- 1 Voir par exemple Nicolas Clément, « Le coronavirus, c’est la double peine pour les plus pauvres », (...)
1Dès l’annonce du confinement le 17 mars 2020, des représentants du secteur caritatif donnent l’alerte : comment vont se nourrir ceux qui vivent de dons alimentaires, de la collecte d’invendus des marchés ou même des poubelles des restaurants, fermés jusqu’à nouvel ordre1 ? Les services de distribution alimentaire doivent alors se réorganiser pour faire face à une réduction des effectifs bénévoles, pour pallier l’absence de travailleurs sociaux confinés et pour s’adapter aux mesures sanitaires. Face à la fermeture de nombreux points d’aide alimentaire, des distributions, accessibles à tous, ouvrent à la hâte. Ainsi, le 24 mars, avec l’appui de la Ville de Paris, le Carreau du Temple, institution culturelle du 3e arrondissement, les Grands Voisins, tiers-lieu hybride du 14e arrondissement, et un bâtiment municipal récemment libéré par EDF au 70, boulevard Barbès (Paris 18e) sont transformés en lieux de distribution. Un réseau de paroisses, coordonné par le diocèse, se donne également pour mission de distribuer des sacs de provisions. Des unités bénévoles, tel un regroupement militant de l’université Paris 8, s’organisent pour fournir de la nourriture – ici à des étudiants, en partenariat avec le Secours populaire, déjà présent à l’université.
- 2 Cet article, interrogeant le président des Restos du cœur, une responsable d’antenne départemental (...)
- 3 La commande et la mise en place de l’enquête, réalisée par Lorraine Guénée et Odile Macchi, sont d (...)
2D’emblée, les responsables du secteur caritatif s’inquiètent de l’affluence. L’idée que la crise sanitaire porte en germe une crise sociale se profile. Cela se traduit par un concert de déclarations sur les « nouvelles catégories » de bénéficiaires. Les responsables et travailleurs sociaux, auxquels les médias donnent la parole, évoquent des profils encore jamais vus aux distributions2. C’est dans ce contexte que la directrice générale du Samusocial de Paris, relayant les propos d’autres dirigeants du secteur, passe commande d’une enquête à son observatoire pour identifier ces nouveaux bénéficiaires et prendre la mesure de l’évolution des besoins3. En plus des lieux précités (n = 6, avec deux services de paroisses), les enquêtrices se rendent à une distribution régulière des Restos du cœur sur un boulevard à Nation, à une épicerie sociale du 10e arrondissement tenue par le Secours populaire et à une session « petit déj FADS » (pour petit-déjeuner de la Fondation de l’Armée du salut) livré par l’association Utopia 56 porte de la Chapelle à l’intention des exilés.
- 4 Comme se le demande Michel Pialoux (2019, p. 498), enquêtant dans les cités de transit où officiai (...)
3Le Samusocial et ses partenaires ouvrent ainsi leurs portes aux enquêtrices, les pressent de voir, de reconnaître, de décrire des « nouveaux ». On peut se demander ce que l’on attend de cette enquête4 : une caution des actions (déjà) mises en œuvre, un appui à l’extension possible des services en question ? Les acteurs de l’urgence en ont-ils réellement besoin, en cette période de crise… Prendre au sérieux la commande, c’est donc à la fois aborder avec une certaine défiance les termes dans lesquels elle est formulée, et considérer une demande d’enquête ; c’est prendre au mot, moins les problèmes tels qu’ils sont posés, reprenant des évaluations déjà forgées, dont le contexte de formulation n’est plus toujours discernable, que le trouble de nos commanditaires et interlocuteurs face à une situation problématique.
- 5 Avant qu’il ne soit question de « nouvelle pauvreté » dans les années 1980, pendant l’Occupation, (...)
- 6 Voir les travaux de Michel Pialoux (2019) sur l’« habitat-dépotoir », réalisés entre la fin des an (...)
4Force est de reconnaître que le discours sur les « nouveaux » pauvres – et l’évolution de l’aide alimentaire – n’a rien d’inédit, comme le rappellent au détour de leur enquête Jean-Noël Retière et Jean-Pierre Le Crom (2018)5. Le monde de la lutte contre l’exclusion découvre en permanence de nouvelles figures, justifiant des services nouveaux, des moyens supplémentaires (Damon, 2002). Ce processus conduit à une différenciation à l’infini des groupes sans abri, qui rendrait imperceptible l’unité du phénomène. Cela se ferait également au risque de dissimuler les rapports sociaux qui président à la « désorganisation » et à la « démoralisation » de certaines franges des classes populaires, que l’on pourrait nommer sous-prolétaires6.
- 7 Le journal d’enquête, tenu par les enquêtrices, documente en première main l’expérience du premier (...)
