1La technologie et les services sans contact, c’est-à-dire sans interaction directe avec une personne, tels que les cours en ligne ou les kiosques numériques, ou encore les achats en ligne, existent depuis qu’Internet est devenu une partie intégrante de notre vie. Toutefois, avec la crise sanitaire, ce mode de vie sans contact se développe de manière accrue, non plus seulement expérimenté, mais adopté à grande échelle, voire promu de manière normative pour la gestion de tous les aspects de l’existence.
- 1 « Connaissez-vous la stratégie “untact” ? Le projet de la Corée du Sud pour une vie sans contact » (...)
2En 2017, le terme de « untact » a été proposé en Corée du Sud par un professeur en sciences de la consommation, Rando Kim (Kim et al., 2017). C’est un mot-valise formé de « un- » (préfixe négatif en anglais) et « contact ». Au départ, ce terme désignait avant tout la généralisation des achats en ligne ainsi que ceux hors ligne, ayant lieu sans l’intervention d’intermédiaires humains. Le untact signifie donc l’absence de contact humain dans une transaction ou un échange. Ce concept implique que des informations soient traitées via une interface plutôt que dans une situation de face-à-face et que les contacts interpersonnels soient minimisés, même en présence physique. Originaire du domaine de l’industrie de la consommation, l’idée de untact a été rapidement adoptée dans divers domaines, surtout pendant la pandémie, ayant été même utilisée dans le cadre d’une stratégie économique connue comme celle du « New Deal à la coréenne1 » annoncée en 2020, applicable aux domaines de l’éducation, de la santé, à la vie professionnelle et enfin à la vie sociale et intime.
- 2 « “Untact” and “ontact” marketing in South Korea » [en ligne], 17 juin 2020, MarketingMag [URL : h (...)
3Malgré les aspects avantageux des pratiques d’interaction sans contact en période de crise sanitaire, qui à la fois empêcheraient la diffusion du virus et permettraient de compléter et de compenser la perte de sociabilité en face-à-face, des inquiétudes sont vite apparues : ce qu’on considère comme une forme d’authenticité de l’expérience en face-à-face pourrait être dévalué par ce mode impersonnel de relation. Ainsi, le discours autour du untact a rapidement glissé vers celui sur le « ontact2 », c’est-à-dire le « online contact » qui met en avant la notion de connexion au lieu de celle de séparation spatiale. Le ontact est d’abord conceptualisé dans le domaine du marketing puis en peu de temps diffusé dans d’autres domaines, tout comme untact (Oh, 2020). En supprimant le préfixe négatif, ce nouveau mot donne l’impression d’une nouvelle manière de rester en contact plutôt que de l’absence de contact, mettant l’accent sur la connectivité numérique au lieu de la distanciation physique.
4Dans ce contexte, il nous paraît nécessaire de saisir l’ensemble du mécanisme qui renforce l’interaction sans contact dans des contextes divers ainsi que les différentes manières de les pratiquer selon des finalités multiples comme la communication, la transaction, etc. En particulier, au regard de la situation de confinement et des mesures de distanciation, nous pouvons supposer des évolutions dans les motivations ayant trait aux interactions personnelles et les moyens choisis, nous conduisant à réinterroger la nature des interactions en ligne. Autrement dit, nous devons nous demander comment le concept d’interaction numérique est renouvelé et diversifié dans un contexte de changement social, favorisant le basculement de multiples pratiques vers la toile.
5L’analyse des pratiques de sociabilité dans cet article suppose d’abord une « conception continuiste des sociabilités hors ligne et en ligne » (Cardon et Smoreda, 2014 ; Compiègne, 2014 ; Guéraut, 2017) plutôt qu’une relation dichotomique, car le basculement des pratiques de sociabilité en ligne depuis la crise sanitaire rend la frontière entre les deux sociabilités encore plus floue et inutile. Ensuite, nous mettons davantage en lumière la dimension abstraite des sociabilités telle que le sentiment d’appartenance, la solidarité et la connexion ressenties issues de cette pratique, c’est-à-dire la valeur implicite que les individus accordent aux liens au cours de l’interaction, plutôt que la dimension effective qui se traduit par la quantification, telle que le nombre d’amis en ligne, la fréquence des échanges, la durée des relations, etc. (Beaudouin, 2009). Enfin, nous visons à montrer qu’il n’est plus pertinent de traiter la sociabilité via écran sans intégrer différentes configurations relationnelles avec plusieurs niveaux d’engagement dans l’interaction et l’intimité avec les interlocuteurs.
- 3 Il est difficile d’établir un lien direct de manière généalogique entre le gongbang et le camstudy. (...)
