1Jusqu’au bouleversement de la crise sanitaire du Covid-19, la petite entreprise du tourisme ne connaissait pas la crise. Ce serait, tout du moins, ce que laissent suggérer les divers dictionnaires des mots du tourisme (Académie internationale du tourisme, 1969 ; Brière-Cuzin et Dépaux, 2014 ; Jafari, 2000 ; Medlik, 1996 ; Pizam et Holcomb, 2017 ; Observatoire nationale du tourisme, 2000 ; Olivier, 2006) qui, en ne lui offrant aucune définition, sembleraient ne lui reconnaître aucune existence. Même l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) ne daigne pas la faire figurer dans son Thesaurus du tourisme et des loisirs (2001). Pourtant, le mot est bien connu des chercheurs, à l’image de Roger Brunet (2005, p. 136) qui lui consacre une entrée de plusieurs paragraphes dans son dictionnaire Les mots de la géographie. Ce dernier définit la crise comme une période d’extrême tension liée au changement, qui implique des moments d’indécision, des temps de dégradation d’un système, des pénuries, avec plusieurs champs d’application (climat, économie, géographie). La crise placerait donc l’acteur ou le secteur touristique dans une situation d’extrême vulnérabilité.
2De son côté, Bernard Dagenais (2005, p. 76-77) s’interroge sur les enjeux de la crise, affirmant que le secteur touristique croit « évoluer dans un univers ordonné et fermé où, par magie, chaque nouvelle saison devait apporter naturellement une augmentation des profits et où seuls des risques incontrôlables pouvaient perturber ce cycle de bonheur et de prospérité ». Parce qu’il est sensible aux aléas naturels, sociopolitiques et économiques – du fait de l’impossible stockage de la ressource (les flux touristiques sont liés à des déplacements hors de chez soi sur une durée limitée, au maximum d’une année selon l’OMT) –, le tourisme est un secteur d’activité particulièrement vulnérable. Ceci explique en partie les nombreuses adaptations nécessaires qui, de durée et d’ampleur variables, ont jalonné l’histoire du tourisme depuis la fin du Second Empire jusqu’aux années 1980 (Flament, 1988, p. 255 ; 1991, p. 7-8). Les touristes ont d’ailleurs parfaitement assimilé l’existence du risque, plaçant ce dernier au cœur de leur réflexion lorsqu’ils choisissent la destination de leurs vacances (Croutsche et Roux, 2005, p. 1). Dès lors, si la crise n’est pas définie dans les dictionnaires du tourisme, sa bonne gestion est devenue nécessaire pour tous les professionnels du secteur touristique. Cette dernière constitue désormais un savoir-faire stratégique pour les entreprises et les organisations engagées dans le secteur du voyage et du tourisme, savoir-faire d’autant plus précaire que la crise peut être soudaine, brève, tout aussi bien que longue et, théoriquement, fatale.
3Or, si la situation des risques est mieux prise en compte aujourd’hui grâce notamment au concept de résilience (notamment parce qu’il est utilisé plus systématiquement dans le cadre de la réduction des dommages de catastrophes, par exemple par l’Organisation des Nations Unies depuis les années 1990 [Dauphiné et Provitolo, 2007], et ce malgré des définitions variées du concept [Delaplace et al., 2018]), les études demeurent limitées à la période récente et sont trop souvent réduites à leur dimension urbaine (Haïti par Sarrasin et Renaud, 2014 ; Phuket par Biggs et al., 2012 ; ou Marrakech par Ait Tejan et Safaa, 2018). Les ouvrages récents de synthèse (Cholat et al., 2018 ; Ratten et al., 2020) qui abordent l’adaptation et l’innovation du tourisme face aux événements et mutations sociales (en particulier les risques liés à la crise climatique) tendent à se positionner sur les dimensions du « post-tourisme » et du « tourisme post-moderne ». Ces analyses sont largement influencées par une vision top-down qui ne permet pas toujours de mesurer localement les particularités et la pluralité des actions et réactions des acteurs. C’est pourquoi nous privilégions, au contraire, une approche empirique de type bottom-up, en nous concentrant sur le comportement d’un acteur et d’un secteur particuliers de l’activité balnéaire : l’hôtellerie et la figure associée de l’hôtelier ; dans un territoire géographique circonscrit : la Bretagne (pour des raisons de commodité, pensée dans sa dimension « historique », à savoir Côtes-d’Armor, Finistère, Ille-et-Vilaine, Loire-Atlantique et Morbihan) ; mais sans approche systémique : la station balnéaire n’est pas abordée comme un organisme dont les éléments ont été conçus de manière cohérente et globale en vue d’une fonction précise. Les hôteliers font partie de ceux qui, dans le langage de la théorie de la proximité, sont appelés des « acteurs clés », c’est-à-dire ceux qui font le lien entre plusieurs échelles de décision, par exemple l’échelle de l’entreprise et l’échelle locale, régionale, nationale, voire internationale (Maillefert et al., 2010, p. 59). Mais ce rôle a évolué au cours du temps long dans lequel s’inscrit l’article et selon les différentes crises, ici circonscrites aux crises nationales et internationales.