5Toutefois, ce n’est pas parce qu’ils proposent des sociologies des « nouveaux » cas que les dirigeants d’associations tiennent cette sociologie pour faite (ils décrivent des profils d’individus sans pour autant confondre ces descriptions avec celles d’enquêtes dûment menées), ou qu’ils nous obligent à valider leurs schémas. En tous cas, la commande permet d’enquêter, in situ et in vivo, avec certaines facilités, pendant la crise et non après-coup, sur les reconfigurations de l’aide alimentaire, avec de nouveaux lieux de distribution et modes de fonctionnement. Cela revêt un intérêt documentaire7, « préarchéologique » pourrait-on dire avec Marcel Maget (1953, p. xxxii et 14-15), d’autant plus prononcé que la situation (le confinement) limite les possibilités de déplacement et donc d’enquête de terrain. Enquêter dans cette situation critique, c’est saisir un moment où la question des « nouveaux » se pose encore, ou, du moins, où les réponses à cette question ne sont pas encore figées (notamment en raison du fait qu’elles restent indexées à des contextes locaux et que l’on peut faire des descriptions de première main).
6L’investigation – environ une journée en binôme par site – a consisté en ceci : décrire l’organisation spatiale et rapporter le déroulement des distributions observées, en étudiant davantage le fonctionnement pratique des services que les motivations des guichetiers et les élans de solidarité vers lesquels se portent plus souvent les reportages et les enquêtes en ces lieux ; demander, de part et d’autre du guichet, « qui sont les nouveaux ? » ; rencontrer les présumés nouveaux, les interroger sur les circonstances du recours à l’assistance et leur économie domestique.
7Ces observations permettent-elles d’entrevoir les effets de la crise sanitaire sur les plus démunis ? Que disent-elles précisément de leurs besoins et de la population concernée ?
8Notre contribution présentera, d’abord, en quoi la réorganisation des lieux et des dispositifs d’aide alimentaire participe à la réinvention de cette nouveauté, même si, dans les faits, les nouveaux utilisateurs sont peu nombreux et les nouveaux venus peu visibles. Ce que donne à voir plus nettement cette situation critique, ainsi que les tensions qui s’exercent aux guichets, dépasse la ligne « anciens-nouveaux » : sont en effet mises en exergue les difficultés qu’a d’ordinaire toute une frange de la population à se nourrir, impliquant une organisation économique dont l’équilibre précaire est bouleversé par les effets du confinement.
- 8 Le paysage de l’aide alimentaire à Paris est dressé à partir du répertoire officiel Pacte parisien (...)
- 9 D’après des listes publiques de 4 pages intitulées « Où manger à Paris ? », « Où trouver des produ (...)
9Sur les 122 « points de distribution alimentaire », répertoriés sur l’interface publique du système d’information géographique « Paris ville solidaire » avant le confinement8, 97 d’entre eux (80 %) sont fermés début avril, et 64 le 19 mai, à la clôture de l’enquête. En contrepartie, 45 lieux pourraient avoir ouvert9. Cet inventaire témoigne, à lui seul, de la concentration de l’offre alimentaire, qui se traduit par un afflux dans les lieux ouverts, d’autant plus que la communication autour de cette nouvelle configuration de l’offre est abondante, que ce soit dans les médias, par les affichages, le bouche-à-oreille, ou par orientation des travailleurs sociaux (doc. 1). Le numéro d’urgence pour les sans-abri, le 115, propose à ceux qui l’appellent de se rendre dans des lieux indiqués par texto, le message valant sauf-conduit.
10Un retraité accueilli à la paroisse Sainte-Jeanne-de-Chantal du 16e arrondissement a su que la distribution existait parce que « c’est affiché partout qu’on peut avoir un panier alimentaire, sur les magasins ». Il n’est pas le seul à avoir découvert un accès à de la nourriture gratuite en faisant ses courses : c’est devant un supermarché Lidl à Barbès que le bouche-à-oreille a conduit des femmes logées, au RSA (revenu de solidarité active), vers un guichet voisin. À l’accueil des distributions généralistes, on trouve les dépliants listant toutes les adresses où aller pour se nourrir dans la capitale, ou du moins une sélection d’offres dans le quartier. La quantité de personnes se rendant dans les lieux visités durant l’enquête est souvent soulignée par nos interlocuteurs. Sans surprise, il y a foule à l’épicerie sociale de la rue Montcalm ; le secrétaire général du Secours populaire y a même « vu passer 162 personnes récemment, dont 72 nouveaux, quand 80 personnes représentent vraiment une grosse journée en temps normal ». Toutes les personnes, passées non loin de la distribution du 70, boulevard Barbès, sont susceptibles d’avoir retenu cette adresse en récupérant leur panier alimentaire.
Figure 1. Cliché d’un carton déposé par l’équipe locale sur la table d’accueil à propos de l’aide alimentaire alentour (ce qui indiquerait que l’on s’attend ici à ce que les demandeurs soient des gens du coin). Distribution alimentaire gérée par l’association Aurore, 70, boulevard Barbès, Paris (Journal de terrain, 5 mai 2020).
Crédit : Lorraine Guénée.
