1Cette thèse de doctorat en géographie a été réalisée en cotutelle avec l’Université d’Angers et l’Université des Baléares en Espagne. Son objet d’étude est la santé et le bien-être des travailleurs de la restauration en contexte touristique sur l’île de Majorque, au sein de l’archipel des Baléares, en Espagne. La recherche se situe au croisement des courants de la géographie sociale, de la géographie de la santé et des études touristiques.
2L’objectif initial de ce travail de recherche résidait dans le souhait de contribuer à l’avancement des recherches en sciences sociales, encore peu nombreuses, sur la relation qu’entretiennent tourisme et santé (Fleuret et Jouault, 2019). Les travaux existants se concentrent majoritairement sur la santé des touristes et sur la dimension hédoniste ou thérapeutique de certains lieux de villégiature (Proulx, 2005 ; Boyer, 1996 ; Perreault, 2005). D’autres travaux couvrent un spectre plus large de la relation entre tourisme et santé en s’intéressant à la pratique mal nommée du « tourisme médical » (Chasles, 2011 ; Bochaton et Lefebvre, 2009). Il s’agissait ici de lier tourisme et santé dans une perspective nouvelle de géographie sociale et, qui plus est, en tentant de comprendre si la santé pouvait représenter un indicateur objectif de l’influence du tourisme sur un territoire et sur ses populations. Notre postulat de départ était que l’espace touristique, et dans ce cas précis l’espace touristique insulaire, représente un espace-type avec des particularités socio-spatiales pouvant être appréhendées à travers l’indicateur de la santé. Le choix a été fait d’entrer dans le sujet par la question du travail, en focalisant cette recherche sur l’échantillon de population des travailleurs du tourisme. L’idée d’utiliser les travailleurs du tourisme comme prisme d’analyse des populations résidentes en espace touristique est apparue comme pertinente. D’une part, car cet objet d’étude est peu traité dans la recherche en sciences sociales (Delaplace et Simon, 2017). D’autres part, parce que les travailleurs du tourisme présentent dans leur majorité des indices de vulnérabilité et de précarité, étant en grande partie mal rémunérés, peu qualifiés, soumis à des contrats de travail temporaires et à un rythme de vie atypique (Guibert et Réau, 2021). Les problématiques sociales que rencontrent ces travailleurs peuvent être invisibilisées par l’imaginaire socialement construit de « paradis sur terre » que renvoient les espaces touristiques insulaires. En effet, « les imaginaires touristiques peuvent parfois devenir des “pièges” dans lesquels se trouvent enfermés les lieux » (Gravari-Barbas et Graburn, 2012), ce qui m’a amené à m’interroger sur le possible décalage entre l’espace vécu et l’imaginaire construit autour de la destination.
3Les travailleurs du tourisme représentaient un échantillon de population trop large et trop diversifié pour cette recherche doctorale. J’ai donc fait le choix d’utiliser la population des travailleurs de la restauration en contexte touristique comme prisme d’observation des travailleurs du tourisme.
4Ce travail de recherche doctoral cherchait ainsi à répondre aux interrogations suivantes : qu’est-ce que travailler au « pays des vacances » ? Quelles sont les caractéristiques socio-spatiales de l’espace touristique capables d’influencer la santé et le bien-être des travailleurs de la restauration en contexte touristique ? L’expression « pays des vacances » utilisée désigne ici l’espace dont l’imaginaire commun renvoie essentiellement au tourisme et au sein duquel les problématiques sociales sont invisibilisées par un imaginaire touristique de paradis idéel. Elle renvoie également à un territoire dont l’hyperspécialisation dans l’activité touristique aboutit à une certaine forme de dépendance envers ce secteur d’activité économique.
5L’étude de terrain a été réalisée sur l’île de Majorque, véritable « laboratoire du tourisme de la Méditerranée » (Seguí Llinás et Pujol Alemany, 2020) pour les sciences sociales. Cet espace insulaire représente l’île principale de l’archipel méditerranéen des Baléares en Espagne. Une focale a été placée sur la municipalité de Calviá, au sud-ouest de l’île. Cette municipalité est entièrement tournée vers une activité touristique internationale et spatialement organisée en différentes stations touristiques, chacune tournée vers un type de tourisme spécifique. Ceci a permis de mettre en place une analyse multiscalaire du phénomène touristique à Majorque, d’abord à l’échelle insulaire avec l’île de Majorque, puis à l’échelle intermunicipale sur l’île et enfin à l’échelle inframunicipale avec les différentes stations touristiques de Calviá.