6Pour mieux comprendre la tendance ontact et les mutations induites en termes d’interactions sociales, nous examinerons deux pratiques qui ont pris leur essor récemment, dans le contexte de la société sud-coréenne : le gongbang et le camstudy. Ce dernier est au cœur de notre enquête de terrain, mais nous reviendrons toutefois sur le phénomène du gongbang, une pratique qui préexistait avant celle du camstudy et qui en a favorisé l’apparition3.
- 4 Un néologisme formé des termes gongbu [공부] “étude” et bangsong [방송], “émission”.
- 5 « Le “gongbang” aide les étudiants à réviser » [en ligne], 22 mars 2021, Brut, [URL : https://www.y (...)
- 6 La chaîne Eucalyptus [https://www.youtube.com/channel/UCY18mQmz2B8i9SsNMlNCSXQ].
7Le gongbang, littéralement « émission d’étude »4, consiste à filmer en direct puis à diffuser pendant des heures sur une plateforme de vidéo en ligne, comme YouTube, des sessions de révisions, offrant par là aux spectateurs l’opportunité d’une motivation à participer à ces sessions. Les spectateurs laissent tourner ce type de vidéo afin d’avoir un sentiment de coprésence/présence avec l’objectif d’accroître leur productivité personnelle, s’inspirant des méthodes de concentration que l’on trouve chez les utilisateurs de YouTube. Le gongbang est originaire de Corée du Sud où il fait son apparition en 2014 et cette forme prend son essor depuis le début de la pandémie, période pendant laquelle les individus n’ont pas pu pas fréquenter les lieux publics, par exemple les bibliothèques, pour profiter de l’ambiance studieuse. Ce phénomène a été également présenté en France par les médias5 et désormais ce type de vidéo se diffuse dans d’autres pays, y compris dans l’Hexagone. Parmi de nombreuses chaînes de gongbang, la chaîne sud-coréenne Eucalyptus6 a commencé à diffuser depuis février 2020 et a engrangé plus de trois cent trente mille abonnés avec une vingtaine de vidéos de révisions, dont la plus vue a atteint six millions de vues (image 1).
Image 1. Gongbang de la chaîne Eucalyptus
Le titre indique « Révisez avec une étudiante en quatrième année de médecine | vue sur le coucher de soleil et sur un temple ».
8Les règles varient d’une chaîne à l’autre. Dans le titre de la vidéo sont retrouvées des informations comme l’objet des révisions, le type de concours ou d’examen. Sur la vidéo, un emploi du temps est souvent affiché avec un chronomètre, allant d’une heure jusqu’à quinze heures de révisions. La plupart de ces vidéos ne montrent qu’un bureau, sans que n’apparaissent les visages des créateurs, avec parfois un arrière-plan esthétique (une rivière ou un gratte-ciel) dans une mise en scène soigneusement réalisée. Souvent on n’entend que le bruit de fond ou de la musique calme. Pendant ces heures de travail en direct, les créateurs n’interagissent pas avec les spectateurs et bloquent même la conversation instantanée. La majorité de ces vidéos sont prises en direct, les spectateurs pouvant ensuite les visionner à tout moment quand ils travaillent.
- 7 « Se saisir à travers le “gongbang”, s’encourager avec le “camstudy” » [en ligne], 31 octobre 2020, (...)
9La deuxième pratique, le camstudy, objet de l’observation dans cet article, consiste à mettre en relation des inconnus dans le but de se surveiller les uns les autres à travers leur caméra, ce qui favorise la concentration sur le travail alors que les échanges directs sont strictement interdits. Le principe et la motivation sont plus ou moins similaires à ceux du gongbang mais avec l’idée supplémentaire de réciprocité ou de surveillance mutuelle synchronisée, ce qui compense la communication à sens unique du gongbang. Ces salles d’étude virtuelles sont nommées « work gym » aux États-Unis. Conçue à l’origine pour les indépendants travaillant à domicile, la pratique du work gym est devenue, lorsque la pandémie a frappé, un outil pour tous ceux qui souffrent d’une baisse de productivité du fait du travail à domicile. Le camstudy en Corée du Sud, où l’accent est mis sur les révisions étudiantes, est considéré comme étant une version évoluée de gongbang7.
10Mes premières interrogations se sont développées à partir de mes expériences personnelles comme pratiquante de ces services au cours des périodes de confinement. Ainsi, j’ai utilisé la méthode de l’observation participante dans le cadre d’une netnographie, méthodologie qui permet d’enquêter sur un terrain en ligne (Kozinets, 1997). La netnographie consiste à suivre les échanges des utilisateurs en ligne, ce qu’ils font, de quoi ils parlent et comment ils interagissent. Je me suis appuyée sur cette méthode pour observer, tout en étant moi-même une participante à l’un des sites offrant des dispositifs de camstudy, leurs interfaces, le déroulement des sessions de travail et les interactions entre les participants.