11Ces informations générales sur l’afflux au guichet ne sont toutefois que la partie émergée d’une profonde réorganisation humaine et spatiale des lieux d’accueil. On en appelle aux bonnes volontés pour remplacer les bénévoles retraités, « à risque » face au virus et démobilisés, sur qui reposent d’ordinaire les distributions. À l’épicerie sociale visitée, l’équipe est ainsi totalement nouvelle et rajeunie. Par endroits, des intérimaires sont embauchés pour préparer les paniers alimentaires. Des travailleurs sociaux sont délocalisés de leurs lieux de travail habituels. Il s’agit également de trouver des espaces adéquats pour mettre en place un protocole de récupération de nourriture dans le respect des normes sanitaires. Le site du Carreau du Temple est emblématique de l’implantation en urgence de distributions alimentaires dans des espaces détournés de leur usage premier. Très spacieuse, cette grande halle lumineuse, désertée après la fermeture des lieux culturels, est mise à profit pour centraliser la livraison de nourriture par un traiteur, puis l’empaquetage et la distribution par des intérimaires embauchés par l’association Aurore, accompagnés de quelques salariés et bénévoles. La sécurité y est assurée par des agents habitués à encadrer des spectacles plutôt que des sans-abri. S’y trouve, de façon tournante, une équipe de salariés du Samusocial venus de divers services et métiers (coordination des maraudes, équipe de médiation avec les familles à l’hôtel, etc.), et des assistantes sociales détachées par la municipalité. Spatialement, chaque chose et chaque activité sont à leur place (doc. 2).
Figure 2. Croquis de l’organisation de la distribution au Carreau du Temple, sans respect des proportions. Dessin d’enquête non retouché, Journal de terrain, 29 avril 2020.
Crédit : Lorraine Guénée.
- 10 Sur cette norme de non-contact qui change sans les abolir les formes de civilité dans l’espace pub (...)
12Le stand de préparation des sacs alimentaires est distant de cinquante mètres des tables d’accueil où les bénéficiaires les récupèrent après avoir attendu, en file indienne, à l’extérieur. Des guichetiers gardent la file, l’accueil, la table d’information ; le point café servi aux volontaires est près de la sortie. Tout cela s’opère sur un côté de la halle, l’objectif étant que nul ne se croise ni ne s’attarde à l’intérieur. Seuls ceux qui expriment des besoins de vêtements ou d’hygiène ou qui ont rendez-vous avec une assistante sociale atteignent le centre du bâtiment. La mise en œuvre des mesures de distanciation (port du masque obligatoire, contrôle de l’espacement entre les individus) reconfigure les pratiques d’accueil10. Quand les interactions en face à face sont impossibles, la relation de service est réduite au minimum – salutations expresses dans les zones de côtoiement entre personnels filtrant les entrées et requérants, gestes ou propos pour indiquer les paniers à récupérer, et ainsi de suite. Les ambiances tranchent avec l’ordinaire.
13Au Carreau du Temple, hors des moments d’empoigne lors des distributions de vêtements, les gens défilent sans bruit. À Barbès, le contrôle de température, l’exiguïté de la salle blanche avec des marquages au sol et la répétition des consignes sanitaires donnent le sentiment d’être à un guichet de douane (doc. 3). À Nation, les bénévoles et les habitués de la distribution des Restos du cœur sont attristés de ne pouvoir converser autour du bol de soupe, qui a cessé d’être servi, et de devoir se disperser. Le site des Grands Voisins fait exception : du fait de son grand patio extérieur aménagé, la possibilité d’y rester des heures reste offerte, ainsi que celle d’y rencontrer des inconnus (doc. 4). Comment les demandeurs trouvent-ils, dès lors, leur chemin et leur compte avec tous ces changements ?
Figure 3. Vue de côté de deux des quatre tables d’accueil de la distribution du 70, boulevard Barbès gérée par l’association Aurore. Ligne de démarcation au sol, bénévoles masqués et gantés, et agent de sécurité en chasuble pour organiser la circulation : l’équipe est prête pour le coup de feu. Sur les tables, outre les paniers alimentaires, remis à l’unité, et les bouteilles d’eau, des registres pour relever les passages, et un petit carton d’orientation vers d’autres services d’aide alimentaire dans le quartier. Paris, 5 mai 2020.
Crédit : Lorraine Guénée.
Figure 4. Grand angle sur le patio des Grands Voisins avant l’ouverture au public, dans une des cours de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul, Paris, 4 mai 2020. Cet espace n’est pas sans rappeler le « salon » des Restos du cœur à Nantes, « cet espace aménagé où le bénéficiaire de l’aide peut éventuellement se poser et s’associer à la convivialité ambiante » (Le Crom et Retière, 2003, p. 78).
Crédit : Lorraine Guénée.