4Jusque dans les années 2000, il n’existait que peu de travaux sur l’influence de la crise sur les établissements hôteliers appréhendés dans leur diversité puisque seuls les établissements de luxe focalisaient l’attention, comme le déplorait Virginie Jourdain (2011) dans sa thèse consacrée à l’hôtellerie bruxelloise. Ce type d’approche, finalement initié par les sciences de gestion et de marketing, reste toutefois limité au fonctionnement des établissements depuis le début du xxie siècle (Alonso-Almeida et Bremser, 2013, p. 142-143).
5L’histoire de l’hôtellerie par le bas est souvent abordée par des chemins détournés. En effet, les entreprises privées n’ont, en France, aucune obligation d’avoir une politique d’archivage (ensemble de règles qui définissent la stratégie et les modalités de conservation des documents) ni de déposer leurs archives. En Bretagne, à notre connaissance, seules les archives du Grand Hôtel de Concarneau, conservées aux Archives municipales de Quimper, ont été déposées dans un centre d’archives (qu’il soit départemental ou municipal) à titre de don privé ; à Paris, ce sont celles du Grand Hôtel, déposées aux Archives de Paris, qui ont été travaillées par Alexandre Tessier (2012) dans le cadre de ce qui est la première monographie d’entreprise portant sur l’histoire d’un hôtel en France. Si des sources existent évidemment dans les archives produites par l’administration, leur trouvaille demeure souvent aléatoire dans les centres publics d’archives : échanges épistolaires avec l’administration (dans le cadre de classement des archives départementales françaises, séries M, W), documentation fiscale (série P), constitution de dossiers pour obtenir des aides financières (série W), communication dans les journaux...
6Dès lors, l’historien doit imaginer des stratégies pour découvrir des sources lui permettant d’ouvrir les portes des hôtels du passé. À ce titre, le chercheur compulse les revues professionnelles (qui sont notamment exploitées pour les thèses en cours de Mathieu Narindal et de Grégoire Schneider dans le cadre du projet de recherche « L’industrie hôtelière suisse dans la première moitié du xxe siècle : un modèle en crise ? Configurations, espaces et usages ») ; les archives des syndicats ; les campagnes publicitaires (par exemple, Raffestin, 2010, sur la construction séculaire de l’image touristique de Genève) ; ou encore les plans d’architecte (par exemple, Sabbah et Namias, 2019). Les lacunes peuvent enfin être compensées par des témoignages (de l’hôtelier, de son personnel ou de sa famille) – matériau qui n’a pas été mobilisé pour cet article. Et pour cause, les archives et les témoignages, indispensables à toute étude historique scientifique, restent rares avant le milieu du xxe siècle – à l’exception peut-être de certaines régions du monde, comme en Émilie-Romagne où perdure la tradition hôtelière familiale italienne de systématiquement partager son histoire (Rouleau-Racco, 2017, p. 398-403).
7Bien que restreinte géographiquement, notre étude entend s’inscrire dans une perspective historique globale et sur le temps long. L’article couvre une période incluant les crises qui ébranlent l’Europe entre 1870 et 1970, qu’elles soient économiques (Grande Dépression de la fin du xixe siècle, crise de 1929), diplomatiques (Première et Deuxième Guerres mondiales) ou sociale (événements de Mai 1968). Ce faisant, notre réflexion souhaite nuancer l’impression de puissance destructrice de la crise. En effet, cette dernière peut encourager des vertus créatrices chez les entrepreneurs, selon la théorie de l’évolution économique développée par Joseph Schumpeter au cours du xxe siècle, qui rappelait l’importance de la « longue période » dans son étude du capitalisme (Dannequin, 2006 ; Bouneau, 2014). Ainsi, les crises doivent être pensées comme des périodes propices à la rupture dans la mesure où elles obligeraient les professionnels à innover, à améliorer et changer une organisation économique – et bien souvent sociale – afin de produire un nouveau modèle qui serait plus à même de répondre aux nouvelles attentes de la clientèle. L’article propose donc de comprendre les trajectoires de l’hôtellerie entre 1870 et 1970 à travers le cas original de la Bretagne (Clairay et Vincent, 2008) et aux moments forts que sont les grandes crises nationales et internationales. Ce faisant, la période chronologique retenue permettra de comprendre comment le secteur s’est adapté, en Bretagne, aux attentes hôtelières nationales et internationales au fil des crises, jusqu’à celle de 1968 qui, pour la première fois, amène à l’adhésion à des normes spécifiques.