- 8 « La visio-conférence en essor dans le temps de la Covid, entretien avec le PDG Gooroomee » [en li (...)
11Parmi de nombreux services de camstudy, j’ai choisi une plateforme nommée Gooroomee, la plus utilisée. Elle a été créée en 2015 en tant que petite startup spécialisée dans le développement de solutions de visioconférence et a lancé son service de camstudy en 2018. En 2020, le trafic a augmenté de 4 % par rapport à l’année précédente avec deux cent soixante-dix mille comptes et une moyenne de quarante-cinq mille utilisateurs par jour8, dont 78 % ont une vingtaine d’années et 70 % sont des femmes.
- 9 Le recueil du consentement éclairé est obligatoire lors d’une enquête sociologique, sauf pour les (...)
12Malgré l’impossibilité de recueillir le consentement éclairé de la part des utilisateurs, on peut considérer cet espace comme semi-public9. Les utilisateurs doivent créer un compte pour utiliser ce service, mais aucune information privée ne peut être révélée pendant les sessions. Les enjeux éthiques de l’observation netnographique étant très complexes (Tuikka et al., 2017), la préservation de l’anonymat des utilisateurs a été strictement respectée, à la fois au niveau de la plateforme et de mon observation.
13L’observation participante a été effectuée pendant six semaines, du 12 mars au 18 avril 2021, au moins cinq jours par semaine, pendant trois à quatre heures en fonction des règles de chaque salle d’étude auxquelles j’ai participé. Au fait de cette tendance et utilisatrice ponctuelle, j’avais déjà testé moi-même sur une autre plateforme des sessions de travail synchronisées, mais sans caméra, me familiarisant ainsi avec l’ensemble des codes d’usage. J’ai commencé la phase d’observation de manière systématique mi-mars, en essayant d’observer autant de fuseaux horaires que possible, l’après-midi, le soir et la nuit – les matinées mises à part, au vu du décalage horaire entre la Corée du Sud où se déroule la pratique et la France où je réside. J’ai tenté d’entrer dans différents types de salles d’étude, de celles avec des règles strictes et des membres fixes à celles avec moins de règles et des membres qui changent tout le temps.
14À partir d’une observation de l’organisation des camstudies, j’ai pu en comprendre les règles ainsi que les caractéristiques qui les démarquent des autres types d’interaction en ligne.
- 10 « Parfois, j’aurais juste envie d’abandonner et de laisser passer le temps, mais le fait de vous vo (...)
- 11 « C’est une alternative parfaite au groupe d’étude. Tu n’as pas besoin de payer un café, tu n’as pa (...)
15Il faut d’abord noter que la finalité principale du camstudy n’est pas, tout comme le gongbang, de créer un lien avec les autres ni de socialiser. Sachant que quelqu’un d’autre travaille en même temps qu’eux, les participants supportent mieux ces heures de révisions10 ; et ces pratiques permettent de résoudre la solitude d’une manière qui n’interfère pas avec les études alors que dans le cas d’un groupe de travail hors ligne, la rencontre sociale, telle que prendre un café ou un verre ensemble après des sessions de travail, serait en quelque sorte inévitable. Selon les témoignages des utilisateurs du dispositif11, ce dernier leur permet d’éviter ces rencontres qui pourraient être chronophages, les freinant dans leur travail. En bref, les utilisateurs manifestent un double besoin : être suffisamment connectés afin de créer une ambiance studieuse, tout en restant éloignés afin d’éviter les rencontres amicales qui risqueraient de rompre leur concentration.
16Dans la journée, environ mille cinq cents salles d’étude sont créées en fonction des types de concours pour lesquels les utilisateurs se préparent ou en fonction des objectifs du nombre d’heures de travail par jour. Les hôtes des salles définissent leurs propres règles et structures de travail. Pendant la nuit, environ deux cents salles d’étude sont ouvertes.
17Les utilisateurs peuvent choisir entre deux types de salles d’étude, « premium » ou « free ». Au cours de mon observation, j’ai participé aux deux types de salles. Créer ou entrer dans les salles payantes nécessite un abonnement, qui coûte environ 4 euros par mois. La limite du nombre de personnes dans une salle gratuite est de quatre, alors que jusqu’à seize personnes peuvent entrer dans une salle payante. Selon mes observations, environ 25 % des salles sont payantes. Excepté cette restriction, les utilisateurs peuvent bénéficier des mêmes fonctionnalités dans les salles gratuites ou payantes.
