- 1 Enrico Celio, en préambule de Armin Meili (1945), Bauliche Sanierung von Hotels und Kurorten: Schlu (...)
« Parmi les ravages subis par notre continent, il [pouvait] paraître osé que les autorités fédérales publient un ouvrage traitant de l’assainissement des hôtels et de l’aménagement des stations de cure1. »
- 2 Cet organe a été rebaptisé Suisse Tourisme en 1996. Voir Patrick Zehnder, « Office national suisse (...)
- 3 Voir : https://hsso.ch/2012/m/4 (consulté le 25.06.2018).
1C’est en ces termes que le conseiller fédéral Enrico Celio introduit le projet d’Assainissement technique d’hôtels et de stations touristiques publié par l’Office fédéral des transports au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Si le propos peut effectivement prêter à sourire, il met en lumière combien la santé du secteur qui s’articule autour du loisir et du temps libre est importante pour une économie qui tente de se relever des affres de la guerre. La remarque de M. Celio est donc extrêmement éclairante à propos de la gestion de l’industrie hôtelière suisse, dont les difficultés résident à la fois dans le fait d’être un secteur économique de première importance comptant pour beaucoup dans la balance économique du pays tout en restant extrêmement vulnérable aux soubresauts de la conjoncture. Il faut considérer qu’au début des années 1940, l’hôtellerie suisse compte près de 7 500 établissements et qu’environ 500 à 600 d’entre eux reposent essentiellement sur la clientèle étrangère (Feuille fédérale, 1944, p. 519). L’entre-deux-guerres a certes consacré l’avènement d’un tourisme de masse dans la lignée de la création, en 1917, d’un Office national du tourisme (ONST)2 associé à une évolution des pratiques, marquée par la diversification de l’offre ainsi que l’augmentation de la durée des saisons d’exploitation – le tourisme hivernal ayant lui aussi trouvé sa place dans le calendrier annuel. Mais le marasme économique et les politiques protectionnistes du début des années 1930 pèsent fortement sur le secteur du tourisme. On mise alors sur le tourisme domestique, dont l’augmentation ne se limite pas à la période de fermeture des frontières3 mais s’installe comme une tendance durable (Heiss, 2004, p. 50-53 ; Tissot, 2000 ; Siegfried, 1955, p. 116 ; Humair, 2011). Ces remarques préliminaires illustrent l’importante réflexion alors en cours autour des infrastructures existantes. Il s’agira pour nous de retracer brièvement l’émergence d’une industrie touristique au travers d’un certain nombre d’acteurs organisés qui structurent le fonctionnement de ce secteur dans la première moitié du xxe siècle. Ces évolutions nous permettrons de saisir dans quel cadre se déroule l’enquête nationale menée dès 1943 afin d’apporter un soutien économique et politique au renouvellement de l’hôtellerie helvétique.
- 4 Schweizerische Hotel-Treuhand-Gesellschaft SHGT (2011), BAR ZAC3 V2.3, Schweizerisches Wirtschaftsa (...)
- 5 Concernant le rôle joué par l’État, voir les travaux de Mathieu Narindal présentés dans ce numéro, (...)
2Dès la fin du xixe siècle et la période de la Belle Époque – vécue en son temps et vue aujourd’hui comme un âge d’or –, l’hôtellerie est à considérer comme une industrie de premier ordre en Suisse, contribuant à hauteur de 4,1 % au PIB (Humair, 2011, p. 17-23). Pourtant, le secteur touristique, quand bien même il semble avoir été poussé à un niveau d’excellence en Suisse, est un domaine d’activités qui reste exposé à une quantité de facteurs aussi variés que non maîtrisables. Dans le cas qui nous occupe ici, ce sont près d’un millier d’entreprises hôtelières qui répondent, entre 1943 et 1944, à une enquête descriptive4 dans le cadre du projet national intitulé « campagne de réhabilitation du bâti dans les hôtels et stations thermales ». En inventoriant l’état dans lequel se trouve le secteur, cette enquête a pour but de prendre des mesures propres à protéger les hôteliers endettés, à limiter la construction de nouveaux établissements concurrents et à lutter contre le chômage qui sévissait dans le pays depuis les crises économiques de l’entre-deux-guerres (Müller, 2010, p. 296-298 ; Schweizer, 1989, p. 55-63 ; Schumacher, 1997). Il s’agit, pour les différents acteurs du tourisme, de définir les éléments à partir desquels ils entendent se renouveler et se réorganiser, avec ou sans le soutien de l’État5. Les données ainsi récoltées permettent de facto de décrire ce secteur d’activité sur l’ensemble du territoire à un moment donné, alors même que bien souvent les sources historiques sur le tourisme sont dispersées, incomplètes et inégales. Ces documents contiennent un grand nombre d’informations tant qualitatives, au niveau de l’état des bâtiments, des fonctionnalités, des équipements électriques et sanitaires, que quantitatives en inventoriant les périodes et le temps d’activité, le personnel ou encore la valeur des établissements. Toutes ces données ne pourront pas être exploitées ici, mais font l’objet d’une thèse de doctorat en cours de rédaction.
