• 1 Dans cette contribution, nous reprenons la version en moyen-français du Manuscrit de Mesme, dont n (...)
• 2 Wagner, 1996.

1Dans le contexte contemporain qui invite à la démobilisation, à la résignation, au repli sur soi et in fine au cynisme, relire le Discours de la servitude volontaire d’Étienne de la Boétie1 n’a rien d’anodin. Tel un lointain écho persistant d’une sagesse transmise au fil des siècles, le Discours du jeune périgourdin entre aujourd’hui en forte résonance avec une certaine crise morale et politique perceptible dans nos sociétés modernes2.

• 3 Chaignot, 2010.
• 4 Boltanski, Chiapello, 1999.
• 5 Lefort, 1986.

2Comme il a pu être montré dans nos travaux précédents3, la problématique de la servitude volontaire interroge le sens même de l’idée de modernité. Dans les sociétés qui aspirent à la réalisation de l’autonomie tant individuelle que collective de ses membres, l’oxymoron de La Boétie suggère la possibilité historique d’une auto-extinction volontaire de ce projet moderne à l’époque contemporaine. Considérant la configuration actuelle d’une certaine hégémonie du capitalisme et de son idéologie4 à la fois dans «la sphère du pouvoir [politique et économique], la sphère de la loi et la sphère de la connaissance»5, une telle hypothèse peut s’avérer malheureusement vraisemblable.

• 6 Voir les art. 16 et suivants du Code civil français.
• 7 «Ainsi, pour en dire la vérité, je vois bien qu’il y a entre eux quelque différence; mais de choix (...)
• 8 Chaignot, 2012.

3Nous trouvons-nous aujourd’hui dans cette situation si particulière que La Boétie décrivait à la fin de son Discours: «qu’il se trouve en fin quasi autant de gens auxquels la tyrannie semble être profitable, comme de ceux à qui la liberté serait agréable»? Certes, en Occident nous ne vivons pas, loin de là, dans un régime politique tyrannique, dans la mesure où nous avons toujours pour fondement la primauté juridique de la personne humaine et du respect de sa dignité6. Mais La Boétie ne nous avait-il pas prudemment averti que la tyrannie peut naître depuis tous les régimes politiques7? Un tel lien tyrannique social et politique pourrait, semble-t-il, se développer de manière invraisemblable dans les sociétés modernes européennes. Paradoxalement en effet, car ces dernières sont historiquement devenues des antinomies anthropologiques des esclavages (gréco-romain et transatlantique) et de leurs avatars contemporains du travail forcé8.

• 9 Article 1er de la Déclaration universelle des droits humains, 1948, qui peut être considéré comme (...)

4Les sociétés modernes ont certes pour institution imaginaire l’idée selon laquelle «tous les êtres humains sont reconnus libres et égaux en droit et dignité»9. Mais, il n’est pas historiquement impossible que la servitude volontaire telle que décrite par La Boétie puisse devenir une réalité, à l’image des phénomènes totalitaires apparus au XXe siècle:

• 11 Dejours, Gernet, 2016.
• 12 En France, emblématique est ici le procès France Télécom et la notion jurisprudentielle de harcèle (...)
• 13 Supiot, 2010.
• 14 Belorgey, 2010.
• 15 Supiot, 2015. On ne peut ici s’empêcher de souligner une actualité très récente avec la publicatio (...)

5Cette acerbe description, loin d’être irréelle, dystopique ou encore fantasmatique, a des accents très concrets aujourd’hui. Comme le montre la psychopathologie du travail11, soumis à de nouvelles formes d’organisation pathogènes, le travail vivant se trouve être l’objet d’une profonde déshumanisation12. Sur le plan politique, la servitude volontaire se traduit par le minutieux dépeçage de l’État social en France et en Europe13, en particulier à l’hôpital public14, gangrénant peu à peu l’ensemble des services publics, sous l’empire de la déraison d’une «gouvernance par les nombres», pour reprendre l’expression-phare d’Alain Supiot15.