8Si les côtes bretonnes sont fréquentées par les touristes depuis le xviiie siècle, l’hôtellerie bretonne balnéaire échappe en revanche, dans sa grande majorité, aux premières mutations connues par le secteur ailleurs en France au milieu du xixe siècle. Si, jusqu’alors, les touristes logeaient volontiers chez l’habitant ou louaient des appartements, l’augmentation des exigences de confort et le désir d’une plus grande souplesse sur le temps du séjour les poussent progressivement à se faire construire des villas ou à loger à hôtel. C’est dans ce contexte – plus précisément à partir du Second Empire, quand l’accès au crédit bancaire est facilité (Stoskopf, 2010) – que l’hôtellerie balnéaire commence à se développer, en particulier sur la Côte d’Azur et en Normandie (le Grand Hôtel de Cabourg en 1861, le Grand Hôtel de Deauville au début des années 1860, ou encore l’hôtel des Roches Noires à Trouville en 1866…). À Nice, la demande est si forte que des immeubles d’habitation et des ensembles de maisons sont transformés en hôtels : c’est le cas du Grand Hôtel des Palmiers, de l’Hôtel Suisse, de l’Hôtel d’Europe et d’Amérique (Collectif, 2019, p. 39-41). En Bretagne, l’apparition d’une hôtellerie dédiée aux touristes n’intervient que sur une petite partie de la côte, au nord-est de la région – à la frontière de la Normandie – puisque l’Hôtel de Dinard ouvre ses portes en 1859.
9Paradoxalement, la crise économique qui frappe l’Europe à partir de 1873 ne provoque pas d’effondrement du tourisme balnéaire ni de crise de l’hôtellerie. Au contraire, la Grande Dépression modifie les habitudes des clients, qui réduisent progressivement la durée de leur séjour. Il devient plus commode, pour les plus riches, de s’installer à l’hôtel que de construire et d’entretenir une grande villa, à un moment où la rente foncière s’effondre ailleurs, tandis qu’une première massification touristique intervient en parallèle, avec de nouvelles populations qui accèdent aux loisirs et investissent dans des logements de taille désormais plus modeste. Les investisseurs ne s’y trompent pas en misant sur le développement balnéaire du littoral européen : ils procèdent à de nombreuses opérations foncières sur le bord de mer dans le dernier quart du xixe siècle, à l’image de la Mediterraneen Hotel Company Limited, dont le siège est à Londres, et de la Société immobilière de construction de Nice (Collectif, 2019, p. 41). En Suisse, à partir de la fin des années 1870, après la forte croissance de la décennie précédente, les hôteliers s’organisent en sociétés professionnelles afin de lutter contre l’éparpillement chaotique de l’offre (Humair, 2014).
10Dans ce contexte, l’hôtellerie bretonne commence à se spécialiser sur le bord de mer. Des établissements sont associés aux projets de lotissements qui fleurissent sur le littoral atlantique et de la Manche afin de capter les flux de la première massification touristique. C’est par exemple le cas du Grand Hôtel de Paramé en 1880 (d’après le projet du banquier parisien Hébert) ou encore du Grand Hôtel de la Mer à Morgat, dont la création est initiée par la société immobilière fondée avec des fonds de la famille Peugeot, leurs amis et associés. L’hôtel est désormais l’une des pierres angulaires qui structure l’aménagement du territoire et qui personnifie la station balnéaire et sa prospérité. Ces projets restent néanmoins très localisés puisqu’ils se développent essentiellement dans les grandes stations touristiques et dans les nouveaux espaces à urbaniser. En Bretagne, bien que l’on observe les prémices d’une transition, c’est le modèle de l’hôtellerie familiale qui reste majoritaire au tournant du siècle.
