2Néanmoins, l’agronomie peine encore à définir avec précision les degrés et les termes des propositions d’un « faire avec » la nature qui peut renvoyer à diverses réalités. Par exemple, Danièle Magda et Isabelle Doussan (2018, p. 65) soulignent le malentendu qui s’établit autour de la proposition de faire avec la nature. Elle traduit plus fréquemment, en réalité, la culture technique du « faire », faute d’une remise en question des ontologies porteuses des pratiques induisant le maintien d’une logique d’action humaine. Le faire-avec renvoie alors à une reproduction des processus écologiques gérée de façon univoque par l’humain (Malézieux, 2012). La logique duale perdure également lorsque les systèmes naturels sont érigés en modèles normatifs – pouvant sous-entendre notamment que, d’un point de vue moral, tout ce qui est naturel est bon (Beau, 2017, p. 88) – auquel cas c’est l’humain qui doit s’effacer devant la nature. Il semble difficile de dépasser un dualisme menant à considérer soit un humain soit une nature qui « fait », ce qui donne alternativement à l’un ou l’autre la position d’actant unilatéral. La difficulté à intégrer, de façon symétrique, l’action de l’homme et celle de la nature (ibid.) entrave la refonte de rapports de coopération entre humains et éléments de nature. Ce partenariat est pourtant nécessaire, car le faire-avec permet la résilience des systèmes agricoles : les pratiques s’élaborant sur la base d’une coévolution avec le milieu favorisent l’adaptabilité et la flexibilité de l’agrosystème et, de fait, sa durabilité (Girard, 2014, p 58). Depuis le xx^e siècle, le faire avec la nature est d’ailleurs revendiqué par les mouvements alternatifs qui ont ensuite critiqué, dès les années 1950, les conséquences tant environnementales que sociales de la modernisation agricole (Deléage, 2011).

3Par ailleurs, les systèmes agricoles écologisés qui font avec la nature doivent composer avec les risques, les incertitudes et les aléas de manière beaucoup plus prégnante qu’en système industriel (Girard, 2014). De ce fait, les savoirs « paysans » sont valorisés en milieu académique depuis quelques décennies, car ils apparaissent capables de gérer, notamment, l’incertitude (ibid. ; Compagnone et al., 2018). En tant que savoirs incorporés (Delbos, 1983), ils participent à la déconstruction du dualisme en s’appuyant empiriquement sur un entremêlement entre corps et esprit (Shilling, 2016). Ils doivent également être pensés en tant que processus issus des relations de l’individu dans son entièreté avec le monde, au fil des expériences vécues (Compagnone et al., 2018). Dans ce contexte, il s’agit d’envisager le développement d’une posture écosomatique où « corps, pensée, affects, émotions sont indissociables » (Ginot, 2014, dans Bardet et al., 2019, p. 11) en réciprocité dynamique et continue avec le milieu (Bardet et al., 2019).

Les jardins maraîchers : des « choses » sympoiétiques ?

5La diversité de formes et de degrés d’engagements des humains et des non-humains dans la (co‑)construction des productions agricoles sera considérée au prisme de la « sympoiétique » de Donna Haraway (2020), c’est-à-dire un concept pour « désigner des mondes qui se forment-avec, en compagnie », où humains et non-humains sont impliqués dans des assemblages « complexes, dynamiques, réactifs, situés, et historiques » (p. 115). Selon cette lecture, l’agriculture ne correspond pas à des procédés strictement anthropiques de transformation d’une matière inerte. Elle devient un ensemble de processus créatifs partagés, dont l’une des concrétisations est la production de biens alimentaires. Les processus sont rendus possibles grâce à une action distribuée entre partenaires humains et non humains, où ils se transforment mutuellement et où les humains accueillent les formes d’expressions non humaines. Ces processus sont des « performances cosmologiques » (p. 174) puisqu’ils génèrent des mondes partagés ; ils sont une co-énonciation en ce que les processus rendent compte des tissages entre les propositions humaines et non humaines. Ils constituent ainsi une agriculture que je propose de nommer sympoiétique.