14Les personnes recevant habituellement une aide alimentaire doivent se rapprocher des nouveaux points de distribution. Selon leur profil, l’endroit où elles habitent, leur souci de se fondre dans la masse ou, au contraire, leur envie de fréquenter du monde, elles privilégieront l’un ou l’autre. Sur le site des Grands Voisins, parmi les récipiendaires de panier-repas – incluant une salade composée (exemple : surimi-pommes de terre en barquette), des portions individuelles de fromage et de pain, une boîte de sardines ou de thon, un yaourt ou une compote, un fruit –, se trouvent par exemple les personnes suivantes :
- Une mère de famille hébergée en centre d’hébergement d’urgence à proximité, avec son mari et ses deux enfants, venue à pied, avec d’autres ménagères de son foyer. Les espaces solidarité insertion (ESI) où elle prend d’habitude son petit-déjeuner et passe parfois l’après-midi (Paris 2e et 15e) sont fermés. Les deux tiers des accueils de jour le sont également, dont celui où elle prend un repas consistant d’habitude (Paris 18e). Paradoxalement, l’épouse parcourt en ce moment une moindre distance pour se procurer de la nourriture ;
- Une mère de cinq enfants, au RSA, vient chercher là de quoi remplacer un colis récupéré, en temps ordinaire, chaque semaine dans une antenne du Secours populaire ;
- Hubert, un sans-abri, délaisse l’ESI et la distribution des Restos du cœur où il est un habitué, pourtant ouverts, pour trouver aux Grands Voisins la convivialité qui n’est plus possible ailleurs. Il fait partie des nombreux sans-abri déplacés ;
- Jeanne, septuagénaire mauricienne, logée par une connaissance en chambre de bonne, avec 500 euros de pension retraite, ne peut plus aller au centre social du 15e pour prendre un repas et récupérer un colis hebdomadaire en échange de bénévolat pour préparer la soupe, ni prendre son dîner quotidien à la cantine La Citerne (métro Dupleix), ni glaner sur un marché. Les enquêtrices la reverront à une distribution de paroisse dans le 16e arrondissement ;
- Parmi ceux dont on ne sait comment ils se nourrissent d’ordinaire, des jeunes « en errance »11, ex-prisonniers à la maison d’arrêt de Caen, habitués à vivre en squat, bloqués dans la capitale, ont été convaincus par un parent de venir. Ils occupent, à proximité, la terrasse d’un restaurant fermé et restent longtemps attablés aux Grands Voisins.
- 12 À moins que des guichetiers, soupçonnant un profit indu, n’y obligent. Cette présentation de soi à (...)
15L’afflux dans les nouveaux points de distribution correspond donc bien à un report de clientèles très variées de l’assistance, dont une partie n’aurait pas franchi les portes des distributions en d’autres circonstances. Paradoxalement, la réorganisation rend plus aisé l’accès aux ressources : changer de lieu ne conduit pas à justifier, de nouveau, de son impécuniosité12. L’entrée n’est pas subordonnée à des démarches ou à des critères précis, sauf pour la distribution estudiantine et celle en épicerie sociale. En parallèle, l’accès à un répertoire plus large de services y est possible. Si, en temps normal, les familles sont orientées spécifiquement vers les ESI Familles, cela peut les conduire à parcourir de longues distances depuis leur hébergement. Ici, non seulement le service est accéléré, mais il favorise l’accès à des personnes logées, disposant d’aides sociales, et qui avaient renoncé à se rendre à l’aide alimentaire, faute de temps. Une bénéficiaire de l’allocation de solidarité spécifique (suspendue au moment de l’entretien), enceinte, mère de deux enfants, est ainsi ravie du traitement expéditif des livraisons de panier à Barbès.
16Le pendant de l’aubaine, ce sont des pénuries : à plusieurs reprises, il n’y a plus rien à distribuer au Carreau du Temple et à Barbès en fin de matinée. Elles produisent des effets de sélection. Selon leur culture professionnelle, les guichetiers voient différemment leur cœur de cible. Des intervenants en accueil de jour, ces espaces ouverts sans condition, où se regroupent des sans-abri de longue durée, rétifs à d’autres formes d’aide (Cefaï et Gardella, 2011), vont plutôt prioriser en faveur des « plus abîmés », des « grands exclus », dormant à la rue, quitte à tenter de réorienter les familles hébergées en hôtel qui ont reçu des Tickets-Restaurants. Au contraire, à Barbès où elles sont nombreuses, une responsable donne priorité à ces familles « pour qui c’est plus compliqué », en comparaison avec des familles logées, ajoutant au panier standard auquel elles ont droit d’autres denrées issues des dons divers reçus. Aux distributions paroissiales, le message a été transmis de réorienter les familles vers des épiceries sociales où elles peuvent trouver des produits à cuisiner plus adaptés aux enfants. Cependant, la réorientation ne signifie pas une hospitalité automatique et peut conduire à des déconvenues. Les assistantes sociales qui font passer des entretiens aux nouveaux venus de l’épicerie sociale de la rue Montcalm sont surchargées, leur planning est complet pour plusieurs semaines. Or, cet entretien initial conditionne l’accès régulier à des colis consistants. En somme, des familles « modestes », présentées comme une des images marquantes de la crise, incitent, parmi d’autres catégories de population, à se poser la question : que faire avec ceux qui n’entrent pas dans la cible des clients prioritaires et réguliers de l’assistance ?
17La reconfiguration des dispositifs d’aide, au cœur de la crise, tient donc à un ensemble d’éléments : en matière de localisation certes, mais aussi de fréquentation. La façon de se représenter les bénéficiaires tient sans doute beaucoup à l’inexpérience des intérimaires, bénévoles, agents de sécurité, confrontés, pour la première fois, à l’univers de l’assistance. Ainsi, un journaliste audiovisuel, récemment admis comme bénévole dans une unité de Pantin du Secours populaire, s’étonnait du nombre d’étudiants travailleurs et de mères étudiantes. Il ne s’agit donc pas, à proprement parler, pour eux, de « nouveaux publics », mais bien davantage de formes de détresse qu’ils n’avaient pas anticipées. Pour ce qui des travailleurs sociaux expérimentés, c’est bien le fait d’être « délocalisés » qui conduit à voir de nouveaux visages, suscitant des inquiétudes particulières. Ainsi, une infirmière surtout amenée à rencontrer des hommes seuls s’émeut de devoir servir des familles ; une responsable de Halte-femmes s’inquiète, quant à elle, de voir autant de jeunes. La notion de « nouveau » reste donc difficile à vérifier, faute de pouvoir discriminer et suivre les individus, tout en restant fondamentalement relative aux (dis)positions des individus.