11Si la Grande Dépression semble avoir des effets limités sur l’hôtellerie bretonne, il convient de garder à l’esprit que, comme l’a parfaitement démontré Laurent Tissot, toute activité touristique reste sensible à la moindre perturbation conjoncturelle (Tissot, 2003). Dès lors, il convient de se demander dans quelle mesure les établissements hôteliers bretons sont véritablement touristifiés à cette époque. Malheureusement, les archives des établissements hôteliers du xixe siècle n’ayant été qu’exceptionnellement conservées, leur fonctionnement demeure mal connu. Ce constat est d’autant plus vrai pour les modestes auberges et hôtels, sur lesquels sont greffées de multiples autres fonctions que le logement : restauration, point de vente au détail ou, pour les plus prestigieux, animation et quelques services relatifs au transport ou à la vie quotidienne sur place (lire par exemple Dumont-Breton, 1927, p. 91, sur les hôtels à Douarnenez à la fin du xixe siècle). Néanmoins, les rares archives dont nous disposons laissent apparaître de réels changements à la fin du siècle. En effet, pour répondre aux exigences des baigneurs, devenus, au fil des années, des habitués pour une partie d’entre eux, l’hôtellerie bretonne est contrainte de se professionnaliser. Aussi, à bien des égards, le rehaussement des critères d’exigence des baigneurs est sans doute une autre conséquence de la Grande Dépression, car les touristes déclarent désormais « en vouloir plus » pour leur argent. Le développement de l’hôtellerie, qui répond à la mutation des habitudes d’hébergement au moment de la crise de 1873, conduit à une institutionnalisation de la fonction hôtelière. La profession d’hôtelier est désormais reconnue par l’administration qui n’hésite plus à la mentionner sur les documents officiels, à l’image des listes de recensement de population ou encore des folios des matrices cadastrales.
12En août 1914, le déclenchement de la Première Guerre mondiale provoque une nouvelle crise majeure pour le tourisme. Les hôteliers en subissent immédiatement les conséquences en voyant leurs établissements se vider de leur clientèle. Les hôteliers bretons, dont les charges sont souvent plus modestes, subissent moins les effets du conflit. Surtout, ils trouvent plus facilement des alternatives pour remplir leurs chambres, grâce à une pluriactivité habituelle dans la région (restaurant, boutique de vente au détail, en plus de l’activité hôtelière) : ils reçoivent des réfugiés, des conscrits, des militaires repliés, des convalescents, des étrangers civils ennemis internés puis, à partir de 1917, des troupes américaines (Evanno et Vincent, 2019). Le cas le plus singulier est certainement celui du Grand Hôtel de Carnac-Plage qui rouvre ses portes dès l’automne 1914 afin d’accueillir les étrangers internés fortunés qui sont capables de supporter le coût d’une telle pension. L’opportunisme de l’hôtelier permet d’assurer la survie de son établissement tout en augmentant sensiblement son chiffre d’affaires. Contrairement au temps de paix, l’hôtel propose la pension complète lors la morte saison.
13En effet, les hôteliers se révèlent prompts à se réinventer selon un subtil (et précaire) mélange entre adaptation et opportunité. Dès les premières semaines de l’automne 1914, les touristes qui le peuvent reprennent les habitudes qui étaient les leurs avant la déclaration de guerre. Sur la Riviera française, les hôteliers apprécient ainsi le retour des hivernants britanniques encouragés – notamment par l’agence de voyage Thomas Cook – à profiter des bienfaits d’une destination dont le rapport qualité-prix n’aurait pas d’égal (Durie et Page, 2009, p. 353). Ailleurs en France (et donc en Bretagne), c’est à partir de 1915 que les villégiateurs reviennent. Ce petit flux, sans commune mesure avec l’avant-guerre, permet néanmoins aux stations balnéaires et à leurs établissements de survivre.
14À bien des égards, le contexte de la guerre facilite l’impossible réforme d’un secteur hôtelier proche de la faillite. Les professionnels font preuve d’une capacité de résorption des effets de la crise, par la force des choses, sans apprentissage sur des solutions d’évitement – des conclusions que l’on retrouve également dans des études actuelles dans le cas d’une crise externe pour d’autres secteurs (exemple des agences de voyages avec Altintas et Royer, 2009). À Paris, certains tirent profit de la prostitution afin de générer de nouvelles sources de revenus (Cronier, 2013, p. 148-151). Parfois, ils doivent complètement se réinventer. En Suisse (bien que neutre, le pays est touché par la diminution drastique de sa clientèle étrangère), la Première Guerre mondiale donne lieu à un mouvement général de rationalisation qui transforme le secteur : dans l’activité de restauration proposée par les hôtels, les menus réduits remplacent les repas fastueux (Narindal, 2019, p. 187). En Bretagne, comme ailleurs peut-être, les hôteliers sont de toute façon bien incapables de prouver leur chiffre d’affaires : dans de nombreux établissements, la comptabilité est soit absente, soit incompréhensible, ce qui ne leur permet pas de répondre à l’administration quand elle les interroge pour déterminer la contribution exceptionnelle sur les bénéfices de guerre (Le Gall, 2019, p. 161-162) – dossiers dont la conservation est d’ailleurs très aléatoire d’un centre d’archives départemental à l’autre.