7Pour nommer les différentes formes que peuvent prendre les jardins, je m’inspire du vocabulaire utilisé par Tim Ingold (2013) pour traduire les différences entre perspectives résidentielle et constructiviste. La perspective résidentielle est mise en relief par son contraste avec la perspective strictement constructiviste selon laquelle, pour Ingold, les « activités du bâtir » – soit l’ingénierie des systèmes productifs agricoles dans notre cas – transfèrent « le modèle préexistant d’un produit final à un substrat matériel brut » (p. 173). À l’opposé, la perspective résidentielle est utilisée ici en tant qu’elle est à la fois façon d’être au monde et mouvement permanent de création d’interrelations entre les êtres. Dans ce cas, « les formes que les hommes construisent […] surgissent au cours même de leurs activités, dans les contextes relationnels spécifiques de leur engagement pratique avec leurs environnements » (ibid.). En fonction des perspectives, la construction finale est alors soit un « fait accompli » (p. 251), ce qu’Ingold appelle un « objet », résultat de pratiques basées sur une planification, une rigidification, un artefact coupé de son milieu, soit une « chose », c’est-à-dire le résultat de pratiques issues de processus d’enchevêtrements permanents et des constructions entre les différents éléments, pleinement inclus dans le monde. Il ne s’agit cependant pas d’envisager ces deux perspectives sous l’angle d’une opposition binaire, mais plutôt d’explorer les diverses variations des « attachements et assemblages » en observant les constructions des jardins, d’identifier comment leur construction fluctue, en analysant les palettes de pratiques qui vont graduellement d’un « jardin-objet » à un « jardin-chose ».

8Les « éléments de nature » mentionnés dans ce travail sont une « multitude disparate » (Stengers, 2010, p. 4), ils sont de toutes sortes et à toutes les échelles (Descola, 2011, p. 17) : organismes, artefacts, écosystèmes, phénomènes physiques et biologiques, chaînes opératoires…, ils peuvent participer directement ou indirectement au processus de production. Ils désignent ici tous les éléments biotiques et abiotiques (faune, flore, eau, minéraux, champignons, micro-organismes) auxquels les maraîchers peuvent être confrontés ou qu’ils peuvent mobiliser. En outre, les maraîchers relèvent la dimension processuelle des éléments des potagers, eux-mêmes au cœur d’interrelations avec leurs milieux. Par conséquent, le terme d’éléments de nature ne désigne pas ici seulement des éléments pris indépendamment, mais également des processus, des agencements, « c’est-à-dire quelque chose de plus grand que la somme des parties » (Tsing, 2017, p. 60), mobilisés dans la production.

9Le texte présente tout d’abord le terrain, puis les différentes manières dont les maraîchers interagissent avec les éléments de nature. Je propose tout d’abord quelques exemples de bâillonnements de l’agir des éléments de nature, revendiqués ou effectués sous couvert d’un faire-avec, constituant des « jardins-objets ». La section suivante donne des exemples de co-construction des jardins avec les éléments de nature, permettant l’émergence de « jardins-choses ». Ceux-ci mettent en relief, dans la dernière section, les transformations vécues par certains maraîchers lorsqu’ils n’apportent plus des réponses toutes faites pour produire, mais co-énoncent avec les éléments naturels des questions imprévues et des réponses tout aussi imprévues (Despret, 2002). Ces présentations permettent de circonscrire les conditions nécessaires à des agricultures sympoiétiques.

Le terrain

10L’étude de terrain a été menée en Cévennes sud-lozériennes et nord-gardoises auprès de quatorze maraîchers et maraîchères : quatre en AB, deux à la fois AB et N&P, et huit N&P. Des entretiens semi‑directifs associés à une immersion sur le terrain ont été menés durant cinq ans à diverses reprises tandis que j’accompagnais les maraîchers voire les aidais dans leurs pratiques, démarche renforcée par une participation aux diverses réunions des collectifs. L’ensemble a été facilité par des relations de voisinage puisque j’habitais à quelques kilomètres des lieux des enquêtes. Ce travail a été complété par deux travaux de master 2 : l’un en agronomie (Catalogna, 2014) et l’autre en ethnologie (La Grandville, 2016).

11Les fermes sont situées sur des terrains accidentés (chaîne schisteuse de moyenne montagne au climat méditerranéen) et sont généralement très isolées. La surface moyenne est de vingt-cinq hectares, certaines fermes pouvant en couvrir plus de soixante, mais partout moins d’un hectare de la surface totale est exploité en maraîchage (voir fig. 1). Les cultures se situent sur des terrasses qui font en moyenne quelques centaines de mètres carrés, certaines pouvant être seulement de l’ordre de la dizaine de mètres carrés. Les différentes terrasses d’une ferme, qui portent chacune un nom ou un numéro, ont une relative autonomie au sens où elles ont des caractéristiques et des cultures propres.

