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Matières vivantes

Living Matter
Amina Damerdji, Anthony Pecqueux et Matthieu Renault
p. 7-23

Texte intégral

1« Vivante, tu étais ce corps vêtu et non vêtu. » Dire-vivant : tel est le projet que le poète oulipien Jacques Roubaud formule à la fin de Quelque chose noir, poème consacré à sa femme morte, Alix-Cléo Roubaud. Réussir à faire d’un cadavre, ce corps réduit à son organicité biologique caduque, une matière littéraire vivante (et non la ressusciter par la poésie, comme le voudrait un lieu commun littéraire) : ce projet poétique résonne avec celui du présent numéro de Tracés, à savoir promouvoir des démarches scientifiques qui ont à cœur de rematérialiser leurs objets, de donner vie à une matière trop souvent considérée comme inerte et de réexaminer les rapports entre les mondes humains et non humains, au-delà des dichotomies sédimentées dans nos cultures scientifiques comme ailleurs : « […] les choses, les humains et le monde sont toujours plus matériels que ce que vous croyez. Plus matériels, cela veut dire ici plus reliés » (Neyrat, 2016, p. 122).

2Le souci qui a animé la conception de ce numéro n’est pas nouveau : il puise ses racines dans un ensemble de recherches désormais communément rassemblées sous le nom de « nouveaux matérialismes » (Coole et Frost, 2010). Cette expression désigne des travaux très divers qui ont en commun d’aller chercher la matière où on ne l’attend pas, de la considérer comme agissante, et de réagencer en conséquence nos manières de rendre compte du monde, en débusquant l’idéalisme dans des lieux inattendus et en défendant une perspective ontologique pluraliste (c’est-à-dire en multipliant tant les êtres pris en compte que leurs modes d’existence). Au-delà des implications en termes de philosophie des sciences et d’histoire des savoirs, quel profit les enquêtes en sciences humaines et sociales peuvent-elles tirer d’une telle position ? De quels enjeux éthiques et (cosmo)politiques cette dernière est-elle porteuse ? Quels décentrements et recompositions des objets, des concepts et problématiques peut-elle occasionner ? Voilà, sans exhaustivité, quelques-unes des questions que soulève ce numéro, largement exploratoire, de Tracés. Par « exploratoire », il faut entendre qu’il circonscrit moins un domaine d’objets ou d’enquêtes, ou encore un espace notionnel, que des manières de prendre en compte et au sérieux la matière, ou plutôt les matières en tant qu’elles participent du vivant : celles qui nous composent ou nous recomposent (comme après une greffe ou une prothèse) ; celles qui nous entourent, au sein desquelles nous vivons et qui nous font vivre (comme les bactéries) ; celles que nous croyons faire, mais qui ne cessent aussi de se faire elles-mêmes (à l’instar du compost : Granjou, Higgin et Mounet, 2020). Par exploratoire, il faut encore entendre que ce numéro pose des questions habituellement peu explorées par les sciences humaines et sociales, à l’interface avec les sciences dites exactes (voir par exemple l’article de Sonia Dheur et Sven J. Saupe ou la note de Julie Beauté).

3Les nouveaux matérialismes partagent une triple présupposition. La première est, selon la formule de Diana Coole et Samantha Frost (2010), le constat d’un « épuisement des théories marxistes traditionnelles », à leurs yeux insuffisantes, voire inaptes à penser nos rapports avec la matière physique qui nous environne, comme avec notre propre matière organique. Ainsi, dans le cas du changement climatique et des derniers avatars du capitalisme global, Jason Moore (2015) propose, comme clé de compréhension globale et transversale du monde que nous habitons, la reconfiguration d’une dialectique entre nature (êtres humains inclus) et culture qui, depuis des siècles, se serait exercée au détriment de la première, sans cesse exploitée et appauvrie. En quoi ce type d’approche permet-il de comprendre les nouveaux modes de mobilisation à l’œuvre dans les luttes pour l’environnement, comme celles, par exemple, qui défendent la création d’un statut juridique pour les cours d’eau, les montagnes et autres ressources naturelles, afin d’en assurer la préservation (voir par exemple Revet, 2020) ? On songe également aux ZAD (zones d’aménagement différé, devenues zones à défendre), aussi communément qu’inadéquatement nommées « occupations », dans la mesure où il s’agit davantage de composer avec la zone (voir pour exemple le cas de Notre-Dame-des-Landes : Barbe, 2016).

