- 1 Nous ne parlerons pas ici des syndicats d’initiative, étudiés par Manfredini, 2017.
1Cet article propose d’examiner la place de l’activité hôtelière dans l’ordonnancement urbain des stations touristiques, entendues comme des systèmes fonctionnels inscrits dans une aire touristique, combinant hébergement, services diversifiés, animations et attractions culturelles, paysagères ou ludiques, le tout faisant produit sur le marché des destinations (Vlès, 1996, 2014). Ces stations sont le produit des interactions entre des acteurs divers, des touristes aux administrations, en passant par l’environnement (source d’attraction et d’aléas), qui inscrivent ces espaces dans des réseaux d’imaginaires, de pratiques et d’investissements nationaux et internationaux. Par interaction, nous renvoyons tout simplement aux relations et influences réciproques entre les diverses entités en présence. Parmi l’infinité de ces interactions, celles nouées entre les pouvoirs publics et les entreprises hôtelières sont un des éléments déterminants de la « performance » ou de la « compétitivité » des stations, de leur capacité à mettre en valeur les atouts naturels, qui peuvent, sinon, ne rester que des attractions potentielles ou ne donner qu’un rendement imparfait (Botti et Peypoch, 2012). Coopération et compétition entre les entrepreneurs, et entre le pouvoir économique et le pouvoir politique, doivent trouver un équilibre qui n’est que rarement naturel : il est réfléchi, négocié, disputé. Les objectifs des acteurs en présence peuvent en effet entrer en contradiction et nécessiter une régulation, plus ou moins aboutie et aux formes variables selon les époques – des plans d’urbanisme aux lois et décrets, en passant par des contractualisations entre sociétés privées et pouvoirs publics, ou des regroupements associatifs et professionnels1. Étudier les interactions public-privé conduit à questionner la gouvernance des stations, bien étudiée dans le cas français depuis la loi dite « montagne » du 9 janvier 1985, qui fait des communes des acteurs centraux de l’aménagement (Gerbaux, 2002 ; Clivaz, 2006 ; Gerbaux et George, 2006 ; George et François, 2008 ; George et al., 2019). Cette question se pose en fait depuis les origines du tourisme, d’autant plus que, dans les Pyrénées, les communes ont été des acteurs primordiaux de l’aménagement, parce qu’elles possédaient des eaux thermales en plus de vastes communaux (Hagimont, 2022).
2Des études ont tenté de modéliser ces interactions complexes (Darbellay et al., 2011 ; Sauthier, 2017) ; l’objectif est ici moins ambitieux. Il s’agit de relever différentes formes d’interactions entre les entreprises hôtelières et les pouvoirs publics dans l’aménagement touristique à l’échelle des stations, en faisant l’hypothèse qu’il existe des liens d’interdépendance réciproque. Ces relations sont en partie conditionnées par des horizons d’attentes (Kosselleck, 2000) quant à un avenir indéterminé mais en vertu duquel on agit au présent, à partir de son expérience, et en devant tenir compte du cadre urbain, économique et social hérité. Se distinguent en tout cas, dans ces relations entre intérêt général et intérêt hôtelier, des éléments de compréhension des trajectoires particulières, qui se situent à l’entrecroisement, en partie contingent, du local et du global (Vlès, 2015 ; Vlès et Bouneau, 2016).
3Du thermalisme aux sports d’hiver, les Pyrénées présentent plus de deux siècles d’expériences pour mettre en scène et en marché l’environnement montagnard. Leur spécificité réside à la fois dans l’ancienneté de la structuration du tourisme autour de pôles thermaux devenus entre la fin du xviiie siècle et le début du xixe de véritables stations – tandis que dans les Alpes françaises, ou devenues françaises en 1860, les grandes stations sont plus périphériques, à l’exemple d’Aix, ou connaissent un développement plus tardif (en dehors de Chamonix). En même temps, les Pyrénées sont beaucoup plus périphériques que les Alpes dans les flux économiques et humains de l’Europe moderne et contemporaine. Cela donne aux Alpes, grand massif transnational, une centralité dans l’imaginaire de la montagne. Elles sont omniprésentes depuis le xviiie siècle dans la construction des identités sociales et nationales ainsi que dans les cultures urbaines européennes, et sont prises dans des dynamiques commerciales internationales très concurrentielles. La présence culturelle des Alpes en Europe est renouvelée par le ski alpin au xx esiècle, qui fait du massif une incarnation de la modernité (Armiero, 2013 ; Denning, 2014 ; Keller, 2016 ; Mathieu, 2019 ; Anderson, 2020). En comparaison, les Pyrénées, moins hautes, prennent l’image de montagnes mystérieuses, méconnues, mais aussi secondaires, ce qui influe sur leur moindre investissement capitalistique. Peut-être en conséquence de ce moindre intérêt, la spécificité pyrénéenne réside en outre dans l’importance de l’investissement public pour lancer les stations, organiser l’exploitation des eaux, des promenades montagnardes et du cadre urbain. Cet engagement des collectivités se poursuit au xxe siècle en parallèle de la moyennisation du thermalisme, qui éloigne peu à peu les grands groupes financiers du secteur, et de l’essor des sports d’hiver, pour lesquels les Pyrénées sont peu propices à de grands investissements mais où cette activité semble tout de même représenter l’avenir économique (Hagimont, 2022).