18Les salles peuvent également prendre la forme de salles privées ou publiques. Les utilisateurs qui veulent organiser des sessions de travail avec leurs amis créent des salles privées. Dans le forum attaché au site de Gooroomee, nous trouvons en moyenne soixante-dix publications par jour qui cherchent des participants pour créer un groupe d’étude stabilisé, stipulant des règles d’éligibilité pour être un membre.
Image 2. Les salles d’étude virtuelles
19Si vous ne faites pas partie d’un groupe de travail ni ne prenez d’abonnement, ce qui était mon cas au tout début de l’observation, vous devez chercher une salle qui vous correspond en fonction de ses règles. Nous pouvons observer sur la page d’accueil des salles premium avec un badge violet marqué « P », alors que les salles privées sont marquées avec l’icône d’un verrou. Il n’existe pas de règle fixe pour les titres des salles ; sur l’image 2, nous pouvons voir qu’un résumé des règles est affiché dans les titres comme « 14 h par jour », « pas de cam-off » ou tout simplement une description de la salle comme « salle de 16 personnes » ou « concours policier », montrant ainsi son objectif.
Image 3. Page avec des règles avant de rentrer dans une salle
20Avant d’entrer dans une salle d’étude, les individus tombent sur une page où les utilisateurs peuvent vérifier les règles (image 3, à gauche). C’est comme une coulisse où ils peuvent ajuster leurs paramètres de caméra ou, éventuellement, afficher une phrase courte pour se motiver (image 3, à droite). Chaque salle stipule ses propres règles définies par le responsable de la salle, c’est-à-dire celui qui l’a créée, par exemple : le système de travail, la prise de pause et l’angle de la vidéo pendant la session de travail.
21Dans la totalité des salles observées, il est interdit de montrer son visage afin de protéger l’anonymat et la vie privée. Éteindre la caméra et la conversation instantanée est souvent strictement interdit. Certaines salles fixent un nombre minimum d’heures d’étude et chaque session commence à partir d’une mise en route commune vérifiant la présence de chacun des participants. Quand il y a une règle portant sur la durée, chronométrer le temps d’étude est également obligatoire. Il existe aussi un système de points où les hôtes des salles peuvent en donner ou en retirer selon les règles. Les hôtes peuvent même bloquer les participants dans le cas d’un non-respect de ces règles.
22Les salles avec des règles strictes sont souvent celles à la fois payantes et privées, regroupant la plupart du temps des participants qui se préparent pour le même concours tels que ceux de la magistrature, de l’enseignement ou d’un autre concours de la fonction publique. Dans les annonces publiées, où l’on cherche des membres pour une salle d’étude, les règles et les profils éligibles sont affichés et, pour ceux qui veulent les rejoindre, il leur est demandé de justifier leur statut en présentant les cahiers d’exercices qu’ils ont utilisés pour préparer tel ou tel concours.
- 12 Une publication cherchant des participants préparant un concours de fonctionnaire dans le forum de (...)
23Considérons l’exemple d’une salle payante et privée12, encadrée par des règles parmi les plus strictes, spécifiquement destinée aux individus se préparant pour un concours de fonctionnaire, que j’ai trouvée dans le forum et pour laquelle je n’étais pas éligible :
Objet : Salle d’étude pour un concours de fonctionnaire, toute la journée, amende dans le cas d’un non-respect des règles
<Règles générales>
-Ajustez la caméra de manière à ce que le livre et les deux mains soient clairement visibles.
-Si vous avez besoin de suivre des cours en ligne ou d’utiliser un ordinateur, veuillez vous assurer que l’écran de l’ordinateur est affiché (pour éviter tout comportement autre que les études).
-Quand vous prenez une pause, arrêtez le chronomètre.
-Quand vous prenez une pause de plus de 10 minutes, il faut indiquer une raison dans le message de statut.
-Il faut prévenir les autres membres à l’avance quand vous prenez une journée de pause. Une journée de pause est permise par semaine.
-Toute forme de bavardage ou de relation amicale est interdite.
<Retrait des points>
-Les sessions commencent à 9 h. -1 point pour un retard.
-Minimum d’heures d’étude par jour : 10 h (minimum). -1 pour non-respect.
-Minimum d’heures d’étude par semaine : 60 h. -1 pour non-respect.
-Quand vous avez -5 points, il faut envoyer une carte-cadeau équivalente à trois euros à chacun des autres membres du groupe.
<Gagner des points>
- +1 point pour le nombre d’heures d’étude au-delà de 13 h par jour.
