française d’études américaines intitulé « Imaginaires et pratiques touristiques aux États-Unis : enjeux identitaires et mémoriels » (Croisy et al., 2021). Complémentaire de cette publication, ce numéro de Mondes du tourisme s’inscrit dans la continuité d’une production scientifique francophone sur la question touristique aux États-Unis relativement abondante, mais dont la cohérence générale reste sans doute à préciser.
2Aux États-Unis, depuis les années 1970, et plus précisément de manière emblématique depuis 1973 et la création de la revue Annals of Tourism Research, se sont développées – à la croisée de plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales (SHS) et des sciences de gestion – des Tourism Studies scientifiquement très fécondes (Réau, 2017). Tant aux États-Unis que, plus largement, dans le monde anglo-saxon, nombre de recherches relevant de ce champ académique visent à théoriser la question touristique, souvent – mais pas uniquement – à partir du cas des États-Unis. Sans prétendre à l’exhaustivité, il est possible ici d’en souligner quelques jalons, lesquels se font l’écho des transformations conjointes du tourisme et des sociétés « occidentales » : avènement d’une classe moyenne « touristique » – la pratique du tourisme se révélant comme marqueur d’identité sociale – dans les sociétés postindustrielles (MacCannell, 1976), modélisation du cycle de vie des territoires touristiques (Tourism Area Life Cycle, TALC) (Butler, 1980), hybridation des pratiques sociales autour de l’acte touristique (Urry, 1990), essor et ancrage social d’une culture de masse du tourisme (Mackintosh, 2018). Pour autant, dès les années 1980, Mitchell (1984) soulignait l’extrême diversité de ce champ de recherche et la nécessité d’une mise en cohérence théorique. Rapporté à l’étude du tourisme aux États-Unis, cet « éclectisme scientifique » se voit confirmé par la multiplication de travaux portant sur des objets très divers, dont il est possible également de donner quelques exemples, à titre indicatif : impact du développement de l’entertainment industry sur l’attractivité touristique de New York (Fainstein et Stokes, 1998), intégration de l’activité touristique dans les stratégies de développement économique et de reconversion urbaine des métropoles (Judd et Fainstein, 1999), importance de l’activité touristique dans les transformations urbaines et la structuration du marché du travail à New York et à Los Angeles (Gladstone et Fainstein, 2001), mise en œuvre d’une réglementation dédiée à la protection des espaces naturels face au développement de la pratique du camping (Young, 2018), résilience des stations de sport d’hiver face au changement climatique (McCourt et Perkins, 2018).
3Dans ce concert, dont nous ne livrons ici que quelques notes, la recherche francophone a apporté une contribution non négligeable, abordant en effet une multitude de thèmes et d’objets ciblés, comme les interactions entre reconversion urbaine et développement des loisirs et du tourisme à partir du cas de Baltimore (Gravari-Barbas, 1998), la mise en œuvre progressive de politiques du patrimoine – associant acteurs publics et privés – susceptibles de promouvoir le tourisme (Tobelem, 2007), la politique étatsunienne singulière quant à la protection des espaces naturels et à l’encadrement de leur usage comme espaces récréatifs – politique dont les finalités utilitaristes permettent le développement de l’activité touristique (Depraz et Héritier, 2012), les effets de l’industrie du jeu sur l’attractivité touristique et les transformations urbaines à Las Vegas (Nédélec, 2017), le développement de nouvelles pratiques sociales sur les plages à Los Angeles (Devienne, 2020), ou encore la pratique de l’urbex dans les métropoles de la Rust Belt à partir de l’exemple de Détroit (Le Gallou, 2021). En parallèle de tels travaux, quelques chercheurs ont réalisé des synthèses sur la question touristique (Bailly et Dorel, 1992 ; Andreu-Boussut, 2012 ; Zaninetti, 2012). Ces synthèses – d’autant plus appréciables qu’elles sont rares – permettent de mettre en exergue les grands pôles d’attractivité touristique (Floride, Californie, grandes métropoles, espaces naturels), rappellent les particularismes du rapport des Étatsuniens à la nature, d’une part, et à leur histoire nationale, de l’autre, et soulignent la capacité des États-Unis à produire des modèles spatiaux originaux sous la forme, en quelque sorte, d’enclaves touristiques : parcs nationaux, parcs d’attraction et parcs à thème, « villes festives » dont le modèle est parfois poussé à l’extrême – sous la forme des « villes casinos ». Par définition surplombantes et trop générales, certes, ces synthèses se révèlent en revanche utiles pour articuler entre elles les multiples recherches conduites par ailleurs, contribuant ainsi à la compréhension plus générale des enjeux sociaux, culturels, identitaires, politiques, environnementaux, spatiaux ou encore économiques soulevés par la question touristique aux États-Unis.
- 2 Le territoire des États-Unis est à entendre dans un sens relativement étendu, même si tous les terr (...)
4Pour autant, encore trop peu de recherches proposent une lecture générale des dynamiques économiques et géographiques du tourisme aux États-Unis2 ; ces recherches, en particulier, tentent trop rarement de prendre en considération la manière dont les imaginaires et les pratiques touristiques influent sur de telles dynamiques. Dans cette perspective, reste pleinement posée la question de savoir s’il existe – en comparaison de l’Europe par exemple – une spécificité des imaginaires et des pratiques touristiques aux États-Unis. En d’autres termes, pourquoi nous intéresser ici à la question touristique dans le contexte étatsunien ? En quoi l’expérience touristique aux États-Unis est-elle spécifique ? Dans quelle mesure la question du tourisme y tisse-t-elle un rapport singulier, d’une part à la nature et aux grands espaces américains, d’autre part à l’objet mémoriel, notamment autour de la question de l’esclavage et de l’expérience amérindienne ? En quoi, par ailleurs, le contexte étatsunien contribue-t-il à l’émergence d’une forme originale, véritablement industrielle, de tourisme comme secteur d’activité économique ? Plus généralement, qu’est-ce que l’étude du cas étatsunien nous permet de comprendre quant aux enjeux soulevés par l’expansion économique et géographique du tourisme ? Aussi, prenant acte de cette abondante littérature et sans prétendre mettre fin à l’éclectisme mentionné plus haut, en mettant en avant la question des imaginaires et des pratiques touristiques, nous nous fixons ici pour objectif d’approfondir notre connaissance des dynamiques économiques et territoriales du tourisme aux États-Unis, au prisme d’un regard interdisciplinaire.