4Partant de cette trajectoire globale des Pyrénées, entre succès et relégation, entre thermalisme, tourisme montagnard et sports d’hiver, marquée par l’omniprésence des collectivités, nous interrogerons le caractère moteur des entreprises hôtelière dans la marchandisation (Frank, 2012) des désirs de soins et de montagnes. Nous nous demanderons comment l’évolution de l’offre hôtelière touche l’équilibre global des stations et quelles actions sont entreprises pour peser sur cette évolution. Pour répondre à ces questions, la chronologie choisie part de la fin du xviiie siècle, lorsqu’apparaissent les premières planifications touristiques ; elle s’arrête aux années 1960, lorsque la grande hôtellerie héritée du xixe siècle achève de s’effondrer, tandis que de nouvelles urbanisations naissent pour les sports d’hiver, sans que les hôtels y soient centraux. Du fait de l’important investissement public en matière touristique, les archives départementales et communales regorgent de documentation sur ces relations public-privé : plans d’aménagement, correspondances, contrats de concession, contentieux, pétitions… Ces documents sont complétés par les guides et récits de voyage, les rôles de location d’immeuble dressés par l’administration des impôts, les dépôts de statuts, de listes de souscription et d’assemblées générales des sociétés anonymes dans les justices de paix, et de quelques archives d’entreprises comme à Ax. Cet article livre une analyse qualitative du rôle des entrepreneurs de l’hôtellerie dans l’essor touristique ainsi que des réseaux idéels et financiers qui se constituent. Il donne ainsi à voir des exemples de sources mobilisables pour une histoire quantitative plus poussée et plus systématique, selon la voie ouverte pour la Suisse par exemple (Humair et Chiarelli, 2021).
5À partir de la fin du xviiie siècle, dans le sillage de Bagnères-de-Bigorre, les sources thermales servent de premiers points d’attache à des colonies touristiques venues profiter des paysages pyrénéens et, plus généralement, d’un complexe ludique, esthétique, sanitaire et social régénérant (Chadefaud, 1987 ; Briffaud, 1994). Malgré les fortes variations d’un site à l’autre, une tendance générale se dégage de l’histoire du premier tourisme pyrénéen : dans les stations à succès, des formes de partenariats public-privé (Bonin et Delzangles, 2016) se mettent en place, impliquant collectivités, médecins, ingénieurs, logeurs et hôteliers.
6La réussite des stations touristiques semble tenir à la bonne synergie entre les initiatives publiques en matière d’infrastructures (par exemple : planification urbaine, parcs, chemins et route, thermes, plus tard casinos) et les investissements privés pour approcher au mieux les désirs des visiteurs. Le phasage de l’aménagement s’expérimente précocement : les routes, pour rendre accessible la ressource thermale et paysagère, et les plans d’urbanisme, pour discipliner l’espace de villégiature et canaliser la spéculation immobilière, sont le premier souci des administrateurs de la généralité d’Auch, dont la juridiction s’étend sur une large partie des Pyrénées centrales, à partir des années 1760. Le développement de l’offre de logements (semble-t-il d’abord au sein de maisons meublées aménagées ou réaménagées pour accueillir les visiteurs) précède la construction d’établissements thermaux fonctionnels qui s’opère le plus souvent sous maîtrise d’ouvrage communale ou valléenne. Afin d’amortir l’investissement et de garantir un minimum de fréquentation aux thermes, il faut des logements immédiatement disponibles pour accueillir les curistes. Nombre de petits sites thermaux offrent des établissements privés intégrant auberge et bains thermaux, quand les plus grands, où les sources sont généralement de propriété communale ou valléenne, s’attachent à séparer ces fonctions. Les bains, garants de l’attractivité de la station, sont concentrés aux mains des autorités publiques qui sont jugées, à partir des années 1800-1810 en tout cas, plus aptes à assurer le bon usage des eaux et le bon entretien des bâtiments – en somme, l’intérêt général. L’hôtellerie est, quant à elle, un objet de profit laissé aux particuliers. Les premières installations sont réalisées par des fortunes régionales et des propriétaires terriens, exploitants agricoles et créanciers locaux qui font fructifier leurs parcelles bien situées auprès des sources ou sur les avenues nouvelles, en accueillant des touristes (à l’exemple des familles Lassus, Cazat, Rey, Saint-Jean, Spont, Soulérat, Tron, Colomic à Luchon). Une fois les thermes en place (les projets d’ampleur datent des années 1780 mais les réalisations attendent souvent les années 1810), les investissements pour les logements peuvent grossir et se faire hôtels, comme celui du Parc à Luchon, qui dès les années 1820 propose un bel ensemble de chambres sur quatre niveaux plus un entresol et un étage sous toit (Hagimont, 2022, p. 30-53).
- 2 Archives départementales de Haute-Garonne (AD31), 2O42/30 : Pétition, 13 décembre 1837.
- 3 AD31, Q8497, Q8508 Q 8509 : Registres de succession (années 1830-années 1870 ; AD31, 3 P 8464, 3 P (...)
7L’exploitation du territoire de la villégiature, plus ou moins organisé par les municipalités et les préfectures lors de plans d’urbanisme (à Luchon et Bagnères dès le xviiie siècle, à Cauterets et Eaux-Bonnes au xixe), est âprement disputée entre familles locales, qui refusent certaines expropriations ou guettent avec anxiété les réalisations des voisins. Ainsi, en 1837, les hôteliers luchonnais s’indignent lorsque, contre l’interdiction faite vers 1760, Clément Bonnemaison obtient le droit de bâtir un terrain en face des thermes. Une bâtisse à cet endroit « priverait l’établissement de la vue d’une partie de la vallée, entre autres, des villages de Salles, Artigues, Juzet et Montauban, ce qui est une perte irréparable2 ». Si l’argumentation porte sur la défense du cadre pittoresque, la crainte est sans aucun doute que cet hôtel, face aux thermes, ne capte la clientèle au détriment des autres logeurs. Ces disputes sont d’autant plus vives que l’hôtellerie est profitable : l’hôtel du Parc rapporte à ses propriétaires, la famille Saint-Jean, un revenu annuel de 9 500 francs en 1857 (le salaire annuel ouvrier étant plus de dix fois moindre) et 22 000 francs dans les années 1870. Cette profitabilité se lit dans la croissance de la valeur immobilière luchonnaise : celle-ci passe de 1 million de francs en 1839 à 16 millions en 1911. Pour une petite commune de montagne qui passe simplement de 2 500 à 3 500 habitants sur la même période (après un sommet à 4 300 en 1881), c’est exceptionnel. La mainmise locale n’est pas totale, les propriétaires se renouvelant au cours du siècle, mais les Luchonnais conservent 86 % de la propriété bâtie de la ville à la veille de la Première Guerre mondiale (contre 96 % en 1839)3.