4Le deuxième point de départ des nouveaux matérialismes réside dans une critique des limites d’un constructivisme social absolu et dans la tentative de le dépasser en l’intégrant à une perspective plus large. Dans Sexing the Body. Genders Politics and the Construction of Sexuality, paru en 2000, la biologiste Anne Fausto-Sterling fait un pas de côté par rapport aux travaux qui, dans la lignée de Trouble dans le genre de Judith Butler (2005 [1990]), mettent exclusivement l’accent sur la dimension « performativement » construite du genre. Remède indispensable face aux théories essentialistes, le constructivisme a néanmoins opéré, selon Fausto-Serling, une torsion qui oblitère l’irréductibilité de l’expérience physique d’être un corps sexué et ce qu’elle implique non seulement intimement mais aussi socialement. L’identité et la différence se construisent dans une complexe interaction entre corps biologique, monde social et environnement naturel. On pourrait dresser un constat similaire à propos des études sur la race en tant qu’elles demeurent marquées par un ultra-constructivisme (Fornel et Lemieux, 2007), rempart salutaire contre le racisme biologique et ses rejetons contemporains, mais qui tronque la physicalité de l’expérience de sujets renvoyés à leur couleur de peau, à leur anatomie et à leur phénotype, comme l’avait suggéré de manière précoce en 1952 Frantz Fanon (2011 ; voir plus récemment M’charek, 2013). Si ces questions n’ont pas été directement traitées dans le numéro, nous jugeons utile de les formuler ici en les laissant ouvertes et en espérant qu’elles susciteront de futures recherches. Les contributions à ce numéro ont en revanche souvent tiré profit des outils que ces perspectives offrent aux enquêtes en sciences sociales sur les hybridations qui marquent aujourd’hui les corps : les prothèses qui actualisent de plus en plus le cyborg imaginé par Donna Haraway (2007), mais aussi les greffes, y compris d’organes potentiellement issus d’animaux (Rémy, 2009 ; voir la note de Marie Le Clainche - Piel dans ce numéro).

5Critiquer la prééminence accordée au langage est un troisième point commun à ces nouveaux matérialismes. Se décentrer du langage implique en retour de se montrer attentif aux gestes, aux techniques, aux « objets » et à toutes les « associations hétérogènes » qui les caractérisent (Murdoch, 2012). Sur ce plan, ces épistémologies sont susceptibles d’entrer en dialogue avec les visual studies, pour lesquelles les artefacts sont porteurs de situations qui modifient l’objet montré ; avec la sociologie et l’anthropologie de l’art (Ingold, 2017), qui ont également été renouvelées par des approches « matérielles » en rupture avec les approches centrées sur les discours ; mais aussi avec les études littéraires dites matérialistes, qui refusent de séparer l’analyse d’un texte de ses contextes de production et de réception et considèrent le discours des œuvres dans toute leur matérialité (voir, très récemment encore, Berthelier et al., 2021). Là encore, le chantier reste ouvert – y compris en ce qui concerne les domaines d’application, que l’on pense aux paradigmes de la « cognition distribuée » (Conein, Thévenot et Dodier, 1993) ou à bien d’autres approches en histoire, en socio-économie, etc.

6Il ne s’agit pas pour autant ici de considérer ces présupposés comme dogmatiquement acquis, mais de s’en inspirer, de les réexaminer, de les réinterroger et de les mettre au travail sans craindre de les confronter à d’autres univers théoriques et sans donner congé à des formes plus classiques de matérialisme non réductionniste, au premier rang desquelles le courant issu de la tradition marxiste (voir notamment les textes de Paul Guillibert et Kohei Saito). Sans nulle visée de synthèse, ce numéro de Tracés dresse un panorama d’approches contemporaines de la matière en empruntant trois directions complémentaires. La première se concentre sur les enjeux scientifiques, éthiques et politiques de la prise en compte des organismes vivants, humains et non humains, dans leur matérialité. La deuxième s’intéresse aux relances et reconfigurations du matérialisme historique quand il se trouve aux prises avec des problèmes qu’il avait, certes, parfois anticipés, mais le plus souvent négligés. La troisième est une plongée dans les diverses recompositions suscitées par ces perspectives qui remettent radicalement en question les grands partages ontologiques et épistémologiques et qui interrogent le statut et le rôle que jouent les récits sensibles dans nos existences comme dans la fabrique du savoir.