Des jardins sous contrôle humain revendiqué ou masqué

13Certains maraîchers expriment un besoin de contrôler les éléments de nature. Mme A, installée officiellement à temps plein depuis deux ans, utilise un outil de gestion de ses semis qui tient compte des rotations selon les besoins en fumier : « L’idée c’est vraiment de se dire : “L’hiver je fais ça, ça me prend beaucoup de temps, et après, je suis bonne pour l’année.” » Elle construit son outil en s’appuyant sur des fiches techniques de maraîchage bio, élaborées par des organismes professionnels dans d’autres conditions pédoclimatiques. Elle ne se détachera pas de cette programmation tout au long de l’année : « Si tu me demandes : “Qu’est-ce que tu vas faire demain ?”, je suis incapable de te le dire. Parce que pour moi, c’est tout déposé là, donc tout ça sort de ma tête, tout est écrit. » L’organisation cognitive élaborée devant un ordinateur, basée sur des savoirs stabilisés extérieurs au lieu, précède la mise en œuvre du jardin, lequel s’en trouve rigidifié dans son devenir et devient alors un « objet » selon Ingold. Ce fonctionnement contrôlé et assumé rassure Mme A, « parce que justement on te donne des recettes ». Elle se prend même à rêver d’un système qui lui permette « de ne plus avoir de surprises » afin « de ne pas être dans le stress » de l’incertitude. De la même façon, Mme C, qui a un an d’expérience de plus que Mme A, se rassurait à ses débuts en se référant à des savoirs stabilisés dans divers livres « pour être sûre qu’il fallait bien qu’[elle] sème à tel moment, et qu’[elle] fasse comme ci ou comme ça ». Elle reconnaît néanmoins que, bien que rassurants, ces savoirs extérieurs induisent une certaine distance par rapport au contexte spécifique de sa ferme. D’autres exemples montrent des maraîchers qui restent eux, au fil des années d’expérience, dans une logique de contrôle humain unilatéral, soit ouvertement affirmée, soit sous couvert d’une délégation aux éléments de nature.

15Une technique affichée du faire-avec peut correspondre en réalité à une logique du faire (Magda et Doussan, 2018), comme dans le cas des buttes en permaculture. Par exemple, M. E, installé depuis près de dix ans, décrit ses buttes de culture comme un idéal de système autonome. Il favorise les actions de certains animaux pour améliorer la structuration physique du sol ou la décomposition de la matière organique : « Suffit de gratter pour voir plein d’araignées courir, des mille-pattes et tout, on voit que tout ça est vraiment décomposé par les bestioles, c’est que des petits granulés, c’est que des déjections quoi. » Cependant, l’autonomie est étroitement encadrée grâce à des connaissances stabilisées des fonctionnalités biologiques et écologiques des éléments de nature, complétées par une surveillance étroite des semis, puis des plantes, par du paillage et de l’arrosage au goutte à goutte, par la destruction fine des adventices, par des compléments en matière organique… pour que chaque étape coïncide avec les prévisions. L’autonomie est programmée. Les imprévus restent, paradoxalement, prévisibles, car ils sont envisagés comme des possibles auxquels le maraîcher est censé être préparé. Tout débordement par rapport aux planifications anthropiques est recadré.

16Considérons à présent quelques exemples où les imprévus apportés par des éléments de nature deviennent source de déstabilisation des maraîchers et de transformation des jardins.

