Histoire de l’entreprise hôtelière en Europe occidentale : acteurs, stratégies et gestion. Introduction
Texte intégral
- 1 1924 pour la première édition allemande et 1969 pour la traduction française.
« L’hôtel ne me plaisait plus : ni la buanderie qui asphyxiait les gens, ni le liftier avec sa bienveillance cruelle, ni les trois étages de prisonniers. Cet Hôtel Savoy était à l’image du monde : il rayonnait à l’extérieur d’un éclat intense, étincelait dans la splendeur de ses sept étages, mais la pauvreté y habitait dans la proximité de Dieu ; ce qui était en haut occupait le bas de l’échelle, emmuré dans des tombeaux entre ciel et terre, et les tombeaux s’amoncelaient au-dessus des chambres confortables de toux ceux qui, repus, se prélassaient en bas, dans la paix et le bien-être, le cœur léger, sans être gênés par ces cercueils aux minces cloisons. »
Joseph Roth, Hôtel Savoy, Paris, Gallimard, 2020 [1924], p. 461.
1Avec son ironie mordante, son sens sans fard de l’observation, sa critique sociale aiguë, Joseph Roth montre la capacité de l’hôtel à « être » le monde. Espace délimité certes, mais espace qui réunit en son sein tous les contrastes de l’humanité, qui sont autant distinctions que divisions : la proximité de populations hétéroclites, l’utilisation de dispositifs techniques plus ou moins performants, l’assemblage de lieux collectifs et intimes, bref un fourmillement de gens qui cohabitent tant bien que mal tout en évitant de se rencontrer et une accumulation d’objets et d’appareils sensée faire fonctionner l’ensemble. Le monde lisse qui se donne d’abord à voir et l’éclat intense qui en rejaillit de l’extérieur n’offrent donc qu’une partie de ce que ce genre d’établissement recèle, le visible cachant l’invisible. La synthèse de Joseph Roth invite l’historien à entrer dans l’édifice pour mieux en comprendre les mécanismes.
2Tous les hôtels ne fonctionnent toutefois pas selon cette douloureuse description. Fort heureusement, ils sont aussi des lieux de réjouissances, de rires, de fêtes, d’amusements. À cet égard, les liens avec le tourisme sont peut-être ce qui les caractérise avant tout. C’est l’espace qui s’impose pour accueillir une clientèle voyageant pour son plaisir et à la recherche d’un hébergement. Historiquement, le développement du tourisme s’accompagne de celui de l’hôtellerie et inversement. La relation est forte et visible à plusieurs niveaux : l’architecture, la localisation, la gouvernance, la rentabilité, la gastronomie, la formation professionnelle se déterminent en grande partie en fonction de ce profil économique et social.
- 2 Pour éviter d’inutiles redondances, nous invitons les lecteurs à se reporter aux références de chaq (...)
3L’histoire de l’hôtellerie vue sous l’angle de l’histoire des entreprises reste encore aujourd’hui un champ d’étude peu débattu2. Alors que sa présence tant matérielle, culturelle que symbolique modèle bon nombre de villes et de sites touristiques, donne le ton à une façon de vivre, sa signification économique, financière, technique et gestionnaire s’arrime, sur le plan international, à une dynamique complexe, faisant intervenir de multiples acteurs qui aspirent aux mêmes objectifs en matière d’accueil, de sociabilité et d’environnement. Elle fait appel à des dénominateurs communs capables de se plier à leurs exigences et leurs attentes, mais aussi capables de les conditionner. Issu d’une session organisée à Paris du 11 au 13 septembre 2019 dans le cadre du Congrès international d’histoire des entreprises en France, ce numéro a pour but de mieux souligner les interactions qui s’opèrent dans ce secteur particulier des services entre les différents intervenants (hôteliers, promoteurs, pouvoirs publics, financiers, fournisseurs et clients) pour tenter, compte tenu des conjonctures, de dégager des modèles – local, national ou international – capables de peser sur les politiques économiques et d’anticiper des évolutions futures.
