Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971.
Le monde change, Mondes du tourisme aussi !
Texte intégral
1Du point de vue sociétal, nous sommes à un tournant : deux ans et demi après que la crise du SARS CoV-2 a stoppé net les mobilités multiples et que la reprise se fait sur le mode du « monde d’avant », la crise écologique se traduit par l’assignation de nouvelles valeurs aux mobilités – que la notion d’overtourism, et le débat dont elle ressort, ainsi que le flight shaming couvrent en partie. Elle est liée à des décennies de politiques néolibérales qui ont favorisé également la crise économique et géopolitique actuelle ainsi que la montée des populismes. Elle place les sciences sociales dans une situation particulièrement critique et inconfortable : lutter contre ou embrasser le catastrophisme ? Analyser avec toute la distanciation requise la réponse des sociétés ou s’engager corps et âme dans le combat ? Comment réagir face à l’injonction politique à faire taire les dimensions analytiques et critiques des sciences sociales, telle l’accusation de « wokisme » (sic) ou l’assimilation d’analyses scientifiques à du complotisme au profit d’une conception renouvelée de la relation entre science, recherche et société, nommée « science de la médiation » (cf. en France les nouveaux dispositifs de financement de l’ANR) ? Partant, les sciences sociales font-elles « peur » comme l’évoque le titre de la dernière livraison des Actes de la recherche en sciences sociales ? L’article introductif remarquable, signé Jérôme Bourdieu, Sara Dezalay, Julien Duval, Johan Heilbron et Franck Poupeau (n°243-244, 2022), passe en revue les principaux tenants et aboutissants des injonctions contradictoires adressées aux sciences humaines et sociales (SHS). Est-ce le moment de renforcer l’affirmation du rôle central des SHS dans le fonctionnement des sociétés contemporaines, qui vise la déconstruction de processus vus comme étant naturels et naturalisés et la reconstruction, à l’aide de concepts, de méthodes et de données empiriques, des processus sociétaux à l’œuvre ?
2Peut-être, mais rien n’est moins sûr. Car, au même moment, à force de faire monter la science militante, certaines formes de SHS ont épousé, au lieu de tenir à distance, le communautarisme et la normativité : la légitimité des chercheurs est attaquée au motif de leur non-appartenance à des communautés, l’idéologie tient lieu de données empiriques, la libido dominandi prend le pas sur la libido sciendi. À quoi sert l’approche scientifique si celle-ci est réduite à un pur moyen politique, à l’exclusion de toutes les autres visées ? Y a-t-il un nouveau positionnement dans le continuum entre « engagement » et « distanciation » (Elias) à trouver ? Qu’il s’agisse de communautés de pratique ou de communautés identitaires fondées sur la classe sociale, les habitus nationaux, ethniques, races, genre, orientation sexuelle, les assignations identitaires univoques prennent la place des identités plurielles et fluides, voire rendent illégitime le fait d’étudier des positions que le chercheur n’occupe pas. À la fin, chacun ne parle que de Soi et pour Soi, l’Autre étant décrété comme étant inaccessible. Le nombrilisme guette.
3Nous assistons donc aussi à une crise des SHS, complexe à penser et à dire. Or, travaux empirique, méthodologique, théorique et épistémologique doivent être imbriqués, seule garantie de confiance si le « travail scientifique » veut continuer à dire quelque chose. En effet, confiance et vérité sont un des éléments fondamentaux de la production scientifique, des sociétés et de leur constitution politique. Certes, nous savons que la vérité est à la fois force et faiblesse, inclusion et exclusion, vision utopique de la concordance entre théorie et données empiriques et pouvoir idéologique et politique :
Ainsi n’apparaît à nos yeux qu’une vérité qui serait richesse, fécondité, force douce et insidieusement universelle. Et nous ignorons en revanche la volonté de vérité, comme prodigieuse machinerie destinée à exclure. » (Foucault, 1971, p. 22, souligné par mes soins)
4Cependant, la recherche de congruence ou au contraire de non-congruence entre faits, données et interprétations à l’aide de cadres interprétatifs et méthodologiques explicites doit rester le guide des approches en sciences humaines et sociales.