• 16 A l’image des fragments libellistes de Monarchomaques, tel que le célèbre pamphlet Vindiciae contr (...)
• 17 Villemain, 1823: 199.

9Opuscule philosophique de facture classique, le Discours de la servitude volontaire a tous les traits du pamphlet humaniste typique de la période de la Renaissance16. De nombreuses références gréco-latines le ponctuent et servent une rhétorique politique habile. La Boétie, poète et philologue antique, traduisait déjà à l’âge de seize ans Plutarque et Xénophon et avait une connaissance érudite du latin. Certains commentateurs tel Abel-François Villemain, tout en louant l’irrésistible éloquence du traité de La Boétie («une étincelle de pensées fortes, d’images hardies»), reléguait néanmoins le Discours au statut de «manuscrit antique trouvé sur les ruines de Rome, sous la statue brisée du plus jeune des Gracques» 17.

• 18 Pour une biographie détaillée de la vie de l’auteur se référer aux travaux de Cocula, 1995.
• 19 De Thou, 1734: 345.

10Pour autant, le Discours exprime une vive conscience historique où la tradition intellectuelle antique et chrétienne est le creuset d’un souffle émancipateur d’une société nouvelle sortant des structures sociales de la féodalité. Selon les interprétations historiques, l’écriture de son œuvre coïnciderait avec son apprentissage du droit à l’Université des Lois d’Orléans. Ce haut lieu de la science juridique de l’époque avait eu notamment pour recteur, le magistrat protestant Anne du Bourg. Un autre rapprochement historique peut être fait avec un événement dont le jeune périgourdin natif de Sarlat en 153018 était le contemporain, voire un témoin très proche. Du fait de ses origines sociales, La Boétie ne pouvait ignorer l’existence de la révolte de la gabelle en Guyenne de 1548, une sédition des paysans du Périgord écrasée par une féroce répression du pouvoir royal. Cet événement, dont le Parlement de Bordeaux avait nécessairement une connaissance aigüe, a pu constituer un point de départ réel de l’écriture du Discours. Jacques Auguste de Thou, historien et ami de Montaigne émet cette hypothèse dans Histoire Universelle19.

• 20 La Boétie, 1995: 60.

11Enfin, des indices textuels indiquent qu’une partie du Discours pourrait avoir été amendé entre 1553 et 1554, soit au moment où il fit son entrée en tant que conseiller au Parlement de Bordeaux à 23 ans avec dispense d’âge. En effet comme le note Louis Desgraves, La Boétie «le dédit à Guillaume de Lur-Longa qu’il remplaça [...] au Parlement de Bordeaux, il le lui offrit après le 20 janvier 1553, date où Longa résigna son office à Bordeaux, et avant le 4 juin 1554, date de la prise de fonction de Longa à Paris». Michel de Montaigne laissait entendre dans ses Essais au chapitre de l’amitié (XXIII) que La Boétie avait composé un essai de «première jeunesse». Mais il s’agit là d’un subtil subterfuge, car c’est bien par le Discours que les deux auteurs et hommes de loi se sont rencontrés20.

• 21 Aristote, Ethique à Nicomaque, VIII, 4, 1156b: «la parfaite amitié est celle des hommes vertueux e (...)
• 22 La Boétie, 2002: 180.

13Si les références gréco-romaines du Discours permettent de fonder une réflexion critique sur le présent du politique, sa philosophie attaque dans son principe même la légitimation de l’institution servile qui prévalait dans les temps anciens. Tout en tendant à reprendre à son compte la critique classique de la tyrannie comme dégénérescence de la Cité, La Boétie rejette frontalement la doctrine de l’inégalité naturelle d’Aristote. Pour l’auteur de Politique, le tyran détruit la vertu et la philia, ciments de la polis. Pour La Boétie, la tyrannie est également un accident (un «mal-encontre») qui a fait perdre aux Hommes leur nature d’être libre et a instauré la servitude volontaire. Comme pour Aristote, la tyrannie est l’exacte contraire de l’amitié selon la vertu21: «il ne peut avoir d’amitié là où est la cruauté, là où est la déloyauté, là où est l’injustice»22. Cependant, le point névralgique de l’esclavage par nature oppose les deux auteurs et c’est ce qui fonde selon nous, la modernité du Discours.