4Qui dit hôtel, dit conjonction d’éléments, ce que le texte de Roth nous donne déjà à voir. La notion de système convient parfaitement à cet assemblage, soit l’ensemble des relations humaines, économiques, politiques, techniques, professionnelles et symboliques qui permettent à l’établissement de fonctionner. En l’occurrence, la notion de système facilite la compréhension de l’imbrication de ces multiples composantes et les raisons pour lesquelles elles peuvent tenir ensemble à des moments donnés. Ces considérations s’appliquent particulièrement aux périodes de crises qui sont au centre des préoccupations des six articles réunis ici. Les articles de Mathieu Narindal, Grégoire Schneider, Yves-Marie Evanno/Johan Vincent et Kevin James/Andrew Northey témoignent des réagencements engendrés par les guerres mondiales et les crises économiques ou politiques, tandis que ceux de Steve Hagimont et Eugénie Galasso interrogent, dans une plus large perspective, d’une part les évolutions longues qui caractérisent un territoire spécifique (les Pyrénées) et l’impact des traités hôteliers sur la branche d’autre part.
- 3 Voir notamment Cédric Humair, Développement économique et État central (1815-1914). Un siècle de po (...)
5Les auteurs montrent que, si les perturbations conjoncturelles sont évidemment bel et bien éprouvantes pour le secteur hôtelier, les résiliences dont celui-ci fait preuve en termes de stratégies commerciales et financières ou d’innovations techniques et sociales sont réelles. Rien n’est simple. D’un point de vue idéologique, l’intervention de l’État, surtout en Suisse, s’est révélée difficile à accepter pour une grande partie des hôteliers et des organisations professionnelles qui les représentent, notamment durant l’entre-deux-guerres et l’après-guerre. Claironnés à tout-va par ces mêmes milieux, les bienfaits du libéralisme helvétique s’accommodent d’intrusions plus ou moins profondes et durables des pouvoirs publics, entraînant de très vifs débats au sein de la corporation. On est loin d’une unanimité dans les positions envisagées. Mais l’intensité des crises et leur répétition restent le critère déterminant dans l’adoption de ce que les historiens ont appelé le « capitalisme organisé » ou « corporatif », apte à redonner vie à des activités en perdition3. Que ce soit sous la forme de cartellisation, comme le montre Narindal, ou d’enquêtes de faisabilité (Schneider), l’idée est d’accorder les intérêts d’une branche économique à leur viabilité à long terme par le biais d’« aides » ponctuelles, sous la forme de garanties d’État (juridiques et financières), tout en prétendant ménager l’intégrité du libéralisme.
6Si la spécificité helvétique est mesurée à l’aune idéologique, le cas breton est débattu sous l’angle de son adaptation sur le long terme (1870-1970) aux conjonctures changeantes. Evanno et Vincent font à cet égard la distinction entre les impacts d’une crise géopolitique (les guerres, par exemple) dont les causes sont totalement extérieures au milieu touristique et ceux d’une crise socio-économique dont les conséquences entraînent des comportements différenciés selon les établissements. Dans le premier cas, les conséquences paraissent moindres pour les établissements pluriactifs qui allient, à la fonction d’hébergement, celle de restaurant et/ou de bar. Quant aux crises économiques, dont les causes sont moins brutales, elles ne tarissent pas forcément la source des flux touristiques, mais amènent les acteurs à des choix d’investissement qui, bien souvent, aboutissent à une spécialisation des établissements. Le degré d’impuissance face à ces événements semble être l’élément qui détermine les réactivités entrepreneuriales, qui restent toutefois dépendantes des capacités hôtelières.
7Pour l’hôtellerie, la Première Guerre mondiale présente une rupture claire tant dans le redimensionnement des établissements que dans leur mode de gouvernance. Elle marque la fin d’une Belle Époque où les « Palaces » s’ajoutaient les uns aux autres, assurés de la venue de clientèles aisées financièrement et persuadées de leur pouvoir. Elle inaugure une période inédite, au cours de laquelle ces mêmes établissements, qu’ils le veuillent ou non, participent à l’effort de guerre – situation qui les voit redéfinir leur fonction et réaménager leur exploitation. Joseph Roth en fait d’ailleurs mention avec la présence de prisonniers dans les étages supérieurs, soit dans les étages les moins considérés. L’article de Kevin James et Andrew Northey s’intéresse à la façon dont les hôtels ont été impliqués dans l’infrastructure de la guerre et détaille comment les mécanismes du gouvernement central britannique ont été aux prises avec des programmes de réquisition, d’adaptation et de compensation des hôtels. En explorant les rôles des hôtels et autres lieux d’hébergement pendant la guerre, James met en évidence leurs impacts singuliers notamment en dessinant mieux les contours exacts pris par le conflit à l’intérieur du pays et en les faisant également apparaître en tant que vecteurs et lieux de contestation politique, économique et sociale. L’auteur préconise un répertoire des établissements réquisitionnés et des districts dans lesquels les hôtels étaient réquisitionnés en temps de guerre. Pour ce faire, il fait appel à des méthodes d’analyses théoriques qui visent à comparer systématiquement leurs fonctions et leurs opérations en temps de guerre et pendant la transition vers la paix.