18Dans leurs réponses à la question « Qui vient se fournir à cette distribution ? », les guichetiers aguerris, principalement des salariés, désignent leur public habituel et soulignent, par contraste, les traits distinctifs des autres profils présents, en termes d’âge, de sexe, de rapport à l’emploi, d’état de santé, de statut résidentiel, de niveau de ressources ou de composition du ménage. L’ensemble des énoncés s’apparente à une liste à la Prévert – « il y a de tout », déclare d’ailleurs un bénévole de la distribution de Barbès. Néanmoins, des figures marquantes apparaissent de façon récurrente et sont désignées à l’attention des enquêtrices. Outre le cas des familles évoqué plus haut, plusieurs énoncés caractérisent des individus par des origines géographiques distantes à l’échelle de la ville ou du monde ; d’autres désignations attirent également l’attention sur les ressources financières dont les personnes sont supposées être dotées vu leur statut (retraités, travailleurs, bénéficiaires du RSA…) et sur le fait d’être logé : qu’elles soient ou non perçues comme usurpatrices, ce qui frappe les guichetiers, c’est l’écart entre un statut – supposé mettre ces personnes à l’abri de l’urgence alimentaire – et les besoins qu’elles manifestent. Se confronter aux individus conduit bien à interroger ces qualifications.
19Un premier groupe de « nouveaux » qui se présentent, au premier abord, comme des « travailleurs », même s’ils ont presque ou déjà perdu leur travail, sont à la recherche d’un emploi stable depuis longtemps, et ont déjà eu recours à l’aide alimentaire. Le contexte actuel de crise sanitaire fournit matière à pointer certaines ruptures dans la trajectoire professionnelle. Ce qui peut engendrer des tensions intérieures, comme le révèlent certaines attitudes lors d’entretiens : que notre interlocuteur souhaite décrire sa plongée dans la misère, qu’il le refuse, ou qu’il fasse tout pour éviter d’aborder la dimension matérielle de son existence, préférant évoquer, en l’embellissant sans doute, un certain passé – selon le procédé de fictive storytelling identifié par David Snow et Leon Anderson (1993) auprès de sans-abri.
- 13 Comme Gérald, plusieurs de ces « travailleurs » viennent spontanément rencontrer les enquêtrices.
20Gérald, un divorcé de soixante ans, père de deux enfants, déjà abordé par les enquêtrices aux Grands Voisins, qu’elles revoient ensuite au Carreau du Temple (alors qu’il disait éviter ce site de distribution : « Si vous n’êtes pas déglingué, vous n’avez rien à faire là ! ») en fait partie13. Il reste évasif sur beaucoup d’aspects de sa situation mais déclare qu’il travaillait encore dans le mobilier de luxe il y a peu. S’il apparaît comme une victime du confinement, lui ayant fait perdre tout espoir de contrat, il laisse entendre que sa crise professionnelle et personnelle est bien antérieure à la crise sanitaire. Comme il a longtemps été freelance non déclaré, son espoir de toucher une allocation est faible, si ce n’est le minimum vieillesse plus tard. L’appartement qu’il possède a brûlé et fait l’objet d’une bataille entre assureurs. En attendant de le récupérer, il vit dans un squat. Sans argent, à la recherche de nouvelles chaussures, il profite de l’ouverture des distributions alimentaires pour glaner le plus de renseignements possible sur les aides matérielles auxquelles il peut prétendre, outre celles proposées sur place. Ce qui se profile pour lui semble bien une carrière d’assisté.
21Une autre personne, présentée comme « auto-entrepreneure », serait une parfaite incarnation de la crise selon les responsables associatifs. Il s’agit d’une femme trentenaire, nouvelle venue à l’aide alimentaire, logée dans le 15e arrondissement. Son statut d’auto-entrepreneuse dans l’événementiel apparaît comme une tentative pour s’en sortir après avoir épuisé ses droits au chômage acquis après une série de contrats à durée déterminée, sans avoir jamais été protégée par un contrat de longue durée. Si cette personne ne relevait pas, à proprement parler, de l’assistance, elle était déjà à court de soutien (peut-être est-elle déjà allocataire du RSA ?), sa nouvelle activité ne parvenant pas encore à lui assurer des revenus réguliers. Pour elle comme pour d’autres, le fait de se mettre à son compte signifie plutôt, comme l’on disait en milieu ouvrier au xixe siècle, une « chute dans le patronat » (Cottereau, 2000). La présence de « travailleurs » avec ce type de profil se démarquant de la masse des indigents, de leur point de vue et de celui des guichetiers, invite donc à ne pas trop vite trancher entre les catégories d’« anciens » et de « nouveaux ».