Des jardins différents selon l’ouverture aux imprévus

17Des situations imprévues de divers ordres sont provoquées par les éléments de nature. Les maraîchers sont tous confrontés aux caractéristiques des lieux, loin des conditions idéales de production (sols pauvres et peu profonds, pentes, extrêmes des conditions météorologiques, etc.), et ils doivent accepter ces contraintes. Cependant, la frontière est floue entre abandon face à des éléments impossibles à contrôler, leur acceptation et une adaptation qui suppose de transformer sa manière d’agir. M. H exprime cette nuance à propos du complexe argilo-humique de ses terrasses, tellement médiocre, à son avis, qu’il lui faudrait « vider la mer » pour obtenir un niveau « super bien ». Malgré ces lacunes, il constate ne pas avoir de problème, car, dit-il : « Je cultive tous les légumes que je veux. Dans l’état où est [le sol]. Je m’adapte à ce qu’il y a. » L’adaptation qu’il décrit traduit une posture active de renoncement à corriger le milieu, qui est en réalité une agilité adaptative face à une situation. Il ne s’agit pas de transformer le milieu pour qu’il corresponde à ses projections, mais de s’adapter « à ce qu’on te met entre les mains » (Mme G). Ici, le renoncement n’est pas capitulation, mais composition à la recherche d’une solution qui ne soit contradictoire ni pour le maraîcher ni pour l’élément de nature. La solution réinsère la construction du jardin dans le moment présent et dans le lieu, de même que dans le corps des maraîchers en le façonnant au fil des vécus. Les maraîchers prennent ainsi la mesure des lieux.

18D’autres imprévus apparaissent si peu contraignants que les maraîchers pourraient facilement passer outre. C’est le cas pour M. M qui valorise une pousse de pieds de vigne sur une de ses terrasses. Au lieu de s’en débarrasser en débroussaillant, il a su considérer l’expression spontanée et il va aménager l’espace de façon à « avoir des salades et des radis en plein été à l’ombre des treilles » et ainsi à en tirer avantage. Il s’agit d’imaginer avec le milieu autre chose qu’une soumission à ce qu’on a prévu en valorisant les comportements des éléments de nature (Javelle, 2020), y compris ceux qui, totalement inattendus, amènent des incertitudes. M. N, lui, a tiré parti d’un imprévu offert par une de ses variétés de salade. Alors qu’il laissait des pieds de salade monter en graine « pour la beauté du plant, pour récupérer les graines », au bout de quatre ans, la salade a fini par pousser « même en hiver », alors que c’était une variété initialement destinée à pousser au printemps et en été. Et M. M de préciser : « C’est elle qui nous l’a montré, parce que c’est elle qui s’est semée toute seule l’hiver, au départ. » M. M verbalise l’attitude d’écoute attentive qu’il a eue envers l’expression discrète et inattendue de cet élément.

19Les liens qui se tissent avec certains éléments de nature ne sont pas tous équivalents, et chaque expérience a ses spécificités. Mme A constate la variabilité des négociations face aux incertitudes et aux inattendus sans vraiment l’expliquer : « À quel stade j’interviens ? Qu’est-ce que je suis prête à perdre ? Ça dépend vachement des légumes aussi. Il y a certains légumes… Tu acceptes beaucoup plus la perte entre guillemets que d’autres. » Chaque jardin reste un cas particulier, puisque les attitudes peuvent fluctuer selon les différentes terrasses, voire au fil du temps sur une même terrasse (Catalogna, 2014).

20Certains imprévus peuvent être plus contrariants, voire anxiogènes, car ils représentent un risque pour la production de légumes. Par exemple, lors d’une attaque de pucerons sur ses cultures, Mme H recherche la présence de larves de coccinelles. À cette occasion, elle découvre des insectes qu’elle ne sait pas identifier, ce qui la laisse dans l’incertitude pour évaluer le danger qu’ils représentent pour ses cultures. Néanmoins, elle les tolère et découvre progressivement qu’ils participent eux aussi à la lutte contre les pucerons. Elle ne connaît toujours pas le nom de ces insectes mais sait les reconnaître, observe les facteurs favorisant leur présence et peut aménager son exploitation selon ces observations et compter sur l’activité de ces insectes lors d’une prochaine lutte contre les pucerons. Mme H s’est construit un savoir en apprenant du jardin. Les larves de coccinelles ont facilité une forme d’attention au monde et réagencé le savoir de Mme H sur les relations à l’œuvre dans la préservation des cultures.

22Les exemples donnés ici illustrent brièvement les différents degrés d’attention accordés aux comportements des éléments de nature qui amènent les maraîchers à modifier leurs planifications. C’est une des conditions pour permettre des agricultures sympoiétiques, aussi variées que les manières d’écouter les éléments de nature. Néanmoins, pour que la co-construction de « jardins-choses » puisse avoir lieu, les maraîchers doivent accepter d’être continuellement transformés par les enchevêtrements avec les non-humains.