8L’engagement financier des communes a été déterminant dans les Pyrénées pour lancer l’offre touristique. L’extrême morcellement des terrains plats, urbanisables, et des sources thermales a partout ailleurs empêché le réel essor touristique dans la première moitié du xixe siècle. Cette importance de l’initiative publique se lit, en creux, dans les mésaventures des sites qui n’en ont pas bénéficié. Ax, en Ariège, possède les sources thermales sulfureuses les plus abondantes et les plus variées de la chaîne. Pourtant, elle végète. La commune est dépourvue de moyens et aucun acteur privé n’est en mesure de prendre en main des travaux d’urbanisme ou de réunir les sources thermales morcelées – et jalousement disputées. La capacité des communes à aménager leur espace urbain est en fait largement dépendante de leurs ressources, en particulier en forêts, mises en coupe rase à Luchon ou Cauterets pour financer les thermes et l’urbanisme (Hagimont, 2022 ; Laudinas, 2015, p. 69-70 et 155). La mise en tourisme des montagnes se répercute directement et indirectement sur tout leur environnement.
- 4 Voir Viviane Delpech, « Dossier IA64002565. Grand hôtel des Princes », Inventaire régional Nouvelle (...)
9Si l’activisme des acteurs publics est essentiel pour le démarrage premier, les hôtels sont un relais indispensable car ce sont des lieux majeurs d’animation, de promotion, d’innovation et d’appropriation de certaines pratiques, comme les jeux puis les sports (alpinisme, sports d’hiver, ski, golf, cyclisme, natation, automobile…) (Tissot et Schneider, 2018), ce qui bénéficie ensuite à toute la station. Certains hôtels, comme celui des Princes aux Eaux-Bonnes (construit à partir de 1854), deviennent les phares des stations, dont les bains publics paraissent ternes en comparaison – bien que leur aménagement ait été la condition préalable indispensable aux investissements hôteliers d’envergure4. Dans de nombreux sites isolés, des propriétaires privés organisent des établissements thermaux et hôteliers intégrés, dans la plupart des cas modestes, mais qui participent d’un dense réseau d’exploitation de la nature thermale pyrénéenne (290 sources thermales étaient dénombrées dans le massif par le service des Mines en 1840).
10À partir du milieu et surtout du dernier tiers du xixe siècle, avec de fortes variations selon les lieux, des sociétés qui mêlent l’hôtellerie à d’autres activités (thermalisme et jeux) se constituent et prennent en partie en charge les opérations d’aménagement touristique. Une déterritorialisation de ces investisseurs s’observe, mais le contrôle local et public perdure.
11Dans les stations comme Bagnères-de-Bigorre, Eaux-Bonnes ou Luchon, les collectivités tentent en effet de garder le contrôle de l’essor urbain. Luchon élabore ainsi en 1860 un nouveau plan d’urbanisme pour accueillir le casino, infrastructure devenue indispensable à l’animation des stations voulant rester dans la course. Sa construction est pensée pour orienter le développement des villas et des hôtels, tout en jugulant la concurrence débridée entre hôteliers autour des parties de jeux, en l’absence de loi avant 1907. Les jeux sont en effet tolérés dans les villes d’eaux à condition de se tenir dans des cercles privés, généralement dans les hôtels. Le contrôle administratif semble se renforcer à partir des années 1860-1870 et chaque fermeture de salles de jeux est dénoncée comme un acte administratif arbitraire qui favorise les concurrents. Les casinos permettent de concentrer les jeux en un seul lieu et de fermer tous les autres cercles – en théorie, car quand le casino est délégué à un établissement privé, comme à Aulus, tous les hôtels concurrents protestent et obtiennent le maintien de leur salle de jeux (Hagimont, 2022, p. 84-90). Lorsque les communes ont la maîtrise d’ouvrage, elles concèdent la construction des casinos à des sociétés privées, pour de longues durées, et en y associant l’exploitation des thermes et la réalisation éventuelle de travaux d’urbanisme. Les partenariats publics-privés, expérimentés depuis le début du siècle mais pour des contrats courts, changent d’ampleur. Par ces contrats, les communes tentent de faire assumer les risques financiers à ces sociétés qui drainent des capitaux locaux, toulousains, bordelais et parisiens. Le succès est très variable, à l’exemple de la société concessionnaire de Cauterets, imposée à la commune par le préfet des Hautes-Pyrénées en 1865. La société profite de sa situation de monopole pour développer sa propre offre au détriment des infrastructures concédées et investir dans l’hôtellerie, concentrant ainsi bien des retombées touristiques (Chadefaud, 1987, p. 516-570).
- 5 AD31, 4U4/189 : Dossier « Compagnie fermière des établissements thermaux et du casino »,1880-1910.
- 6 AD31, 4U4/189 : Dossier « Société thermale des Pyrénées » ; AD31, M918 : Idem. Bouneau, 2008, p. 19 (...)