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22Autre symbole de la crise : les étudiants aux situations très diverses au-delà de cette désignation catégorielle14. Trois entretiens avec des « étudiants extracommunautaires »15, maghrébins, confirment cette réalité. Celle d’une jeune femme algérienne en deuxième année de master à Paris 8, en situation irrégulière et travailleuse au noir, est la plus critique. Avec le confinement, elle ne peut toucher les 100 à 150 euros d’une activité de ménage et de baby-sitting. Elle est actuellement hébergée chez une femme divorcée, qu’elle aide à s’occuper de ses quatre enfants, mais elle a déménagé une dizaine de fois en quatre ans et se rend toutes les semaines dans une distribution alimentaire de Choisy-le-Roi. Son souci majeur est de trouver un « job » et d’obtenir un titre de séjour, la validation de son année scolaire étant une préoccupation secondaire. Par contraste, Ahmed, rencontré lui aussi sur le parvis du métro Saint-Denis Université, est très inquiet de ses mauvais résultats. « Moralement très déprimé »16, le jeune homme vit seul en résidence universitaire, tandis que la plupart de ses voisins et de ses connaissances sont partis se confiner avec leur parentèle. Accoutumé à une vie familiale chaleureuse, il prendrait immédiatement l’avion pour la Tunisie s’il le pouvait, mais ses parents retraités ne peuvent l’aider financièrement, de même que sa sœur mariée qui l’héberge quand il rentre au pays. Il dit avoir cherché un job étudiant, sans succès. Sa bourse Erasmus de 3 000 euros arrive à épuisement. Il a, d’ailleurs, renoncé à faire soigner un abcès dentaire, faute d’avoir ouvert des droits à l’assurance-maladie. Il a découvert l’existence d’une offre d’aide alimentaire du Secours populaire à l’université Paris 8 par la campagne organisée pendant le confinement. Quant à Yamina, venue du Maroc, elle éprouve également un mal-être17 et des difficultés à se nourrir – « je me suis dit on va faire de la vraie recherche et je fais la sociologie du riz ». Son père, enseignant au chômage technique, ne peut plus lui verser la somme mensuelle de 1 000 euros. Quand le système de protection sociale des pays d’origine, comme c’est le cas décrit ici, couvre mal l’entourage proche de l’étudiant-e, l’écart se fait d’autant plus sentir. Yamina est la seule étudiante rencontrée dans une distribution généraliste aux Grands Voisins. Logée, à proximité, dans un studio de 13 mètres carrés, elle a travaillé comme serveuse sans se voir ouvrir de droits au chômage, ayant arrêté au bout de quelques mois après avoir reçu une aide de la caisse d’allocations familiales. Vivant seule lors de ses années de licence à Rabat, dans un appartement spacieux, elle tient à cette indépendance et cherche du travail, même bénévole. Par le passé, elle a déjà servi des repas aux nécessiteux, et cela l’émeut de passer de « l’autre côté de la chaîne ». Les étudiants rencontrés se démarquent des « jeunes sans domicile et en situation précaire » qui constituent déjà une cible de l’assistance (Marpsat et Firdion, 2001)18. En cela ils constituent de « vrais nouveaux » selon le tableau des bénéficiaires de l’aide alimentaire.
23Autre terme trompeur, la catégorie « touristes », comprend ceux qui sont venus de loin sans pour autant en être. Si des vacanciers ont bien été bloqués aux frontières, aux guichets visités on rencontre davantage une main-d’œuvre saisonnière étrangère. À côté des ouvriers d’Europe de l’Est ou de Méditerranée, parfois à la rue du fait de l’impossibilité de dormir dans des auberges bon marché, un cas se distingue. Il s’agit d’un Français, expatrié en Croatie (touchant 890 euros de pension, sa femme n’ayant aucun revenu monétaire), gardien de propriétés d’un riche entrepreneur, rapatrié et bloqué à Paris sans ressources suffisantes pour vivre, logé dans un studio appartenant à son employeur. À la paroisse Notre-Dame-des-Champs où il était venu prier – et où il a découvert incidemment la distribution alimentaire –, on le présente comme un travailleur méritant. En peu de temps, il a trouvé un travail sur des chantiers de démolition, payé au noir. Georges a fait toute sa carrière dans le bâtiment. Comme pour ses camarades européens bloqués en France à cause du confinement, sa situation matérielle s’est vraiment dégradée. Son recours à l’aide alimentaire est directement lié à l’impossibilité conjoncturelle de se déplacer et de travailler, car leur statut de travailleur les en prémunit d’ordinaire. Il se peut que ces nouveaux visages disparaissent une fois levées les restrictions du confinement.