- 3 Soulignons tout de même que, en France, aux côtés de la géographie, la sociologie a joué un rôle pr (...)
5À la suite du travail pionnier de Knafou sur l’aménagement des stations de sport d’hiver dans les Alpes (1978) puis, à partir des années 1990, des travaux de Cazes sur la géographie du tourisme (1992) et de Dewailly et Flament sur la géographie du tourisme et des loisirs (1993), l’activité touristique a suscité en France un intérêt croissant en SHS. Aux côtés – si ce n’est dans le sillage – des géographes (Stock, 2004 ; Knafou et Équipe MIT, 2008, 2011 ; Violier, 2008 ; Lazzarotti, 2011 ; Fagnoni, 2017 ; Stock et al., 2017 ; Duhamel, 2018), dont les travaux ont joué un rôle crucial dans l’essor du tourisme comme thème de recherche en SHS, économistes (Caccomo, 2007 ; Schéou, 2009) et spécialistes en gestion (Callot, 2013), sociologues (Viard, 2006 ; Christin, 2014 ; Cousin et Réau, 2016 ; Guibert et Réau, 2020)3 et anthropologues (Urbain, 2002), juristes (Jégouzo, 2018 ; Lachièze, 2020) et historiens (Bertho-Lavenir, 1999 ; Boyer, 2005 ; Hagimont, 2022) ont en effet contribué à la compréhension des principaux enjeux – sociaux, culturels, économiques, environnementaux – soulevés par l’expansion planétaire de cette facette de plus en plus importante de la vie contemporaine. Ces multiples travaux, aux horizons disciplinaires étendus, sont marqués par la diversité des clefs de lecture du fait touristique, oscillant entre approches économicistes, aménagistes, environnementalistes ou encore, plus récemment, culturalistes et politiques (Stock et al., 2021). Dans ce panorama scientifique, la question des imaginaires touristiques n’est pas négligée, constituant même une approche originale et nécessaire puisqu’elle permet de saisir au mieux les ressorts socioculturels et les motivations profondes des pratiques touristiques (Amirou, 1995 ; Gravari-Barbas et Graburn, 2012, 2016) et, consécutivement, de mieux appréhender les raisons du développement d’un secteur économique puissant et de la mise en tourisme d’un nombre croissant de territoires.
6D’un point de vue métaculturel, sans doute est-il possible de considérer que l’imaginaire touristique est encastré dans un « ordre imaginaire » occidental moderne qui, associant romantisme et consumérisme, est propice au développement commercial des expériences touristiques (Harari, 2015)4 ; la montée en puissance récente d’une véritable « moralité touristique » dans le rapport à l’Autre amende toutefois cette sorte d’hédonisme primaire occidental (Mostafanezhad et Hannam, 2016). Plus prosaïquement, cet imaginaire touristique, aux États-Unis et ailleurs, se nourrit d’images matérielles (cartes, affiches publicitaires, magazines et revues spécialisées, reportages diffusés dans les médias traditionnels, productions cinématographiques et télévisuelles) et immatérielles (récits de voyages, discours, fantasmes et préjugés, mais aussi slogans, idiomes et logos, tels que Only in San Francisco, What Happens in Vegas Stays in Vegas, ou The Big Apple – pour New York – ou encore clichés et stéréotypes, tels que le Golden Gate Bridge à San Francisco, la tour Eiffel à Paris, ou l’incontournable balade en gondole à Venise), sans oublier de nouvelles formes dont l’avènement repose sur l’invention et le développement depuis la seconde moitié des années 1990 des médias internet. In fine, dans une démarche itérative, imaginaires touristiques et supports marketing façonnent de véritables marques territoriales – tout comme il existe des marques commerciales – qui contribuent efficacement à l’identification et au positionnement marchand des destinations touristiques (Keller, 1993 ; Marchat et Camelis, 2017).
7Situé essentiellement en amont de la pratique touristique elle-même, qui est marquée par une première mobilité dans l’espace, cet imaginaire participe pleinement à l’expérience touristique, contribuant tant à l’émergence puis au développement de destinations touristiques que, a contrario, à la mise à l’écart et au délaissement de lieux considérés comme peu intéressants, voire répulsifs, à tort ou à raison. Cet imaginaire, au demeurant jamais totalement figé et, tout au contraire, susceptible de spectaculaires revirements provoqués bien souvent par la puissance des nouveaux outils multimédias, dessine ainsi une cartographie contrastée des mobilités, des flux et des espaces mis en tourisme, lesquels alimentent en retour les aspirations au voyage, les désirs d’ailleurs, les envies de nouveaux lieux, œuvrant comme une prophétie autoréalisatrice dans un cercle (vertueux ou vicieux) potentiellement sans fin.
- 5 Si la métropole de New York constitue le premier pôle urbain en termes d’attractivité touristique i (...)
- 6 Voir, en particulier, parmi les premiers du genre : The Pike à Long Beach, opérationnel de 1902 à 1 (...)
8L’imaginaire touristique portant sur les États-Unis met en avant quelques espaces particulièrement attractifs. Cet imaginaire génère ainsi une géographie du tourisme qui fait ressortir, sur la carte des États-Unis, quatre grands types de territoires. Ce sont, tout d’abord, les grandes métropoles, comme New York5, Los Angeles, San Francisco, Washington D.C., Boston, ou encore Chicago ou la Nouvelle-Orléans. Ce sont, ensuite, les grands espaces naturels « sauvages », en particulier quelques parcs nationaux de haute réputation internationale comme le Grand Canyon, Yellowstone, Yosemite, ou le parc des Everglades. Liés à la nature également, ce sont aussi les plages, en particulier les plages tropicales de Hawaii ou de Floride, aux eaux chaudes, où se développe un nouvel imaginaire du corps lié à la pratique du sport (le surf par exemple) et au culte du teint hâlé (Coëffé, 2010). Ce sont, enfin, symboles d’un tourisme « hors-sol » – autrement dit d’un tourisme d’enclave ou, autre perception de cette forme touristique, d’un « tourisme de simulacre » (Zaninetti, 2012) – né aux États-Unis, les parcs d’attraction, anciens6 ou plus récents, souvent adossés aux stratégies sectorielles et territoriales du capital (comme les sociétés Disney, SeaWorld ou Six Flags), et autres « villes-casinos » (comme Atlantic City ou Las Vegas).
