Introduction

1Chaque week-end de l’hiver 2018, l’église abandonnée St Margaret Mary située dans l’East Side de Détroit voyait se répéter la même scène : une dizaine de personnes, accompagnées d’un guide, sortaient d’un minibus pour explorer les restes du lieu puis y revenaient trois quarts d’heure plus tard pour être acheminées vers une autre ruine urbaine où se répèterait le même manège. Proposées par le photographe Jesse Welter et son entreprise Motor City Photography Workshops dans le cadre de leurs « Detroit Urbex Tours », ces visites guidées présentaient l’originalité d’être exclusivement consacrées aux lieux abandonnés qui ont longtemps dominé les imaginaires collectifs relatifs à Détroit, symbole par excellence de la crise et de la décroissance urbaines.

2Cet investissement touristique d’une ville associée à de puissants imaginaires répulsifs peut surprendre tant le rôle des imaginaires géographiques est important dans la structuration des mobilités touristiques. Définis par Bernard Debarbieux comme des « ensemble[s] d’“images mentales” en relation qui confèrent […] une signification et une cohérence à la localisation, à la distribution, à l’interaction de phénomènes dans l’espace » (2003, p. 489) et par Jean-François Staszak comme « [des] système[s] de représentations socialement et culturellement pertinentes pour appréhender un objet géographique » (2012, p. 19), les imaginaires géographiques ne sont pas seulement un mode d’appréhension de l’espace, mais également des « fauteur[s] de géographie » (Brunet et al., 2005, p. 271). Par leur influence sur les représentations individuelles et collectives des lieux, ils déterminent en partie les pratiques et les formes d’appropriation de l’espace et contribuent ainsi à faire advenir des réalités spatiales. Par leur capacité à présenter tel ou tel lieu comme désirable ou non, les imaginaires géographiques contribuent à produire une géographie du tourisme dynamique au sein de laquelle se distinguent des centralités attractives et des marges ignorées, voire évitées (Amirou, 1995, 2000 ; Gravari-Barbas et Graburn, 2012). On peut ainsi parler de véritables imaginaires touristiques, que Maria Gravari-Barbas et Nelson Graburn définissent comme « des imaginaires spatiaux qui se réfèrent à la virtualité en puissance d’un lieu en tant que destination touristique », correspondant à « une partie spécifique de la vision du Monde d’individus ou de groupes sociaux, concernant des lieux autres que ceux de leur résidence principale ou se référant à des contextes où pourraient se dérouler certains types d’activités de loisir » (ibid., s.p.). Production et circulation des imaginaires représentent alors un enjeu majeur pour les différents acteurs concernés par le tourisme (ibid.).

3Dès lors, l’attractivité touristique des lieux abandonnés de Détroit, associés à des imaginaires négatifs, peut sembler étonnante. Ceux-ci sont pourtant, paradoxalement, à l’origine de mobilités et de pratiques touristiques spécifiques qui valorisent les marqueurs spatiaux de la crise urbaine plus que ceux du renouveau de la ville. Ce constat doit être analysé à la lumière de la popularisation récente du ruin porn, genre photographique consacré aux lieux abandonnés. Critiqué pour son parti pris esthétisant (Leary, 2011 ; Mullins, 2012 ; Apel, 2015a, 2015b), il n’en constitue pas moins un facteur de revalorisation symbolique de ces espaces dépréciés. Pour autant, les mobilités et pratiques touristiques qui ont pu s’en inspirer restent peu étudiées. Le présent article en propose une analyse qui s’inscrit dans les réflexions géographiques sur les espaces de l’abandon urbain. La littérature existante explore déjà un certain nombre de questions : production et traitement de l’abandon dans des contextes de déclin urbain (Dewar et Thomas, 2012 ; Akers, 2013, 2017 ; Hackworth, 2014 ; Dewar et al., 2015 ; Nussbaum, 2019), rôle de l’abandon et de ses représentations dans la structuration des identités et des mémoires collectives (High et Lewis, 2007 ; Mah, 2010, 2012 ; Apel, 2015a, 2015b ; Offenstadt, 2018, 2019) ou encore potentiel de subversion et de critique politique des ruines contemporaines (Edensor, 2005, 2007 ; Apel, 2015a, 2015b). Si cette dernière thématique éclaire nombre d’enjeux associés à l’exploitation touristique des lieux abandonnés, il n’en reste pas moins que cette exploitation dans le cadre de prestations commerciales formalisées fait figure d’angle mort des réflexions sur l’abandon urbain. La pratique de l’exploration urbaine (ou urbex), qui consiste en l’exploration souvent illégale de sites abandonnés, fait certes l’objet d’analyses de plus en plus nombreuses (Garrett, 2012, 2014 ; Offenstadt, op. cit., 2022), dont certaines interrogent les rapports qu’elle entretient avec la sphère touristique (Fraser, 2012 ; Robinson, 2015) ; pour autant, les formes de tourisme plus formelles inspirées de l’urbex n’ont pas été traitées en tant que telles.