15Par ailleurs, la guerre constitue en elle-même une opportunité pour les professionnels du tourisme. Si certains hôtels profitent de la présence des permissionnaires venus de l’autre bout du monde (États-Unis, Canada…), les propriétaires voient surtout se dessiner l’opportunité d’une nouvelle clientèle après-guerre. Dans le quotidien L’Ouest-Éclair du 15 mars 1918, Octave-Louis Aubert, l’un des principaux promoteurs du tourisme en Bretagne, préconise « d’ouvrir [les] hôtels des stations les plus attrayantes [et] les plus reposantes aux permissionnaires américains » afin qu’ils « puissent profiter de leurs permissions pour visiter la France ». Le promoteur breton l’affirme quelques lignes plus loin : les soldats qui, pense-t-on à l’époque, reviendront par milliers avec leurs familles ne manqueront pas de rentabiliser leur voyage sur le front de l’Est en venant se ressourcer dans une région qu’ils auront trouvé accueillante.
16Au sortir du conflit, le tourisme connaît une forte croissance, comme le prévoyaient de nombreux professionnels quelques mois plus tôt. La situation économique du pays est pour le moins favorable : depuis 1921, les affaires sont florissantes, le plein emploi une réalité, la production en augmentation continuelle, le commerce extérieur excédentaire. La production profite des facilités inflationnistes de la période, de l’ampleur du marché offert par la reconstruction et de l’amélioration incessante de la productivité. L’inflation gonfle les profits et allège les dettes (Diatkine, 1995, p. 75). La reprise de l’activité est d’autant moins difficile pour les petites structures bretonnes qu’elles n’ont pas eu à effectuer, durant près de cinq ans, les investissements nécessaires au maintien de leur (modeste) standing. C’est dans ce contexte que frappe la crise de 1929.
17Ses conséquences, à moyen terme, sont d’autant plus importantes qu’à la différence de celle de 1873, elle touche un marché touristique plus mature. Toute l’hôtellerie souffre, et plus particulièrement l’hôtellerie de luxe qui travaille avec la clientèle étrangère. Jean-Christophe Lefevre (2011, p. 258-260) estime même que cette crise marque la fin du modèle de tourisme élitiste qui avait caractérisé l’activité jusqu’alors. L’exemple de Dinard est, de ce point de vue, particulièrement significatif. En effet, si un ralentissement de la fréquentation touristique s’opère dès 1927, c’est bien entre 1931 et 1938 qu’il atteint son paroxysme en raison de la raréfaction de la clientèle étrangère (surtout anglaise), qui compose plus du tiers de la clientèle de la cité bretonne. Ce déclin résulte également du choix de spécialiser la station balnéaire puisque Dinard est, en 1927-1928, une station suréquipée en logements de grand luxe alors que sa capacité hôtelière en hébergements à prix modérés est quasi inexistante. Le Balnéum Casino, inauguré le 7 août 1928 et grâce auquel le maire, Paul Crolard, pense transformer la station en un grand Dinard, menace de fermer dès 1930 à cause de la crise (Clairay, 2001, p. 168-169). Enfin, la crise de 1929 accentue l’incapacité des hôteliers de luxe à se distinguer dans un secteur de plus en plus concurrentiel. Ce n’est pas un hasard si, au même moment, la pratique du camping se développe au sein des classes huppées.
18Tout semblait réuni pour que l’hôtellerie bretonne, qui propose finalement peu de luxueuses structures, puisse profiter des nouvelles attentes de la clientèle touristique, en particulier celles de la clientèle française. Mais le contexte global vient contrecarrer les potentielles ambitions opportunistes du secteur. Comme le démontre l’exemple de la Côte d’Azur, la crise de 1929 opère une profonde mutation dans l’activité de l’ensemble des établissements, précipitant une prise de conscience de l’importance de la saison d’été partout dans le monde occidental. Bien qu’elle occasionne des bénéfices plus restreints que la clientèle hivernale, l’association syndicale des hôteliers de la ville affirme, à la fin de la saison 1930-1931, que la « clientèle moyenne » a sauvé Nice (Collectif, 2019). Les hôteliers bretons sont donc confrontés à une nouvelle concurrence et, au lieu d’essayer de créer une saison hivernale comme ils tentaient de le faire depuis le début du siècle, ils se placent désormais dans une position défensive : il s’agit de conserver leur clientèle. Les États eux-mêmes promotionnent plus activement leur activité touristique (pour la Grèce, voir Dritsas, 2014 ; voir aussi Vincent et Evanno, 2022).