- +1 pour le nombre d’heures d’étude au-delà de 78 h par semaine.
- Chaque membre du groupe envoie une carte-cadeau équivalente à deux euros pour la personne ayant le plus de points accumulés au cours des deux semaines.
24Pour que ces règles strictes fonctionnent, notamment la partie sur les cartes-cadeau, un groupe stable avec des membres fidèles est nécessaire, ce qui crée une sorte de durabilité de ces pratiques et des participants. Pourtant, à côté des salles à la fois payantes et privées, il existe une multiplicité de salles combinant les critères payant/gratuit et privé/public avec des règles très variées ; il y a apparemment des salles payantes sans aucune règle stricte ou des salles gratuites avec des règles strictes. À l’extrême opposé de la charte d’utilisation citée plus haut, j’ai trouvé l’exemple d’une salle dont le titre « j’en ai marre de toutes ces règles, donc je crée ma propre salle », sans aucune règle. Dans tous les cas, les codes d’usages sont partagés de manière très explicite.
Image 4. Salle d’étude payante et publique
25Après une période de deux semaines durant laquelle j’ai testé plusieurs types de salles d’étude, j’ai acheté un abonnement valable pour une durée d’un mois afin de rejoindre une salle premium. Il me semblait particulièrement intéressant que les utilisateurs soient prêts à payer un forfait pour les mêmes fonctionnalités. Pourtant, avec cet abonnement, je n’ai pu tester que les salles publiques, car les salles privées qui l’exigeaient acceptent uniquement des individus se préparant pour des concours de très haut niveau. L’image 4 montre la salle d’étude payante et publique où j’ai passé un après-midi. Comme c’était une salle payante, il pouvait y avoir plus de quatre personnes. Au milieu, nous voyons les écrans des autres participants avec leurs mains, des livres, et les identifiants des participants en bas à gauche (je me situe dans la deuxième ligne à droite sous le nom « jlee »). Au-dessus des identifiants, il y a quelques phrases de motivation choisies par les utilisateurs. En haut à droite de chaque écran, nous voyons le chronomètre. Le point vert à côté du chronomètre signifie que la révision est en cours alors que le rouge signifie que les participants sont en train de prendre une pause (ainsi le chronométrage est suspendu). Le chronométrage permet aux utilisateurs d’objectiver, mais aussi de comparer les heures de révisions. En haut à droite se trouve la liste des participants et au-dessous la fenêtre de la conversation instantanée, mais personne n’y échange et nous ne voyons que des messages indiquant ceux qui arrivent et ceux qui partent.
26Ensuite, j’ai cherché un groupe privé et gratuit dans le forum pour observer une salle d’étude avec des membres fixes, ce qui garantit la continuité et la stabilité des interactions. J’ai ainsi rejoint un groupe de quatre femmes, ouvert à toutes quelle que soit la finalité de la participation, sur une durée d’un mois avec une session de travail quotidienne de 19 h à 22 h – ce qui rendait l’observation pratique en raison du décalage horaire, puisque cela correspondait à l’intervalle entre 12 et 15 h en France. Pendant ces trois heures, une pause de plus de 30 minutes n’est pas autorisée. Les deux journées de pause le sont à condition de l’avoir annoncé préalablement auprès des membres. Au lieu des cartes cadeaux, les participantes devaient déposer une somme de quatre euros, retirable en cas du non-respect des règles et la somme restante remboursable au bout de quatre semaines. Plus précisément, en cas d’absence sans justification, un euro est retiré et en cas de retard on s'expose à une pénalité de 20 à 50 centimes, somme partagée entre les autres membres. Par exemple, une participante a effectivement abandonné au bout de deux jours et dans ce cas elle ne pouvait pas être remboursée de ses quatre euros qui ont été finalement partagés par les membres qui ont continué jusqu’à la fin.
27Le groupe d’étude privé avec des membres fixes constitue un réseau hautement électif et aussi contraignant. Il existe des critères d’éligibilité pour être membre d’un groupe ; les individus choisissent un groupe en fonction des règles et doivent attendre la confirmation d’un hôte pour être acceptés. Cet aspect de l’organisation du réseau nous rappelle l’opposition de la communauté (Gemeinschaft) à la société (Gesellschaft) chez Ferdinand Tönnies (2010). Dans la communauté, l’intimité des individus – qui « restent liés en dépit de toute séparation » – est fondée sur des relations familiales, amicales ou la proximité géographique, alors que dans la société fondée sur un contrat en fonction de l’intérêt économique selon la rationalité de chacun, « ils sont séparés en dépit de toute liaison » (p. 45). L’engagement basé sur des règles strictes avec l’absence d’échange relationnel dans le cadre du camstudy présente une similitude avec le concept de société dans la mesure où les participants choisissent volontairement de ne pas développer de relation intime, malgré certains points communs. De surcroît, il existe une pénalité ou une récompense économique en plus du partage de la surveillance dans le camstudy, une organisation garantie par un contrat entre les participants, tout comme l’échange des biens dans la société.