La matière des organismes

7« “Organisme” ce n’est pas beau comme un nom d’oiseau […] mais le mot ne sonne-t-il pas curieusement à nos oreilles ? Qui sait ce qu’il désigne ? Un état particulier de la matière ou n’importe quel être vivant choisi pour être un objet d’expérimentation scientifique […] ? » (Wolfe, 2004). À défaut de pouvoir donner une définition univoque et positive du mot « organisme », on rappellera que cette notion a principalement servi, dans les débats scientifiques et philosophiques des derniers siècles, à contrecarrer les prétentions hégémoniques du « mécanisme » au nom d’une conception holiste de l’irréductible spécificité du vivant, souvent dénigrée comme vitaliste, voire animiste, dans tous les cas comme archaïque parce que pré-moderne (Monod, 1970). L’enjeu était alors de prévenir la menace, réelle ou fantasmée, du déterminisme et du réductionnisme. C’est ce danger que la progressive molécularisation de la biologie n’aura cessé de faire renaître, allant jusqu’à faire dire au physicien Niels Bohr que « si l’on veut pousser l’observation d’un organisme aussi loin que possible au point de vue de la théorie atomique, il faudra pratiquer sur lui une intervention qui le tue » (cité par Wolfe, 2004, p. 29). Cette formule, devenue topos, suffit à indiquer qu’en la matière, enjeux scientifiques et enjeux éthiques sont toujours intimement liés.

8C’est ce que montre exemplairement la note de Marie Le Clainche - Piel « Nos organes, nous-mêmes ? La relation corps-personne au prisme de la transplantation d’organes ». Dans ce texte, dont le titre se réfère au manuel féministe Notre corps, nous-mêmes (Bizos-Cormier et al., 1977 ; Blézat et al., 2020), la sociologue dresse un bilan analytique des travaux sur l’impact psychique et social des greffes d’organes. Dans les années 1970, d’abord, puis avec une recrudescence dans les années 2010, des anthropologues, historiennes et sociologues se sont intéressées à la médecine transplantatoire et à la manière dont elle transformait les conceptions de la vie et de la mort, ainsi qu’aux relations sociales complexes entre donneurs, entourage et receveurs d’organes. Sentiment de dette impossible à combler, regain de pilosité, prise de poids ou changement de caractère, du côté du receveur ; doute sur les critères d’attribution de son organe, calculs marchands, du côté du donneur… un ensemble de problématiques intimes et politiques se nouent autour de la greffe. À travers l’organe, Marie Le Clainche - Piel réarticule ainsi de manière novatrice et stimulante le biologique et le social, et nous invite à prendre au sérieux le pouvoir social subjectif de la matière qui nous compose.

9Après avoir été longtemps boudé par les sciences humaines et sociales, à l’exception de l’anthropologie dans une ligne inaugurée par Marcel Mauss (1936), le corps a commencé à devenir dans les années 1960 un objet légitime de recherche. Citons à titre d’exemples : les travaux de Michel Foucault (1964, 1975, 1976-2018) sur le corps comme cible première du pouvoir ; l’attention aux gestes et pratiques corporelles comme clés de lecture du social chez Pierre Bourdieu (1980), Harold Garfinkel (2007 [1967]) ou Erving Goffman (2013 [1963]) ; les analyses réunies dans la trilogie Histoire du corps, dirigée par Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (2005-2006), etc. Néanmoins, comme le remarque Dominique Guillo (2007) dans La tentation du corps, ce « regain d’intérêt » pour les représentations et les pratiques du corps ne constitue pas nécessairement un « regain d’intérêt pour le corps comme réalité matérielle », biologique en particulier (voir aussi le texte de Guillaume Vadot dans ce numéro). Et pour cause, la méfiance est à cet égard de mise : songeons par exemple aux renouvellements du darwinisme social ou à l’usage des neurosciences à des fins de naturalisation d’une pédagogie scolaire, comme dans Les lois naturelles de l’enfant, livre à succès de 2016 de Céline Alvarez. D’autant plus que les sciences cognitives bénéficient de financements et d’une reconnaissance dans l’espace public sans commune mesure avec celles dont jouissent les sciences humaines et sociales. Ces dernières ne pourraient-elles pas néanmoins occuper le terrain d’une critique des conditions matérielles (profil social des cobayes et des scientifiques, financements, etc.) dans lesquelles sont réalisées des expérimentations présentées comme indépendantes de toute contrainte sociale ? C’est à ce dialogue critique entre sciences sociales et sciences du vivant qu’invitent Sonia Dheur et Sven J. Saupe. Ces derniers consacrent la deuxième partie de leur article « Mutations du mythe de l’ADN, étapes de matérialisation du gène » à la récente émergence de la socio-génomique et de la génomique comportementale. Ces deux nouvelles disciplines sont nées dans le contexte de découvertes sur le génome humain qui ont ouvert des perspectives de mise en œuvre pratique à des psychiatres, psychologues et anthropologues soucieux des interactions entre notre matériel biologique et les phénomènes psychiques et sociaux. Ce dialogue s’inscrit pleinement, pour les deux chercheurs, dans la voie d’un dépassement de l’opposition entre positivisme et constructivisme radical, grâce à une prise en compte éthique et sociale de notre part de déterminisme génétique. Ils soulignent cependant les risques de dérive politique de l’usage de la notion de « déterminisme génétique », dont témoignent les liens étroits qu’ont entretenus par le passé la génétique, comme discipline académique, et l’eugénisme, qui n’a d’ailleurs pas été l’apanage des régimes totalitaires (Rosental, 2016).