3En interaction soutenue avec le tourisme, l’hôtellerie est un secteur clé de l’économie suisse et fait partie des objets dont l’image de marque est reproduite loin à la ronde. Aux côtés du chocolat, des chalets, des montres et des banques, les hôtels figurent parmi les domaines habituellement désignés pour promouvoir l’excellence helvétique. La création, dès 1921, d’une Société fiduciaire suisse pour l’hôtellerie (SFSH) atteste d’une implication politique ciblée en la matière, ainsi que d’un souci de ne pas revivre les traumatismes de la guerre, dont on espéra un temps qu’elle fût la « der des ders ». Conscient du poids du tourisme dans sa balance économique et forte des organes de soutien financier dont elle s’était dotée dans la première moitié du xxe siècle, la Confédération met ainsi en œuvre une série de mesures dans le cadre de cette vaste « campagne de réhabilitation du bâti dans les hôtels et les stations thermales ».
4Témoins d’une période de conjoncture favorable, les établissements de style Belle Époque fleurissent à la fin du xixe siècle. Manifestement, on ne construit alors pas uniquement pour disposer de suffisamment de lits pour les voyageurs de passage, mais on cherche à augmenter le nombre de visiteurs en développant une offre toujours plus attractive et diversifiée (Senn, 1918, p. 62). Les entrepreneurs pionniers de l’hôtellerie suisse s’attellent à ouvrir les sites touristiques les plus attrayants de l’époque, finançant eux-mêmes des projets innovants pour répondre aux exigences d’une clientèle étrangère et fortunée (Humair, 2011, p. 30-35). Fort d’une reconnaissance internationale, le tourisme helvétique moderne vient d’entrer dans l’ère de la consommation de loisir. Il s’agit dès lors de remplir les nouveaux hôtels que l’on propose au consommateur. La question est de savoir comment : le dynamisme du secteur présente un véritable intérêt économique et un potentiel à exploiter pour les différents acteurs du tourisme. Entre 1875 et 1913, l’hôtellerie connaît en effet une croissance exceptionnelle (+ 39 % de nuitées et + 32 % de lits à offrir6). Cela se traduit notamment par la construction d’établissements imposants et luxueux (Senn, 1918, p. 74), tels que les palaces, dont les cartes postales nous font l’étalage. La Suisse est alors reconnue pour l’excellence de son secteur hôtelier et se dote d’outils à même de créer et transmettre des savoir-faire et d’organiser la production d’un service haut de gamme à fort potentiel. C’est ainsi que l’on assiste à la création de la Société suisse des hôteliers (SSH) à Berne en 1882 et, pour pérenniser le succès de l’offre, la première école hôtelière du monde est fondée à Lausanne en 1893. La naissance de la SSH est un signal fort pour affirmer l’importance du secteur dans l’économie suisse. L’association se donne pour but de défendre les intérêts de la branche en faisant le lien entre les hôteliers. Elle prend ainsi progressivement position sur le terrain politique notamment sur les questions de taxes douanières, d’assurances et de responsabilité civile, et se montre active dans la création d’un office de placement des employés (Senn, 1918, p. 79-82). Elle assume également un rôle de promotion de l’hôtellerie suisse, tout en soutenant la professionnalisation des activités de ses membres (Barberini, 1929, p. 23-24).
- 7 Après l’éclatement de la Première Guerre mondiale, il faudra attendre 1928 pour retrouver les nivea (...)
5Au sortir de la Belle Époque, le dynamisme florissant du secteur connaît toutefois un ralentissement aussi net que durable7. Les crises économiques qui résultent de la succession des deux guerres mondiales et du krach de 1929 marqueront de facto une rupture définitive avec cette période dorée pour l’ensemble des acteurs de l’hôtellerie. La stratégie adoptée – dont nous parlerons plus loin – visera alors davantage à soutenir le secteur pour le maintenir tel qu’il est, à l’image de son glorieux passé, qu’à le rénover et le repenser de fond en comble. Cette attitude contribuera néanmoins à le figer, dans un monde où les modes de consommation ont considérablement évolué et ne cessent de le faire.