- 7 Source : National Park Service (https://www.nps.gov/).
- 8 Toutefois, ce chiffre de 2,9 millions de visiteurs en 2020 marque une décrue spectaculaire, à repla (...)
- 9 Le parc national de Yellowstone subit également une décrue de sa fréquentation (4,1 millions de vis (...)
9Néanmoins, l’évocation de ces quelques lieux révèle, en creux, que, précisément en raison de la diversité des imaginaires, la géographie des marchés touristiques est inégale et segmentée. Aussi les imaginaires touristiques contribuent-ils à la structuration des mobilités et des flux, pour générer des « pleins » et des « vides » sur la carte touristique, pleins et vides dont les caractéristiques marchandes sont distinctes. Ainsi, sous l’effet du marketing global, les touristes internationaux, plus tournés vers les espaces à fort pouvoir médiatique, ne fréquentent pas tout à fait les mêmes lieux que les touristes nationaux, à la géographie plus fine et aux temporalités plus diffuses. De même, ces derniers, nourris qu’ils sont de l’imaginaire de l’Ouest (Massip, 2018) et de la wilderness (Strigler, 2013), manifestent une inclination nette pour des pratiques touristiques et de loisirs – lointaines ou de proximité – profondément marquées par la prégnance de l’Outdoor. Ainsi, par exemple, le parc national des Great Smoky Mountains (12,1 millions de visiteurs en 2020)7, situé au cœur des Appalaches et accessible tout au long de l’année, profitant de sa localisation pour desservir le marché de l’Est du pays et ses grandes métropoles, est-il marqué par une fréquentation essentiellement nationale, tandis que certains parcs, à l’instar notamment des parcs nationaux du Grand Canyon (2,9 millions de visiteurs en 2020)8 et de Yellowstone (3,8 millions de visiteurs en 2020)9, internationalement plus réputés, bénéficient-ils a contrario d’un apport plus conséquent de visiteurs étrangers (Billard et Chevalier, 2012).
- 10 Ce à quoi il est possible d’ajouter le chiffre d’affaires des activités induites, soit 1 182 millia (...)
- 11 Selon nos calculs : 1 199 rapportés aux 19 540 milliards de dollars du PIB 2017.
- 12 Source : PopulationData.net (https://www.populationdata.net/palmares/tourisme/)
- 13 Travel exports (255 milliards) moins travel imports (196 milliards), soit 59 milliards ; source : U (...)
10En raison de l’immensité de leur territoire, mais aussi de l’idiosyncrasie de leur histoire sociale et culturelle, les États-Unis offrent une grande diversité de ressources territoriales pour stimuler les imaginaires et les pratiques touristiques : ressources naturelles (paysages, grands espaces, écosystèmes dont la flore et la faune nord-américaines singulières sont bien souvent protégées, par exemple), ressources anthropiques (grandes métropoles modernes, petites villes « fantômes » de l’Ouest américain, campagnes du Vieux Sud, patrimoine historique, monuments et lieux iconiques, produits culturels tels que musées et parcs d’attraction, par exemple). Cette offre, abondante et variée, amplement médiatisée, y compris à l’international, suscite une activité économique plus que conséquente, avérée par quelques indicateurs statistiques. Ainsi, l’activité touristique a généré en 2019 quelque 15,8 millions d’emplois aux États-Unis, dont environ 9 millions d’emplois directs (parmi lesquels environ 7,9 millions liés au tourisme national et environ 1,2 million lié au tourisme international) et 6,8 millions d’emplois indirects et induits (US Travel Association, 2020). En 2017, le chiffre d’affaires total de l’industrie touristique stricto sensu s’élève à 1 199 milliards de dollars10, soit 6,1 % du PIB11. Ce volume d’activité se répartit inégalement entre un tourisme national largement majoritaire (86 %) et un tourisme international, certes minoritaire (14 %), mais dont l’impact est multiple : emplois et chiffre d’affaires donc, mais aussi, plus difficile à mesurer, impact en termes d’image voire, probablement, de prestige et de soft power. En effet, largement relayées à l’international par divers médias comme, en particulier, le National Geographic, la majesté et le caractère grandiose, voire solennel, des grands espaces américains et des grandes métropoles contribuent vraisemblablement à renforcer la fascination et l’attraction – si ce n’est l’impression de puissance et, conséquemment, de respect dû à leur rang – que peuvent susciter les États-Unis sur l’imaginaire de nombreuses personnes à travers le monde. Au final, en 2018, avec 79,6 millions de visiteurs internationaux, les États-Unis se situaient au troisième rang mondial en termes d’attractivité touristique, derrière la France (89,4 millions), l’Espagne (82,6), la Chine (62,9) et l’Italie (58,2)12. En outre, cette attractivité génère une balance commerciale excédentaire, de l’ordre de 59 milliards de dollars en 201913.
- 14 Pour rappel : 5 millions d’habitants en 1800, 76 millions en 1900, 281 millions en 2000, 331 millio (...)
11Par ailleurs, dans un contexte marqué à la fois par la prospérité économique et par une croissance démographique considérable14, l’expansion du marché touristique est à l’origine de la création et du succès de quelques grands groupes qui s’internationalisent rapidement, que ce soit dans l’hôtellerie (Hilton, fondé en 1919 ; Marriott, fondé en 1927), dans l’industrie du divertissement (Disney, fondée en 1923) ou du transport aérien (United Airlines, fondée en 1926). En d’autres termes, dès les premières décennies du xxe siècle, le tourisme a donné naissance à un secteur industriel dont l’expansion ne cessera de se confirmer et à un global tourism system qui réunit une multitude d’acteurs engagés dans la production et la consommation de produits touristiques.