4Cet article propose donc une analyse de ces pratiques touristiques, que je qualifie de « tourisme de l’abandon », au prisme de leur articulation avec les imaginaires spatiaux associés à l’abandon à partir du cas des « Detroit Urbex Tours ». J’analyserai d’abord les imaginaires spatiaux ambivalents associés à Détroit, avant d’étudier spécifiquement l’importance du motif de l’abandon dans la construction d’un imaginaire de ville fantôme. Je montrerai ensuite que cet imaginaire suscite des pratiques touristiques originales centrées sur les lieux abandonnés, dont je soulignerai les modalités de valorisation. Enfin, j’appréhenderai le tourisme de l’abandon comme un phénomène temporaire révélateur d’une phase de transition dans la trajectoire urbaine de Détroit.

5Les données mobilisées sont issues d’une recherche menée en 2017 et 2018 dans le cadre d’un doctorat. Appuyée sur une méthodologie essentiellement qualitative, elle croise un travail d’observation participante mené au cours de neuf visites guidées organisées dans le cadre des « Detroit Urbex Tours » avec des entretiens réalisés auprès de différents types d’acteurs (visiteurs, organisateurs de visites, acteurs institutionnels du secteur touristique et résidents). Plusieurs supports ont par ailleurs été analysés pour préciser les discours et les imaginaires des différents acteurs (campagnes de marketing institutionnelles, presse nationale et internationale, traces numériques des visiteurs, productions culturelles). Enfin, une enquête par questionnaires réalisée auprès des visiteurs ajoute à ce dispositif un volet quantitatif.

Détroit, ville matrice d’imaginaires spatiaux en tension

Détroit, incarnation emblématique de dynamiques successives de croissance et de déclin

6Depuis le début du xx^e siècle, Détroit occupe une place singulière dans les représentations que la société états-unienne se fait de son territoire et de son identité. Sa trajectoire urbaine est à la fois représentative et exceptionnelle : si croissance industrielle et crise urbaine relèvent de dynamiques géographiques plus larges, ces processus semblent se déployer à Détroit avec une intensité particulière.

7Colonie française fondée en 1701, Détroit passe sous contrôle britannique en 1760 avant d’être cédée aux États-Unis dans les années 1790. Largement détruite par le grand incendie de 1805, la ville connaît une croissance démographique et économique remarquable au cours du xix^e siècle. Tandis que sa population passe d’environ 2 000 habitants en 1830 à 285 000 en 1900, ses atouts géographiques (un accès facile aux ressources en fer et en bois, une bonne accessibilité par rail et voies d’eau) lui assurent un développement industriel rapide. Le développement de l’industrie automobile, à partir des premières années du xx^e siècle, donne une nouvelle dimension à ce dynamisme économique et propulse Détroit au rang de symbole de la modernité industrielle états-unienne, incarnée par les entreprises Ford (1903), General Motors (1908) et Chrysler (1925). Au milieu des années 1910, Détroit fait déjà figure de centre incontesté de la production automobile américaine de masse. La croissance démographique de la ville est à la mesure de celle de l’emploi industriel : de 465 000 en 1910, sa population atteint 1,85 million d’habitants en 1950 (cf. graphique 1). Alors que son industrie automobile atteint son apogée au début des années 1940, Détroit devient la Motor City emblématique du dynamisme industriel états-unien (Martelle, 2012 ; Sugrue, 2014).

Graphique 1. Évolution démographique de Détroit : population totale et part relative des populations afro-américaine et blanche (1900-2019)

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Source : US Census Bureau / Réalisation : Aude Le Gallou, 2021

10Ces spécificités de la trajectoire urbaine de Détroit expliquent l’intensité de son investissement par des imaginaires géographiques puissants, éminemment spatialisés et incarnés dans des marqueurs paysagers spécifiques. La section qui suit analyse ces imaginaires, leur genèse, leurs contenus et leurs implications, en s’attardant plus particulièrement sur l’imaginaire que suscite la crise urbaine et sur le rôle essentiel qu’y joue le motif de l’abandon.

La persistance d’un imaginaire fondé sur la crise urbaine en dépit d’une revitalisation naissante

11Ces imaginaires géographiques sont chacun structurés autour d’un motif central, perçu comme résumant l’identité de la ville (l’industrie automobile, la crise urbaine, la renaissance) et renvoyant à une phase donnée de l’évolution urbaine. La décennie 2010 correspond à une période charnière, entre phase de déclin et débuts d’une redynamisation urbaine. Si l’évolution des indicateurs économiques et sociaux témoigne d’une amélioration récente (Detroit Future City, 2017), Détroit n’en reste pas moins en déclin : au-delà du centre-ville et des quartiers ciblés par les politiques de revitalisation subsistent de vastes portions d’espace urbain marquées par le recul démographique, la dégradation du bâti et la pauvreté. Dans l’espace comme dans les représentations coexistent ainsi héritages d’une longue crise urbaine et indices d’une revitalisation activement mise en scène. Cela se manifeste dans les imaginaires qui structurent les représentations de Détroit et qui s’articulent autour de deux polarités opposées. Une première catégorie, fondée sur la crise urbaine et ses conséquences, associe Détroit à la figure de la ville fantôme (Draus et Roddy, op. cit.) voire de la ville morte (Eisinger, 2013). La seconde, dominée par le motif de la renaissance urbaine, repose au contraire sur la perception de Détroit comme une ville phénix, caractérisée par sa résilience, et s’affirme depuis la sortie de la procédure de mise en faillite en 2014. On a donc respectivement affaire à des imaginaires hérités, dont je montrerai la permanence malgré un décalage croissant avec les évolutions urbaines actuelles, et à des imaginaires plus récents, alimentés par ces dynamiques contemporaines (Fraser, 2018).