5En revanche, la conceptualisation n’est pas synonyme d’universalisation, autre procès fait aux SHS : dans un contexte de débat postcolonial et de nouvelle poussée de décolonisation, des exemples existent où l’opposition entre le particulier et le général est résolue dans la circulation de modèles et de regards plutôt que dans l’imposition générale de cadres théoriques prétendument universels. En effet, le nouveau standard scientifique n’est-ce pas plutôt de globaliser ou de mondialiser les cadres conceptuels à des fins d’analyses comparatives (cf. par exemple la global history ou l’« histoire croisée ») au lieu d’universaliser ? Ainsi, la circulation des modèles pourrait se faire dans tous les sens, pas en sens unique, du point de vue occidental. Ceci est évidemment une question de structuration du champ scientifique en termes de pouvoir et nécessite une remise en cause de l’euro- et occidentalo-centrisme. Renverser le regard fait partie d’un nouvel empowerment et de cette remise en question : « Reversing the gaze », le projet du professeur Elisio Macamo de l’Université de Bâle montre comment on peut faire circuler les concepts dans l’« autre sens ».
6Plus que jamais les sciences humaines et sociales critiques ont leur rôle à jouer. Comment se positionner comme publication scientifique sur des phénomènes où le chercheur est partie prenante et où des débats passionnés, idéologiques et politiques, interpellent la recherche scientifique ? L’exemple du débat sur l’overtourism (qui s’est manifesté avec acuité entre 2016 et 2020 et qui a repris depuis la fin des restrictions des voyages dues à la pandémie de 2020-2022) le montre : il est difficile de naviguer entre le Charybde de la critique nécessaire de l’organisation du tourisme et le Scylla de la délégitimation sans cesse recommencée du touriste : la critique du touriste et de l’industrie du tourisme date de l’émergence du tourisme lui-même. Nous sommes tous des touristes et notre rêve est un monde sans tourisme ! Or, comment continuer à développer une distance critique par rapport à son objet de recherche si le chercheur lui-même la détruit au nom d’un militantisme, qu’il soit opportuniste ou profondément ancré ? La recherche-action conjointe entre chercheurs universitaires et acteurs extra-universitaires peut-elle réussir ou bien va-t-elle affaiblir encore plus la recherche critique en SHS ?
7Une conférence récente sur l’overtourism1 l’a montré : le tourisme est identifié comme principal élément de la gentrification et de la dépopulation des centres-villes alors que l’appropriation de la rente urbaine et les processus de gentrification n’ont pas attendu le tourisme. Il est clair, en revanche, que la « airbnbisation » aggrave une situation de pénurie de logements, contribue à une inflation des prix des logements et in fine conduit à des effets d’éviction. Ce phénomène ne touche d’ailleurs pas seulement les villes stricto sensu, mais aussi les campagnes et stations touristiques, en lien avec les résidences secondaires. Il existe effectivement une touristification de la vie quotidienne tout comme la colonisation du Lebenswelt par le capitalisme, dont parlait Habermas. En même temps, les régulations semblent fonctionner dans les villes où elles existent. Assistons-nous à un changement de paradigme, à une rupture avec les politiques néolibérales des dernières décennies ? On peut observer, en tous cas, une lutte engagée entre les tenants de la dérégulation et ceux de la re-régulation du système du tourisme et du système urbain.
8J’observe également le retour du touriste conçu en opposition au résident : au cours des trente dernières années, les études du tourisme ont travaillé à dépasser la binarité touriste/local (ou touriste/résident ou host/guest) au profit d’une conceptualisation d’habitants temporaires avec des jeux de présences et d’absences, voire des collaborations. La discussion actuelle réussit à ruiner ces efforts, ou du moins ramène les oppositions anciennes sur le devant de la scène. Peut-on penser des alternatives à ces oppositions ? Un tourisme inclusif où les habitants temporaires portent aussi la responsabilité de la ville et se sentent concernés (cf. plan de Copenhague) ? Dans le contexte actuel, qui préfère la théorie de la domination à la théorie du care, le doute est permis.