24La situation est également très incertaine pour des travailleurs précaires n’ayant pas l’intention de quitter la France et qui s’en sortaient, jusque-là, sans aide publique. D’aucuns travaillent sans contrat et ne touchent pas de chômage. Pour tous, les sources de revenus se sont taries avec le confinement. Juan, par exemple, travaillait au noir dans le bâtiment comme sa femme faisant des ménages. Les deux quadragénaires, logés en chambre de bonne, non régularisés, parvenaient à rassembler 1 700 euros par mois, entretenant à la fois leur ménage et celui de leur fille, étudiante dans leur pays d’origine, la Colombie. Leurs économies ayant fondu, ils se privent de repas du soir et viennent chercher un panier le midi. D’autres personnes peuvent être déclarées, sans que leurs contrats de travail les mettent à l’abri de pertes d’activité. Ainsi, Gaston, agent de sécurité en CDD dans l'événementiel, qui parvenait, avant la crise, à toucher entre 1 500 et 2 000 euros par mois, n’a aujourd’hui plus aucun revenu et se trouve sans possibilité de chômage partiel, attendant une allocation de retour à l'emploi, quand son dossier pourra être examiné. Pour lors, il puise dans son épargne pour payer son loyer. Pour les travailleurs en CDI, la situation est moins critique ; mais lorsque le revenu était tout juste suffisant pour survivre, le passage au chômage partiel – dont l’indemnité est inférieure de 16 % au montant du salaire et ne tient pas compte des primes, parfois importantes – oblige à trouver des solutions de remplacement : telle Marie, dans une situation précaire depuis son divorce, travailleuse sociale à mi-temps, bénéficiant d’un appui financier de 300 euros de son fils, serveur à plein temps, également au chômage partiel. Pour ce type de ménages, l’aide alimentaire représente une économie, exprimant une attitude préventive de gestion des risques, qu’il faudrait rapporter à des façons de gérer les budgets domestiques.
25On constate aisément combien la qualification de « nouveau » reste flottante et ne résiste pas toujours à un examen approfondi de la situation. En revanche, le premier confinement révèle des besoins communs aux « anciens » et aux « nouveaux » assistés nécessitant des formes de débrouillardise pour se nourrir.
26S’entretenir avec les bénéficiaires des distributions alimentaires permet d’apercevoir des organisations domestiques, de systèmes de débrouille et d’arrangement, mis à mal par la crise, et pas seulement chez les nouveaux-venus sur le circuit de l’assistance. Ce que l’on y découvre, au-delà de possibles basculements vers des formes d’abattement et de dépendance, ce sont les déséquilibres budgétaires, qui invitent, en retour, à décrire, à comprendre et à expliquer, par contraste, les équilibrages passés.
- 19 Pour ce qui est des bénéficiaires ayant connu une baisse importante de revenus, la crise sanitaire (...)
- 20 Les notes de conjonctures mensuelles de l’INSEE montrent une nette augmentation de l’indice des pr (...)
27Il s’agit de réagir aux impacts économiques pour s’en sortir, de faire face à une diminution de ressources, de déployer des activités de substitution ou de moins dépenser face à une hausse du coût de la vie19. Même des ménages, dont les ressources sont restées stables, soulignent la hausse du prix des denrées et l’augmentation de leurs dépenses d’alimentation pendant le confinement20. Une responsable du Samusocial au Carreau du Temple estime que « ce n’est pas juste une idée reçue » et indique son estimation : le panier, acquis pour 20 euros, en début de confinement vaudrait 25-27 euros un mois plus tard. Or, il est également impossible d’accéder aux bons plans des fins de marchés, désormais fermés, souvent mentionnés par les enquêtés comme source d’approvisionnement. Monique, une quasi-octogénaire percevant une retraite inférieure à 1 000 euros par mois, vient donc « compenser un peu » cet état de fait en retirant des paniers alimentaires à Barbès. Cette ancienne femme de chambre, habitant depuis trente ans le 18e arrondissement, s’acquitte d’un loyer, pourtant modéré, de 350 euros, et jusque-là parvenait tout juste à s’en sortir ; à présent, son budget est trop serré. À l’autre bout de la pyramide des âges, on retrouve des parents dont les enfants mangent en temps normal à la cantine, et qui n’y n’arrivent plus, sans aide, du fait d’un surcoût provoqué par leur présence à la maison, consécutive au confinement. Aminata, mère isolée, allocataire du RSA et de différentes aides sociales (totalisant 800 euros de ressources par mois), logée à Barbès dans un appartement de 30 mètres carrés avec ses trois enfants, voit ainsi son découvert autorisé se creuser. « Les enfants mangent trop ! » déclare-t-elle.
- 21 Dans la littérature sur les sans-domicile, le recours aux services d’aide alimentaire, passant pou (...)
28L’aide alimentaire ne permet cependant pas de combler tous les besoins en nourriture. Car les paniers, fournis dans les distributions généralistes visitées, sont exempts de plats chauds et semblent plus adaptés à des individus isolés dénués de cuisine : d’où le fait de réorienter les familles qui en seraient dotées vers des épiceries sociales où l’on délivre un colis de denrées pouvant être préparées à leur convenance. Et bien d’autres solutions existent pour se nourrir : les enseignes bon marché comme Lidl et Hmarket, les fins de marchés alimentaires, les ententes avec des commerçants généreux, les invendus achetés en promotion près de la date de péremption, les dons alimentaires consentis par des donateurs sont autant de manières de diversifier ses sources d’approvisionnement. Même si le confinement les modifie : certaines disparaissent (fermeture des marchés), d’autres émergent. Les systèmes de survie reposent sur une astucieuse combinaison du recours aux distributions alimentaires et de pratiques de débrouille quotidienne hors des circuits assistanciels21.