Encadré 1. Travailler sur les imaginaires géographiques : corpus, méthodes d’analyse et limites

Dans le cadre de la thèse de doctorat sur laquelle s’appuie cet article, la question des imaginaires géographiques a été abordée à partir de données récoltées et analysées à l’aide de différentes techniques. Ont été particulièrement mobilisés les entretiens avec différentes catégories d’acteurs (voir annexe 1), les questionnaires auprès des visiteurs (voir annexe 2) et l’analyse de contenu appliquée à un corpus diversifié (voir annexe 3). Pour les données d’entretiens et l’analyse de contenu, j’ai opté pour un traitement manuel selon la technique de l’analyse thématique transversale. Celle-ci consiste en un découpage du corpus à partir d’un certain nombre de catégories thématiques appliquées à l’ensemble des données ; les différents fragments de discours sont classés dans ces catégories en fonction de leur proximité thématique. De la même manière, le traitement des questionnaires a été réalisé manuellement sur tableur Excel. Après saisie et nettoyage de la base de données obtenue, les réponses correspondant aux questions ouvertes ont été recodées pour faire émerger des catégories d’analyse thématique. Les éléments mobilisés dans cette section de l’article relèvent essentiellement de sources médiatiques, de supports institutionnels et de productions iconographiques relatives à l’abandon, associés à l’analyse de la littérature existante. Les données plus spécifiques aux visiteurs de lieux abandonnés sont quant à elles mobilisées dans les sections suivantes.

La méthodologie utilisée appelle quelques remarques dans la mesure où elle ne prétend ni à l’exhaustivité, ni à la systématicité du corpus de données mobilisé. D’une part, les entretiens avec les participants aux visites se sont révélés très difficiles à obtenir pour deux raisons : peu d’entre eux étaient disposés à prolonger par un entretien des visites déjà très longues et, n’habitant souvent pas sur place, ils disposaient d’un temps limité peu compatible avec la réalisation d’un entretien. Dans l’analyse, cela a conduit à s’appuyer davantage sur les réponses au questionnaire, qui ne permettent pas de saisir aussi finement les imaginaires individuels, mais suggèrent des tendances plus générales. D’autre part, le corpus soumis à l’analyse de contenu n’a pas été constitué de manière systématique (par exemple, par l’intégration de tous les articles concernant Détroit paru dans le Time sur une période donnée), mais constitue plutôt la somme des sources et documents divers mobilisés au fur et à mesure de cette recherche. L’analyse d’un corpus plus systématique permettrait sans nul doute de préciser et d’approfondir les propositions présentées ici.

12Des deux catégories d’imaginaires évoquées plus haut, celle de la ville fantôme et celle de la ville phénix, c’est la première qui est au fondement des pratiques touristiques analysées ici. Cet imaginaire repose sur une appréhension de Détroit comme l’incarnation de la crise urbaine et associe la ville aux effets socio-spatiaux du déclin : pauvreté, ségrégation raciale, marginalité sociale, criminalité, délabrement du bâti. Draus et Roddy (op. cit.) soulignent ainsi la mobilisation récurrente du motif de la monstruosité pour décrire Détroit, présentée comme une anomalie tant sociale que spatiale. La ville et ses habitants y sont assimilés à des figures renvoyant à l’idée d’une altérité menaçante (fantôme, vampire, zombie). À cette altérisation des habitants répond par ailleurs leur invisibilisation dans les représentations exogènes de Détroit (Apel, 2015b). Elles reposent en effet sur le fantasme de la ville comme espace vierge à (re)conquérir (Millington, 2013), passant sous silence la présence des 670 000 personnes qui résident toujours dans l’inner city. Monstrueux ou absents, les habitants de Détroit se voient dans tous les cas refuser la capacité à déployer des formes d’appropriation de l’espace perçues comme légitimes. Cette dépossession de la population par les imaginaires de la ville fantôme invite à s’intéresser au motif de l’abandon, qui en constitue un élément essentiel.

13Processus de désinvestissement matériel et symbolique, l’abandon est le produit de l’articulation des différents processus intervenant dans la crise urbaine qui touche Détroit. Il constitue ainsi un indicateur empirique de son ampleur. Deux éléments favorisent sa mobilisation par l’imaginaire géographique de la ville fantôme : l’abandon est (1) un phénomène éminemment spatial, ce qui lui confère (2) une dimension visuelle essentielle à la construction et à la circulation des imaginaires spatiaux. Il se manifeste matériellement par la désaffectation de nombreux espaces, qu’il s’agisse de lieux génériques (la maison abandonnée, la friche industrielle ; voir illustration 1) ou de ruines iconiques précisément identifiées et localisées, comme l’ancienne gare Michigan Central Station et l’usine automobile Packard Plant (voir illustrations 2 et 3). Inscrivant matériellement les conséquences de la crise urbaine dans l’espace, l’abandon devient un élément essentiel du paysage urbain. Pour cette raison, ce motif domine l’iconographie et les discours qui expriment (autant qu’ils le nourrissent) l’imaginaire de la ville fantôme.