10La nécessité d’un regard critique et éthique rend par ailleurs capital l’apport de la pensée féministe, et plus spécifiquement des feminist science studies qui, si elles ne sont pas présentes dans ce numéro, ont été une inspiration importante lors de sa conception. Bonnie Spanier (1995) a ainsi ouvert des chemins fertiles en montrant notamment comment les logiques de la division binaire hétérosexuelle œuvraient jusque dans la biologie moléculaire, y compris pour décrire des formes de reproduction non sexuée, à travers par exemple l’usage arbitraire des notions de cellules « mâles » (donneuses) et « femelles » (receveuses).

11C’est dans un mouvement similaire d’examen des rapports entre représentations du monde social (humain comme non humain) et organisme biologique que s’inscrit la note de Julie Beauté « Bactéries alchimistes : de l’agentivité microbienne aux matières vivantes ». En s’appuyant notamment sur les travaux de la microbiologiste Lynn Margulis, et en dialoguant avec différents ouvrages, la chercheuse propose d’examiner la vie de la matière depuis la perspective des bactéries. Véritables actantes possédant un métabolisme capable de transformer la matière inorganique en un composé organique, d’effectuer des transferts d’un corps vivant à un autre, de recycler, de nettoyer, elles sont pour Stephen J. Gould (1997) « le paradigme du succès de la vie » (p. 210). Ce décentrement vers la perspective de la bactérie est très fécond. Il permet non seulement de penser à nouveaux frais des concepts classiques de la biologie mais aussi de reconsidérer, au-delà de l’humain, les questions écologiques. Enfin, il invite à repenser les différentes matières vivantes dans leurs liens et dans un même cadre, celui d’une mésologie, une théorie du milieu, comme le suggère le concept d’holobionte développé ailleurs par Margulis. Les bactéries jouent notamment un rôle prépondérant dans l’autorégulation de la biosphère. Dans une perspective éthique, elles permettent également, par leur travail qui ignore les frontières entre les espèces, d’emprunter d’autres unités de réflexion sur le vivant.

Les vies ultérieures du « vieux » matérialisme

12Une préoccupation de ce numéro est de ne pas tirer un trait trop rapide sur les « vieux matérialismes » en les opposant binairement aux « nouveaux ». Nous avons, au contraire, tenté d’établir entre eux un dialogue, fût-il tendu, sur le terrain des rapports au vivant. Il est vrai que les théories matérialistes de l’époque moderne, liées à des politiques « progressistes » d’émancipation et à des exigences de redistribution des richesses et de partage du pouvoir, se sont fondées sur la possibilité matérielle d’une exploitation et d’une « domination de la nature » (Horkheimer et Adorno, 1974), en l’absence de laquelle, gageait-on, l’égalité resterait un vœu pieux. Elles ont ainsi eu tendance à ignorer les conditions écologiques de production. Qu’il suffise d’évoquer l’omniprésence des schèmes productivistes dans les pensées socialistes (Audier, 2019) ou la centralité du mythe de l’abondance dans la philosophie politique moderne (Charbonnier, 2020) depuis ses formulations libérales au xviie siècle jusqu’aux socialismes du xixe siècle, et au-delà. Dans cette perspective, « libérer les hommes » revenait à asservir la nature à des fins humaines, et généralement masculines (Merchant, 1980 ; Hache, 2016). En d’autres termes, dans ces matérialismes, la dichotomie « naturaliste » entre la nature et la société, le partage binaire entre les mondes humain et non humain semblait faire figure de postulat à la fois indémontrable et incontestable.

  • 1 Note de la rédaction : Les coordinateurs du numéro ainsi que le comité de rédaction de Tracés regr (...)