12À Cauterets, comme à Luchon ou à Bagnères-de-Bigorre, les relations entre les communes et ces sociétés sont tendues, parce que les secondes cherchent à garantir leurs profits au détriment de leur engagement dans l’équipement des stations. À travers les actionnaires impliqués, venus de toute la France dans les stations phares, des réseaux importants s’établissent toutefois avec le monde des affaires, qui décuplent la promotion des stations – rappelant ce qu’a pu étudier Cédric Humair (Humair et Chiarelli, 2021) autour de Lausanne. À Luchon, la Compagnie fermière des thermes et du casino prend la ferme des établissements en 1880 et investit dans l’hôtellerie. Elle est fondée autour de Sophrone Sicre de Breilh, propriétaire d’un établissement hôtelier et thermal à Ax, ayant émigré à Paris, déjà impliqué dans la création d’un hôtel-casino à San Sebastián en 1869, et de divers financiers parisiens dont Josué Crémieux. Cette société fusionne en 1884 avec la société du prestigieux Hôtel du Palais à Biarritz, ancienne propriété de l’ex-impératrice Eugénie (Laborde, 2001, p. 146-149 ; Cachau, 2017)5. Ponctuellement, des sociétés qui exploitent les thermes, les casinos et des grands hôtels de plusieurs stations se constituent donc, bien qu’aucune n’atteigne l’ampleur de la Compagnie générale des eaux minérales et des bains de mer, liée à la Compagnie fermière de Vichy, qui prend possession de nombreuses sources (dont Allevard, Contrexéville, Saint-Gervais, Vichy ou Spa), d’hôtels et de casinos au début du xxe siècle (Penez, 2004). Dans les Pyrénées, la plus grande tentative de rassemblement du patrimoine touristique régional est celle de la Société thermale des Pyrénées (STP), en 1912. Elle prend le bail des thermes et du casino de Luchon pour trente ans et un loyer annuel de 230 000 francs, augmenté de 120 000 francs d’obligations diverses (en particulier l’entretien de l’orchestre et des choristes) et de 1,5 million de francs de travaux à consacrer dans les premières années de concession aux thermes, au casino et à l’urbanisme. La STP emporte également la ferme des thermes de Bagnères-de-Bigorre et de Cauterets, où elle acquiert le casino et le droit d’édifier des hôtels. Jacques Vernes, administrateur de la deuxième plus grande banque française, la Banque de l’Union parisienne, et de la Compagnie des chemins de fer du Midi, est à l’origine de la société. Le siège est fixé à Paris et le capital à 1,2 million de francs. Paris rassemble plus de 80 % des actions, devant Toulouse (7 %), Cauterets (3 %), Marseille (2 %) et des actionnaires dispersés dans l’ouest et le nord de la France. La direction du casino de Luchon est confiée à Marie Auguste Giry, impliqué dans les casinos de la Jetée-Promenade (Nice) et d’Allevard, Louis Bonnaud de la Chambre de commerce de Marseille et Élie Pompon, hôtelier et restaurateur ayant exercé à Paris, Londres, Monte-Carlo, Saint-Malo, Biarritz et Nice. La guerre sonne le glas de cette tentative d’union thermale, sans que les stations n’aient profité de toute sa puissance financière6.
- 7 AD31, 2O42/11 : Lettres de Pélissier à la municipalité, juin-juillet 1896 ; publicités dans Luchon- (...)
- 8 AD31, 4U4/19.
- 9 AD31, 4U4/189 : Dossier « Hôtel Pyrénées-Palace à Luchon » ; AD31, 6291W1021 : « Registre de recett (...)
13En dehors de ces sociétés qui visent l’intégration horizontale et verticale des fonctions touristiques des stations, on voit s’imposer à la tête des hôtels luxueux des personnalités extérieures, même si la propriété peut rester locale. Des sortes de chaînes hôtelières se constituent, nombre d’hôteliers faisant l’été dans les Pyrénées et l’hiver à Pau, dans la Manche ou sur la Côte d’Azur. Parmi bien d’autres exemples, le plus grand hôtel pyrénéen, l’hôtel d’Angleterre à Cauterets (350 chambres) est ainsi construit entre 1877 et 1878 à l’initiative d’Alfred Meillon, ancien cuisinier à la cour du tsar, et de sa femme, déjà hôteliers à Pau (Chadefaud, 1987, p. 524-525). Le Grand hôtel du Casino à Luchon est ouvert en 1880 par M. Bourgeois, qui exploite les hôtels Lille et d’Albion à Paris, des Roches Noires à Trouville et de la Madeleine à Cannes7. Au début du xxe siècle, des sociétés immobilières apparaissent, qui entendent prendre en charge des opérations de lotissement ou la construction de grands hôtels8. Jean Giroix lance ainsi une société hôtelière pour ouvrir en 1913 l’hôtel Pyrénées Palace, près du casino. Il s’agit d’un bâtiment imposant, de 150 chambres, avec électricité, salles de bain et eau courante, de style art nouveau en extérieur, classique à l’intérieur, qui coûte 1 million de francs. Giroix est alors l’un des grands noms de la cuisine française. Chef cuisinier de l’hôtel des Roches Noires de Trouville, il est débauché par César Ritz en 1881 pour devenir chef des cuisines du Grand hôtel de Monte-Carlo. C’est lui qui convainc Ritz d’embaucher Auguste Escoffier en 1884. Parmi les souscripteurs du Pyrénées Palace, l’architecte Édouard Niermans (1859-1928) acquiert 7 % des actions et se charge de l’architecture de l’hôtel. C’est un des plus célèbres architectes de la Belle Époque, qui a profondément marqué l’architecture de loisir des années 1890 à 1920. Il a déjà à son actif la construction ou la modernisation du Casino de Paris, des théâtres des Capucines et Mogador, du Moulin Rouge, des Folies-Bergères, de l’Élysée-Montmartre ou de l’Olympia à Paris, ainsi que d’un grand nombre d’hôtels à Ostende, Monte-Carlo, Trouville, Aix-les-Bains, Biarritz ou Nice, où il s’installe en 1909 et réalise l’hôtel Negresco, ouvert en 1912. Henri Negresco (1868-1920), restaurateur et hôtelier d’origine roumaine installé à Nice, a d’ailleurs lui-même été le chef du restaurant du casino de Luchon entre 1904 et 19089. Ces exemples montrent clairement l’existence de réseaux de promoteurs hôteliers et immobiliers du tourisme thermal et balnéaire, au sein desquels la trajectoire de Luchon croise celle de la Côte d’Azur, de la Manche, de Biarritz ou encore de Pau. Le thermalisme pyrénéen est alors partie prenante des réseaux d’investissement de l’industrie du loisir en plein essor (Gigase et al., 2014), dans laquelle l’initiative privée semble prendre le dessus dans les projets communaux pour intensifier l’exploitation du tourisme thermal et montagnard.
- 10 Archives départementales d’Ariège (AD09), 2O211 : Discours pour la pose de la première pierre de l’ (...)
- 11 Sur Aulus : AD09, 2O176 ; 8M20 ; 8M23 ; 9U834 ; 8U761 ; AD31, 7689W1 (Archives de la DRIRE Midi-Pyr (...)