28Une pratique observable sur ce type de plateforme est la comparaison avec les autres participants. Sur la page d’accueil est affiché le classement selon le temps cumulé d’heures étudiées dans une semaine, dans le but de comparer son temps d’étude avec celui des autres. Cet aspect peut être appréhendé dans le contexte du système éducatif sud-coréen dont le caractère hautement concurrentiel, associé à la fièvre éducative des parents, est mondialement connu (Shin et al., 2019). De nombreux élèves coréens sont donc confrontés à des attentes et des investissements élevés de la part de leurs parents et ressentent la pression de la réussite dès leur plus jeune âge (Chung et Choe, 2001). De plus, ce « degré pathologique de compétition éducative » (Kim et Choi, 2015, p. 445) ne se limite pas à l’adolescence. Comme l’objectif de l’investissement dans l’éducation vise finalement une réussite sociale et économique plus élevée, cette pression intense se poursuit au moment du passage à l’âge adulte pour la mobilité sociale. Les participants au Gooroomee se préparent aussi aux examens et aux concours pour obtenir une meilleure position sociale, et on peut y observer un climat d’émulation, voire de compétition.
- 13 La personne à la première place a étudié 154 heures par semaine et nous avons du mal à croire que c (...)
- 14 Le site Gosiweek (
- 15 Par exemple, un candidat sur quarante-sept est admis à des postes de la fonction publique de l’éche (...)
29Dans l’image 5, nous pouvons tout de suite observer où je me situe dans ce classement. Avec 10 heures de travail, je suis classée à la 12 401e place. Je comprends donc qu’il y a 12 400 personnes ayant étudié plus que moi au cours d’une semaine13. Les médias sud-coréens relatent très souvent des histoires presque mythiques de candidats aux concours de la fonction publique qui étudient plus de 15 heures par jour, y compris les week-ends14. À côté de l’indication des heures, les utilisateurs peuvent afficher des phrases de motivation comme nous l’avons montré avec l’image 3. La phrase de la personne à la première place se traduit par : « Je me concentre jusqu’à la fin. Je suis totalement immergé » ; la deuxième phrase signifie : « Le 5 juin est mon dernier jour de révision », ce qui sous-entend que la date du concours arrive. Outre cet aspect émulateur, dans les salles où les individus sont réunis pour préparer le même examen, l’aspect de compétition est plus évident, comme le montre l’exemple des règles précitées ; la personne qui travaille le plus est récompensée par une carte-cadeau, une combinaison très particulière d’un don obligé entre inconnus, en fonction des heures de travail. Les concours nationaux sont connus pour être les plus compétitifs et les plus difficiles, ce qui nécessite une quantité énorme de temps et d’efforts15.
Image 5. Affichage du classement selon le temps cumulé d’heures étudiées
30Ce qui nous paraît particulièrement essentiel à souligner est le fait que, dans cette pratique documentée, l’accent est mis sur la synchronicité du temps, alors que l’un des avantages de la communication numérique est justement la possibilité de communiquer au-delà des limites spatiales et temporelles. Étonnamment, les utilisateurs sont prêts à renoncer à cette possibilité afin d’avoir une interaction simulant une présence. Cette caractéristique de la synchronicité nous amène à découvrir l’ambivalence d’un écran qui est à la fois source de distraction par sa nature de divertissement et de concentration due à une surveillance mutuelle. Cela montre que l’appropriation de l’écran par ses utilisateurs, développant des normes et des codes d’usage différents selon des finalités elles-mêmes extrêmement diverses, fait naître des pratiques numériques originales. Cela nous rappelle le potentiel et la capacité des utilisateurs de faire l’arbitrage entre leur besoin et les contraintes (De Certeau, 1990).
31Concernant la dimension temporelle des pratiques numériques, Valérie Beaudouin (2009) met l’accent sur l’aspect de « la désynchronisation des temps sociaux et l’éclatement des espaces » des communications à travers un écran conduisant à « la diminution des rencontres en face-à-face, mais surtout l’augmentation très vive des échanges asynchrones » (p. 25). L’auteure ajoute que la visiophonie, ce que nous appelons un « appel vidéo » aujourd’hui, n’est pas parvenue à « entrer dans le champ de la communication interpersonnelle » parce qu’elle ne prenait pas en compte le « désir d’opacité avec d’autres » utilisateurs. Cependant, la pratique du camstudy dans le contexte de crise sanitaire conduit à requalifier l’utilité de cette fonction, car la visualisation et la synchronicité dans l’interaction jouent un rôle important dans cette pratique pour l’engagement dans ces relations sans intimité où il n’y a pas de contenu textuel dans les échanges. De plus, les individus arrivent à gérer l’utilisation pour à la fois garder l’opacité nécessaire et aussi bénéficier de l’interaction plus vive à travers la caméra.