12Le tourisme aux États-Unis s’insère dans des particularismes nationaux qui impactent, du côté de la demande, les pratiques de consommation et, du côté de l’offre, l’aménagement et le développement du territoire ainsi que la création et la croissance d’entreprises spécialisées. Au titre de ces particularismes, sans doute convient-il de mentionner quatre dimensions originales et cruciales de l’expérience américaine : la culture de la recherche du bonheur, la culture « protestante » du travail (Protestant work ethic), le processus historique de la conquête de l’Ouest, la question de l’esclavage, des « peuples premiers » et de l’expérience traumatique de la guerre du Viêt Nam. Ces particularismes constituent sans doute le socle de la singularité des États-Unis quant à la question qui nous intéresse ici. Par ailleurs, en raison de ces particularismes, les États-Unis sont, d’une certaine manière, les inventeurs d’un nouveau modèle touristique, fondé sur le recours accru à l’automobile, le fractionnement des temps touristiques, la création d’un tourisme « hors-sol » multifacettes et l’industrialisation de l’activité.
- 15 Encore convient-il ici de nuancer le propos. En effet, aux États-Unis, l’idée de l’authenticité ne (...)
13Gravé dans le marbre de la Déclaration d’indépendance, le droit à la « quête du bonheur » est inscrit au cœur même de la culture américaine. Privilégiant la recherche de l’épanouissement individuel, cette culture se traduit, en termes d’impact sur l’industrie touristique et de loisirs, par le développement d’un tourisme fondé sur le divertissement, l’amusement et le plaisir, autrement dit sur le fun, terme idiomatique difficilement traduisible ; sans doute, sur ce point, en net décalage avec les pratiques françaises par exemple, plus volontiers orientées en direction de la découverte culturelle et de l’authenticité15. Cette culture du divertissement motive la création d’amusement parks (parcs d’attraction et parcs à thème) et le développement des territoires dans lesquels ceux-ci sont ancrés, à l’instar d’Orlando en Floride ou, plus modestement, de Vallejo en Californie, au nord de la région urbaine de San Francisco, qui accueille un parc d’attraction de la société Six Flags. Cette culture hédonique se traduit aussi par l’appétence des Étatsuniens pour les pratiques touristiques et de loisirs liées à l’eau, forme particulière du tourisme de l’outdoor : activités nautiques (sur le lac Powell par exemple), croisiérisme (à partir de Miami, Fort Lauderdale et Port Canaveral en particulier), l’observation marine (whale watching au large des côtes californiennes), divertissement dans des parcs de type SeaWorld (à San Diego par exemple) ou encore, cette fois-ci plus proche de la démarche éducative et culturelle, pratique d’un tourisme scientifique (comme au Monterey Aquarium, Californie) ou historique (au Maritime Museum de San Francisco par exemple).
- 16 Quelques indicateurs permettent de mesurer l’écart entre la France et les États-Unis concernant la (...)
14La pratique du tourisme s’inscrit, fondamentalement, dans un temps social situé en dehors du champ assujetti de l’activité professionnelle. Or, encastrée dans une culture – la Protestant work ethic – qui érige le travail en valeur cardinale de la société, la réglementation du travail tend à contracter – en comparaison de la France par exemple – le temps « hors travail », potentiellement consacré à la consommation de loisirs et aux pratiques touristiques16. Ce cadre culturel et réglementaire exerce en conséquence de fortes contraintes sur les pratiques touristiques et de loisirs. Deux tendances en découlent. Premièrement, et comparativement à la France, la tendance à pratiquer un tourisme plus fractionné dans le temps, à multiplier les séjours inscrits dans des temporalités plus courtes et sans doute également à pratiquer des activités plus orientées en direction de l’entertainment, des activités plus ludiques et plus intenses du point de vue du contenu de l’expérience. Associée à la culture du fun évoquée plus haut, cette tendance favorise le développement des amusement parks intra-métropolitains, situés au cœur géographique du marché, à l’instar du premier Disneyland ouvert à Anaheim en Californie en 1955. Deuxièmement, une tendance à valoriser à l’extrême le temps de la retraite, ouvrant la voie – après l’arrêt de l’activité professionnelle – à un temps de villégiature au long cours et hors du cadre du quotidien, provoquant un mouvement migratoire des retraités – connu sous le nom de snowbirds – depuis les États du Nord des États-Unis (et du Canada) vers les États du Sud, en particulier la Floride, mais aussi les Monts Ozarks, l’Arizona ou le Sud californien. Cette seconde tendance donne parfois naissance à des résidences fermées d’un type particulier, les retirement communities (Pihet, 1999).
15L’épopée historique de la conquête de l’Ouest stimule quant à elle un imaginaire du contact direct – si ce n’est un imaginaire de la confrontation – avec la nature, la wilderness, un imaginaire de l’aventure, de la découverte et de l’éducation à l’environnement. Le rapport des Étatsuniens à la nature, si spécifique et constitutif de l’identité américaine, déteint sur les pratiques touristiques et de loisirs, conduisant à une intense fréquentation des espaces naturels, espaces sauvages où se joue la fabrication même de l’américanité, à écrire au masculin puisque prioritairement inscrite dans une filiation virile père-fils (Young, 2017). Cette épopée stimule également un imaginaire de la mobilité, du voyage, du nomadisme, formes originales de la pratique touristique facilitées par le développement des recreational vehicules (Forget, 2012). La fameuse Route 66, route touristique reliant Chicago à Los Angeles (Santa Monica), est le fruit de cette histoire singulière. En outre, l’itinérance, mode de vie choisi par un nombre non négligeable d’Américains qui se caractérise par l’hétérogénéité de ses acteurs et un processus de déplacement codifié (ibid.), contribue au développement d’escales, de villes « étapes » faussement isolées puisque toujours situées à proximité relative des marchés de consommation, qui parsèment les parcours circulatoires et dans lesquelles se développent corrélativement les infrastructures d’accueil touristique nécessaires. Ces villes étapes n’ont parfois d’autre intérêt que leur position géographique entre deux pôles touristiques, à l’instar de Lee Vining (Mono County, Californie), petite localité de quelque 200 habitants située à l’est de la Sierra Nevada, sur le trajet entre la métropole de Los Angeles, d’une part, et le parc national de Yosemite et le lac Mono, de l’autre, et comptant plusieurs motels destinés à l’hébergement des touristes de passage. Parfois, ces villes étapes revêtent un intérêt touristique propre, à l’instar de Yachats (Lincoln County, Oregon), charmante petite ville de quelque 800 habitants localisée sur le littoral de l’Oregon, située sur une route côtière aux paysages exceptionnels reliant la métropole de Portland au nord de la Californie, et elle aussi dotée d’un appareil hôtelier conséquent. Dans d’autres cas, ces villes étapes jouent un rôle de porte d’entrée en direction d’un pôle touristique majeur, à l’instar de Sedona (Arizona, 11 000 habitants), elle-même destination touristique en raison de ses spectaculaires paysages naturels mais aussi ville étape située sur un axe majeur permettant d’accéder au parc national du Grand Canyon.