14Dans les stations encore en retrait, souvent du fait d’une incapacité financière et politique des communes à intervenir à la hauteur des enjeux, l’idée se répand que le salut viendra de l’arrivée de grandes sociétés anonymes, qui se substitueront à l’inaction publique et organiseront la station en développant non seulement les thermes et le casino mais aussi une offre hôtelière de luxe. En Ariège, c’est le cas à Ax : des sociétés se créent à partir de 1863, en prétendant suppléer l’action municipale. Elles ne font en fait qu’accroître la division foncière et la conflictualité10. On retrouve un tel cas à Aulus, où des investisseurs locaux puis nationaux accourent dans les années 1870. Autour d’une ressource thermale réputée guérir la syphilis, divers hôtels ouvrent, qui tentent de capter une partie de l’eau par le creusement désordonné de galeries souterraines. Ces disputes conduisent même, un temps, à tarir la ressource thermale. Les sociétés hôtelières finissent par fusionner en 1880 dans une société qui s’écroule par la suite. Après un moment d’élan, la trajectoire de la station est brisée par cette concurrence débridée et ces spéculations11.
15Mais l’investissement touristique dépasse les sources thermales et l’espace urbain, et s’étend également aux attraits paysagers alentours.
16L’appropriation économique des sites naturels autour des stations apparaît de plus en plus incomplète à mesure que le tourisme suisse de pleine montagne se développe. On souhaiterait y voir se développer des hôtels, mais des blocages se manifestent.
17Les communes contrôlent longtemps l’équipement de la montagne. Elles afferment des auberges-refuges établies auprès de sites réputés (port de Vénasque, lac d’Oô, pic du Midi, cirque de Gavarnie, lac de Gaube, etc.) et d’une multitude de buts d’excursions rapides, à partir des années 1820 (Laboulinière, 1825, p. 231 ; Lambron et Lezat, 1860, p. 720-722 ; Laudinas, 2015, p. 246). Elles veillent à garder la maîtrise foncière : autour de 1840, un membre de la famille de Solages (grande famille du Rouergue) se voit refuser la construction d’un pied-à-terre près du Gouffre d’Enfer, site déjà prisé du Luchonnais, parce que le conseil municipal de Castillon-de-Larboust craint, qu’à terme, il ne privatise toute la montagne (Boubée, 1843, p. 206-208).
18En fin de siècle, l’équipement de la montagne en refuges-hôtels devient une des principales préoccupations du Club alpin français (CAF, créé en 1873) et du Touring-club de France (TCF, créé en 1890), afin de parfaire l’exploitation touristique de la montagne. En Suisse, l’essor des stations d’altitude conduit à la construction de dizaines de chemins de fer et hôtels d’altitude, à l’exemple du Rigi dès 1871. En France, la première réalisation date de 1892 avec le chemin de fer à crémaillère entre Aix et le Mont-Revard. Cette industrialisation des panoramas et du climat provoque en fait des remous, que moque le Petit Journal en 1889 :
Bien souvent, nous avons entendu dire :
– Ah ! Si Luchon était en Suisse ! Ce serait le but des touristes du monde entier, parce qu’il se serait trouvé une société pour rendre facile l’accès de tous ces sites […]. Nous avons les plus beaux points de vue, les courses les plus accidentées, les pics les plus merveilleux et nous nous figurons que cela suffit. Non, cent fois non ; il faut que les voyageurs puissent aller partout, commodément et sans fatigue. […]
Les vieux Luchonnais, les amoureux de la montagne pour la montagne, ceux qui portaient gravement le béret sur l’oreille et qui ne marchaient que le bâton ferré à la main, se récriaient disant :
– La montagne doit être respectée dans son imposante majesté, avec ses rochers moussus, ses arbres tortueux, ses gaves creusés par la fonte des neiges... L’homme n’est qu’un atome dans l’immensité des Pyrénées […].
Et c’étaient des discussions sans fin, pendant lesquelles les Suisses plus pratiques rendaient leurs montagnes accessibles à tous12.
19La presse locale relaie aussi cet impératif d’aménagement :
- 13 « À M. Floréal, revuiste à Luchon », Luchon-Thermal, octobre 1899.
Je ne puis comparer nos montagnes qu’à ces magnifiques diamants du Cap, qui bruts, ressemblent à un résidu de verrerie, et qui taillés font l’admiration du monde entier. Or les Pyrénées n’ont pas encore été taillées et mises en lumières, elles sont restées à peu près partout à l’état natif. C’est pour cela que les Alpes exercent sur le voyageur une attraction beaucoup plus vive ; les Suisses ont taillé à facettes leurs diamants et l’on peut facilement en admirer les milles reflets, en payant, bien entendu13.
- 14 Archives nationales (France), F/14/106 ; AD31, 4M126 : Rapports du commissaire spécial de police au (...)
- 15 AD31, 1818W3 : Chemise « Tramway électrique de Bagnères-de-Luchon aux cascades du Lys », dont citat (...)
20L’exemple de la Suisse, où les chemins de fer et les hôtels de montagne se sont multipliés depuis 1870, nourrit en cette fin de siècle un discours sur le retard dans l’exploitation des ressources esthétiques de la nature pyrénéenne, qui aurait besoin d’être façonnée pour devenir monnayable et suivre la compétition internationale. Des projets concrets émergent. Luchon, encore, attire l’attention. Vers 1888, l’ingénieur Charles Lormier, originaire d’Amiens, s’associe au médecin luchonnais Joachim Estradère pour réaliser un chemin de fer à crémaillère de 12 kilomètres et 1 600 mètres de dénivelé, vers le sommet, frontalier avec l’Espagne, de l’Entécade (2 260 m). Il s’agit d’établir le « Righi [sic] luchonnais », dont Estradère serait chargé de justifier l’intérêt médical. Sur de grands plateaux à 1 800 mètres d’altitude, des hôtels et des terrains de jeu seraient établis. Des réticences s’expriment localement, notamment de la part des hôteliers, qui craignent une fuite en altitude de leurs revenus, et des guides, inquiets d’un chemin de fer qui pourrait se substituer à leurs services. Le projet est finalement abandonné car, malgré l’écho national donné au projet, Lormier ne semble pas trouver d’investisseur14. Les guides s’opposent une nouvelle fois, par la suite, à un projet de tramways vers les principales attractions du Luchonnais où seraient établis des hôtels terminus. Ils estiment à cette occasion que leur « réalisation ne peut que satisfaire les intérêts particuliers de gens d’affaires étrangers à un pays », tandis que les visiteurs de Luchon seraient « en majorité hostiles aux transports mécaniques15 ». Loin d’être le signe d’un esprit routinier, ce refus collectif marque simplement la défense par les guides de leurs emplois, de leurs compétences sur leurs montagnes, et des revenus qu’ils en tirent. Les guides de Chamonix s’opposent de la même manière au chemin de fer du Montenvers (Debarbieux, 2001, p. 71-79).