Illustration 1. Une maison abandonnée dans l’East Side de Détroit

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On dénombrait environ 110 000 logements vacants en 2017, soit un tiers du parc, et 40 000 structures délabrées (blighted) en 2014.

© Aude Le Gallou, 2017

Illustration 2. Ancienne gare Michigan Central Station, Détroit

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Désaffectée depuis 1988, l’ancienne gare Michigan Central Station a longtemps fait figure de ruine emblématique de Détroit, avant son rachat en 2018 par l’entreprise Ford qui la rénove pour y installer des immeubles de bureaux. On aperçoit sur la photo les fenêtres installées en 2015 par l’ancien propriétaire dans le cadre de premières rénovations.

© Aude Le Gallou, 2017

Illustration 3. Ancienne usine Packard, Détroit

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Abandonnée dès 1956, l’ancienne usine Packard s’étend sur 300 ha dans l’East Side. La revitalisation annoncée lors de son rachat en 2013 semble aujourd’hui en échec ; revente et démolition sont actuellement évoquées.

© Aude Le Gallou, 2018

La crise urbaine comme attraction touristique : genèse et modalités d’un tourisme de l’abandon

L’esthétisation de l’abandon, facteur de mise en désir touristique de la ville en crise

15La circulation massive de cette iconographie esthétisant les lieux abandonnés à partir de la fin des années 2000 joue un rôle majeur dans la construction de Détroit comme destination privilégiée de ce tourisme de l’abandon. Expression visuelle de l’imaginaire de la ville fantôme, elle prend le relais de discours médiatiques peu enclins à suggérer une forme de désirabilité des lieux abandonnés et contribue ainsi à une redéfinition du statut de l’espace urbain en crise et de sa valeur symbolique. La crise urbaine passe ainsi du statut de stigmate dissuadant les mobilités touristiques à celui de ressource esthétique et expérientielle (pour un public certes restreint). Notons que ce ressort de l’identification de Détroit comme destination touristique s’appuie sur l’exact inverse de ce que les acteurs institutionnels locaux cherchent à promouvoir pour souligner le dynamisme de la ville (voir infra).

16Cette redéfinition esthétique contribue à l’essor d’un tourisme de l’abandon défini comme un ensemble de pratiques consistant à visiter des lieux abandonnés – motivées précisément par l’abandon de ces sites et non par une quelconque réappropriation – et qui leur prêtent souvent une valeur esthétique et expérientielle. Les formes en sont diverses et vont de l’exploration récréative informelle à l’organisation de visites guidées légales (Slager, 2013). Dans le cadre de cette recherche, je me concentre sur les visites organisées par un prestataire extérieur au groupe de visiteurs. Cette forme de tourisme se développe dans un double contexte. D’une part, le renouvellement des imaginaires et des pratiques associés aux lieux abandonnés favorise leur réinvestissement sous des formes et à des fins variées. L’exploitation touristique en constitue l’une des modalités. D’autre part, l’extension et la diversification des espaces et des pratiques touristiques favorisent un changement de regard sur des espaces autrefois répulsifs, dont les lieux abandonnés ne sont qu’une catégorie parmi d’autres. En ce sens, le tourisme de l’abandon relève d’une forme de tourisme hors des sentiers battus qui investit plus largement des espaces qui constituaient jusqu’alors des marges de l’œcoumène touristique (Maitland et Newman, 2004 ; Gravari-Barbas et Delaplace, 2015).

17À Détroit, cet intérêt pour l’abandon a suscité la création d’une offre relativement modeste. Si Emma Slager identifie une douzaine d’offres de visite de ruines (ruin tours) lors d’une recherche menée en 2012, elle retient une acception large correspondant à toute visite guidée incluant, à un moment ou un autre, la présentation et le commentaire d’un bâtiment abandonné (Slager, 2020). J’adopte ici une définition plus restrictive pour ne retenir que les visites explicitement et exclusivement consacrées à l’exploration guidée de lieux abandonnés. Selon cette approche, seul un prestataire se distingue : le photographe Jesse Welter et son « Detroit Urbex Tour » organisé de 2011 à 2019. Il s’agit donc clairement d’une forme de tourisme de niche, dont la place dans l’économie générale des mobilités touristiques est modeste au regard des 19 millions de visiteurs qu’a accueillis l’aire métropolitaine de Détroit en 2019, en tout cas dans sa forme organisée. Elle me semble néanmoins intéressante pour ce qu’elle révèle des évolutions des appropriations des friches urbaines et des pratiques touristiques. À une demande encouragée par la diffusion d’un imaginaire de la ville fantôme fondé sur le motif de l’abandon répond ainsi une offre valorisant un type d’espaces générique (les lieux abandonnés) et qui constitue un moment de mise à l’épreuve des imaginaires des participants.