- 17 Tahca Ushte (alias John Fire Lame Deer) publie en 1977, avec l’historien et journaliste Richard Erd (...)
16L’idée d’un passé américain multiple et d’un présent socioculturel pluriel, loin du concept monolithique du modèle WASP (White Anglo-Saxon Protestant), a fait surface pendant la vague de mouvements contestataires des années 1960. De l’historicisation de la « mémoire indienne », pour reprendre le titre des mémoires de Tahca Ushte17 (1989), à la revalorisation des récits d’esclaves ou sur les esclaves, notamment par le biais du cinéma, en passant par la récupération historique et littéraire des mémoires de guerres controversées (par exemple guerre du Viêt Nam), cette fragmentation et cette complexification de l’histoire américaine a engendré l’émergence d’une nouvelle mémoire collective (Halbwachs, 1950), laquelle ne s’inscrit plus dans une narration historique unitaire et imposée, mais met au contraire l’accent sur des réalités historiques américaines complexes, dont celles du génocide amérindien, de l’esclavage et de la ségrégation raciale (légalisée dans les États du Sud de 1896 à 1964). De ce fait, les États-Unis ont vu progressivement croître l’attractivité et la popularité de sites touristiques représentatifs de cette pluralité, telles les anciennes plantations ou les villages amérindiens reconstitués. Le développement de ces « lieux de mémoire » (Nora, 1997) a contribué à l’essor d’un tourisme singulier, le « tourisme mémoriel », aujourd’hui devenu un puissant catalyseur de mobilité touristique américaine. Ce tourisme mémoriel comporte une dimension performative (Connerton, 1989) : en effet, en se rendant sur une ancienne plantation ou en faisant l’expérience d’un monument commémoratif de ces mémoires trop longtemps tues, le passé mythifié, parfois distant et figé, devient palpable et malléable. Les visites touristiques deviennent alors rites et, paradoxalement, ce qui est fragmenté et a été oublié, réintègre la mémoire collective de la nation. Mais comment réconcilier ces mémoires plurielles qui mettent à mal les valeurs fondamentales des États-Unis prônées par la Déclaration d’indépendance, que sont le droit à « la vie, la liberté et à la quête du bonheur » ? C’est, paradoxalement, ce à quoi contribuent ces espaces touristiques émergents. Ces lieux de mémoire, qui alimentent un foisonnement de nouvelles mobilités touristiques depuis la fin du xxe siècle, soulèvent ainsi des enjeux qui sont donc tout autant de l’ordre de l’intime et du privé que du politique et de l’économique. En effet, longtemps limités quant à la possibilité de se mouvoir sur le territoire américain pendant la période ségrégationniste, comme l’illustre le Negro Traveler’s Green Book publié entre 1937 et 1967, des changements sont intervenus dans l’industrie du tourisme, qui fait maintenant cas des questions de diversité culturelle et de représentation de ces diversités et de leur passé dans le cadre du développement de lieux de mémoire qui proposent une histoire complexe du peuple américain. Ceci dit, comme le souligne Alderman (2013), un travail de remise en question du pouvoir normatif qui encadre le marché du tourisme (et la société américaine encore aujourd’hui) et de la sous-représentation des Afro-américains dans la planification touristique (tourism planning) reste à entreprendre.
- 18 De telles opérations urbaines, en raison des transformations qu’elles peuvent provoquer dans les qu (...)
17Dès le début du xxe siècle, grâce à l’impressionnante prospérité de la période du Gilded Age (1865-1901) adossée à une croissance industrielle soutenue, les États-Unis sont un pays riche, sur le point de devenir la première puissance mondiale. En lien avec cette prospérité et l’essor de grandes entreprises, un « tourisme d’affaires » émerge aux États-Unis. Ce tourisme d’affaires se développera tout au long du xxe siècle, marquant de son empreinte nombre de grandes métropoles du pays, où convention centers et complexes hôteliers sortent de terre pour former partie intégrante du paysage urbain, soulevant au passage de colossaux enjeux financiers, urbanistiques, mais aussi, corrélativement, sociaux et politique18. Surtout, dans le prolongement de cette prospérité, la demande exercée par les classes aisées des métropoles du Nord-Est attise le développement d’un « tourisme familial », augurant de la précocité du tourisme de masse aux États-Unis. Très tôt, dès la fin du xixe siècle, l’essor de ce marché conduit à la mise en tourisme de nouveaux territoires : parcs nationaux, chutes du Niagara, nouvelles « rivieras » (la Floride, ou encore la Californie du Sud), parmi tant d’autres territoires, en particulier les grandes villes (Cocks, 2001). Ce nouveau marché suscite rapidement l’intérêt d’entrepreneurs touristiques. L’exemple le plus flagrant est sans doute celui d’Henry Flagler, qui pressent très tôt les opportunités offertes par la Floride comme destination touristique (Violier et Duhamel, 2009). Dans cette perspective, Flagler investit durant deux décennies (1885-1905) dans la construction d’une ligne de chemin de fer (le Florida East Coast) et dans la construction d’hôtels, contribuant de manière décisive à l’essor de Jacksonville, ainsi que dans les aménagements de base requis pour l’industrie croisiériste (à Miami), laquelle se développera dès les premières décennies du xxe siècle. En outre, les États-Unis supplantent la Grande-Bretagne comme fer de lance du tourisme international. Motivés par la recherche de leurs racines européennes ou par le désir de fréquenter des pôles culturels ou de plaisir, les Étatsuniens pratiquent en effet un tourisme international de manière précoce ; ainsi, dès 1900, 20 % des touristes étrangers fréquentant la ville de Nice sont citoyens des États-Unis (Vanneph, 2017).