21En Suisse également, l’essor des chemins de fer et des hôtels de montagne provoque un mouvement de résistance qui se structure au-delà des guides au début du xxe siècle, avec une tonalité antitouristique et xénophobe, au nom de la défense des paysages nationaux contre l’invasion étrangère (Humair et Narindal, 2018). Ces premières mobilisations, environnementales, professionnelles et identitaires témoignent de ce que l’économie du tourisme de nature génère sa propre contestation : en exploitant les désirs de nature sauvage et spectaculaire, elle altère les propriétés physiques, esthétiques, distinctives et écologiques d’un patrimoine émotionnel et identitaire qu’elle fait fructifier. L’émotion que fait ressentir cette altération est le ferment de contestations environnementales. Nombre d’alpinistes sont ainsi pris dans des discours confus lorsqu’il est question de l’aménagement hôtelier de la montagne. Le pyrénéiste Henry Spont se réjouit par exemple que les Pyrénées ne soient « pas truquées », qu’elles aient « échappé aux atteintes des barbouilleurs, afficheurs, entrepreneurs et autres vandales », ce qui devrait y attirer « les amants de la nature, […] ceux qui protestent avec tant d’énergie – dans le monde – contre l’envahissement de la foule, qui se lamentent sur la disparition des paysages » (Spont, 1914, p. 259-261). Pourtant, Spont vante, un peu plus loin, les refuges-hôtels et appelle de ses vœux leur prompte réalisation pour attirer plus de monde en montagne. Franz Schrader est l’un des rares à affronter cette contradiction assez commune. Cet éminent géographe, membre du CAF, qu’il préside de 1901 à 1904, fervent amateur des Pyrénées, est le petit-cousin d’Élisée Reclus – lui-même critique des refuges et hôtels en montagne. En 1897, Schrader note que les alpinistes prêchent « la beauté des montagnes », qu’ils forment « des néophytes dont la montagne fait bientôt des convertis fervents » et qu’à leur suite, les foules se pressent en montagne et réclament des infrastructures – « alors voilà les refuges, et les refuges gardés, et les hôtels, et les sentiers, et les chemins carrossables, et les funiculaires ! […] Voilà les banalités d’en bas qui se transportent là-haut, voilà la montagne livrée à la foule profane ». Il tente de dénouer ces contradictions. Il faut bien accepter certains équipements :
Des sentiers et des hôtels ? Oui, il en faut […]. La montagne doit attirer non seulement les isolés, les robustes, les forts capables des plus rudes victoires, mais aussi dans une large mesure les familles, les enfants, les faibles qui y trouveront la force. […]
Des funiculaires aussi ? Ah ! Voilà qui devient grave. Eh bien ! oui, exceptionnellement, des funiculaires aussi […]. Cette émotion que nous avons ressentie, par laquelle notre vie entière a été grandie, purifiée et élevée nous ne voulons pas l’interdire aux autres, à la multitude, à l’humanité de la ressentir après nous. C’est notre vœu le plus cher que tous, pauvres et riches […] puissent s’emplir l’âme de ces sensations délicieuses. (Schrader, 1898, p. 575-576)
22Ces aménagements, qui seraient légitimes au Brévent (Chamonix) par exemple, doivent, quoi qu’il en soit, chercher l’harmonie avec les sites, la discrétion. Et surtout, prêche Schrader, certaines cimes doivent rester absolument « sacrées ». Son discours se fera plus radicalement critique par la suite, tandis que les contestations des aménagements touristiques, latentes, vont s’imposer dans les débats publics à partir des années 1970.
23Qu’elle suive l’initiative publique ou qu’elle prenne les choses en main directement, l’entreprise hôtelière tient une place centrale dans l’économie, l’aménagement et, de plus en plus, l’environnement touristiques avant 1914. Cette position connaît une reconfiguration à l’entre-deux-guerres dans les stations thermales. Les Pyrénées continuent à être prises, parmi les autres espaces touristiques, dans des réseaux nationaux et internationaux d’investissement qui poursuivent l’industrialisation des ressources thermales et paysagères et engagent le massif dans les sports d’hiver. La crise des années 1930 puis l’essor alpin hivernal marquent néanmoins la fin de l’ère où les Pyrénées furent un espace moteur dans l’aménagement touristique de la montagne française. Les hôteliers, à la différence de la Suisse par exemple (Humair et Narindal, 2016), ne semblent pas s’organiser collectivement de manière suffisamment significative pour peser sur les choix d’aménagement locaux et régionaux – mais cette hypothèse serait à confirmer par une étude plus approfondie du syndicalisme hôtelier.
- 16 AD09, 2O197 : Délibération du conseil municipal d’Ax, 20 octobre 1926.
24La délégation de l’aménagement au secteur privé se poursuit dans l’entre-deux-guerres, avec une rupture qu’il faudrait mieux quantifier dans les années 1930, du fait de la crise. Des sociétés anonymes hôtelières entreprennent d’intégrer les diverses fonctions touristiques et d’assumer l’aménagement urbain. À Ax, plusieurs sociétés locales et nationales contractualisent avec la commune pour répondre à son désir de voir réunis « dans les mêmes mains […] les trois principaux éléments d’exploitation de la station : industries du logement, établissements thermaux, casino16 ». Mais ces sociétés arrivent à contretemps. L’une d’elles, une société immobilière aux capitaux en partie marseillais, la CIFFI, prend la ferme du casino d’Ax, engage le lotissement du parc d’Espagne et construit entre 1928 et 1930 le Grand hôtel du casino. Établissement moderne, il est inauguré alors qu’ouvre le transpyrénéen Toulouse/Barcelone, passant par Ax, mais que la crise est sur le point de débuter (Comet, 2019).