La visite touristique comme actualisation : construction, confirmation, recomposition des imaginaires de l’abandon

18Les « Detroit Urbex Tours » correspondaient à des visites d’environ cinq heures organisées chaque samedi et dimanche. Après avoir retrouvé le guide au point de rendez-vous, les participants embarquaient pour un parcours en minibus reliant les trois à cinq sites explorés (voir illustration 4). Ceux-ci n’étaient pas indiqués à l’avance aux visiteurs, mais sélectionnés chaque semaine par le prestataire en fonction des conditions d’accès et de sécurité. En l’absence d’autorisation des propriétaires et malgré la non-sécurisation des lieux, ces visites relevaient juridiquement de la violation de propriété : elles revêtaient donc une dimension formelle, par leur organisation et leur promotion assumée, mais néanmoins illégale. Au cours d’une recherche menée en 2017 et 2018, j’ai pris part à neuf de ces visites et proposé à tous les participants de répondre à un questionnaire concernant leurs motivations. J’ai récolté 52 réponses, représentant environ trois quarts des participants.

Illustration 4. Des participants à un « Detroit Urbex Tour » dans l’ancien lycée Thomas Cooley

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© Aude Le Gallou, 2018

19Ces réponses éclairent la place que tient l’abandon dans les imaginaires des visiteurs et dans leur choix de visiter Détroit. L’une des questions invitait les participants à indiquer cinq mots qu’ils utiliseraient pour décrire Détroit. L’analyse des résultats, présentée ci-dessous, fait apparaître une nette domination des registres sémantiques associés à l’imaginaire de la ville fantôme tel qu’il a été défini plus haut (voir tableau 1), dont relèvent 62 % des mots proposés. Parmi ces catégories, ce sont celles qui renvoient à l’abandon, à la dégradation matérielle et au danger qui prédominent. En revanche, celles qui se rapportent aux processus à l’origine de la situation de la ville, notamment la ségrégation, et aux caractéristiques socioéconomiques de la population sont beaucoup moins souvent évoquées. Les représentations des participants semblent donc dominées par un certain nombre de caractéristiques négativement connotées, mais mobilisent peu d’éléments de compréhension de cette situation. Par ailleurs, sur les 43 participants ayant accepté d’évaluer la place des lieux abandonnés dans leurs représentations de Détroit, 21 personnes l’ont jugée « importante » et 19 « très importante », soit 93 % des répondants. En outre, à la question qui leur proposait d’évaluer l’importance des lieux abandonnés dans les raisons de leur choix de se rendre à Détroit, 18 répondants ont déclaré que ces lieux avaient joué un rôle important et 22 d’entre eux un rôle très important. Pour 74 % des répondants, les lieux abandonnés ont donc constitué un facteur significatif de la mobilité à destination de Détroit.

Tableau 1. Représentations de Détroit exprimées par les participants aux « Detroit Urbex Tours »

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Réalisation : Aude Le Gallou, 2021

20Il faut souligner que la méthodologie utilisée n’avait pas pour objectif de sonder un échantillon représentatif de l’ensemble des touristes visitant Détroit. Le but n’est donc pas de déterminer l’importance de l’imaginaire de la ville fantôme dans l’investissement touristique de Détroit en général, mais de montrer que, pour un public certes restreint, cet imaginaire et l’élément central que constituent les lieux abandonnés semblent bien constituer le principal facteur d’identification de Détroit comme destination et de motivation à la mobilité touristique. Ce public présente d’ailleurs un profil légèrement différent de celui des visiteurs de l’aire métropolitaine de Détroit : les participants aux « Detroit Urbex Tours » sont globalement plus jeunes, sont plus souvent des primo-visiteurs et résident davantage hors des États-Unis (voir tableau 2).

Tableau 2. Quelques caractéristiques du profil des participants aux « Detroit Urbex Tours » en comparaison de celui des visiteurs de l’aire métropolitaine de Détroit

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21La participation à la visite constitue un moment de confrontation de ces imaginaires à la réalité telle qu’elle est mise en scène par le prestataire. Elle peut alors contribuer au renforcement ou au contraire à la recomposition des imaginaires exprimés par les visiteurs. Cette mise en scène se manifeste par le choix des lieux visités et des éléments désignés comme dignes d’intérêt au cours des trajets en minibus, ainsi que par le discours proposé sur chacun d’entre eux et sur la ville en général. Si les lieux visités relèvent exclusivement de la catégorie des lieux abandonnés, le parcours en minibus permet à Jesse Welter d’attirer l’attention sur un certain nombre d’éléments témoignant de la revitalisation urbaine en cours : programme de démolition initié par la municipalité, développement de fermes urbaines ou encore ouverture de nouveaux commerces. Le discours proposé puise néanmoins dans un certain nombre de stéréotypes associés à Détroit sans qu’ils fassent l’objet d’une mise en perspective critique. Les quartiers dégradés y sont ainsi présentés comme des zones de non-droit où infractions, braquages de voitures et règlements de comptes sont monnaies courantes. De même, les populations locales sont essentiellement évoquées à travers les figures du délinquant (voire du criminel) et du collecteur de métal (scraper). Lors d’une visite, Jesse Welter précise par exemple :

• 5 « Linwood [Street] est la limite occidentale pour moi, je ne vois aucun changement à l’ouest de Lin (...)