13On pourrait rappeler qu’avant même la mort de Marx, Friedrich Engels s’était employé à théoriser une « dialectique de la nature » dans un ouvrage resté inachevé. Mais comme le souligne Kohei Sato dans un article de la revue Historical Materialism1 traduit pour ce numéro par Ernest Moret, cette fruste tentative, lestée d’une projection anthropomorphique inavouée, a eu pour effet le plus notable de convaincre les marxistes hétérodoxes des générations ultérieures de la nécessité de poser une ligne de démarcation d’autant plus franche entre phénomènes naturels, non humains, et phénomènes humains, c’est-à-dire historiques. On pourrait également dire que maints penseurs socialistes des xixe et xxe siècles faisaient déjà montre d’une sensibilité plus ou moins teintée de romantisme envers la nature : ils s’inquiétaient de sa détérioration, voire de sa destruction en cours (Löwy et Sayre, 1992 ; Bonneuil et Fressoz, 2016). Force est cependant de constater qu’un tel souci n’implique pas forcément, et n’impliquait pas alors, de politique écologiste au sens d’une stratégie se fixant comme horizon la préservation des milieux de vie. L’objectif d’une abolition de l’exploitation du travail non seulement ne coïncide pas nécessairement, mais peut entrer en contradiction avec les pensées et pratiques écologistes dénonçant l’extractivisme ou promouvant la multiplicité des manières d’habiter la terre. Cette contradiction se traduirait épistémologiquement sous la forme d’une opposition radicale entre le « sociocentrisme » des théories politiques modernes (Larrère et Larrère, 2015) et l’« écocentrisme » des pensées environnementales contemporaines ou plus anciennes (Leopold, 2000 ; Callicott, 2010).

14Certains penseurs de l’écologie politique et figures du material turn en ont alors conclu à la nécessité de s’affranchir de l’idéal de l’émancipation, répondant à une logique du détachement, de la rupture des liens qui nous enchaînent à la nature et aux autres hommes et femmes, au profit d’une « politique des attachements risqués » passant par la multiplication des rapports hétérogènes aux mondes humains et non humains (Latour, 2004). Sans nier ni relativiser cette différence, il n’en reste pas moins nécessaire, à l’âge des catastrophes globales, de réexaminer les apories des théories sociales et politiques modernes, mais aussi de se demander quelle part l’écologie politique peut légitimement hériter des pensées de l’émancipation, sans se renier. Que deviennent des concepts et des impératifs tels que l’autonomie à partir du moment où ils ne présupposent plus l’exploitation des ressources et des territoires mais, au contraire, leur préservation ? Peut-on encore parler de justice sociale quand les désirs d’autonomie engagent des êtres non humains ? Si on considère qu’il y aurait plus à perdre qu’à gagner à abandonner intégralement la catégorie d’émancipation, comment la concevoir dans de tels contextes : ceux où nous sommes appelés à penser et agir avec des montagnes et des forêts menacées (Leopold, 2000 ; Larrère et Larrère, 2015) ; ceux où nous devons composer avec des fleuves ayant acquis une personnalité juridique (Hermitte, 2011) ; ceux où les luttes écologistes engagent des alliances transnationales avec des groupes autochtones qui se battent pour une terre sacralisée (Descola, 2008 ; Shelton, 2015 ; Glowczewski, 2021) et qui ne pensent pas en termes d’émancipation ?

15Comme le montre Kohei Saito, figure d’un marxisme écologique florissant, on peut déceler dans la pensée, longtemps ignorée, du « dernier Marx », les ferments d’un écosocialisme remettant en question le topos de l’aveuglement total de l’auteur du Capital et de ses épigones face au problème de l’épuisement des ressources naturelles. Le concept clé de ce point de vue est celui de « rupture métabolique », qui désigne ce moment où le système des rapports réciproques, médiatisés par le travail, entre notre espèce et le reste de la nature se dérègle du fait de perturbations excessives des flux de matières dont la circulation et le renouvellement deviennent insuffisants. Engendrée par l’essor du capitalisme, cette rupture est également spatiale et temporelle : spatiale, parce qu’elle s’accompagne de la mise en place d’un « échange économique inégal » entre les centres du système capitaliste et les périphéries d’où sont extraites les ressources énergétiques et autres ; temporelle, car elle induit une discordance de plus en plus intenable entre le temps variable (et toujours plus court) des cycles du capital et le temps plus ou moins constant des cycles naturels. Les promesses du développement technologique et de la transition énergétique sont vouées à rester lettre morte tant qu’elles s’accompagnent de logiques de déplacement de la rupture métabolique : résolution artificielle d’un problème (épuisement des sols) en engendrant un autre (produits agrochimiques et pesticides) ; développement d’énergies renouvelables en Occident (énergie solaire) impliquant l’extraction accrue de ressources hors d’Occident (mines de lithium) ; mise à profit de l’écart temporel entre l’exploitation intensive d’une ressource (combustibles fossiles) et les inévitables effets néfastes qu’elle produit (émissions de CO2). Pour Saito comme pour d’autres, le « capitalisme vert » est un oxymore ; on ne saurait réformer nos modes de vie sans transformer notre mode de production.