19Dans ce contexte de crise, où l’on recherche les bonnes affaires, l’hôtellerie bretonne, peu chère, aurait pu constituer une alternative séduisante. Toutefois, dans bien des cas, le client découvre avec surprise le manque de confort des établissements. La grande majorité des hôtels sont davantage des dortoirs et l’eau courante froide – l’eau chaude étant encore rare – n’est pas disponible dans chaque chambre. Conscient que ce problème touche une grande majorité des établissements sur son sol, le gouvernement français décide de légiférer en marge de l’Exposition universelle de 1937, autour de laquelle une forte propagande touristique est menée (Manfredini, 2013, p. 223-232). La loi du 7 juin 1937 est pensée pour satisfaire les attentes des touristes internationaux. Désormais, pour être homologué auprès du Haut-Commissariat au tourisme, un hôtel doit se conformer à des règles, à savoir : afficher ses prix de manière précise et, surtout, les respecter. En contrepartie, l’établissement est inscrit dans un annuaire national officiel et peut apposer un panonceau à son entrée, gage de sécurité pour le touriste. Si l’État affiche clairement sa volonté de moderniser le parc hôtelier, force est de constater qu’une faible minorité de propriétaires accède à sa demande lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate (Evanno, 2016). Paradoxalement, c’est bien la nouvelle crise engendrée par le conflit qui va permettre d’opérer un profond changement structurel.
20En septembre 1939, l’expérience de la Grande Guerre laisse croire que le conflit se tiendra à proximité de la frontière franco-allemande, comme ce fut le cas vingt-cinq ans auparavant. Dans ces conditions, les hôteliers bretons espèrent profiter de leur éloignement géographique afin de capter les touristes qui souhaiteraient, en dépit des circonstances, continuer de profiter des joies du tourisme (Vincent, 2019a). Malgré les espoirs réaffirmés au début du printemps 1940, l’offensive victorieuse de l’Allemagne, puis le début de l’occupation militaire de l’ouest de la France laissent planer la perspective d’une nouvelle crise. En effet, si les combats cessent au début de l’été, les difficultés de déplacement conjuguées à celle de se ravitailler pour les touristes (carte d’alimentation, essence…) ainsi que la mise en place d’une zone côtière interdite découragent rapidement les plus téméraires. Le taux de fréquentation de la clientèle s’effondre. Le touriste disparaît presque complètement durant plus de quatre ans sur le bord de mer, mais pas totalement.
21Paradoxalement, la présence de l’occupant allemand s’avère être une véritable opportunité pour les hôteliers. Pour répondre aux exigences de l’article 18 de la Convention d’armistice, qui contraint le gouvernement français à « entretenir » les troupes d’occupation présentes sur son sol, l’administration française procède à la réquisition de milliers de logements. Les hôtels répondent parfaitement au cahier des charges des vainqueurs (nombreux logements disponibles, possibilité de restauration, personnel déjà à disposition…). De prime abord, les hôteliers bretons estiment pourtant être pénalisés par cette mesure qui les prive de la jouissance de leur bien. Ce faisant, ces derniers se placent dans la continuité reproductible des saisons, se plaignant de l’impossibilité d’effectuer désormais des locations estivales sans mesurer, pour l’heure, l’avantage qu’ils pourront tirer de ces « locations » hivernales. L’analyse des archives produites par le service des réquisitions allemandes dans le Morbihan est sans équivoque : les indemnités suffisent, dans la plupart des cas, à compenser l’absence de la clientèle habituelle (Evanno, 2016). Cette situation exaspère même l’administration préfectorale qui pointe le « chiffre d’affaires considérable » réalisé par certains hôteliers (Evanno, 2013). Dans le cas breton, les hôtels compensent le manque à gagner lors de la saison estivale par un taux exceptionnel et continu d’occupation des chambres durant la longue période de « hors-saison ». L’un des exemples les plus flagrants est peut-être celui du Britannia à Carnac. L’hôtel est épinglé par le préfet délégué au ministère de l’Intérieur qui, dès le mois de février 1941, condamne le mode de calcul des indemnités. Selon lui, ce mode de calcul rapporterait à l’hôtelier des « gains excessifs », jusqu’à dix fois supérieurs aux recettes d’avant-guerre ! Quant aux établissements qui ne sont pas réquisitionnés, ils parviennent à survivre du fait de leur polyactivité, notamment lorsqu’ils possèdent un débit de boissons, très prisé par les milliers de soldats présents dans la région.
22Les vertus créatrices de la crise ne tardent pas à se révéler après quelques mois d’occupation des hôtels. En effet, la clientèle militaire se lasse d’autant plus rapidement du piètre confort que leur offre la majorité des établissements bretons que ces derniers sont devenus, par la force des choses, leur lieu de vie. Dès lors, l’occupant exige que des travaux soient réalisés par les hôteliers, qui n’y voient aucune objection dans la mesure où c’est l’administration française qui prend systématiquement en charge les dépenses engagées (Evanno, 2013). Bien plus incitatives que la loi de 1937, les conditions de guerre permettent aux hôteliers d’entamer de profonds travaux de rénovation (installation de l’eau courante – chaude et froide – à tous les étages ; remise aux normes des installations électriques ; rafraîchissement des peintures…) et de confort (renouvellement du mobilier ; livraison de lustres, de pianos…). Le parc hôtelier breton bénéficie alors d’une réelle modernisation à bas coût (Evanno, 2016).