Des maraîchers qui « deviennent avec » les éléments de nature

23Les imprévus décrits précédemment peuvent être considérés comme des « heurts » exprimant une altérité qui, pas moins que celle entre humains, « se manifeste […] en nous surprenant, en contredisant nos attentes et en résistant à nos tentatives de la ramener à nos représentations habituelles » (Bonoli, 2007). C’est en accueillant ces manifestations des éléments de nature que les maraîchers démultiplient leur efficacité en faisant écho au mouvement impulsé par les éléments de nature et en tricotant ensemble les « jardins-choses » dans un mouvement dialogique, parfois musclé. Les « heurts » auxquels ils sont confrontés amènent les maraîchers à vivre des transformations, qui sont d’ordre intellectuel, sensoriel ou émotionnel et qu’ils expérimentent de manière entremêlée.

24Mme G fait timidement remarquer, dans un entretien, comment sa vision et son attitude ont pu évoluer depuis son installation il y a plus de vingt ans : « À force de vivre dans la nature, on devient comme ça. C’est venu petit à petit. » Au-delà de la seule expérience, les transformations décrites brièvement ici sont souvent liées à une attitude volontaire d’ouverture aux éléments de nature. M. M déclare passer « beaucoup de temps à observer, à écouter, à méditer au milieu du jardin, ou de la forêt […] sans arrière-pensée, sans pensée préconçue ». Il considère que cela participe à la construction de son « intuition ». Ce terme, fréquemment utilisé par les maraîchers N&P, est défini par Ingold (2012) comme un ensemble d’« aptitudes à la perception qui émergent à travers un processus de développement dans un environnement historique particulier » (p. 186). Sur ce sujet, Mme C, quant à elle, ne parle pas de méditation, mais de « rituel » qui exprime une relation sur le temps long avec les éléments de nature, qu’on peut caractériser comme une forme de sociabilité passant par une immersion sensible en leur sein permettant leur découverte.

25L’entraînement nécessaire pour être en capacité de s’ouvrir aux éléments de nature va de pair avec le besoin de gérer ses émotions ou les raisonnements induits par des connaissances stabilisées. M. L reconnaît devoir « désapprendre », mener un travail sur lui pour lutter contre une approche réductionniste afin de « ne pas revenir instinctivement à cette vision purement mécaniste : “Je mets des machines à capter des oligoéléments qui se transforment en tomates et j’aurai des bonnes tomates” ». Il décrit une attitude décidée pour arriver à contenir ses présupposés, être capable de s’étonner de certains fonctionnements qui peuvent le faire sortir de ses cadres de connaissance, développer sa compétence à voir et interpréter ce qui l’entoure. Il souhaite apprendre à refuser de faire trop de concessions à la seule rationalité de la rentabilité économique de son activité, car cela l’empêcherait de « marche[r] les yeux ouverts ». Il précise que cela demande humilité et capacité de remise en question. Il cherche à mettre en sourdine temporairement les émotions liées aux obligations de production, car elles pourraient amener trop de contraintes et affecter l’attention portée aux éléments de nature. Son attitude est très personnelle, car elle n’est pas partagée par sa compagne à qui son attitude « fait perdre pied ». Lorsque « la production finale […] est envisagée dans les termes d’une activité de type communicationnel et non comme pure activité instrumentale » (Delbos, 1983), des incertitudes sur l’avenir émergent, et les témoignages indiquent le besoin de contenir une tendance à se réfugier dans le contrôle pour laisser s’exprimer une écoute du milieu. Selon cette logique, M. N refuse de faire sa comptabilité : « Je ne veux pas savoir si dès que je suis dans mon jardin, je suis en train de perdre de l’argent ou d’en gagner. » Pour ne pas « perdre de vue ce qui donne sens à son métier », il dit ne « pas avoir envie de tant de repères que ça [pour pouvoir] continuer à s’amuser comme un gosse ». C’est un choix volontaire de privilégier cette dimension « affective, émotionnelle » plutôt que de devoir « faire des concessions » qui lui permettraient de garantir la rentabilité du système. La dimension ludique apportée par l’inattendu du processus de jardinage, de la création, amène du plaisir, qui contribue à donner sens, par les liens qui se construisent entre humains et éléments de nature, au chemin parcouru ensemble.