Linwood [Street] is the western border for me, I don’t see anything happening west of Linwood. That part of the city is where stop signs and red lights are just suggestions. You better not drive around here at nighttime. Walking in the streets here is really dangerous if it’s in the afternoon or nighttime, I wouldn’t even drive a car. Everybody carries a gun, there are fights5. (extrait de carnet de terrain, avril 2018)

22On retrouve ici l’association des habitants à une altérité redoutée caractéristique de l’imaginaire de la ville fantôme. 58 % des visiteurs expriment néanmoins une évolution de leurs représentations à l’issue de la visite : Détroit est alors souvent décrite comme plus dynamique et moins dégradée qu’initialement imaginée. Alors que ses motivations reposent largement sur l’association de Détroit à la crise urbaine, le tourisme de l’abandon permet in fine d’actualiser les imaginaires fondés sur la crise urbaine et de montrer une réalité plus contrastée.

Des imaginaires urbains en tension et en transition : le tourisme de l’abandon, un phénomène en voie de marginalisation

Espaces visités vs espaces vécus : un imaginaire touristique sélectif en tension avec les territorialités habitantes

23Le développement de ce tourisme de l’abandon manifeste pourtant une tension entre une exotisation de l’abandon urbain et l’expérience quotidienne qu’en font les populations locales. Cette forme de tourisme repose en effet sur un imaginaire spatial exogène, construit et imposé par des acteurs extérieurs à la municipalité de Détroit ; en cela, cet imaginaire échoue à rendre compte de la manière dont les habitants se représentent et s’approprient un espace urbain marqué par les stigmates de la crise.

24À cet égard, les critiques adressées au ruin porn sont éclairantes dans la mesure où elles soulignent les limites tant de ce genre photographique que des imaginaires touristiques qu’il alimente. Il lui est reproché de privilégier la seule dimension esthétique des espaces représentés au détriment des enjeux sociaux, politiques, économiques et raciaux dont ils sont les manifestations tangibles (Leary, 2011 ; Apel, 2015a, 2015b). La principale critique porte sur l’absence quasi-systématique d’êtres humains : les photographies mettent en scène des espaces apparemment dépourvus de toute forme d’appropriation et progressivement réinvestis par les éléments naturels (Millington, op. cit). Or, comme le souligne Dora Apel (2015b),

• 6 « si les victimes du déclin urbain disparaissent, le discours sur le devenir-ruine devient un disco (...)

if the victims of the city’s decline disappear, the discourse of ruination becomes one about architecture and landscape and the city’s inevitable “reclamation” by nature […] Photography that focuses only on the beauty of decay in architecture thus distances the viewer from the effects of decay on people and obscures the ongoing crisis of poverty and unemployment6.

25Le ruin porn contribue en ce sens à la dépolitisation du déclin urbain dont il naturalise les causes au lieu de l’analyser comme le résultat de stratégies d’acteurs conscientes. La mise en scène de l’abandon matériel de la ville, rendu hypervisible, implique alors un effacement de son abandon politique et économique. Ces éléments alimentent la réduction de Détroit à un front pionnier à (re)conquérir, préalable à la mise en œuvre d’un redéveloppement urbain dont Safransky (2014) et Kinney (2016) ont souligné la parenté avec une forme de colonialisme en termes sociaux et raciaux. Sur le terrain, les interactions avec plusieurs interlocuteurs ont fait écho à ce décalage entre la manière dont les lieux abandonnés sont investis par le tourisme de l’abandon et par les habitants, à l’image de cet épisode dans une librairie du quartier de Midtown consigné dans le carnet de terrain :

Dans une librairie de Cass Avenue, après que je lui ai demandé le Beautiful Terribles Ruins de Dora Apel, la libraire me répond qu’elle refuse de le vendre parce que les ruines ne correspondent pas à ce qu’elle veut montrer de Détroit. Elle se montre très véhémente envers les visiteurs qui viennent contempler les ruines de la ville, leur prêtant un comportement de voyeurs, et précise à propos de l’abandon : “I have nothing to do with that. We have nothing to do with that, it was done to us. People here have nothing to do with that. Whatever you’re looking at, it’s disgusting. That ruin porn, it is really porn. It’s not cute, it’s not funny, it’s people life destroyed.” Peu désireuse de poursuivre la conversation, elle me conseille de ne pas m’intéresser qu’au tourisme de l’abandon mais de me poser des questions plus générales sur les raisons de la situation actuelle de Détroit. (extrait de carnet de terrain, avril 2018)