6À travers cet aperçu succinct de ce qui compose le tissu hôtelier au sortir de la Belle Époque, nous nous attacherons à illustrer les différents facteurs induisant des modifications dans l’organisation du secteur, en nous intéressant plus particulièrement aux mesures qui sont prises pour le protéger. Les principaux facteurs, que nous présenterons successivement, sont d’ordre événementiel, économique ainsi que culturel ou social. On les retrouve, dans nos sources, principalement dans des coupures de presse ou dans la presse spécialisée, dans les chiffres de l’Office fédérale de la statistique, de même que dans les indications fournies par les inventaires des organisations faîtières et des établissements eux-mêmes, ainsi que dans les rapports d’activités. L’enquête de la Société suisse de crédit hôtelier (SSCH) auprès des établissements dès 1943 est une pièce centrale de cette étude. Une appréciation des variations climatiques pourrait également s’avérer utile, mais ces variations sont – à l’exception peut-être des informations mentionnées par la presse – trop difficilement perceptibles dans les sources qui nous intéressent ici. Enfin, si nous nous appuyons parfois sur les écrits du for privé, c’est que ceux-ci viennent confirmer, par le dire des acteurs, certaines tendances sous-jacentes. Ces écrits, obtenus dans les livres d’or ou à travers la correspondance, sont néanmoins trop clairsemés pour un usage systématique précis.
7Nous postulons que pour le cas de la Suisse, peu impactée sur son propre territoire par les dommages de la guerre, les deux conflits successifs sont une source de changements indirecte mais néanmoins décisive. Non pas que le parc hôtelier ait été ravagé comme dans les pays voisins, mais parce que ce temps de guerre est le véritable déclencheur d’une série de mesures rendues nécessaires par l’inactivité. L’hôtellerie se trouve mise au repos forcé ou, dans certains cas, transformée en centres d’internement pour les soldats et les blessés de guerre (Tate, 2014). C’est dans ce contexte qu’une prise de conscience émane au sein des acteurs du secteur, qui mettent à profit ce temps creux pour faire un état des lieux et réaliser les aménagements qui s’imposent.
- 8 D’où la prise de mesures d’urgence déjà mentionnée dans ce travail, avec l’introduction en 1915 d’u (...)
8D’un point de vue économique, l’hôtellerie traditionnelle reposait majoritairement sur des structures familiales, propriétaires des établissements et par conséquent autofinancées. Mais dès lors que le monde bancaire augmente la valeur du capital investi, le secteur prend une nouvelle dimension. Ces investissements font, dans un premier temps, écho à la forte et constante augmentation des nuitées qui a lieu jusqu’en 1912. Il s’avère que cette évolution a des conséquences sur le modèle de gestion, car la valeur immobilière de l’industrie hôtelière se trouve composée majoritairement par ces capitaux investis. Or le recours aux crédits hypothécaires augmente considérablement le montant de la dette. Si on y ajoute les frais fixes qui pèsent lourdement sur le secteur, on comprend qu’une baisse de fréquentation, même infime, a des répercussions importantes et immédiates. Ce phénomène d’endettement est encore amplifié par le fait qu’à cette époque, seule la moitié des établissements ouvraient à l’année. Les autres se retrouvaient sous la pression de devoir faire leur chiffre d’affaires annuel sur une, voire deux saisons (Barberini, 1929, p. 20). Aussi, lorsque la Première Guerre mondiale éclate, elle rompt ce fragile équilibre économique et les conséquences du désastre sont immenses. L’hôtellerie de luxe, délaissée par les touristes étrangers et peu fréquentée par la clientèle locale, se retrouve en grand danger, fragilisant du même coup des pans entiers de l’économie régionale. Le tourisme suisse était en effet devenu une importante source d’emplois et, de fait, de revenus, pour les régions alpines en particulier8.
- 9 Il a notamment été question de savoir si l’hôtellerie suisse avait servi de « modèle » au niveau in (...)
- 10 Sur la question des prix minima et maxima fixés au sein de la SSH, voir Narindal, 2012, p. 21-39.
- 11 Pour cela, un crédit de 320 millions de francs est adopté par votation populaire le 3 juin 1939, do (...)
- 12 Armin Meili assuma notamment la direction de l’exposition nationale suisse de 1939, après avoir été (...)