18De tels commentaires, relatifs aux premiers pas de l’activité touristique aux États-Unis au cours du Gilded Age, ne clôturent en rien le débat sur la genèse ou sur les temporalités du développement du tourisme aux États-Unis – bien au contraire. Cette expansion du tourisme est ainsi à repenser dans le cadre des transformations historiques de la société étatsunienne, jalonnées par quelques événements qui mériteraient de plus amples investigations quant à leur articulation avec les transformations du tourisme : prospérité des années 1920 puis dépression des années 1930 et New Deal ; expansion économique et expansion suburbaine après la Seconde Guerre mondiale, conjointement adossées à la démocratisation de l’automobile et au modèle résidentiel pavillonnaire ; lois raciales des années 1960 et amorce de développement d’une classe moyenne afro-américaine ; crise économique des années 1970 puis néolibéralisme de la décennie suivante ; montée en puissance de l’économie culturelle et cognitive ; accélération de l’insertion internationale des années 1990 (après la guerre froide) ; mais aussi, plus récemment, attentats terroristes du 11 septembre 2001, grande récession de 2008-2010, ou encore recentrage économique et politique nationaliste de l’administration Trump.
19Ces transformations, ici rapidement esquissées, invitent à soulever un certain nombre de questions quant aux liens qu’elles entretiennent avec le fait touristique. Quelques-unes de ces questions peuvent être évoquées. Ainsi, dans quelle mesure les pratiques touristiques – mais aussi les lieux fréquentés – par la communauté (ou plutôt les communautés ?) afro-américaine(s ?) sont-elles distinctes des pratiques de la population blanche, ou encore des populations latino-américaine et asiatique ? Quels sont les impacts de l’événementiel, qu’il soit sportif – animé par de grands acteurs tels que la National Football League (NFL) ou la National Basketball Association (NBA) et requérant des équipements et des moyens colossaux – ou festivalier – comme, parmi tant d’autres exemples, l’Aspen Music Festival (organisé dans le Colorado, inspiré du festival de Marciac) ou le Burning Man (organisé au Nevada et devenu avec le temps un événement international) – sur les circulations touristiques et sur les territoires d’accueil ? Le renforcement de l’offre muséale dans certaines métropoles, à l’instar de la ville de San Francisco, est-il devenu une clef de l’attractivité touristique ? Quel est l’impact de l’industrie cinématographique et de l’industrie multimédia (grands studios hollywoodiens et plateformes de distribution) sur la diffusion globale de paysages associés à certains territoires – urbains ou non – et, en retour, sur la notoriété et consécutivement sur le pouvoir d’attraction de ces territoires ? Quelle est l’ampleur du phénomène du « retour au centre » – à moins qu’il ne s’agisse d’un phénomène de bi-résidentialité – pour certaines populations suburbaines, appartenant aux classes moyennes et supérieures, et quelles sont les répercussions de ce phénomène sur les quartiers centraux ? Le « surtourisme » constitue-t-il un problème dans certains territoires, quelles oppositions suscite-t-il et comment les acteurs locaux y font-ils face ? Quels regards les touristes étatsuniens portent-ils sur les destinations étrangères potentielles (pays amis ? pays ennemis ?) et comment ce regard influence-t-il leurs mobilités touristiques internationales ? Inversement, quelles représentations les visiteurs étrangers ont-ils des États-Unis, selon le président qui est à la tête du pays ? En l’occurrence, très concrètement, quel a été l’impact de l’administration Trump sur l’attractivité touristique des États-Unis ? Ces questions ouvrent des horizons de recherche très ouverts et, bien sûr, y répondre in extenso dépasse les ambitions du présent numéro de Mondes du tourisme. Nous tâcherons toutefois d’aborder certaines de ces interrogations à partir des textes ici recueillis.
20Dans son article, Stephen J. Whitfield nous livre la chronique d’une mort annoncée : celle de l’éden floridien, réel et fantasmé. Par le prisme de nombreuses références littéraires et journalistiques, il décrit les étapes d’une métamorphose à l’issue fatale. Dans la seconde moitié du xixe siècle, la Floride n’est qu’un petit État du Sud des États-Unis, reculé et sous-peuplé, mais riche de milieux naturels exceptionnels, dont profitent quelques voyageurs privilégiés. Dans la première moitié du xxe siècle, notamment avec l’essor de l’automobile dans les années 1920, la Floride se voit progressivement investie par des résidents de plus en plus nombreux. L’urbanisation met en péril ce monde prélapsaire, bientôt littéralement assiégé par des millions de touristes étatsuniens et étrangers en quête d’une nature et de paysages sublimes, qui sont insensiblement atrophiés puis ravagés par une industrie touristique de masse fondée sur l’exploitation de parcs à thème, à l’image de Walt Disney World. Stephen J. Whitfield nous montre que cette manne économique et financière, par la pression environnementale qu’elle exerce sur les milieux naturels, condamne la Floride à devenir un paradis perdu.
21L’article de Mathieu Schorung propose une analyse particulièrement documentée et contextualisée d’un phénomène inattendu dans la Floride des années 2010 : celui de l’avènement d’une ligne de chemin de fer à haute vitesse, appelée Brightline, construite sur des fonds intégralement privés et qui, au terme de sa construction, doit desservir les grands centres touristiques de l’État. Après avoir détaillé les grandes étapes de la transformation de la Floride en haut lieu du tourisme étatsunien et étranger puis rappelé les choix faits par les autorités locales, notamment à partir des années 1950, de construire une infrastructure privilégiant l’automobile et l’avion comme modes de transport, Mathieu Schorung montre l’ampleur du défi qu’est parvenu à relever la société ayant parié sur Brightline : celui de réimplanter le train dans le paysage urbain et touristique de l’État, mais aussi de réinventer, via une communication ciblée, un imaginaire touristique intimement lié à ce mode de transport.