- 17 AD31, 4U4/191 : Dossier « Compagnie fermière de Luchon » ; AD31, 2O42/28 : Lettre du bâtonnier de T (...)
25Cette tentative de concentration se voit également dans une grande station comme Luchon. En 1925, alors que la clientèle se moyennise, la Compagnie fermière de Luchon (CFL), aux capitaux français, belges et suisses, obtient la concession pour trente ans des thermes et acquiert deux grands hôtels, le Grand Hôtel de Luchon et du casino (3 358 m² sur six niveaux, ouvert en 1880 près du casino, qui deviendra le « Majestic ») et l’Hôtel Royal (1 200 m², cours des Quinconces, face aux thermes). La société prend possession en 1928 de la société concessionnaire du casino, mais son capital apparaît extrêmement instable. Les hôteliers, en particulier suisses, s’imposent pour un temps dans le conseil d’administration, avec Jean Gaston Métrailler (hôtelier de Lausanne), Walter Graedel (hôtelier d’origine suisse, Paris), Joseph Pralong (hôtelier à Paris) ou encore Léon Meisser (hôtelier de Klosters, près de Davos). Tandis que la société semble engager une fuite en avant dans la capitalisation (qui passe de 1,5 à 10 millions de francs) et l’endettement, des sociétés financières parisiennes, comme les banques Amar ou Danon, deviennent centrales. Après qu’en 1930, des financiers bordelais ont pris le pouvoir, la situation se dégrade avec la commune. La faible attache locale de la CFL joue sans doute contre elle. La commune avait, elle-même, choisi de s’endetter par l’intermédiaire de son concessionnaire pour assurer des travaux de construction du vaporarium en 1929. Elle se retrouve ainsi dans de graves difficultés lorsque la crise devient sensible à partir de 1931 et fragilise un peu plus les recettes que lui procurait son concessionnaire. Les concessions sont finalement cassées en 1932 et la CFL est liquidée en 193317. La déterritorialisation opérée n’a pas fonctionné et laisse une station fonctionnellement fragilisée lorsque la crise apparaît, puisque la commune est incapable de faire face à ses dettes.
26L’hôtellerie marque l’espace touristique et participe au rayonnement des stations, tout particulièrement celles de luxe. Elle offre un espace privilégié pour une clientèle qui entend, par là même, se distinguer comme telle. Ces établissements classent une station dans une sorte « d’internationale » des destinations touristiques de premier rang. Leur importance dépasse de loin leur fonctionnalité, en augmentant la valeur générale de la destination (Tissot, 2007 ; Tessier, 2012).
- 18 Sur les difficultés du Pyrénées Palace : AD31, 2O 42/6.
- 19 Archives de la CCI de Toulouse, 587/54 : Dossiers « Affaire Déclassement de l’hôtel Sacaron » et « (...)
27Dans les Pyrénées, les années 1930 sont extrêmement difficiles pour les grands hôtels (comme dans la plupart des stations à base thermale). La crise approfondit un mouvement de moyennisation de la clientèle, amorcé avec la Première Guerre mondiale, en parallèle de l’accentuation de la concurrence du tourisme balnéaire estival et de la médicalisation des stations (Carribon, 2001)18. Les palaces ferment les uns après les autres entre 1930 et 1970, déclassés ou vendus en lots d’appartements. Afin de maintenir une partie de ce patrimoine hôtelier haut de gamme, les municipalités expérimentent un nouveau type de contractualisation. La commune de Luchon subventionne ainsi la modernisation du Sacaron, propriété de la Société des chemins de fer et hôtels de montagne aux Pyrénées (CHM), dans les années 1960. En 1967, la CHM décide toutefois de le faire déclasser, tout comme le Grand hôtel de Superbagnères (environ 600 lits en tout), de quatre à trois étoiles A. Ce déclassement est justifié par la perte de la clientèle aisée et par le désir de diminuer les tarifs (réglementés depuis 1937). La municipalité de Luchon proteste fortement, par la voix de son maire, Joseph Peyrafitte – lui-même propriétaire d’un hôtel classé trois étoiles A. Leur déclassement occasionne en fait une nouvelle concurrence auprès de la clientèle moyenne et pousse à baisser les prix. Le Grand hôtel de Superbagnères est finalement affermé en cette même année 1967 au Club Med ; le Sacaron est vendu sous forme d’appartements quelques années plus tard19. Cette affaire révèle l’interdépendance des établissements et des services au sein des stations, ainsi que l’utilité publique des hôtels de luxe : ils alimentent la renommée de la station et, pour les autres hôteliers, permettent de tirer la fréquentation et les prix vers le haut.
28Les sports d’hiver illustrent à leur tour pleinement l’interdépendance de l’action publique et de l’initiative hôtelière privée. En Suisse, qui sert là encore de référence, ce sont les hôteliers qui permettent à la saison de prendre : ils aménagent les premières patinoires et les premières pistes, tout en investissant dans le chauffage (Barton, 2008 ; Tissot et Schneider, 2018).