9Les hôteliers n’étaient pas préparés à une interruption aussi longue de leurs activités. Les conséquences sont terribles car fortement corrélées. Les pionniers du secteur, au début du xxe siècle, étaient des entrepreneurs et des bâtisseurs qui innovaient sans cesse (Hoffer, 2009 ; Ott, 1990) ; c’est ce qui a fait le succès et l’excellence de l’industrie du tourisme à la Belle Époque9. Si une importante part du tourisme international traditionnel venait encore loger dans les établissements de luxe au sortir de la Belle Époque, la provenance des clients a varié au gré de la conjoncture. Ce phénomène est particulièrement sensible entre 1905 et 1914 (Lefevre, 2011, p. 258). Depuis, la concurrence internationale s’est organisée et le marché est devenu de plus en plus disputé à mesure que les destinations se sont multipliées et diversifiées. En 1912, les investissements dans l’hôtellerie connaissent un pic (Lüthi-Graf, 2019), mais le retour sur investissement ne viendra pas puisqu’en 1914 éclate la Grande guerre. Le cycle est rompu de manière aussi brutale que décisive. Le flux de voyageur est victime d’un effondrement sans précédent. Si, dans un premier temps, l’hôtellerie peut compter sur quelques réserves de trésorerie, l’État réagit en mettant en place une ordonnance, le 2 novembre 1915, afin d’accorder un sursis dans le remboursement des créances de capital et d’intérêts. Celle-ci est ensuite prolongée en 1917 sous la forme d’une suspension du service de l’intérêt des créances, jusqu’à l’extinction de ces intérêts arriérés sous la forme de paiements partiels voire de leur suppression pure et simple en 1920. La santé du secteur connaît alors des fluctuations très importantes, au cours desquelles les embellies ne compensent que difficilement les dépressions. La vulnérabilité du secteur n’a jamais été aussi évidente. Des destinations jusqu’alors très prisées risquent de disparaître en très peu de temps. Les mesures qui sont prises pour préserver les établissements historiques témoignent de l’importance économique prise par le tourisme au cours des décennies passées. Le monde hôtelier se voit alors poussé à une profonde remise en question et contraint de redéfinir ses politiques de développement et sa stratégie globale. La Confédération s’appuie dès 1921 sur un levier financier en créant la Société fiduciaire suisse pour l’hôtellerie (SFSH). Cet organe doit servir d’intermédiaire pour évaluer les besoins du secteur et les moyens à mettre en œuvre pour le soutenir. Il devra répondre en trois ans à près de 600 demandes d’aide, dont 358 seront accordées. Quelques 178 établissements nécessiteront des mesures d’assainissement. Mais la société sera ensuite liquidée en 1926 en raison de l’amélioration de la situation, puis dissolue en 1931, ses fonds n’étant que très peu utilisés (Jaeger, 1947, p. 10-133), même si on relève la qualité de son soutien dans les conseils prodigués aux hôteliers durant cette période d’assainissement (Feuille fédérale, 1944). Mais les effets de la crise économique mondiale de 1929 et le contrôle des devises par l’État qui en découle ne font que prolonger le climat de morosité dans lequel l’hôtellerie suisse a sombré. La SSH se manifeste auprès des autorités fédérales, invoquant le fait que les efforts fournis depuis la guerre dans les actions de secours en faveur de l’hôtellerie risqueraient d’être réduits à néants (Narindal, 2012, p. 79-93). D’après l’association faîtière, les fonds inutilisés de la précédente action de secours, s’élevant à près de 4,5 millions de francs, pourrait être engagés dans une nouvelle opération. Devant l’urgence de la situation, la SSH exprime son souhait de voir le Conseil fédéral redevenir l’instance décisionnelle, même si elle aurait à redouter les interventions directes de l’État, notamment dans le domaine des tarifs hôteliers10. C’est ainsi qu’en 1932, la SFSH renaît sous l’appellation de Société suisse de crédit hôtelier (SSCH). Dès 1936, le gouvernement suisse, conscient des conditions existantes dans l’industrie hôtelière, prévoit de se servir des ressources de la nouvelle SSCH pour faire face à l’aggravation des conditions économiques et sociales. Un rapport du Département fédéral de l’économie confirme le potentiel de création de possibilités de travail11 dans l’hôtellerie, si bien que lorsque la guerre éclate, le maintien d’une exploitation hôtelière viable est au centre des préoccupations, d’une part en raison de la crainte de voir ce secteur fonctionner à perte, et d’autre part comme moyen de lutter contre le chômage massif. Une commission d’experts avait d’ailleurs été constituée par le Département fédéral de l’économie publique dans le but d’examiner les possibilités de création d’emplois dans le domaine du tourisme. Cette commission était dirigée par l’architecte Armin Meili12 car un tel plan d’aménagement au niveau national devait permettre d’ouvrir de nouvelles perspectives pour la gestion du territoire (Walter, 1985, p. 21-28 ; 1997, p. 217-233). Le déroulement de ces événements permet ainsi d’expliquer ce qui amène la SSCH à redéfinir ses stratégies en régulant, contre la volonté de certains de ses acteurs, un marché jusque-là très libéral. Une nouvelle réflexion voit alors le jour sur le but des actions à entreprendre et sur les conditions-cadres générales du secteur hôtelier. Ce débat se conclut en 1943 par le lancement d’une enquête de niveau national auprès de tous les établissements affiliés à la SSH. Cette réflexion s’étalera sur pratiquement une décennie afin de déterminer quels sont les besoins du secteur et à qui attribuer les subsides. L’enquête avait pour objectif de faire un état des lieux complet de la situation de l’hôtellerie et de procéder à son renouvellement, en y associant une série de mesures destinées à protéger les propriétaires endettés, à lutter contre le chômage qui sévit dans le pays depuis les années 1930 et à limiter la construction de nouveaux établissements.