9Dans ce contexte, comment concilier contributions scientifiques de qualité et portée des publications que les auteurs nous confient sur les enjeux contemporains du tourisme et des mobilités ? Comment être garant d’une qualité scientifique et en même temps éviter la dogmatique ou les effets d’école ? Comment valoriser les contributions francophones dans un monde dominé par les publications anglophones ? Comment assurer la circulation de modèles dans tous les sens pour « renverser les regards » ? Ces questions nous poussent à renforcer notre vigilance, mais aussi à publier davantage de contributions en anglais.
10Nous modifions aujourd’hui notre fonctionnement et espérons qu’il répondra aux attentes des auteurs.
11D’abord, nos numéros thématiques deviennent des « dossiers thématiques », centrés sur un thème spécifique. Aujourd’hui, il s’agit d’un numéro sur l’histoire de l’hôtellerie porté par le professeur Laurent Tissot de l’Université de Neuchâtel. D’autres dossiers sont en préparation : l’un sur la question du genre dans les études du tourisme (sous la coordination du professeur Christophe Guibert) et l’autre sur les méthodes informatiques et quantitatives en histoire du tourisme (coordonné par le Dr. Steve Hagimont) qui sortiront en 2023.
12Ensuite, nous publions des articles « au fil de l’eau » : dès qu’un article est évalué et édité, il peut être mis en ligne. Nous visons ainsi un temps de publication plus rapide entre la réception de l’article et la publication, étant donné que l’attente d’un numéro plein n’est plus nécessaire. Ceci vise à répondre, d’un côté, à la nécessité de nombreux jeunes auteurs en quête de diplômes (thèse par articles !) ou de postes stables (ajouter une ligne dans le CV pour répondre aux critères quantitatifs !) et, de l’autre, au fonctionnement de la fast science qui fait du critère du nombre de publications (H factor !) un élément central de l’évaluation des universités, des laboratoires, des chercheurs individuels. Nous sommes certes critiques face à un tel développement et pensons qu’il nuit à la qualité de la science – la croissance du nombre de plagiats, fraudes, articles écrits par une IA, de bullshit papers, etc. le montre –, mais nous pensons être capables de maintenir un certain standard de qualité dans nos publications grâce à une évaluation constructive, c’est-à-dire des allers et retours avec les auteurs qui visent à faire ressortir les apports.
13Enfin, nous créons de nouvelles rubriques qui visent à diversifier les contributions et qui se rempliront au fur et à mesure des arrivées. Les futures rubriques s’appelleront de la manière suivante :
-
Une rubrique « Lectures critiques & débats » où les controverses sont les bienvenues. Il s’agira de faire le compte rendu critique d’ouvrages, d’expositions, d’articles scientifiques. Nous visons ainsi la valorisation de l’échange scientifique critique au lieu des références auto-référentielles.
-
Une rubrique « Concepts » où les efforts de conceptualisation sont les bienvenus. Centré autour d’un concept, elle vise à constituer petit à petit un dictionnaire ou un lexique des termes les plus usuels en études du tourisme. Cette rubrique vise à répondre à un besoin de travail créatif sur des concepts, tout en fournissant une base saine pour la discussion, étant entendu que les concepts-clés (Grundbegriffe) fonctionnent comme cadre et base de l’interprétation des phénomènes en cours.
-
Une rubrique « Carte blanche & perspectives » qui vise à ouvrir des perspectives ou à défendre des points de vue, qui remplace l’ancienne rubrique « Chronique ». À l’instar des perspective papers ou des review articles, il s’agira le plus souvent d’articles de commande où l’auteur exprime un point de vue qui lui est propre et/ou met en perspective des changements sociétaux et scientifiques significatifs. Sans délai, nous voulons cette rubrique comme l’expression de la slow science.
-
La rubrique « Comptes rendus de thèse » s’attache à rendre compte des thèses soutenues dans le champ interdisciplinaire des études du tourisme et à donner l’opportunité aux jeunes docteurs de présenter leur travail de manière synthétique.
14Nous espérons que ces changements répondront aux aspirations des auteurs et des lecteurs. C’est à vous de jouer !
Pour citer cet article
Référence électronique
Mathis Stock, « Le monde change, Mondes du tourisme aussi ! », Mondes du Tourisme [En ligne], 22 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 18 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/tourisme/5365 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tourisme.5365
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page