• 25 On rapprochera l’idée de nature décrite par La Boétie de celle des stoïciens et particulièrement d (...)
• 26 La Boétie, 2002: 141
• 27 Ibidem: 142.

17Stoïcien25 chrétien, Étienne de La Boétie, formé à la scolastique et au thomisme, revendique une liberté et une égalité pour tous au nom de la fraternité humaine. Les hommes sont tous semblables, libres et égaux par nature en tant qu’êtres humains et non plus en tant que citoyens comme dans la pensée stoïcienne. La Boétie relie cette idée d’humanité à celle de la fraternité chrétienne: «la nature, […] nous a tous faits de même forme, et comme il semble, a même moule, afin de nous entre-connaître tous pour compagnons ou plutôt pour frères»26. Cependant, cette égalité en dignité n’est pas une stricte égalité de capacités, certains pouvant être plus doués ou avantagés. La nature de l’homme n’est pas pour La Boétie d’être un loup pour lui-même et ses semblables. Les «plus forts» n’ont aucun droit moral «de gourmander les plus faibles» mais un devoir de «fraternelle affection» envers eux «ayant les uns puissance de donner aide, les autres besoins d’en recevoir»27.

• 28 Ibidem: 142.
• 29 Gontarbert, 1993: 230.
• 30 Merleau-Ponty, 1960: 282-283.

21Pour La Boétie en effet, la liberté se définit en revanche contre le pouvoir, par nature oppressif et potentiellement tyrannique. Un tel constat peut conduire à l’impuissance et à l’inaction. La domination est toujours condamnable selon lui: «on ne peut tenir aucun en servitude sans lui faire tort, et il n’y a rien si contraire au monde à la nature étant tout raisonnable, que l’injustice»28. Dans le Discours, on ne sait pas où se trouve le pouvoir: «entre les mains de celui qui l’exerce sans le posséder? Dans la bouche de ceux qui le possèdent sans l’exercer? Dans la force de ceux qui le détiennent sans le savoir?»29, s’interroge également Nadia Gontarbert. Apparemment, aucune conséquence pratique ne pourrait être tirée du moralisme Laboétien, aucune science politique utile pour un Prince pragmatique soucieux de maintenir son Etat. Mais, là n’est sans doute pas le sens profond du Discours. Par son interrogation fondamentale sur les fondements de ce «monstre de vice» qu’est la servitude volontaire, la Boétie questionne l’ambiguïté même du décisionnisme machiavélien et surtout l’absence d’un «fil conducteur» capable «d’élever décidemment la vertu au-dessus de l’opportunisme», pour reprendre la critique de Maurice Merleau-Ponty30. La pensée philosophique de La Boétie touche à l’essence même des fondements du pouvoir politique, à savoir les questions de la légitimité et de la souveraineté, qui sont au cœur de l’idée de la démocratie moderne.

• 31 Ibidem.

22Le Discours de la servitude volontaire n’est pas seulement une critique morale qui interroge les ressorts sombres du Léviathan étatique. Mais, à l’instar de la pensée de Machiavel, il exprime une philosophie humaniste moderne qui «affronte comme un problème le rapport de l’homme à l’homme et la constitution entre eux d’une situation et d’une histoire qui leur soient commune»31.

• 32 La Boétie, 2002: 140.
• 33 Ibidem: 140.
• 34 Ibidem: 155.