16Il convient dès lors de poser à nouveaux frais la question des rapports entre nature et histoire. C’est ce que fait Paul Guillibert à partir des données d’une enquête conduite auprès d’associations écologistes de la forêt de la Corniche à Romainville, espace ré-ensauvagé, wilderness historique, où prolifère sur les « ruines du capitalisme » (Tsing, 2017) une plante invasive : la renouée du Japon. S’appropriant l’idée de « troisième nature » développée par Anna L. Tsing, il montre que cette notion, parce qu’elle permet d’échapper à une vision linéaire selon laquelle à la nature vierge aurait simplement succédé une nature anthropisée, donne à observer un entrelacement constitutif entre histoire naturelle et histoire sociale. L’auteur défend un « naturalisme historique » prenant acte de l’autonomie du vivant, de son agentivité, c’est-à-dire de ses fonctions dans la composition, la décomposition et la recomposition des milieux non humains et humains.

17C’est d’une autre manière encore que Guillaume Vadot opère une symbiose entre « vieux » et nouveaux matérialismes. Enquêtant sur le travail dans les plantations industrielles au Cameroun, il se livre à une description des tâches qui en sont constitutives et analyse les effets de la transposition de ce que Marx nommait le « salaire aux pièces ». Si elle emprunte à l’économie politique, cette approche se double de l’affirmation qu’on ne saurait comprendre la nature du travail sans porter une attention étroite à la nature travaillée, à ses propriétés biologiques et écologiques, à la « variabilité du végétal ». Plus encore, cette nature exige d’être conçue comme agissante : les caractéristiques respectives de la canne à sucre, de l’hévéa et du bananier induisent des configurations spatiales et temporelles qui s’avèrent déterminantes dans la fabrique des rapports « humains » de production. Ces relations à double sens trouvent leur point d’articulation dans le corps travailleur. Au (non-)problème classique dans la tradition marxiste de la reproduction « vitale » de la force de travail, il s’agit alors de substituer une réflexion sur l’usage des corps, à travers l’analyse de l’emprise exercée sur eux par les entreprises de plantation, ainsi que des techniques déployées au quotidien par les travailleurs et travailleuses pour mettre ces corps à profit sans les épuiser, se mettre à leur écoute et les laisser dicter leurs impératifs, leur rythme.

18Pour pasticher des catégories marxistes qui n’ont peut-être pas dit leur dernier mot, il n’y a pas que l’analyse du travail manuel qui gagne à se nourrir des réflexions issues des renouvellements contemporains du matérialisme. Il en va de même du travail intellectuel, en particulier lorsqu’il est envisagé sous l’angle de sa précarisation croissante. Ainsi que le soutient Javier López Alós dans son livre Crítica de la razón precaria (2019), dont Amina Damerdji et Mathieu Aguilera proposent la traduction d’extraits, la précarité constitue aujourd’hui une condition matérielle quasi incontournable de la production de la connaissance académique. Pour le saisir, il faut se pencher non seulement sur les conditions économiques, les conditions de vie des chercheurs et chercheuses précaires, mais aussi sur la manière dont celles-ci influent concrètement sur l’exercice même de leur activité, ainsi que le montre dans le texte l’exemple édifiant de la panne d’ordinateur en l’absence de moyens pour payer des réparations. Il s’agit dès lors de s’intéresser non seulement aux frictions des chercheurs et des chercheuses avec l’environnement matériel, au sens le plus prosaïque, mais aussi au régime émotionnel et à la logique du désir qui en sont le corollaire. Sans cela, on ne saurait saisir le redoublement de l’exploitation du travail universitaire par une auto-exploitation nourrissant le productivisme académique.

« Des réalistes pour une réalité plus vaste »

19Une autre façon d’hériter des nouvelles approches matérialistes consiste à prendre acte des perspectives qu’elles ouvrent, en particulier en termes de récits, à savoir ici de manières de rendre compte, pour les chercheurs et chercheuses, d’expériences où s’entremêlent intimement humains et non-humains. Ces récits engagent toute une série de décentrements : par rapport à l’humain, par rapport à ses langages et ses pratiques, par rapport à une nature tenue à distance de manière dualiste. Les textes de Guillibert ou Saito engagent ainsi à penser simultanément les effets écologiques des relations intra-humaines et les effets sociaux des relations interspécifiques, postulant que c’est précisément ce nœud de relations qui fait histoire, indissociablement celle qui se vit et celle qui se raconte. Cette histoire n’est pas seulement celle de la lutte du capitalisme contre la nature, c’est indissociablement l’histoire, ou mieux les histoires des luttes pour les usages et l’appropriation des ressources naturelles, des histoires de « conflits de terre » dont dépend la signification qu’on prête à la nature, ou aux natures, en sorte que problématiques ontologiques et politiques sont intrinsèquement liées les unes aux autres.