22Dans son article, intitulé « Slavery and Plantation Tourism in Louisiana: Deconstructing the Romanticized Narrative of the Plantation Tours », Melaine Harnay s’attache à analyser les mécanismes et stratégies liés au tourisme des plantations en Louisiane. L’auteure s’appuie sur les exemples notables de Houmas House et Greenhood Place, qui ont fait le choix d’une présentation centrée sur l’histoire de l’Amérique blanche, en les opposant à Oak Alley, Evergreen et la Whitney Plantation, qui ont opté pour une stratégie de recentrement sur l’esclavage. L’article questionne donc ces choix, à savoir dans quelles mesures ils traduisent une simple adaptabilité à un marché touristique en évolution, ou bien s’ils sont le reflet d’une volonté de proposer une contre-histoire et de faire entendre d’autres voix inaudibles. Melaine Harnay aborde en premier lieu les plantations-musées qui érigent un passé idéalisé et glorifié, à la manière de Gone with the Wind, afin d’attirer les visiteurs, majoritairement originaires d’Amérique du Nord. Ainsi, l’auteur s’attache à explorer leurs stratégies et perspectives qui le conduisent à établir ces lieux comme résultant d’une vision mythifiée et de la « Cause perdue », à la fois des témoins et des produits de l’héritage de la Confédération. L’auteur démontre que les stratagèmes utilisés manipulent la représentation de l’histoire en invitant à une forme de nostalgie niant la présence des esclaves et leur véritable condition. Plus encore, l’auteur démontre que certains de ces établissements deviennent des sortes d’autels dédiés à la gloire du Sud en se faisant « collectionneurs » et en se proposant de recueillir les artefacts de cette histoire du Sud, telles les statues des confédérés retirées de l’espace public. Melaine Harnay relève toutefois que, récemment, une certaine pression sociétale pour reconnaître et rendre visible l’histoire afro-américaine a engendré des changements notables dans la stratégie de certaines plantations-musées qui ont pris le parti de la pluralité des voix, afin de brosser un portrait plus réaliste de ce passé sudiste. Ces lieux proposent ainsi une alternative et reposent sur une stratégie muséale différente, à travers laquelle l’invisible devient visible en replaçant les esclaves au centre. Le degré de relecture varie cependant selon les lieux, certains faisant de la visite des quartiers des esclaves une option proposée aux visiteurs tandis que d’autres présentent des monuments commémoratifs et des plaques en l’honneur des esclaves, soit un véritable travail de mise en mémoire et d’inclusion. Ainsi, l’offre de ces plantations-musées oscillent aujourd’hui entre territoire sacré d’un Sud mythifié et lieux de mémoire plurielle inclusifs, mettant en évidence la pluralité des raisons qui poussent les visiteurs à se rendre dans ces plantations-musées.
23Dans son article, intitulé « An Analysis of Southern Advertising from the Jimmy Carter Era: The Origins of the Fragmented Image of the Tourist South », Giuliano Valenzani s’attache à étudier le tourisme du Sud des États-Unis. Partant du constat que, depuis vingt ans, une attention accrue est portée à cette industrie, notamment dans cette région, il souligne la centralité des enjeux de l’identité du Sud, portée à la fois par une image et un mythe. L’auteur appuie son étude sur la publicité faite par quatre États du « Deep South », l’Alabama, le Mississippi, la Géorgie et la Caroline du Sud – soit l’essence même du Sud. Valenzini démontre que cette publicité a une fonction double : elle sert, d’une part, à attirer les touristes, et, d’autre part, elle contribue à créer, ou recréer, l’image et l’identité du Sud. Il s’interroge alors sur une possible évolution de cette image, qui, jusqu’aux années 1970, reposait essentiellement sur le « vieux » Sud, celui des Belles et de la Cause perdue. Mais les années 1970, explique l’auteur, sont un moment charnière, qui pousse le Sud à se transformer et à chercher de nouveaux mythes. Les gouverneurs l’ont bien compris : le tourisme est une industrie porteuse et l’ère des vacances en famille n’est plus, il faut donc complexifier l’offre, et cela passe par les perceptions du territoire. L’auteur explique ainsi la création d’un tourisme des droits civiques et, plus largement, le développement d’un tourisme afro-américain, timide dans un premier temps, mais qui pousse ces États à travailler à réhabiliter leur image. Bien d’autres offres sont aussi proposées aux touristes potentiels, du blues, en passant par l’héritage amérindien, à la nourriture – ce dernier aspect n’ayant intégré l’offre touristique que plus récemment. De ce fait, Guiliano Valenzani affirme que ces États vont ainsi créer une image fragmentée, illustrée par la multitude des images et photos qui agrémentent les brochures, guides et autres publicités. Cette fragmentation, qui s’est opérée durant ces années, s’est accentuée par la suite. Il montre combien l’offre se fait alors emphatique, mettant en avant l’abondance et la richesse des expériences possibles, loin d’une « vision monolithique » du Sud comme terre des plantations. L’auteur conclut que, dans les stratégies touristiques de ces quatre États, si le « Vieux Sud » reste un thème majeur, les promesses de modernité se font plus présentes et les stratégies plus globales, afin de continuer à séduire.
24Dans son article, intitulé « Access to Labor and Leisure in Cars: Early Black Motorists’ Automotivity in Miami », Helen Gibson analyse le rôle qu’a joué la voiture au début du xxe siècle dans les processus de valorisation identitaire et de libération sociale dans la communauté noire-américaine, dans le Sud ségrégationniste en particulier. Helen Gibson propose d’abord une analyse de la racialisation de la mobilité et des loisirs aux États-Unis (en particulier dans la Floride touristique) en exposant la route comme scène historique des humiliations et de la terreur perpétrées contre les Noirs américains. Elle se penche ensuite sur l’expérience de l’automobilité dans la communauté noire américaine qui, malgré les dangers létaux auxquels la route était associée, s’est appropriée la voiture comme moyen de représentation de soi et d’accès aux mondes du travail et des loisirs. L’auteure mobilise l’exemple particulier de Miami, ville au cœur du tourisme floridien du début du siècle, mais aussi théâtre privilégié des violences racistes dans le Sud, où cette appropriation de la voiture comme moyen d’accès aux espaces publics, dans le cadre du travail et des loisirs, a été particulièrement notable. À travers l’étude des réactions de la communauté noire aux tentatives systématiques et virulentes organisées par la communauté blanche d’interdire aux chauffeurs noirs l’accès à l’automobilité dans cette ville, Helen Gibson démontre que la résistance de la communauté noire à ces interdictions a permis, à partir des années 1920, la mise à mal du système économique racialisé de Miami et l’avènement de la voiture comme moyen privilégié de progression socioéconomique pour les Noirs américains.