- 13 Les effets de cette clause sont à lire plus en détail dans Narindal, 2012.
10L’expérience de la Grande guerre a servi à poser les jalons d’une réaction ciblée. Si bien que durant la Seconde Guerre mondiale, la crise qui se profile et le repos forcé imposé par les événements amènent très rapidement le secteur à s’interroger sur les tâches essentielles qui lui incomberont en temps voulu. L’invocation d’une clause du besoin13 en est une bonne illustration. Déjà établie depuis la création de la SFSH, cette clause entend protéger les propriétaires d’hôtels en limitant l’arrivée de nouveaux acteurs sur le marché et en accordant des crédits de manière à éviter les procédures de poursuite. Ces dispositions prennent ici tout leur sens, même si l’interdiction de construire de nouveaux bâtiments, à même de venir concurrencer les infrastructures historiques existantes, peut être considérée comme une intervention grave dans un marché économique libéral. L’application de cette clause est visible dans les statistiques présentées ci-après. Si le début du siècle a vu le secteur hôtelier profiter des bénéfices de son âge d’or, la tendance s’inverse à partir de 1929. Il est d’ailleurs probable que les effets de la crise soient déjà visibles au début des années 1920, mais nous ne disposons pas de données sur cette période. Néanmoins, les données sur la période 1929-1950 confirment la récession et indiquent également un net regain dès 1955 – ce qui est loin d’être anodin du point de vue de notre enquête.
Tableau 1. Nombre d’établissements hôteliers et de lits en Suisse, 1905-195514
Année
|
Nombre d’établissements hôteliers
|
Nombre de lits
|
Nombre de lits par établissement
|
1905
|
6 041
|
162 197
|
26,8
|
1929
|
7 606
|
202 159
|
26,6
|
1939
|
7 202
|
184 791
|
25,7
|
1950
|
6 705
|
162 291
|
24,2
|
1955
|
7 692
|
179 512
|
23,3
|
- 15 Alors qu’en 1914 le taux d’occupation annuel des hôtels était tombé à 14,2 %, il culmine à près de (...)
- 16 D’après Quirinus Reichen, en 1970, seules 34 % seulement des chambres disposaient d’une salle de ba (...)
11Le défi qui se pose, dès 1945, est celui de la reprise de la consommation, avec un nombre de clients rapidement en hausse15, alors que dans le même temps on voit apparaître des signes d’usures matérielles nécessitant d’importants travaux. Les infrastructures hôtelières en Suisse ont besoin d’être remises aux goûts du jour, tandis que celles des pays voisins sont encore en ruines. Alors que le territoire suisse a été épargné, la reprise est handicapée par les coûts d’une rénovation devenue nécessaire au vu de l’ancienneté des installations. On constate des lacunes immenses dans les services proposés par les établissements au niveau des installations sanitaires et du chauffage notamment16, comme si tout le secteur était resté figé sur le modèle du début du siècle, alors que la clientèle avance désormais de nouvelles exigences de confort et que les sports d’hiver ont allongé la période d’exploitation (Heiss, 2004). Tous ces éléments sont précisément au cœur de l’enquête menée par la SSCH, dont les résultats nous permettent de dresser un état des lieux et une cartographie des établissements sur le territoire suisse (cf. Fig. 1). 816 établissements sont recensés dans ladite enquête, dont 645 font état de leurs difficultés et de leurs besoins. Cet échantillon représente 11 % du parc hôtelier national, pour un total de 60 675 lits (32 % du total national), répartis sur 89 communes.
Figure 1. Nombre d’établissements hôteliers répertoriés dans les archives de la SSCH en 1953. Répartition par zones
- 17 BAR/ZAC3 Schweizerische Gesellschaft für Hotelkredit (SGH) / 2010/262, Basel.