26Les visites organisées par Jesse Welter incarnent cette marginalisation ressentie par les populations résidentes. La représentation de Détroit qui y est proposée repose sur le seul discours du guide, qui n’implique aucune contribution d’habitants et semble clairement situé : il s’agit du discours d’un homme blanc originaire d’une banlieue de Détroit et pour qui la ville constitue une opportunité d’investissement (au cours d’une visite, il précise ainsi y avoir acquis neuf propriétés). Si Jesse Welter évoque à la fois le déclin urbain et la revitalisation de Détroit, la présentation des enjeux sociaux et politiques qui y sont liés fait défaut dans les deux cas, au profit d’une approche descriptive. Plusieurs travaux ont pourtant souligné le potentiel critique des représentations des ruines contemporaines, pour peu qu’elles soient envisagées comme une expression des limites du système capitaliste (Apel, 2015a). Leur mobilisation dans un cadre touristique peut alors favoriser la remise en question d’imaginaires dominants univoques et contribuer à une compréhension critique du paysage urbain mis en scène (Slager, 2020). Ce n’est cependant pas l’approche retenue dans le cadre analysé ici.

27Imaginaires de la ville fantôme et tourisme de l’abandon laissent ainsi peu de place à l’expression des territorialités habitantes, qui ne se résument pourtant pas à la désappropriation radicale que suggère le ruin porn. Les lieux abandonnés y occupent une place plus complexe : ils sont à la fois des sources de nuisances concrètes quotidiennement éprouvées et des espaces individuellement et collectivement signifiants, chargés d’affects et supports de constructions identitaires et mémorielles (Zebracki et al., 2018). Pour autant, les positions exprimées par les habitants vis-à-vis de l’exploitation touristique de l’abandon varient en fonction des profils des personnes rencontrées dans le cadre de cette recherche. Sur la base des entretiens et des conversations informelles menés à Détroit, on peut en distinguer trois types. La condamnation explicite de cette exploitation est essentiellement le fait d’individus originaires de Détroit, dotés d’un certain capital social, économique et culturel et souvent afro-américains. On observe ensuite une approche tout aussi consciente des enjeux symboliques et éthiques propres au tourisme de l’abandon, mais moins véhémente et empreinte d’une certaine prudence dans les prises de position. Celle-ci correspond davantage à des personnes au profil socioéconomique similaire mais ayant récemment emménagé à Détroit et en général blanches. Enfin, les personnes originaires de Détroit mais au profil socioéconomique plus modeste expriment une relative indifférence à l’égard du tourisme de l’abandon, à rebours de mon hypothèse de départ. Cela semble s’expliquer par une hiérarchisation différente des enjeux liés à l’abandon urbain. Les individus dotés d’un capital socioéconomique plus élevé, qui les préserve au moins partiellement d’une expérience récurrente des diverses nuisances liées à l’abandon, sont plus à même de percevoir les lieux abandonnés comme des enjeux d’ordre symbolique. À l’inverse, un capital socioéconomique plus modeste incite souvent à considérer que l’intérêt d’une poignée de touristes pour les ruines de Détroit n’a que peu d’importance au regard des difficultés concrètes et quotidiennes auxquelles font face les personnes concernées. C’est ce que souligne Marty, un Afro-Américain d’une cinquantaine d’années rencontré en 2017 et qui vivait alors depuis deux ans dans une maison inoccupée du quartier d’Islandview dans l’East Side de Détroit :

Marty me dit voir régulièrement des gens s’arrêter devant la maison qu’il occupe pour la prendre en photo. Il les identifie comme un mélange de personnes intéressées par un achat immobilier et de touristes. Interrogé sur son sentiment vis-à-vis de l’intérêt que ces derniers portent aux lieux abandonnés en général et à la maison où il vit en particulier, Marty répond en ces termes : « Il n’y a pas de problème, ils ne pensent pas à mal. Prenez toutes les photos que vous voulez. Je peux même prendre la pose ! » Il explique ensuite que sa principale inquiétude est que des gens cherchent à s’introduire dans la maison, facilement identifiable comme vacante, bien qu’elle ferme encore à clé. Par rapport à cela, le fait que certains se contentent de prendre des photos ne lui pose aucun problème.
(extrait de carnet de terrain, juin 2017)

Un tourisme transitoire marginalisé par les stratégies institutionnelles

28Au-delà de cette tension entre ces imaginaires et les territorialités habitantes, des enjeux d’image et d’attractivité urbaines expliquent que cette forme de tourisme ne soit pas intégrée aux stratégies institutionnelles d’attractivité touristique. Malgré les similitudes entre les codes visuels du ruin porn et ceux du marketing touristique (Tegtmeyer, op. cit.), le tourisme de l’abandon tel que proposé par les « Detroit Urbex Tours » n’est pas encouragé par les acteurs institutionnels pour qui l’évolution des imaginaires spatiaux constitue au contraire un enjeu majeur. Au-delà de la sphère touristique, l’attractivité résidentielle et économique de la ville passe par la restauration d’une image de marque dont sont évacués les marqueurs spatiaux du déclin urbain (Fraser, 2018). La campagne « America’s Great Comeback City » lancée en 2013 par le DMCVB illustre cette volonté de faire à nouveau de Détroit une incarnation urbaine du succès, après qu’elle a été pendant des décennies le symbole par excellence de la crise urbaine américaine. La ville y est présentée comme dynamique et résiliente, incarnée par des marqueurs spatiaux comme les grands projets immobiliers des quartiers centraux de Downtown et Midtown, qui concentrent les efforts de redéveloppement depuis le début des années 2010. Dans ce contexte, le tourisme de l’abandon apparaît marginal au regard des stratégies institutionnelles. Le constat exprimé lors d’un entretien en 2017 par Michael O’Callaghan, alors vice-président exécutif et directeur de l’exploitation du DMCVB, résume la position des acteurs locaux vis-à-vis d’une potentielle valorisation touristique de l’abandon : « that’s not the story we want to sell ». L’objectif n’est pas d’exploiter l’imaginaire de la ville fantôme, mais de lui en substituer un autre.