26Enfin, les transformations sont également dues à un apprentissage du corps. Comme nous l’avons déjà mentionné, celui-ci est mobilisé dans l’appréhension du milieu, il « apprend » les lieux. Par exemple, M. M capte à travers la plante de ses pieds nus, par les yeux ou par son odorat des informations qu’il ne percevait pas auparavant. Les informations sensorielles données par les éléments du simple fait d’être dans le jardin, ou bien les sensations kinesthésiques durant les mouvements lui transmettent un faisceau de signes qui nourrissent son « intuition » et étayent ses prises de décision. Plutôt que de faire faire des analyses de sol qui lui donneraient des informations à un temps t, c’est-à-dire comme figées jusqu’à une analyse ultérieure, M. M « fréquente » quotidiennement son sol, doit « aller le voir, le gratter en permanence » et participer aux différents processus avec lui, afin de comprendre sa façon de s’assécher ou, au contraire, d’être trop humide, d’être bloqué ou favorisé. M. M n’intervient pas sur lui, mais participe à la pédogenèse, ce qui s’inscrit dans son corps (Meulemans, 2018), tout comme Mme H qui connaît son sol par ses sens : « Tu sens avec les mains, […] tu le goûtes dans le nez. » Les « pensées-pratiques » somatiques alors développées (Bardet et al., 2019, p. 14) permettent une co-énonciation intimement liée au lieu, holiste et en dynamique permanente, où humains et éléments de nature deviennent ensemble des « jardins-choses » et inventent une agriculture sympoiétique.

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27Pour que le faire-avec soit en réalité un devenir-avec et que les processus de production puissent être qualifiés de sympoiétiques, cela exige qu’humains comme non-humains soient transformés mutuellement et en permanence par les processus de (re)composition des jardins. Les agricultures sympoiétiques demandent de la part des humains une porosité aux manières d’être des éléments de nature, posture volontaire d’ouverture au champ des possibles imprévus, nécessitant de l’entraînement, qui peut ouvrir des brèches dans des planifications finement ciselées. Les maraîchers doivent alors quitter une posture de contrôle unilatéral, pour faire surgir, avec les éléments de nature, des jardins qui expriment des mondes vécus, matérialisent les présences agissantes en interaction. Les co-énonciations deviennent possibles, car « c’est seulement parce que [les maraîchers] habitent déjà [dans le monde] qu’ils peuvent penser les pensées qu’ils produisent » (Ingold, 2013, p. 173). Le faire-avec qui calque une nature-modèle peut se transformer en agencements bien plus vastes et plus riches de significations que « la recherche de fonction, l’identification de problème et la recherche de solutions » (Pitrou et al., 2020, p. 31), à quoi il est fréquemment réduit.

28Les exemples d’agricultures sympoiétiques décrits ici montrent une grande diversité due à la multiplicité des configurations des engagements humains et non humains. La distinction entre les pratiques suivant les règles du constructivisme et celles qui vont dans le sens de la perspective résidentielle n’est pas nette chez les maraîchers. Un échelonnement des maraîchers entre deux extrêmes de postures envers les éléments de nature à l’échelle de leur ferme n’est pas possible. Il s’agit plutôt d’attitudes individuelles qui autorisent ou non, jardin par jardin, la symétrie des relations. Loin de l’idéalisation ou de la culpabilité vis-à-vis des actions humaines, le devenir avec les éléments de nature permet de prendre de la distance d’avec les règles hétéronormées et de participer au développement d’une confiance dans l’intimité des partenariats.

29Les agricultures sympoiétiques signifient que lorsque les objectifs techniques sont complétés par la recherche d’accord, les enjeux environnementaux s’enrichissent de dimensions morales puisqu’il s’agit de repenser le statut des éléments de nature qui deviennent des partenaires. Les agricultures sympoiétiques participent également à la redéfinition de l’agriculteur (Burton et al., 2008) : les maraîchers partagent en effet leur pouvoir (Haraway, 2007, p. 207) sur la conduite de la production puisque « les fonctions d’information et de contrôle sont distribuées parmi les différents éléments qui les composent » (Beth Dempster, citée par Haraway, 2020, p. 20). Elles méritent donc toute notre attention dans la dynamique actuelle de création de nouvelles manières de produire, en raison des changements en profondeur qu’elles amènent.