12La prédominance du parc hôtelier structuré autour de l’Arc lémanique (155 établissements), des Alpes valaisannes (78) et bernoises (95), des Grisons (130) et du Tessin (101) saute aux yeux si l’on considère le nombre d’établissements concernés par l’enquête de la SSCH. On retrouve dans cette répartition géographique, d’une part, les hauts lieux du tourisme suisse, dans un cadre mêlant lacs et montagnes, les stations de cure ou celles dédiées au sport d’hiver, soit l’ensemble des dispositifs dont les spécificités font le succès du tourisme alpin en Suisse ; et, d’autre part, les centres urbains tels que Genève, Lausanne, Lugano ou encore Bâle. Cette première impression est confirmée par le fait que si seuls 10% de l’ensemble des établissements que compte le pays figurent dans cette enquête, ceux-ci pèsent pour près d’un tiers des lits du pays. Par ailleurs, un tiers de ce total est classé en hôtels de première catégorie, dont au moins la moitié est recensée en tant que « grand hôtel et palace ». On observe par conséquent une concentration des établissements de haut rang, dont le financement est au cœur des considérations stratégiques pour les mesures de soutien au secteur. Ceci explique partiellement la stratégie quasi-cartellaire de la SSH entre 1930 et 1934 visant à fixer des prix minima (Narindal, 2012, p. 28-38 et 79-84) dans le but de limiter les fluctuations liées à la baisse des fréquentations et qui de fait tend à maintenir des normes élevées sans risquer une concurrence conduisant à un nivellement vers le bas. On peut aussi mentionner le bras de fer entre l’homme d’affaire zurichois Gottlieb Duttweiler, à la tête de Hotelplan, et la SSH au sujet de « l’Hotelbauverbot » (Narindal, 2012, p. 146-151), soit l’interdiction de construire de nouveaux établissements. Ce conflit traduit, d’une part, la volonté de nouveaux acteurs de se développer en arguant que le secteur est dépassé par la modernité de la concurrence, tandis que, d’autre part, la SSH tient à préserver son modèle en s’appuyant sur l’image de marque des palaces qui ont fait l’âge d’or de l’hôtellerie suisse. L’étude approfondie des demandes de crédit issues de l’enquête révèle toutefois un secteur dont les préoccupations sont assez éloignées du faste d’antan. Les besoins sont très majoritairement tirés par l’urgence de remettre en service des éléments de première nécessité, comme l’eau courante, le chauffage, l’électricité ou les installations sanitaires et la plomberie17. Il existe ainsi un réel décalage entre l’image d’excellence que le secteur produit et dont il continue de faire la promotion, et la réalité matérielle d’établissements pour la plupart tombés en décrépitude.
13C’est à se demander si, en s’arque-boutant sur la sauvegarde de l’image de ses fleurons, la stratégie de la SSH ne manque pas sa cible. C’est bien là tout le paradoxe de cette situation. On assiste en quelque sorte à une querelle des anciens contre les modernes. La qualité de la grande hôtellerie suisse nécessite bien évidemment les efforts de son association faîtière pour la soutenir et limiter la concurrence. Mais elle ne saurait à elle seule justifier la politique des prix menée. Le contenu des demandes de crédits à la SSCH est en cela presque un aveu de faiblesse : la grande hôtellerie semble dépassée par le vieillissement de son bâti et serait donc bien à la merci d’une concurrence moderne. En même temps, le coût du renouvellement de ces établissements pèsera de tout son poids dans le volume de subsides attribués pour soutenir l’hôtellerie. Le secteur connaît un changement de paradigme, auquel il faudra se confronter pour se renouveler alors que le parc hôtelier s’est construit à ses débuts sur la base d’établissements dont les frais de fonctionnement et d’entretien sont élevés.
14Après la Première Guerre mondiale, on assiste à un changement radical des modes de consommation (Humair, 2011, p. 17-54). Le modèle issu de la Belle Époque est en passe de disparaître au profit d’un tourisme qui se démocratise et se diversifie dans ses pratiques, notamment au regard des nouveaux acquis sociaux, comme les congés payés (Gilomen et al., 2005). La tendance est à la découverte et à la multiplication des voyages et des destinations plutôt qu’à la fidélité à un lieu et à un établissement régulier (Gilomen et al., 2005). On assiste à un croisement entre l’évolution de deux phénomènes : l’un économique, lié aux bouleversements qu’engendrent la Première Guerre mondiale et la crise de 1929, qui touche la base traditionnelle de la clientèle internationale ; l’autre social, avec l’émergence d’une nouvelle classe bourgeoise et la diversification populaire des pratiques touristiques. Ce double phénomène met le secteur hôtelier sous la pression à la fois de la massification et de la diversification de sa clientèle. Aussi, dans notre travail, sommes-nous confrontés à un réseau de processus économiques et sociaux aussi vaste que complexe (Busset et al., 2004, p. 8). Les anciennes structures doivent s’adapter à des attentes nouvelles (camping, auberges de jeunesse, tourisme social) (Lefevre, 2011, p. 263 sqq.).