29Dans les Pyrénées, les sports d’hiver offrent l’un des rares exemples d’aménagement d’initiative privée avant 1914, avec Font-Romeu et Superbagnères, délibérément créées pour exploiter les sports d’hiver, dans une offre « quatre saisons » vraisemblablement imitée de Crans, en Suisse. Dans les années 1900, l’engouement pour ces sports est sensible en France, mais les hôteliers hésitent à ouvrir l’hiver. L’accueil des skieurs impose en effet des travaux de chauffage, l’embauche de saisonniers pour une période aléatoire et l’éventuel abandon d’une saison d’hiver ailleurs. Rien n’assure qu’il ne s’agisse pas d’une simple mode et la neige manque dans les vallées, ce qui rend l’économie des sports d’hiver très aléatoire. Tandis que le TCF s’active pour la création de stations d’altitude, la CHM lance deux stations à 1 800 mètres d’altitude, sur des sites non bâtis. L’une ouvre en 1912, sur le plateau de Superbagnères, relié à Luchon par une crémaillère, équipé pour les sports d’hiver et devant recevoir un grand hôtel (150 chambres, inauguré en 1922 seulement, à cause de la guerre) ; l’autre à Font-Romeu (Grand hôtel ouvert en 1913 non loin d’une nouvelle ligne de chemin de fer). Ces stations concrétisent les ambitions locales de diversification touristique et les attentes nationales de la Compagnie des chemins de fer du Midi, qui apporte ses capitaux et sécurise l’entreprise aux yeux des autres investisseurs potentiels (Hagimont, 2018).
30Font-Romeu et Superbagnères accommodent les sports d’hiver à la montagne, influent sans doute sur le premier projet du mont d’Arbois à Megève (1919), mais sont rattrapées par l’évolution des pratiques et par leur côté expérimental. À Superbagnères, le développement immobilier est bloqué dès 1911 par le village propriétaire du domaine skiable (Saint-Aventin), conflit qui ne s’achève véritablement qu’avec la cession de la station à un syndicat intercommunal en 1982 ; à Font-Romeu, le développement urbain est désordonné, faute de planification et de maîtrise foncière suffisantes. Sur les deux sites, les domaines skiables s’avèrent trop limités à partir des années 1930, lorsque se développe le ski alpin. Leur positionnement haut de gamme les empêche également de saisir l’opportunité d’un tourisme plus populaire valorisé dans l’entre-deux-guerres (Hoibian, 2020).
31Avec un petit décalage par rapport à l’Europe centrale, où la pratique alpine du ski est l’objet d’un fort engouement culturel, économique et pédagogique (Denning, 2014 ; Quin, 2017), les sports d’hiver s’installent véritablement dans le paysage touristique français à partir de ces années 1930. Des communes et des acteurs privés envisagent de lancer leurs stations. Un modèle pyrénéen se dessine, consistant à faire en sorte que le développement de la saison hivernale bénéficie aux hôteliers du fond de vallée. On retrouve en fait le modèle de développement suisse des sports d’hiver, à la différence que les communes pyrénéennes sont généralement à basse altitude, sans accès direct aux pistes. Le couple Luchon-Superbagnères sert de référence malgré lui, du fait du blocage foncier qui a limité l’urbanisation sur le plateau : les communes imaginent établir une remontée mécanique du bourg de fond de vallée jusqu’à un champ de neige qui ne serait pas urbanisé. Il ne s’agit pas, ici, d’aménager en fonction du domaine skiable, contrairement à ce qui commence à être pensé ailleurs et mis en place à Courchevel à partir de 1945. Il s’agit d’aménager en fonction des intérêts hôteliers et commerciaux de la commune porteuse. Ce modèle ne trouve cependant pas son équilibre, comme en témoigne l’échec du téléphérique d’Ax-les-Thermes au Saquet, lancé par la commune en 1956 et dont les recettes ne couvrent pas 10 % des annuités d’emprunt. Pendant ce temps, la CHM, espérant pouvoir enfin lancer la promotion immobilière sur le plateau de Superbagnères, réussit à faire financer par les pouvoirs publics une route jusqu’au plateau. Elle ouvre en 1961. Désormais, le « modèle pyrénéen » est abandonné, les routes vers les champs de neige se multiplient, à travers des projets soutenus par l’État à condition d’urbaniser les sites d’altitude – ce que vont accepter la plupart des stations pyrénéennes (sauf Cauterets). Dans ce cadre, les hôtels perdent de leur importance face à la construction d’appartements, au retour sur investissement plus immédiat. Les urbanisations en pied de piste se multiplient, souvent sans évaluer sérieusement la qualité des champs de neige équipés – la croyance dans l’or blanc et l’absence d’alternative justifiant toutes les aventures (Hagimont et Minovez, 2022).
32L’interdépendance entre les initiatives publiques et hôtelières en matière d’aménagement du massif pyrénéen est nette, mais elle n’est pas toujours synonyme de symbiose et est au contraire parcourue de rapports de force. Sans réponse hôtelière à l’initiative publique, il n’y a pas de succès possible, mais sans initiative publique pour organiser l’espace, réguler les échanges, assumer la mise en valeur de la ressource touristique principale, l’entreprise hôtelière devient risquée – trop risquée dans les Pyrénées. Chaque élément influe sur l’équilibre d’ensemble, tandis que la gouvernance, le plus souvent informelle, a pu échouer à empêcher des évolutions négatives, lors de l’arrivée de grandes sociétés, quand les hôtels de luxe ont fermé ou lorsque ont été promus les sports d’hiver.
33Les situations sont variables d’un site à l’autre. Dans nombre d’endroits, les collectivités locales ont joué un rôle majeur pour préparer le terrain et contrôler les infrastructures polarisantes : thermes, chemins en montagne, casinos, remontées mécaniques. L’investissement public prépare le terrain au privé et assume les pertes d’exploitation, s’agissant des thermes comme des remontées mécaniques, afin de maintenir, coûte que coûte très souvent, l’exploitation de ressources touristiques sans lesquelles les hôtels ne peuvent fonctionner. La nouveauté du xxe siècle vient sans doute de la place grandissante des résidences secondaires, en particulier dans les stations de sports d’hiver, où la primauté donnée aux ventes de logements crée des problèmes de fonctionnement dès les années 1970. Dans les stations estivales, même si les hôtels familiaux se maintiennent, l’étalement urbain s’accroît également pour offrir des logements en appartements et des résidences secondaires, tandis que les centres hôteliers entrent dans un processus de reconversion, d’obsolescence ou de patrimonialisation. Du xixe au xxe siècle et de l’été à l’hiver, l’essor touristique et immobilier est en tout cas assimilé par certains à une altération intolérable du patrimoine émotionnel, paysager et écologique. Cela motive des mouvements d’opposition qui restent largement à documenter.
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