29Dans ce contexte, la demande d’une aide alimentaire aux guichets peut être dictée par d’autres motivations que le simple besoin de se nourrir à l’instant t. Des mères viennent aussi aux distributions parce qu’elles y trouvent des denrées alimentaires appréciées par leurs enfants : compotes, yaourts, petits sablés. D’autres récupèrent les ingrédients des paniers pour les incorporer à leurs propres préparations culinaires et, ainsi, agrémenter et rendre plus consistants les repas quotidiens. D’autres, témoins des rushs consuméristes (avec des personnes allant jusqu’à dévaliser certains rayons commerçants), ont sollicité des bons alimentaires et aides financières exceptionnelles afin de constituer des stocks, dans un parallélisme de comportement lié à des effets d’aubaine. Quitte à passer pour des resquilleurs, certains ont même parfois profité de l’abondance : vêtements au Carreau du Temple, kit hygiène fourni sur simple demande aux Grands Voisins. Des sans-abri, rencontrés au Carreau du Temple, indiquaient même à une enquêtrice quelques pistes pour percer les circuits de revente, jusqu’à la boîte de sardine du panier de l’Armée du salut cédée 1 euro l’unité sur les boulevards.
30Enfin, le besoin indirectement comblé par la venue aux distributions alimentaires et le plus largement répertorié est celui de la compagnie des autres. Dans tous les lieux, même en creux quand la sociabilité de face-à-face n’est pas possible étant donné les consignes sanitaires, on voit combien cela compte de trouver des personnes à qui parler. Lorsque le rythme se doit d’être expéditif, c’est un élément pesant pour ceux qui distribuent et ceux qui reçoivent, en particulier pour les habitués de la distribution des Restos du cœur à Nation. Quand le flux est régulé de manière que les gens ne se croisent pas au moment de retirer leur sac alimentaire, on rencontre dans les environs, sur les trottoirs, de petits attroupements. Les responsables bénévoles de distributions paroissiales – qui évoquent un « besoin de parler » – font en sorte de ménager des recoins à Saint-Jeanne-de-Chantal (le lieu s’y prête) ou participent à la création d’un « esprit goûter » par la confection de gâteaux maison à Notre-Dame-des-Champs. Si l’on peut s’installer durablement, comme aux Grands Voisins, le public est forcément plus composite, il y a tous ceux qui cherchent un refuge ou l’atmosphère d’une guinguette. Une femme vient parce qu’elle ne supporte plus de cuisiner et manger seule, des tablées sont animées, un jeu de cartes est de sortie. Les travailleurs sociaux font remarquer que se sont tissées des relations entre « potes de confinement ». Et cela donne parfois des associations inattendues, par exemple entre un jeune sans-abri très réservé, quasi mutique, et tenté de se rendre responsable de ses malheurs, et un autre plus âgé, très sûr de lui, bavard, prompt à dénoncer le traitement institutionnel de la misère. À l’occasion du confinement, la reconfiguration de l’aide alimentaire a mis en évidence l’importance, dans le recours aux distributions, des besoins liés à l’alimentation au-delà de la fonction nutritive, notamment la qualité gustative et la convivialité, en particulier chez ces ménages pauvres mais logés, utilisateurs « discrets » de l’aide alimentaire, décrits précisément par Maryse Marpsat (2006) au début des années 2000.
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31L’aide alimentaire prend donc encore plus d’importance pour ses bénéficiaires en cette période de premier confinement. C’est une ressource compensatoire des revenus rabotés, quelquefois une aubaine inattendue et, en certains lieux, une occasion de sociabilité précieuse. Mais si la crise sanitaire a provoqué, pour une large part de la population, une perte de revenus, et si elle s’est traduite rapidement par des situations de mal-être, d’isolement, par une forte prévalence de l’anxiété, d’ailleurs corrélée à une situation financière difficile (Chan-Chee et al., 2020), elle n’a pas conduit en masse, ni n’importe qui, aux portes de l’aide alimentaire. Les bribes de vie, glanées au contact des bénéficiaires, révèlent un rapport précaire à l’emploi – des engagements de courte durée, intermittents, à des postes peu qualifiés – qui laisse deviner les origines populaires des requérants, très nettement majoritaires chez les sans-domicile et les mal-logés (Marpsat et Firdion, 2000). L’enquête témoigne également de la présence considérable d’immigrés et d’étrangers parmi les bénéficiaires, notamment « en famille », qui évoque les rapprochements contemporains entre politiques sociales et politiques migratoires (Dietrich-Ragon, 2017 ; Le Méner, 2021).
- 22 Pour un exemple d’enquête inspirant, voir Blavier (2019).
32Il reste tout de même à comprendre par quels mécanismes la crise sanitaire affecte cette population sur le plan socio-économique. L’enquête de terrain invite à décrire la crise moins comme une rupture soudaine dans l’organisation domestique que comme une force de déséquilibre, dont les ressorts, l’intensité et les modalités sont à étudier. À cette fin, il conviendrait de resituer l’aide alimentaire dans l’ensemble des aides reçues, et ces aides dans l’ensemble des revenus des familles, mis en vis-à-vis des dépenses, en argent ou en nature, visibles ou invisibles aux comptabilités officielles22. Mieux, en apprenant à compter comme les gens comptent et en faisant les comptes avec eux, on devrait repérer plus précisément les points d’impact, les effets et les adaptations budgétaires en situation de crise économique. Ainsi, nos yeux se porteraient, de façon moins réfractée, plus directe, sur les modes de vie et les milieux sociaux dégradés par la crise. L’enquête se poursuit, depuis l’automne, selon cette trame ethnocomptable (Cottereau et Marzok, 2012).
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