25Quelles que ce soient les circonstances, la tyrannie est injustifiable pour La Boétie. Si la condamnation de l’auteur est sans appel, il considère qu’il ne fait «pas sagement de vouloir prêcher en ceci le peuple, qui a perdu longtemps toute connaissance»32. La servitude volontaire est en effet une «maladie mortelle» et une «plaie incurable»33. Il ne resterait alors qu’à rechercher les fondements qui pourraient expliquer qu’elle fasse partie intégrante de notre condition humaine. Le savoir serait ainsi le seul antidote contre «le venin de la servitude». Il faut en effet reconnaître que la liberté naturelle est fragile et peut être oubliée: l’habitude d’être asservi engendre le plus souvent un sentiment de normalité, voire de naturalité de la servitude qui deviendrait ainsi une condition socio-politique acceptable. Les tyrans se plaisent ainsi à rendre la servitude désirable en abêtissant leurs sujets: «les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux». Malheureusement, comme le rappelle l’auteur, «on ne se plaint jamais de ce que l’on n’a jamais eu, et le regret ne vient point sinon qu’après le plaisir»34.

• 35 Ibidem: 171.

26Cet oubli fondamental de notre nature d’être «franc» et «serf de personne» se conjugue avec notre commune faiblesse quant au désir de dominer autrui. Cette volonté de tyranniser est entretenue par la corruption, qui est «le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de la tyrannie»35. Le tyran s’assure par l’avarice une domination des uns par les moyens des autres. La société devient ainsi une longue chaîne pyramidale de servitude où la perpétuation du système tyrannique est assurée.

• 36 Ibidem: 176.

27Le prix à payer du pacte avec la tyrannie est en revanche très sévère, sinon mortel pour La Boétie. Être «tyranneau», c’est embrasser la servitude à brûle-pourpoint; c’est comme venir se présenter «devant le boucher, pour s’y offrir ainsi plein et refait, et lui en faire envie»36. Il faut se tuer au travail dans les affaires du tyran, il faut se plaire à son plaisir, penser comme il pense, avoir sa liberté, son âme, son corps, sa vie complètement dépendante d’un individu qui est au fond esclave de sa tyrannie interne. L’alliance à la tyrannie engendre ainsi le pire pour le sujet: la désubjectivation, l’identification à la figure du tyran et l’auto-destructivité de la personne humaine.

• 37 Lillo, 2002: 175.
• 38 Vernant, Vidal-Naquet, 1996: 85.

28Certains commentateurs ont pu interpréter le Discours, comme un «classique de la négativité», «de tous les temps sans être d’aucuns», et qui «invite chaque fois au malentendu»37. A la manière d’un poète et d’un philosophe antique, La Boétie dépeint le destin tragique de la servitude volontaire à la tyrannie. Le Discours prend la forme d’une tragédie de la Grèce ancienne: «où l’homme et l’action humaine se profilent, non comme des réalités qu’on pourrait cerner et définir, [...] mais comme des problèmes qui ne comportent pas de réponse, des énigmes dont les doubles sens restent sans cesse à déchiffrer»38.

• 39 Spinoza, 2007.

30L’auteur renouvelle magistralement un thème classique de la philosophie antique où le vice est conçu comme un esclavage de la raison. La servitude n’est pas seulement un asservissement involontaire du fait de la guerre mais peut être aussi le résultat de la turpitude humaine face à ses passions, comme le dira un siècle plus tard Baruch de Spinoza39.

• 40 «Là où il est en notre pouvoir d’agir, il est aussi dans notre pouvoir de ne pas agir, et là où il (...)
• 41 «Le laboureur et l’artisan, pour tant asservis qu’ils soient, en sont quittes en faisant ce qu’on (...)
• 42 Comme le suggère Dadoun, 2001.
• 43 S’il existe une servitude volontaire consentie alors il existe nécessairement une servitude involo (...)
• 44 Dans cette catégorie de servitude, peut être ici répertorié le concept psychanalytique «d’identifi (...)

31Que «l’homme soit au point de départ de ses actions», que «la vertu et le vice dépendent de nous» La Boétie le conçoit tout aussi bien qu’Aristote40. Il distinguait cependant sur le plan de la responsabilité morale personnelle, la condition de l’esclave et celle du serf41 d’avec celle de la figure inédite du tyranneau. Aussi, l’usage contemporain du concept de servitude volontaire requiert une particulière phronesis, une prudence. La servitude volontaire ne peut caractériser indistinctement tout type de situations relatives à un état de soumission. Tout assujettissement n’implique pas nécessairement la volonté ou le désir du sujet. Aussi, faut-il concevoir des degrés de volonté dans la servitude. Phénoménologiquement, il existe des différences importantes42 entre des servitudes involontaires43, celles «peu volontaires»44 et celles «très volontaires» où le sujet humain se rend esclave de sa tyrannie.