32Explorer cette pratique du camstudy nous permet d’observer la capacité des utilisateurs à s’approprier l’usage des écrans ainsi qu’à prendre en compte une évolution des formes de sociabilité en repensant la manière dont on se sent lié aux autres, notamment dans un temps de changement radical, comme la pandémie a pu en être un. Effectivement, se demander ce que cette pratique signifierait en temps dit normal – non marqué par la pandémie – rend plus clair l’intérêt de cette étude. Face aux appropriations hétérogènes si rapidement réalisées et constamment changeantes, la question se pose également de la place que garderont ces nouvelles pratiques en ligne quand nous n’aurons plus de contraintes liées à la crise sanitaire, à l’origine de ces pratiques. Sont-elles des ersatz temporaires ? Ou vont-elles modifier profondément les manières d’interagir avec les autres ? Si oui, dans quelle mesure ? Sont-elles une occasion de découvrir de nouvelles façons d’entrer en contact ? Ou cela restera-t-il des tentatives d’arbitrage adaptées aux situations contraignantes ?
- 16 « À la fin du temps d’étude, je peux sentir que les autres sont fatigués, alors j’ai l’impression (...)
33Alors que beaucoup de netnographies sont orientées vers les discours textuels ou les traces des échanges – des publications, des conversations instantanées, etc. –, la spécificité du terrain Gooroomee repose sur le constat d’une absence d’interactions conversationnelles au moment des heures de travail. En effet, l’échange informel est systématiquement interdit par les règles, même si ces utilisateurs passent beaucoup de temps ensemble. De fait, les participants publient rarement des messages sauf pour valider leur présence ou pour faire savoir aux autres qu’ils partent avec un message tel que « je m’en vais, bon courage à tous et à toutes ! ». Sans surprise, il n’y a pas de réponse à ces messages. Parfois, des échanges en dehors des heures de travail sont possibles, car les utilisateurs échangent leurs coordonnées afin de pouvoir envoyer et recevoir des cartes cadeaux en fonction de la réglementation. Mais les utilisateurs ne s’échangent rien d’autre que ces cartes selon mes observations. L’absence de communication caractérise cet espace : c’est toujours le cas dans les salles d’étude avec des membres stables sur une durée assez importante. Cette coprésence sans interaction nous semble particulièrement intéressante, surtout quand les utilisateurs témoignent sur le forum des utilisateurs de Gooroomee, des liens ou du sentiment d’appartenance avec les autres membres du groupe qui se créent au cours des sessions de travail16. J’y trouve encore une fois une tentative délicate d’équilibrage assurant un sentiment d’être ensemble mais qui est non intrusif car systématiquement garanti par des règles.
34Nous pouvons reprendre ici le concept de l’« inattention civile » de Erving Goffman (1963) dans le contexte de l’interaction moderne qui implique le partage de l’espace avec la reconnaissance de la présence des autres, tout en respectant la distance fondée sur un consensus tacite pour ne pas interagir. Cette analyse du retrait intentionnel de toute interaction s’inscrit dans la continuité des travaux de George Simmel (1903) sur la vie sociale dans les métropoles, caractérisée par un certain degré d’indifférence dans les espaces hautement dépersonnalisés, entraînant le développement d’« une attitude blasée ». Ce processus assure à l’individu un degré de liberté personnelle, tout comme les utilisateurs du camstudy se libèrent de tous les rituels de socialisation tout en gardant la présence des autres nécessaire pour atteindre leur objectif : la concentration sans la solitude.
35À la lumière de ce concept qui repose sur une analyse des relations personnelles dans la société moderne, nous pouvons dégager des particularités interactionnelles dans la pratique du camstudy. D’abord, ces inattentions ou indifférences, telles qu’analysées chez Goffman et Simmel, sont fondées sur des règles implicites alors que les règles des camstudies imposent l’inattention de manière explicitement voulue, voire obligatoire pour les salles d’étude régulières avec les mêmes membres pendant un certain temps. Deuxièmement, les analyses des deux sociologues impliquent des rencontres aléatoires avec des inconnus tandis que le camstudy regroupe des individus socialement très homogènes dans le sens où ils sont motivés par des objectifs communs très clairement définis et ayant une forte sélectivité, ce qui normalement est propice à des échanges riches.