- 18 Source : Schweizerische Hotel-Treuhand-Gesellschaft (2011), BAR ZAC3 V2.3, Schweizerisches Bundesar (...)
15Ainsi, dans une perspective chronologique, les grands hôtels et palaces destinés à quelques privilégiés précèdent la massification. Pendant longtemps, le luxe s’est démarqué par ses innovations architecturales et techniques. Cette évolution ne semble pas s’être limitée au seul territoire helvétique, en tant que spécificité nationale, mais sa diffusion apparaît comme le fruit de la mondialisation. Le secteur du luxe également devra se réinventer afin de maintenir son attrait de distinction dans un secteur qui doit suivre les tendances de son époque. Pour beaucoup d’établissements, il est encore difficile de se moderniser pour répondre à la demande. Car si l’offre est indubitablement amenée à changer, face à la concurrence, on observe au cours de l’entre-deux-guerres que le changement fondamental s’opère au niveau de la demande (Heiss, 2004, p. 52). On a pu mettre en évidence que le volume de voyageurs n’augmente pas de manière significative – pas encore. En revanche, Hans Heiss avance que l’origine sociale des clients s’élargit alors considérablement (ibid., p. 45-59). Et si les grands changements que connaît le tourisme du point de vue de son organisation sont visibles, ils induisent dans la durée une modification du regard du touriste et de ses attentes. Les hôtels doivent s’adapter à une clientèle qui n’est plus essentiellement composée de riches familles aristocratiques venues de toute l’Europe, mais aussi d’une classe moyenne qui s’approprie de nouveaux temps et de nouveaux espaces de loisirs. La présence des femmes en tant que voyageuses est un exemple probant des répercussions de ces changements sociaux. Une analyse des qualités des propriétaires des établissements constituant notre corpus laisse entrevoir une présence assez marquée de femmes parmi les propriétaires d’établissements18.
- 19 Hotel Revue, 26 juillet 1951, p. 2.
16Ces quelques éléments nous amènent à penser les questions de rénovation, dont notre corpus fait état, sous l’angle d’une évolution des pratiques. L’hôtellerie suisse devait à la fois continuer d’innover pour maintenir un standing reconnu et adapter son offre à une clientèle plus hétérogène, dont les goûts et les pratiques ont aussi changé. Désormais, les séjours sont plus courts. Le roulement de la clientèle est donc plus intense, engendrant davantage de frais liés à l’entretien et aux nettoyages quotidiens que nécessite un hôtel19. L’organisation de l’espace se trouve aussi profondément modifiée. Les lieux de vie offerts par l’établissement ainsi que les repas ne sont plus nécessairement au centre des intérêts. La diversité de l’offre altère aussi considérablement la fidélité de la clientèle, puisque cette dernière aspire à découvrir de nouveaux horizons plutôt qu’à revenir là où auparavant elle prenait traditionnellement ses quartiers pour de longues périodes.
17Le développement d’un tourisme domestique, sous l’impulsion de l’action de l’ONST notamment, contribue également à modifier la clientèle. Si, dans la première moitié du xxe siècle, les touristes étrangers constituaient près de 85 % du volume total de touristes, cette part se réduit à 35 % en 1951, alors que la pratique du tourisme domestique explose. Le séquençage des vacances d’été revêt dès lors la plus grande importance, afin d’éviter que les autochtones ne se condensent sur une trop courte période, de manière à prolonger la haute saison. En outre, de nombreux pays voisins possédant un taux de change plus faible deviennent très attractifs pour le voyageur étranger, et par conséquent pour le touriste suisse également. Ces évolutions des pratiques de consommation touristique pèsent sur la réflexion qui guide le processus d’inventaire de l’hôtellerie dès 1943. Les constats précédemment faits laissent entrevoir une intensification de la concurrence, quand bien même le tourisme domestique a connu un essor susceptible de compenser en partie la traditionnelle clientèle étrangère. On assiste alors à une véritable émulation autour des nouveaux contours à donner à l’hôtellerie nationale, dont notre étude entend rendre compte.
- 20 Propos tenus par Jürg Schmid, directeur de Suisse Tourisme, héritière de l’ONST, à l’occasion du ce (...)