20Dans ce mouvement, il reste à décrire les formes de pluralisme induites par de telles perspectives – qui ne sont le plus souvent que de « nouveau[x] nom[s] pour d’anciennes manières de penser » (James, 2007). Qu’il s’agisse de « matière vibrante » comme chez Jane Bennett (2009) qui scrute le métal aussi bien que les gants de travail, les oméga-3 ou l’humus, de « terre qui parle » (Abram, 2013), d’animaux appartenant aux « espèces compagnes » (Haraway, 2010) ou à des espèces a priori plus éloignées, tous ces décentrements dessinent un monde autre qu’humain ou plus qu’humain, au sein duquel le domaine des matières qui importent s’élargit à tout le vivant. Plus encore, ces perspectives nous enjoignent d’attribuer une agentivité à des « choses » ou des « objets » généralement considérés comme inertes ou passifs, à des formes de vie si minuscules qu’on pense pouvoir les ignorer sans conséquence, ou si immenses au contraire (forêts, montagnes, fleuves, etc.) qu’on rechigne à les concevoir pour ce qu’elles sont, des communautés biotiques à part entière. Par exemple, selon Michel Callon (1986), il faut négocier avec les larves de coquilles Saint-Jacques si l’on veut qu’elles se fixent bien sur les sacs qui les protègent des prédateurs le temps qu’elles fassent leur coquille.

21Cela signifie que ces décentrements sont tout autant des repeuplements, au sens où ils nous font compter avec tout un ensemble d’entités qui jusqu’à présent ne comptaient pas ou si peu : ils nous obligent, en premier lieu, à « faire avec » elles. Il y a eu plusieurs tentatives pour penser les conséquences de ce geste : Bruno Latour (1994) a ainsi proposé d’établir un « parlement des choses », dans lequel les non-humains qui nous sont associés seraient politiquement représentés ; d’autres en ont appelé à faire valoir des qualités « non pures », c’est-à-dire des qualités, telles que la diplomatie, par lesquelles on se compromet au lieu de se réfugier derrière des positions morales (Morizot, 2017), cela afin de mettre à l’épreuve une réelle cohabitation avec les loups, les ours ou d’autres espèces sauvages. Cependant, pour porter tous leurs fruits et éviter de se réduire à des postures savantes, de telles façons de « ré-appeler » (selon la traduction proposée par Vinciane Despret et Isabelle Stengers pour l’emploi de re-member chez Donna Haraway : « se souvenir et recomposer », Despret, 2012, p. 38) doivent faire l’objet d’enquêtes précises, montrant de quelles manières elles peuvent imprégner les comportements les plus quotidiens.

22Une enquête de ce type sous-tend l’article de l’anthropologue Aurélie Javelle, « Du “faire avec” au “devenir avec” la nature en système maraîcher », consacré à l’émergence de formes d’agriculture relevant de la « sympoiétique » – un concept pour « désigner des mondes qui se forment-avec, en compagnie », « making with, worlding-with » (Haraway, 2020, p. 115). Loin de toute vision enchantée, elle cherche à documenter des pratiques agroécologiques qui couvrent un large spectre de relations entre les humains et les non-humains, depuis des modalités de rigidification du système de production jusqu’au développement de formes de transaction plus symbiotiques, impliquant des transformations mutuelles des humains et des jardins. Ce sont ces formes qu’elle qualifie de « sympoiétiques ». Ce texte nous rappelle qu’il reste, au-delà des seuls concepts, à montrer aussi finement que possible des recompositions déjà à l’œuvre : des cohabitations par lesquelles des entités vivantes apprennent les unes des autres sans que cela se fasse de manière nécessairement symbiotique (le voisinage impliquant toute la palette des relations possibles). De telles cohabitations se nouent à plusieurs échelles : celle du corps greffé par exemple (voir le texte de Marie Le Clainche - Piel), ou du corps qui apprend à vivre avec une prothèse ; celle du milieu (Deleuze et Guattari, 1980), au sens où partir du milieu implique d’observer les relations qui le composent et le peuplent (comme le milieu cévenol, objet de l’enquête d’Aurélie Javelle) ; jusqu’aux échelles politiques ou juridiques, lorsque, par exemple, des non-humains sont parties prenantes de procès qu’ils peuvent même gagner (Stone, 2017 ; Vanuxem, 2018).

23« Se compromettre », « ré-appeler », « cohabiter », etc., jusqu’à « co-énoncer ». Se pose alors avec acuité la question ardue à laquelle le texte de James Costa et Noémie Marignier s’attelle à répondre : ces façons de parler relèvent-elles du jeu de langage, de la métaphore ou d’une figure apparentée ? Ou engagent-elles une épreuve différente, quand bien même elles relèveraient toujours d’une figure, Haraway (2010) revendiquant par exemple celle du métaplasme (re-member / « ré-appeler » comptant précisément comme un métaplasme) ? Leur « Note de recherche sur la place du langage dans l’appréhension des matérialités vivantes : comment discuter avec la linguistique ? » dresse un panorama critique des modèles communicationnels implicitement ou explicitement mobilisés dans les perspectives plus qu’humaines, depuis le schéma télégraphique émetteur/récepteur, jusqu’aux conceptions diplomatiques apparues plus récemment.