36Ici, la notion de « sociabilité sans lien » de Anne-Sylvie Pharabod (2017) paraît appropriée en tant que notion de référence pour analyser les particularités du camstudy. L’auteure la propose afin de décrire la sociabilité qui se nourrit de relations éphémères entre les individus qui se rencontrent hors ligne, et issue d’une interaction en ligne dans un contexte socialement très hétérogène, par exemple des utilisateurs du service de covoiturage. Elle montre que cette sociabilité sans lien est une « expérience relationnelle » qui peut permettre aux individus d’avoir « des interactions enrichissantes » avec des inconnus.
37À bien des égards, les interactions dans le cadre de ces deux pratiques sont opposées à celles décrites pour la sociabilité sans lien. Les participants au camstudy se révèlent être des populations homogènes, mais n’ayant aucun échange, ce qui paradoxalement peut engendrer des sentiments d’appartenance ou de solidarité. Face à cette appropriation particulière, des questions se posent. Pouvons-nous qualifier ces interactions limitées de pratiques de sociabilité ? Pouvons-nous leur conférer le statut d’espace créateur de liens, même très faibles ? Enfin, pouvons-nous parler de « liens sans échange » qui seraient une nouvelle configuration relationnelle à la lumière de la « sociabilité sans lien » ?
38Partant de l’observation participante du camstudy, notre recherche sur la possibilité des « liens sans échange » nourrit la réflexion sur l’évolution et la diversification du concept de sociabilité. La sociabilité se manifeste d’un côté par des pratiques spécifiquement et concrètement conçues pour des échanges où les interlocuteurs sont bien définis. D’un autre côté, dans les pratiques dont l’échange n’est pas la finalité, avec des rapports aux autres beaucoup plus abstraits, la sociabilité surgit entre des inconnus comme un phénomène périphérique, comme le montre la pratique du camstudy.
39Il ressort deux grands constats à l’issue de cette exploration. Dans un premier temps, nous observons que la place de l’écran, s’inscrivant dans les relations de différents niveaux d’engagement, devient de plus en plus importante. Ainsi, par l’utilisation de dispositifs numériques, on maintient des liens sociaux tout en créant une ambiance plus sociale (dans un contexte relationnel plus large) mais sans forcément nouer des relations. Autrement dit, les écrans n’offrent donc pas seulement une interaction suscitant la présence des proches, mais également la simple présence des autres avec qui nous n’aurions pas forcément noué de liens, de sorte que nous ne sommes pas dans notre bulle. De fait, la simple existence des autres peut donner un sentiment d’être ensemble, voire de solidarité, comme le vérifient des avis trouvés dans le forum des utilisateurs du site Gooroomee ou des commentaires sur les vidéos de type gongbang. Comme nous pouvons nous sentir seuls dans la foule, nous pouvons nous sentir connectés dans le cadre d’une quasi non-interaction, unis par la conscience d’être ensemble, comme si nous avions des liens sans échange. Deuxièmement, nous pouvons constater que les utilisateurs s’approprient des moyens divers pour réinstaurer, sur un écran, un contexte relationnel plus proche de la réalité des individus révisant pour un examen ou préparant un concours, notamment par la synchronicité du temps et la caméra. Ces deux constats nous invitent à repenser la possibilité de la variété des pratiques de sociabilité en ligne.
40Des questions issues de notre observation mériteraient d’être examinées. D’abord, à partir des profils des utilisateurs de camstudy, nous pourrions évoquer le problème de la fracture numérique ou de l’aspect générationnel de cette pratique, dans la mesure où le niveau d’équipement et la capacité de s’approprier des moyens divers afin de rompre l’isolement sont différents selon les statuts socio-économiques ou les tranches d’âge. De plus, nous pouvons nous demander pourquoi l’utilisation du camstudy est à ce point genrée (70 % des utilisateurs sont des femmes, nous l’avons dit). De ce côté, il serait également intéressant d’examiner la motivation des salles d’étude uniquement réservées aux femmes dont je faisais également partie.
41Le « sans contact », l’une des expressions les plus utilisées dans le vocabulaire de la pandémie, remet en question les critères classiques des liens sociaux dans un cadre recontextualisé. En documentant ces pratiques en plein essor en ces temps de distanciation sociale, période marquant un point d’inflexion, nous pouvons identifier une évolution du concept de sociabilité qui englobe les interactions selon différents niveaux d’engagement et d’intimité, étudiés sous l’angle du continuum entre vies hors ligne et en ligne.