23Bien entendu, ces cas particuliers doivent être nuancés. Non seulement tous les hôteliers ne profitent pas des circonstances, mais certains voient leurs hôtels être détruits par les bombardements alliés ou lors des combats de la Libération. Les villes de Brest, Saint-Nazaire et Lorient sont particulièrement touchées. À titre d’exemple, à Lorient, seuls deux des 54 hôtels en activité en 1939 sont épargnés par les bombes (Evanno, 2016). Les alentours de ces villes sont également meurtris, ce qui n’est pas sans conséquence pour l’hôtellerie bretonne. En effet, Saint-Nazaire, Brest et Lorient sont entourées de stations balnéaires où se rendaient de nombreux touristes avant-guerre. Mais, de nouveau, la catastrophe matérielle permet de créer une nouvelle dynamique. Au même titre que l’ensemble des industries nécessaires au relèvement économique du pays, le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme identifie l’hôtellerie parmi les chantiers prioritaires de reconstruction. Les résultats sont rapidement visibles puisque, dès le début des années 1950, des dizaines d’établissements rouvrent leurs portes. Flambants neufs, tous répondent désormais aux exigences de la clientèle, dans un timing parfait pour accueillir des touristes dont le nombre ne cesse d’augmenter.
24Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est donc en partie grâce à la Seconde Guerre mondiale que l’hôtellerie bretonne parvient à parachever sa transition vers la modernité. Elle devient même progressivement une hôtellerie d’excellence qui se distingue par endroits, grâce au développement médiatisé de la thalassothérapie (initié par le champion cycliste Louison Bobet) dans les années 1960. Désormais plus conforme au modèle français, l’hôtellerie bretonne n’en est que plus vulnérable aux crises nationales et internationales. Ainsi, en mai 1968, le mouvement social qui paralyse la France en avant-saison estivale a de véritables conséquences pour l’ensemble du secteur touristique. Le pays est bloqué : les transports sont arrêtés (le transport des touristes comme celui des denrées pour les restaurants) ; de nombreux hôtels doivent fermer (soit le personnel ne travaille pas, soit les clients ne sont pas là) ; les touristes étrangers ont peur ; et, bientôt, les grévistes vont voir leurs budgets ponctionnés (pas de salaire complet pendant la grève). La Bretagne n’échappe pas à la crise puisque la fédération hôtelière estime que, lors de la semaine de la Pentecôte, le chiffre d’affaires a été réduit de 80 % (Vincent, 2019b, p. 99).
25Les établissements les plus pénalisés sont ceux qui proposent la pension complète. En effet, les clients qui parviennent à se rendre sur leur lieu de vacances hésitent légitimement à réserver un hôtel-restaurant tant l’approvisionnement de ce dernier semble incertain. Le président du syndicat d’initiative de Saint-Nazaire s’en réjouit : il explique que l’impensable réussite de l’avant-saison dans la ville a tenu, entre autres choses, au nombre d’hôtels sans restaurant (Vincent, 2019b, p. 196). La crise n’est toutefois pas suffisamment longue pour que la formule soit abandonnée par tous les hôteliers. Le modèle de l’hôtel avec restaurant se maintient puisque, trente ans plus tard, dans les années 2000, il concerne encore les trois quarts des établissements bretons, une proportion qui ne nous est pas spécifiquement connue dans les stations balnéaires (INSEE Bretagne, 2010).
26Les événements de Mai 1968 caractérisent bien ces crises « modernes » qui vont désormais perturber l’activité hôtelière. Les conséquences n’ont rien de comparable à celles des épisodes historiques qui durent des années ou des dizaines d’années, mais révèlent cependant des informations intéressantes sur ces moments perturbateurs exceptionnels qui jalonnent désormais régulièrement le développement de l’activité touristique. En effet, depuis la fin de la guerre, la professionnalisation s’est poursuivie, en particulier dans les pratiques de marketing, qui se généralisent au cours de ces années – la théorisation du marketing étant plus tardive que les pratiques elles-mêmes (Volle, 2011). Désormais, les professionnels se soucient davantage de la montée en charge et du taux des réservations par rapport aux années précédentes. Nous sommes donc dans un phénomène d’attente marquée, qui caractérise tout le secteur touristique : le tourisme d’opportunité (qui ne réserve pas à l’avance) n’est désormais plus la clientèle souhaitée dans les stations touristiques. Dans ce cadre, l’hôtelier développe un discours de la récrimination : il se plaint d’autant plus amèrement qu’il sait désormais précisément ce qu’il a perdu (ou ce qu’il estime avoir perdu). Les établissements hôteliers doivent désormais avoir suffisamment de savoir-faire et de trésorerie pour résister à ces fièvres sociales que le touriste souhaite à tout prix éviter.