8Le souci de pérenniser une activité hôtelière alimente également le questionnement de Steve Hagimont s’agissant de l’aménagement touristique pyrénéen. Au contraire de l’exemple helvétique, les interactions entre les entreprises hôtelières et les pouvoirs publics n’ont cessé de jouer un rôle déterminant dans la prise de possession touristique et, en conséquence, hôtelière de l’espace pyrénéen. Ces politiques publiques locales, qui ont pour but d’intégrer les Pyrénées à des réseaux d’investisseurs européens, se conjuguent selon plusieurs phases. Si, dans la première moitié du xixe siècle, l’organisation spatiale est d’abord assurée dans les plus grandes stations par les pouvoirs publics, motivant et sécurisant l’investissement hôtelier privé, les municipalités délèguent, dans le dernier tiers du xixe siècle et jusqu’à 1930 environ, l’aménagement à des sociétés anonymes qui intègrent les fonctions touristiques : thermes, casinos et grands hôtels. Entre 1930 et les années 1960, les communes cherchent à ralentir la fermeture des grands hôtels afin d’éviter un déclassement symbolique. En parallèle, à partir des années 1880, la vogue des chemins de fer et des hôtels de montagne industrialise l’exploitation des paysages et suscite des craintes quant aux pouvoirs de décision laissés encore aux municipalités et aux guides. La pression de la concurrence nationale et internationale conduit finalement à soutenir des projets qui permettent aux Pyrénées d’adopter, sans grand retard, l’économie des sports d’hiver dès avant 1914.
9Ne considérer la crise dans le secteur hôtelier que sous l’angle géopolitique ou économique laisserait dans l’ombre un aspect fondamental de la gestion hôtelière. Si le capitalisme se définit par son exposition incessante aux changements, l’hôtel ne peut occulter ce qui l’atteint dans sa gouvernance quotidienne et dans ses modes opératoires par le biais des innovations, de produits comme de procédés. La notion de « crise » doit aussi être étendue à l’aspect technologique qui influe directement la viabilité et la pérennité de l’établissement. Le souci d’innover ou d’anticiper reste une préoccupation constante, au risque de disparaître ou, tout au moins, de se heurter à de sérieux disfonctionnements. L’étude des traités hôteliers s’avère, à cet égard, d’un très grand intérêt. Elle offre l’avantage de saisir l’hôtel dans son fonctionnement purement matériel. Comment recevoir, comment servir, comment faire, bref comment contenter le client ? Eugénie Galasso s’immisce dans la routine de l’hôtel et nous montre comment ça marche, ou plutôt comment ça devrait marcher. Une question est posée : les traités hôteliers ont-ils contribué à la diffusion des innovations au sein de l’industrie hôtelière en France ? L’article couvre une période allant de la fin de la Première Guerre mondiale en 1918, qui a vu la publication du premier traité hôtelier, le Traité d’industrie hôtelière de Louis Leospo, jusqu’à aujourd’hui où ces ouvrages sont remplacés par les cabinets de conseil.
10L’effet cathartique des crises ou des ruptures prend tout son sens dans le cas de l’hôtellerie. Sa capacité de résilience est à la mesure de sa vulnérabilité aux moindres soubresauts de la conjoncture. C’est peut-être à cela que l’on décèle une spécificité, qui demande encore à être mieux étudiée.
Notes
1 1924 pour la première édition allemande et 1969 pour la traduction française.
2 Pour éviter d’inutiles redondances, nous invitons les lecteurs à se reporter aux références de chaque article, qui couvrent l’ensemble des problématiques développées. Nous nous limitons dans cette introduction à ne référencer que les publications qui n’y apparaissent pas.
3 Voir notamment Cédric Humair, Développement économique et État central (1815-1914). Un siècle de politique douanière suisse au service des élites, Berne, Peter Lang, 2004.
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Référence électronique
Laurent Tissot, « Histoire de l’entreprise hôtelière en Europe occidentale : acteurs, stratégies et gestion. Introduction », Mondes du Tourisme [En ligne], 22 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 18 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/tourisme/5366 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tourisme.5366
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