6L’originalité de cette recherche réside avant tout dans le fait d’avoir utilisé les déterminants de la santé comme grille de lecture socio-spatiale de la santé et du bien-être des travailleurs en contexte touristique. Un cadre analytique construit à partir de la liste des déterminants de la santé (cf. figure 1) a permis une analyse multidimensionnelle de la santé de la population des travailleurs de la restauration en contexte touristique à Majorque et plus particulièrement au sein de la municipalité de Calviá. En suivant ce cadre analytique pour élaborer l’appareillage méthodologique, une étude qualitative a été réalisée à travers un travail de terrain de sept mois, en résidant à Calviá, entre février et août 2022. Une soixantaine d’entretiens semi-directif ont été menés avec des travailleurs de la restauration, des acteurs politiques et syndicaux, ainsi que des professionnels de santé. Les travailleurs interrogés étaient aussi bien employés à l’année, saisonniers ou employeurs. Une phase d’observation directe (Arborio et Fournier, 2021) a également été mise en place durant ces sept mois d’étude de terrain, ainsi qu’une revue de presse du journal local Diario de Mallorca. Ce travail de terrain a été mené dans un contexte de réactivation de l’activité touristique suite au confinement lié à la pandémie de Covid-19 et d’exacerbation du manque de main d’œuvre dans le secteur du tourisme.
Figure 1. Cadre analytique construit à partir des déterminants de la santé
Thibaud Szpyrka, 2024.
7Une partie des résultats de cette thèse a permis de dégager certains points de vigilance en matière de santé pour les travailleurs de la restauration en contexte touristique. En voici un quelques-uns.
8Les températures enregistrées dans les cuisines des restaurants sont de plus en plus élevées en haute saison, étant donné la hausse des chaleurs estivales ces dernières années. Cette réalité augmente de manière significative les risques de chocs et de stress thermiques pour les travailleurs. Le dérèglement climatique est amené à représenter un déterminant majeur de la santé au travail dans ce secteur.
9En contexte d’arrêt des déplacements touristiques liée au Covid-19, un grand nombre des travailleurs interrogés ont été contraints de contracter des prêts financiers. Parallèlement, le secteur fait face, encore aujourd’hui, à une pénurie de main d’œuvre. Les employeurs sont ainsi particulièrement enclins à sursolliciter l’effectif en place, qui est particulièrement enclin à accepter cette surcharge de travail du fait des prêts à rembourser. Le risque en matière de santé d’une surcharge de travail pour des travailleurs en sous-effectif et en situation de détresse financière représente un point de vigilance à prendre en compte pour les saisons touristiques à venir.
10Les résultats ont également mis en avant le manque de reconnaissance du travail accompli comme déterminant de la santé mentale, notamment dans les métiers de la salle en restauration. Cette réalité s’exprime aussi bien chez les travailleurs occupant des postes subalternes que chez certains propriétaires de restaurants. Les travailleurs employés du secteur ont également tendance à privilégier les restaurants des grandes chaînes d’hôtels au détriment des petits restaurants indépendants pour s’assurer du respect de la convention collective locale des Baléares – ce qui exacerbe le manque de main d’œuvre au sein des petites structures.
11La thèse montre également la complexité à analyser les processus de ségrégation spatiale sur une île touristique comme Majorque entièrement affectée par les dynamiques de pression foncière. Une analyse multiscalaire de ces processus a donc été menée.
12Les résultats de cette thèse, associés au contexte sociétal dans lequel elle s’est inscrite, ouvrent de nombreuses pistes pour s’emparer de l’objet d’étude de la santé et du bien-être des travailleurs du tourisme dans une perspective géographique.
13Penser l’espace touristique comme un type de territoire aux caractéristiques socio-spatiales spécifiques semble être une démarche nécessaire pour agir sur les déterminants de la santé et de la qualité de vie des travailleurs, et plus généralement des populations résidentes de ces espaces. Il s’agit de penser les spécificités de l’espace touristique aussi bien dans les politiques de mise en tourisme que dans les politiques de planification sanitaire et sociale et dans les choix liés à l’urbanisme.
14Le cadre analytique (figure 1) a permis d’appréhender et d’analyser la santé d’un groupe de population tout en tenant compte de l’influence des dynamiques socio-spatiales du territoire. Ce cadre analytique a ainsi démontré son efficacité pour l’élaboration de cette thèse de géographie sociale de la santé. Il s’agit maintenant de savoir si cet outil peut être transposable à d’autres contextes spatiaux ou à d’autres populations de travailleurs du tourisme. Il pourrait alors devenir un véritable outil de diagnostic socio-territorial en santé en contexte touristique.
15Enfin, dans le contexte actuel, il semble désormais nécessaire d’être capable de dissocier les déterminants de la santé qui dépendent de contextes ponctuels singuliers (respect du droit du travail, politiques territoriales en faveur des travailleurs) d’autres déterminants plus globaux, plus difficiles à maîtriser pour les acteurs privés et les pouvoirs publics (ségrégation, système de santé à plusieurs vitesses, pression foncière, hyperspécialisation économique, etc.). Dans ce contexte, la question du travail s’invite au cœur des enjeux socio-spatiaux de la santé dans la recherche scientifique en géographie.