  • 2 Des récits présents dans la vie quotidienne de manière virtuelle, selon les catégories d’Étienne S (...)

24On peut, pour conclure, revenir sur et préciser la question des récits pour la problématique des matières vivantes qui ouvrait cette section. Il s’agirait alors de se rendre sensible, d’une part, à la présence de récits, de « germes d’histoire » (comme les désigne Henry James, 1980, p. 135) à même la vie et les conversations quotidiennes2 et, d’autre part, à la puissance des récits pour ouvrir (ou au moins l’essayer) d’autres possibles, déjà en partie présents. Ce point signale la centralité des humanités environnementales dans la mesure où elles ont impulsé cette sensibilité à des récits qui sont déjà là : la vocation de ces humanités « n’est pas de forger de “nouvelles histoires”, mais de devenir capables de collecter les “histoires vraies” qui ont souvent échappé à notre attention, du fait de nos préjugés modernes coloniaux » (Baptiste Lanaspeze et Martin Schaffner, dans Bird Rose, 2019, p. 6). S’y rendre attentif, c’est voir tout à la fois la violence coloniale initiale et le fait que le monde pratique (autochtone mais pas seulement) se confronte à ces questions – et cela éventuellement sur le mode de la fiction (voir par exemple Oiseaux de pluie de Deborah Bird Rose, 2019).

Des temps difficiles s’annoncent, et nous aurons besoin de la voix d’écrivains capables de discerner des alternatives à la manière dont nous vivons aujourd’hui, capables de percevoir, au-delà de notre société paralysée par la peur, au-delà de ses obsessions technologiques, d’autres façons d’exister, et capables même d’imaginer des raisons réelles d’espérer. Nous avons besoin d’écrivains qui puissent se souvenir de la liberté – des poètes, des visionnaires – des réalistes pour une réalité plus vaste. (Ursula K. Le Guin, « Freedom », Words Are My Matter: Writings about Life and Books, 2000-2016, cité et traduit par Stengers, 2020)

25« Des réalistes pour une réalité plus vaste » : cela pourrait être pour de nouveaux futurs, qui ne se situent pas en extériorité, dans une visée de réparation ou de ré-enchantement, mais qui soient bien ancrés dans des modes d’habiter le monde à la fois présents et virtuels, y compris en utilisant les « mots » comme « matière », ainsi que le formule joliment Ursula Le Guin. Il y va de la nécessité de concerner le plus grand nombre, d’en faire un matter of concern voire un matter of care selon la proposition de reformulation de Maria Puig de la Bellacasa (2017) ; et de reconnaître que cette façon d’habiter le monde n’implique pas une forme d’athlétisme (un « haut lieu », de « hauts faits »), mais s’enracine dans des formes d’attention renouvelées à ce qui est déjà là, même quand nous ne le voyons, ou ne l’entendons, d’abord pas.

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Notes

1 Note de la rédaction : Les coordinateurs du numéro ainsi que le comité de rédaction de Tracés regrettent vivement les droits prohibitifs que la revue a dû payer à l’entreprise à but lucratif Brill pour pouvoir publier ce texte. Cela ramène à la nécessité de penser aussi la matérialité des conditions de publication des travaux académiques, quelles que soient les idées développées dans ces derniers.

2 Des récits présents dans la vie quotidienne de manière virtuelle, selon les catégories d’Étienne Souriau – voir le livre de David Lapoujade (2017) sur Souriau, qui cite précisément les « germes d’histoire » de Henry James (p. 31).

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Pour citer cet article

Référence papier

Amina Damerdji, Anthony Pecqueux et Matthieu Renault, « Matières vivantes »Tracés. Revue de Sciences humaines, 40 | 2021, 7-23.

Référence électronique

Amina Damerdji, Anthony Pecqueux et Matthieu Renault, « Matières vivantes »Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 40 | 2021, mis en ligne le 15 juin 2021, consulté le 06 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/traces/12120 ; DOI : https://doi.org/10.4000/traces.12120

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Auteurs

Amina Damerdji

chargée de recherche au FNRS, UCLouvain, CEMS (EHESS)

Articles du même auteur

Anthony Pecqueux

chargé de recherche au CNRS, membre du Centre Max Weber (ENS de Lyon, Universités Lyon 2 et Saint-Étienne)

Articles du même auteur

Matthieu Renault

Maître de conférences en philosophie à l'Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, Membre du Laboratoire d'étude et de recherches sur les logiques contemporaines de la philosophie (LLCP, EA 4008)

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