• 45 Nous empruntons les catégories d’analyse des «actes non consentis» d’Aristote, que sont «la violen (...)

32Pour déterminer le caractère volontaire ou non d’une action, il est nécessaire45 de prendre en compte le degré de violence physique, morale ou sociale pouvant entraver la capacité personnelle d’agir ainsi que le degré d’ignorance (ou de conscience) empêchant (ou permettant) la connaissance des tenants et des aboutissants d’une situation particulière. Ces critères permettraient d’opérer des distinctions importantes du point de vue heuristique.

• 46 Voir les croquis dessinés par Dadoun, 2001.

33L’usage de la servitude volontaire appelle ainsi à une prudente casuistique. Ce serait une illusion philosophique que de considérer la servitude volontaire comme une métaphysique politique qui aurait une valeur explicative inconditionnelle. Le Discours est fondamentalement une œuvre de rhétorique philosophique. En discourant (au sens du moyen-français) sur la servitude volontaire, La Boétie invite davantage à un questionnement hic et nunc sur les conditions de l’exercice de sa propre liberté. La servitude volontaire vient définir un état temporaire et situé dans l’espace et dans le temps, plutôt qu’une perspective générale indéterminée. Ni partout ni nulle part, ses formes peuvent être multiples à chaque fois que se joue notre «puissance d’agir» dans les rapports de pouvoir et de domination. Si elle se décline avant tout du point de vue de la réalité politique, elle peut tout aussi bien se retrouver dans la vie affective et familiale, dans une pratique religieuse ou spirituelle, dans les relations de travail, dans le rapport aux objets matériels et au plaisir, c’est à dire dans les différents aspects composant la vie humaine en société46. La servitude volontaire décrit une forme de piège du consentement qui guette fréquemment le sujet humain et dans laquelle il peut perdre sa capacité de penser, de ressentir, de percevoir et de juger.

• 47 Pascal, 2001.
• 48 Ibidem.

34Cette «volonté de s’asservir» semble alors être intimement liée à la «manière dont les hommes consentent à ce qu’on leur propose, et aux conditions des choses qu’on veut faire croire»47. Dans un essai intitulé L’art de persuader, Blaise Pascal s’interrogeait sur «les puissances qui nous portent à consentir». Elles sont, selon lui, de deux ordres: «l’entendement et la volonté. La plus naturelle est celle de l’entendement, car on ne devrait jamais consentir qu’aux vérités démontrées; mais la plus ordinaire, quoique contre nature, est celle de la volonté; car tout ce qu’il y a d’hommes sont presque toujours emportés à croire non pas par la preuve, mais par l’agrément»48. Consentir sous l’effet de la volonté peut induire de redoutables illusions: «certains désirs naturels et communs à tous les hommes [...] qui, ayant la force de nous plaire, sont aussi forts, quoique pernicieux en effet, pour faire agir la volonté, que s’ils faisaient son véritable bonheur».

• 49 Boudon, 1990.

35Comme Pascal mais un siècle auparavant, La Boétie avait aussi une vision critique de ces «caprices téméraires de la volonté». La servitude volontaire, «cette opiniâtre volonté de servir», procède de cette dupe de soi-même, de cet «art de se persuader», pour reprendre l’expression de Raymond Boudon49, où notamment les passions de l’avarice et de l’ambition se drapent de la raison et la réduisent à un paravent de justifications voilant une hypocrisie certaine. Mais, différemment de Pascal, l’auteur du Discours avait une perception ambivalente de la volonté. Cette dernière serait capable du meilleur, la vertu, comme du pire, ce «monstre de vice» qu’est la servitude volontaire.