27Néanmoins, tandis que la dominante familiale commence à s’étioler dès la Seconde Guerre mondiale au profit de l’apparition de chaînes hôtelières, comme à Genève (Tissot, 2007, p. 29) ou à Nice, l’hôtellerie bretonne continue de se caractériser par ses petits établissements modestes qui tentent d’accompagner l’essor touristique favorable de l’après-guerre. Au milieu des années 2000, l’hôtellerie bretonne se caractérise encore par une proportion importante d’entreprises individuelles, supérieure à 50 % (INSEE Bretagne, 2010). L’une des conséquences de la crise sanitaire liée au Covid-19 pourrait bien être le recul de cette hôtellerie familiale.
28À bien des égards, l’exemple breton, aussi circonscrit soit-il, permet d’observer l’impact des crises successives sur un secteur économique en développement, prouvant que ce dernier ne doit pas être envisagé comme continu et contenu dans la durée. Surtout, l’analyse du cas breton permet de voir que la crise n’a de réel impact que si les évolutions qui en émergent sont confirmées au moment de la reprise économique. Ce ne serait donc pas tant que la crise met en place un nouveau monde mais qu’elle oblige à délaisser un ancien système (Vincent, 2010). Toutefois, pour mieux comprendre les ressorts de la crise, il convient d’en différencier ses diverses formes tant les acteurs adoptent des comportements différents : dans le cas d’une crise géopolitique, inévitable et irrésistible, dont la cause est totalement extérieure au milieu touristique, la crise a des conséquences moindres pour les établissements pluriactifs, ce qui les avantage ; dans le cas d’une crise socio-économique, dont la cause peut parfois apparaître moins brutale et qui, surtout, ne tarit par la source des flux touristiques, la crise pousse les acteurs à des choix d’investissement et, bien souvent, conduit à une spécialisation.
29Le cas breton, dans sa perspective historique, ne permet pas, faute pour l’instant de comparatifs équivalents systématiques, de généraliser le comportement des acteurs du tourisme lorsqu’ils sont confrontés à une crise. Une géohistoire de l’hôtellerie, nationale, européenne, voire mondiale, reste à construire. L’étude des crises soudaines et brèves est plus facilement investie, à l’image des travaux de Sylviane Tabarly (2011) qui a démontré comment l’Indonésie, après avoir souffert des effets cumulés des attentats de Bali (2002, 2005) et des catastrophes naturelles qui ont frappé l’archipel, a su renouveler son offre touristique afin de permettre le retour des vacanciers en grand nombre à la fin des années 2000. D’autres études mériteraient d’être menées, notamment sur la multiplication des crises « modernes » autres que climatiques (par exemple, dans les années 2000 : l’éclatement de la bulle boursière Internet, les attentats de 2001, la crise des subprimes en 2008…) afin de mesurer la résilience du secteur touristique (voir par exemple Cheer et Lew, 2018).
30D’un point de vue historique, le nombre limité d’archives disponibles – en particulier les sources issues du secteur hôtelier lui-même – ne permet toutefois pas encore de nuancer les stratégies individuelles des acteurs. L’approche ne peut donner qu’un résultat plutôt impressionniste, tant que de nouveaux dépôts d’archives réalisés par ces chefs et cheffes d’entreprise n’auront pas été effectués auprès des centres d’archives ou mis à la disposition des chercheurs pour être consultés. Un travail de sensibilisation et de collecte serait judicieux pour connaître leur histoire, au-delà des « grands succès » de l’hôtellerie, en espérant qu’il ne soit pas déjà trop tard. La pratique de l’histoire orale, par des enquêtes minutieuses et dans le profond renouvellement qu’elle connaît depuis quelques années (Voldman, 1990, p. 113 ; Descamps, 2021), permettrait d’aborder tant les aspects officiels de l’industrie hôtelière que le quotidien des établissements. L’exemple de l’Émilie-Romagne, déjà évoqué en introduction, serait sans doute inspirant pour comprendre les continuités, les ruptures et leurs conséquences.
31Mais, à l’image du développement de l’hôtellerie bretonne sur ce temps long, une étude mériterait également d’être réalisée sur les homologues qui exercent de nos jours dans des pays en voie de touristification. Connaissent-ils le même parcours, ou le contexte mondial leur permet-il de franchir des étapes ? Si la première hypothèse prévaut, cela attesterait d’un parcours individuel au cours duquel le processus touristique est lentement assimilé. Si la seconde hypothèse s’impose, cela indiquerait que les hôteliers sont des agents touristiques qui subissent plus qu’ils n’agissent sur leur profession.