25Dans son article, intitulé « Outdoor Imaginaries: The Emergence of Camping in Modern America », Terence Young analyse les enjeux sociaux, culturels et technologiques au cœur de la pratique du camping aux États-Unis. Suite à son avènement comme pratique récréative à la fin du xixe siècle aux États-Unis, le camping s’est établi comme pratique récréative privilégiée dans le contexte de la modernité américaine du début du xxe siècle, un contexte caractérisé notamment par un mouvement de pensée antimoderne qui, sans dénigrer totalement les réalités urbaines aux attraits mitigés, a valorisé dans ses productions artistiques, notamment littéraires, la wilderness américaine comme source et moyen de régénération pour les habitants des villes américaines enfermés dans un quotidien morose. Ce mouvement a également réhistorisé le lien prémoderne entre les Étatsuniens (d’origine européenne, précisons-le) et la nature. Le ravivement de la pensée agrarianiste jeffersonienne et des imaginaires romantiques passés sur la Frontière et l’Ouest sauvage américain, éléments centraux de la pensée antimoderne américaine blanche, s’est inscrit dans les guides, brochures et autres publicités valorisant le camping à la façon des pionniers. Terence Young démontre ici que les campeurs d’hier et d’aujourd’hui, inscrits dans ce mouvement antimoderne, font le lien entre leur histoire et l’Histoire, et sortent de cette expérience transformés car renforcés dans leur sentiment d’appartenance à leur nation. Dans cette histoire sociale et culturelle des pratiques du camping aux États-Unis, l’auteur met également en avant les problématiques raciales qui ont participé à leur évolution, de même que les progrès technologiques qui ont contribué largement à leur mutation.
26Le rôle de la communication et des campagnes publicitaires comme outil de différenciation et d’affirmation de l’identité touristique d’un territoire est fondamental. C’est dans cette perspective que Pascale Nédélec, dans un article intitulé « “What happens here, stays here” : origines, cristallisation et recomposition des imaginaires touristiques de Las Vegas », analyse l’action des acteurs touristiques animés par le désir de notoriété et d’attractivité du site. Ainsi, nous explique l’auteure, les décideurs locaux, les acteurs et les promoteurs touristiques ont-ils orienté leur communication afin de faire de Las Vegas une destination touristique identifiable mondialement et bénéficiant d’une image unique. Ils ont ainsi contribué à la construction d’un certain imaginaire touristique et au développement de pratiques largement tournées vers le jeu, le divertissement, voire l’ostentatoire. Pascale Nédélec appuie notamment son analyse sur une campagne publicitaire intitulée « What happens here » afin d’identifier l’objectif des communicants mais aussi la façon dont les touristes reçoivent, perçoivent et s’approprient ces stratégies de marque territoriale. En retraçant l’origine des imaginaires touristiques végasiens, l’auteure montre comment l’exposition à des sources d’information crée une image souvent décisive dans le choix d’une destination touristique. Pascale Nédélec soulève ainsi certaines questions relatives aux stratégies de communication. En particulier, en écho à certaines questions soulevées plus haut, quel est l’impact des images cinématographiques – en l’occurrence le film Very Bad Trip (2009) – sur les imaginaires relatifs à Las Vegas ? Ces imaginaires sont-ils figés ou en mouvement ? Peut-on renouveler une image de marque touristique ?
27L’article d’Aude Le Gallou, intitulé « Imaginaires de l’abandon et pratiques touristiques à Détroit : des marges urbaines entre stigmatisation et valorisation », porte sur une pratique touristique de niche, mais en plein essor depuis le début des années 2000, aux États-Unis et ailleurs dans le monde : le « tourisme de l’abandon », forme intermédiaire entre urbex (urban exploration) et tourisme plus banal. Objet de l’article, la ville de Détroit, symbole du capitalisme industriel du xxe siècle, permet de mettre en exergue de manière crue les caractéristiques – positives et négatives – de cette pratique. L’auteure commence tout d’abord par retracer l’histoire de Détroit, suivant une courbe gaussienne marquée par une longue phase d’expansion, suivie de décennies de déclin ; cette histoire laisse de profonds stigmates dans le paysage urbain (cadre bâti) et dans le cœur même des habitants, frappés par la désindustrialisation, en particulier celles et ceux qui sont restés sur place. L’auteure explore ensuite l’idée d’imaginaire « négatif » nourri par cette histoire industrielle, sociale et urbaine. Aude Le Gallou montre comment, à la faveur de la diffusion sur les médias numériques d’images esthétisées des ruines de Détroit depuis la fin des années 2000, se produit un renversement du regard porté sur Détroit, ville industrielle en crise devenant un objet touristique désirable pour celles et ceux qui sont avides d’expériences touristiques originales, et quelque peu morbides. Cette nouvelle pratique ouvre au demeurant des opportunités pour des entrepreneurs touristiques innovants, qui organisent des circuits de visites qui relèvent de l’illégalité. L’auteure montre au passage comment ce tourisme de l’abandon est racialement structuré : des entrepreneurs blancs s’adressent en premier lieu à des « touristes » blancs pour visiter des espaces où travaillaient et où résident encore des populations afro-américaines. Prolongeant ce constat, Aude Le Gallou montre enfin comment est reçu sur place ce tourisme de l’abandon. Si certains habitants sont relativement indifférents, d’autres récusent ces pratiques qu’ils perçoivent comme violentes (les qualifiant de ruin porn) ; quant aux acteurs institutionnels en charge de l’attractivité de Détroit, leur volonté est de promouvoir une autre image, renouvelée, de la ville.
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