• 50 Vernant, 2005.

37Pour nous, modernes contemporains, l’autonomie de la volonté, cet attribut de la personnalité semble aller de soi. «Je décide, «je détermine», «j’agis»...; ces expressions nous apparaissent de nos jours comme naturelles. Or, «point d’action sans un agent individualisé qui en soit le centre et la source; point d’agent sans un pouvoir rattachant l’acte au sujet qui l’a décidé et qui en assume du même coup la pleine responsabilité»50, soulignait Jean-Pierre Vernant. De cette conception prétendument universelle, il n’en est rien, comme le rappelait l’historien de la Grèce ancienne. Dans le langage de cette civilisation, il n’existe aucun mot correspondant à «notre volonté» qui pose l’individu-agent «en sujet responsable et autonome se manifestant dans et par des actes qui lui sont imputables».

• 51 Voir les analyses de Kershaw, 1997.
• 52 Weber, 1995: 320.
• 53 Reich, 1945: 431-458.
• 54 Reich, 1972.

39La servitude volontaire pourrait dès lors s’interpréter comme le versant négatif de la volonté moderne. La notion laboétienne permettrait de penser différemment certains aspects des grandes énigmes historiques de la modernité occidentale. Le nazisme, comme phénomène historique singulier51, reste encore, l’objet d’importantes interrogations. La soumission et la collaboration de millions d’hommes et de femmes d’Allemagne et d’Europe à la folie collective du délire meurtrier, reste encore aujourd’hui une question cruciale. Certaines analyses en sciences sociales constituent des références certaines sur la question, comme la notion «d’autorité charismatique» de Max Weber qui permet de comprendre les rouages sociaux de la fascination pour le leader52. L’idée de «peste émotionnelle»53 et les hypothèses développées dans la Psychologie de masse du fascisme54 de Wilheim Reich peuvent constituer un complément suggestif entrant également en résonance avec l’argument de La Boétie.

• 55 Arendt, 1966: 314.

40Le concept de «banalité du mal» construit par Hannah Arendt à l’issue du procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem (1961) apparait aussi comme un lointain écho de la servitude volontaire. Selon l’auteur, ce dernier n’avait été ni un monstre sadique, ni un thuriféraire du régime nazi, ni dépourvu de capacités intellectuelles. Ce qui le caractérisait davantage était son incapacité à penser: «notamment du point de vue d’autrui. Il était impossible de communiquer avec lui, non parce qu’il mentait, mais parce qu’il s’entourait de mécanismes de défense extrêmement efficaces contre les mots d’autrui, la présence d’autrui et partant, contre la réalité même»55. Cette paralysie de la pensée jusqu’à la perte de la subjectivité, renvoie à la question ultime de la servitude volontaire des tyranneaux. L’ampleur sans précédent des crimes nazis amène à considérer le Discours comme un écrit particulièrement réaliste.

• 56 Chauvenet, 1989.

41Avec l’esclavagisme colonial pour archéologie et le racisme pan-européen comme servitude intellectuelle très volontaire, le nazi-fascisme se révèle être une illustration moderne et froidement concrète de la servitude volontaire. Des rescapés des camps de concentration, tel André Chauvenet, chirurgien et résistant du Poitou, racontèrent l’horreur de «l’expérience de l’esclavage», une expression qui n’a rien d’une métaphore: «Pour eux [les nazis] nous étions une collection d’esclaves anonymes, mais que l’on abrutissait et faisait marcher par la terreur, dans laquelle on trouvait les éléments serviles de son organisation et les aide-bourreaux nécessaires à son fonctionnement»56.

• 58 Brecht, 1976: 237.
• 59 Weber, 1999.