- 21 Revue suisse des hôtels, 9 octobre 1930.
18L’enquête sur laquelle nous nous penchons actuellement dans notre travail de recherche nous donne ainsi une double entrée dans cette problématique. D’une part, le processus de réorganisation du secteur est induit par le constat indéniable que bon nombre d’infrastructures sont devenues vétustes, non seulement au point de ne plus pouvoir répondre à une concurrence internationale mais aussi dans des proportions menaçant directement la réputation d’excellence que l’hôtellerie suisse a acquise au cours des dernières décennies. D’autre part, le secteur hôtelier n’est plus à la hauteur de l’image qu’il renvoie. Les palaces grandioses établis jusqu’alors comme les fleurons de l’industrie hôtelière ne répondent plus aux exigences de la modernité et de l’innovation sur lesquelles ils s’étaient pourtant construits. Et ce, d’autant plus que l’hôtellerie traditionnelle, en tant que service, ne semble plus correspondre aux nouvelles demandes issues du développement d’une société des loisirs plus large. Pour autant, le « tourisme de masse » ne signifie pas nécessairement une augmentation de la consommation de services hôteliers. En effet, pour ces touristes devenus plus nombreux, l’offre s’est diversifiée et propose désormais une gamme d’hébergements souvent moins coûteux pour la classe populaire. La véritable explosion de croissance est probablement davantage à chercher du côté du camping (Lefevre, 2011, p. 263 sqq. ; Boyer, 2007) dans la seconde moitié du xxe siècle. Cette perspective échappe entièrement à notre analyse. La construction de notre corpus sur la base de l’enquête de la SSCH ne nous donne un aperçu que d’une partie du tissu hôtelier helvétique. Et, selon ces considérations, celui-ci est majoritairement constitué d’établissements membres de la SSH, soucieux de maintenir leur standing. Cela ne rend pas compte des nouvelles tendances, mais permet de s’interroger sur le maintien d’une hôtellerie haut de gamme qui serait en contradiction avec les débuts du tourisme de masse et ne servirait qu’une sorte d’idéal suranné d’un secteur hôtelier suisse s’accrochant à l’image de grandeur des années passées. D’ailleurs, au milieu du xxe siècle, celui-ci ne cherche visiblement pas à se différencier en cassant les prix20. Les baisses de tarifs orchestrées ou les interventions de l’État ne sont pas jugées durables ni satisfaisantes21. Ainsi, M. Silberroth, avocat davosien, ne manquait pas de relever dans la Roten Revue en 1948 que :
[...] la clientèle riche est en train de disparaître. Le prolétariat des caisses de voyages et la classe moyenne prolétarisée feront peut-être, en tant que clients, froid dans le dos des hôteliers, mais ces derniers doivent bien tenir compte de la restructuration sociale dans un monde nouveau où l’on n’assiste pas nécessairement à une étatisation totale de cette branche industrielle, où les hôteliers endettés ne sont déjà plus maîtres chez eux. (Keller, 2017)
19La voie choisie par les acteurs a en effet été celle du maintien du parc hôtelier en vertu de la tradition.
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20Si tous ces éléments sont avancés ici, c’est qu’ils constituent un changement de paradigme dans la manière que nous avons de considérer le tourisme en économie. L’évolution des acteurs du tourisme de même que l’enquête de la SSCH rendent compte d’un dynamisme qui fait du tourisme un secteur clé de l’économie et nécessite des mesures de protection, ainsi que des évolutions qui représentent un tournant majeur dans la manière d’appréhender son rôle. L’analyse en cours sur le fonds d’archives de la SSCH permet ainsi une entrée via deux axes : d’abord, par le biais des réflexions quant aux stratégies de renouvellement de l’hôtellerie souhaitées par les acteurs organisés et les associations faîtières du secteur, en interaction avec l’État ; ensuite via un état des lieux et des conditions matérielles décrites par les hôteliers eux-mêmes. Ces deux axes ne semblent pas pouvoir se rejoindre dans la totalité de leur développement. Les choix de rénovation – ou non – et les besoins particuliers décrits dans l’inventaire des établissements ne sont ainsi pas toujours concordant et ne donnent de facto pas une vision complète du secteur. Ceci nous invite toutefois à prendre la mesure d’un véritable tournant dans le renouvellement de l’hôtellerie suisse dans son ensemble. Ces axes révèlent ainsi comment la SSCH a pris la succession de la SFSH moins dans un esprit de rénovation du secteur comme ce fut le cas jusqu’à la dissolution de cette dernière, mais dans un processus de relance d’un marché de crédit dynamique privé, l’État se portant garant auprès des banques.