29Le tourisme de l’abandon apparaît dès lors comme un phénomène temporaire caractéristique d’une phase de transition urbaine dont témoignent des « imaginaires urbains en transition » (« urban imaginaries in transition ») (Fraser, 2018.). La formation de nouveaux imaginaires axés sur la croissance est activement promue par les acteurs institutionnels et ceux-ci sont relayés par les médias nationaux et internationaux. Le New York Times consacrait ainsi Détroit comme la « ville la plus excitante des États-Unis (« most exciting city in America ») en 2017, tandis que la version belge de Paris Match la décrivait l’année suivante comme la « destination la plus cool des States ». Les présupposés sociaux et raciaux de ces imaginaires sont néanmoins problématiques. Ces nouveaux discours valorisent en effet une croissance démographique et économique portée par des profils de résidents très différents de la population actuelle de Détroit. En cela, ils reprennent à leur compte le motif du front pionnier postindustriel dont le réinvestissement par le capital constitue un « investissement dans la blanchité » (« investment in whiteness ») (Kinney, 2018) au détriment d’une population locale majoritairement pauvre et afro-américaine (Safransky, op. cit. ; Kinney, 2016). Le traitement réservé aux lieux abandonnés est révélateur de ces enjeux : alors que l’imaginaire de la ville fantôme en fait des éléments hypervisibles de l’espace urbain, ils sont au contraire effacés des représentations émergentes qui ne les considèrent qu’au prisme de l’éventuelle valeur marchande dégagée par leur destruction ou leur reconversion (Fraser, 2018). Cette invisibilisation exprime la relégation au second plan des difficultés actuelles d’une partie de la population locale au profit de la mise en scène d’un futur fantasmé, mais socialement et racialement sélectif.

30Ces nouveaux imaginaires marginalisent progressivement celui de la ville fantôme, ce qui explique que les pratiques relevant du tourisme de l’abandon se déploient selon une temporalité relativement courte. Les « Detroit Urbex Tours » de Jesse Welter ont existé de 2011 à 2019, période au cours de laquelle la place de l’abandon a reculé tant dans la matérialité de l’espace urbain que dans les représentations collectives de Détroit.

Conclusion

31L’analyse du tourisme de l’abandon permet en définitive d’aborder l’abandon urbain caractéristique des villes états-uniennes en déclin sous l’angle peu exploré de l’attractivité touristique des ruines contemporaines. L’article a montré que, malgré le rôle central de l’abandon dans les imaginaires répulsifs associés à la crise urbaine, son esthétisation constituait un facteur de mise en désir touristique. Sur le fondement de cette évolution des représentations se développe alors une offre touristique certes modeste par son ampleur, mais qui témoigne d’un rôle réel de l’abandon dans l’identification de Détroit en tant que destination touristique pour un public relativement jeune, international et largement constitué de primo-visiteurs. À cette attraction de l’abandon répond, dans le cadre des « Detroit Urbex Tours », une mise en récit touristique qui favorise une évolution des représentations des visiteurs en intégrant la question des dynamiques de revitalisation, mais qui échoue néanmoins à exposer les causalités complexes de l’abandon et ses conséquences sur les populations locales.

32Étudier le tourisme de l’abandon permet également d’aborder la transition urbaine en cours à Détroit au prisme de l’articulation des imaginaires géographiques associés à la ville et des mobilités touristiques qu’ils contribuent à susciter. Alors que la ville cristallise depuis un siècle des représentations collectives qui en font alternativement une métaphore du succès et de l’échec, la décennie 2010 apparaît comme une période charnière au cours de laquelle se développe une appréhension de la ville structurée par le motif de l’abandon, appréhension qui fait écho aux dynamiques enchevêtrées de déclin urbain et de revitalisation. Malgré son caractère a priori répulsif, elle favorise le développement de pratiques touristiques certes confidentielles, mais qui révèlent un mode d’appropriation original de marges spatiales symboles des maux associés à Détroit. Ce tourisme de l’abandon constitue alors une forme de valorisation transitoire d’espaces dont le statut et la valeur symbolique évoluent rapidement au gré des recompositions de l’espace urbain et des imaginaires. L’émergence d’une désirabilité d’espaces pourtant emblématiques d’un imaginaire spatial répulsif fonctionne comme un indice de ce progressif renversement et inaugure une courte phase propice à l’exploitation touristique de ces lieux abandonnés.