43De nos jours, la résurgence d’un délire collectif du meurtre de masse est un risque possible à venir et à ne pas à sous-estimer. Comme l’écrivait le dramaturge Berthold Brecht, «Le ventre est encore fécond, d’où a surgi la bête immonde» 58. Notre contemporanéité est marquée par des enjeux qui précèdent cette tragédie. Ainsi, la position tyrannique d’un régime post-capitaliste qui impose son hégémonie dans toutes les sphères de la société, apparaît redoutable: déstabilisation de l’État de droit, corruption des élites, désastre écologique, exacerbation du triptyque de la domination «classe-race-genre», délitement des liens sociaux; autant de phénomènes qui peuvent être pensés comme des conséquences d’une servitude volontaire, expression contemporaine de «l’esprit du capitalisme»59.

• 60 Dejours, 2012.

44La crise de la modernité que nous traversons me semble intimement liée à la négation de la centralité anthropologique du «travail vivant»60 dans la société moderne. Essentiel au développement de la subjectivité et du lien social, le travail fait actuellement l’objet d’une domination particulièrement retorse et implacable. Les nouvelles formes d’organisation du travail tendent à exiger des salariés une servitude volontaire tant sur le plan idéologique que dans la pratique professionnelle. L’intensification et la flexibilisation du travail, la précarisation de l’emploi et la menace croissante au licenciement favorisent l’apparition d’un sentiment de peur qui se double d’une exigence managériale de se donner «corps et âme» dans son travail. Apparaît en retour un sentiment de servitude qui donne lieu à des conduites moralement ambivalentes entre résistance et consentement.

• 61 Dejours, Gernet, 2016.
• 62 Chaignot Delage, Dejours, 2017.

45La psychopathologie et la psychodynamique du travail61 montre un portrait dense et contrasté des dégâts humains de ces politiques du travail. La multiplication des pathologies de surcharge (dopage, troubles musculosquelettiques, épuisement professionnel, karôshi) et l’apparition des pathologies de la solitude (pathologies liées au harcèlement, suicides et tentatives de suicide sur le lieu de travail) sont le reflet d’histoires personnelles de résistances subjectives qui ont échoué face à la volonté d’emprise du management sur leur vie psychique. Dans ce contexte, la clinique du travail a mis en évidence une nouvelle forme de pâtir au travail qui renvoie directement au consentement à la servitude volontaire: la «souffrance éthique». Cette dernière, massive et diffuse dans tous les milieux de travail, exprime le fait de souffrir d’avoir accepté d’agir à l’encontre de notre propre morale. Elle traduit en premier lieu une «souffrance esthétique», soit une contrainte à mal travailler, une injonction à faire fi des règles du métier et de son ethos professionnel. Ces situations génèrent de la honte, de la culpabilité, déprécient l’image de soi et peuvent conduire à la haine de soi. La souffrance éthique pose en dernière instance la question de l’acceptation de l’injustice à l’égard d’autrui. Ces incidences des nouvelles formes de management sur la vie des personnes vont bien au-delà de la sphère du travail; elles atteignent durablement la citoyenneté. Elles constituent aujourd’hui une question politique à part entière dont le droit doit s’emparer pour en dresser des limites salutaires pour préserver la société de sa capacité d’auto-destruction62.

• 63 Montaigne, Essais, I, XX.

47Parmi les leçons qu’il nous semble les plus pertinentes de tirer de cette œuvre, retenons peut-être celle-ci. Refuser l’injustice comme statu quo et le fait de s’en rendre complice, démasquer les nombreux visages «humains» de la servitude volontaire, comme aussi vouloir authentiquement construire sa propre liberté et chercher par tout moyen à renforcer celle d’autrui. Tel me semble être le sens du profond message d’Étienne de La Boétie qui s’actualise dans une conscience historique. Sur ce point, relisons une nouvelle fois Montaigne: «la préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir-mourir nous affranchit de toute sujétion et de toute contrainte»63. Pour «l’intime frère et inviolable ami» de La Boétie, ce n’est pas tant l’idée d’une anticipation de la mort qui serait salutaire pour l’âme, que celle d’une conscience de notre finitude et de ne pas en avoir peur. L’acceptation de celle-ci peut avoir des effets libérateurs en nous invitant notamment à désapprendre la servitude volontaire qui nous a été inculquée dès le plus jeune âge.