- 1 Nous tenons à remercier les coordinatrices et les coordinateurs du dossier pour leur suivi rapproc (...)
1Une majorité d’universitaires ont vu leurs activités remises en cause pendant la pandémie de Covid-19, notamment du fait de l’impossibilité de voyager pour celles et ceux qui effectuent des travaux de terrain à l’international1. Contrairement aux chercheurs et chercheuses titulaires qui ont eu la possibilité de reporter leurs travaux de terrain, cette situation a été particulièrement difficile pour les doctorant.es, dont le travail de recherche doit être conduit dans un temps restreint. Beaucoup ont ainsi été contraint.es de très rapidement mettre en place des pratiques d’enquête ad hoc. Ce fut le cas des dix auteurs et autrices de cet article, tous et toutes inscrit.es en doctorat au Centre de recherches internationales (CERI), unité mixte de recherche commune à Sciences Po et au CNRS, en sociologie politique, relations internationales et études urbaines. Nous étions en première, deuxième, troisième ou quatrième année de thèse au début de la pandémie. Dans l’incapacité de nous rendre sur nos terrains à partir de 2020 et jusqu’à aujourd’hui pour certaines et certains d’entre nous, nous avons tous et toutes dû innover dans l’urgence (entretiens en ligne, mobilisation de sources numériques, etc.). L’objet de cet article est de comprendre quels ont été les effets de ces innovations et ajustements sur nos méthodes de travail et nos angles de recherche. Par enquête « sans contact », nous entendons un travail mené malgré l’impossibilité de se rendre physiquement sur les lieux où les pratiques sociales qui nous intéressent ont cours. Ainsi, l’enquête « sans contact » est marquée par une distance physique que l’on remplace par d’autres formes d’interaction (en ligne ou par téléphone) et d’autres modes de collecte de données (en ligne ou à travers des intermédiaires). En ce sens, si l’enquête « sans contact » peut se conduire entièrement ou partiellement en ligne, elle ne peut être seulement définie par ces modalités.
2La recherche qualitative « sans contact » n’est pas une problématique nouvelle (Bertrand et Bourdeau, 2010 ; Kozinets, 2010 ; Hallett et Barber, 2014 ; Christin, 2020), en particulier pour qui a travaillé sur des terrains en zones de conflits et a déjà fait face à cette situation en réfléchissant à des alternatives à l’observation in situ (Bouju, 2015). Au-delà des contraintes extérieures qui nous ont mené.es à diversifier nos méthodes, certain.es l’ont fait par choix. La recherche en ligne est une méthode désormais plébiscitée par beaucoup et certain.es pratiquent par exemple une « ethnographie digitale » (Varis, 2015). Considérant que le monde numérique constitue aujourd’hui un espace social quotidien pour les enquêté.es, ces travaux insistent sur l’importance de tenir compte des espaces virtuels dans une recherche ethnographique (Hallett et Barber, 2014). Si une majorité des doctorant.es auteurs et autrices de cet article se sont retrouvé.es contraint.es de recourir à l’ethnographie digitale pendant la pandémie, c’est parce que leurs travaux reposaient initialement sur des terrains ethnographiques, multisitués et/ou sur des pratiques informelles. Soudainement coupé.es de leurs terrains d’enquête, elles et ils ont alors été confronté.es à des tableaux en noir et blanc, privé.es des touches de couleurs qu’apportent les à-côtés, les moments volés, les discussions en marge des entretiens, que l’enquête qualitative et notamment ethnographique intègre habituellement.
3Cet article est ainsi le fruit d’une réflexion collective, entamée lors de discussions informelles dans les couloirs du CERI et approfondie à l’occasion de la rédaction de cet article. Il se fonde sur dix expériences de recherche menées sur des terrains étrangers. Nos objets de recherche sont relatifs aux politiques publiques dans divers secteurs (social, énergie, sécurité), à la mise en œuvre de programmes d’aide au développement, au fonctionnement des organisations internationales et des institutions politiques, au fait religieux ou encore aux dynamiques de ségrégation socio-spatiale. Les terrains ont été menés (ou projettent de l’être) en Belgique, en Bolivie, au Chili, en Colombie, aux États-Unis, en Inde, en Jordanie, au Liban, au Mali, en Namibie, au Niger, en Ouganda, au Pakistan, au Royaume-Uni, en Russie et en Suisse. Les dix doctorant.es ont recours prioritairement à des méthodes de recherche qualitatives (entretiens, observation participante, analyse de discours, exploitation d’archives), à la fois avant la pandémie et pendant celle-ci, grâce aux méthodes du terrain à distance.
4La pandémie a eu des effets distincts sur ces recherches, toujours en cours, en fonction de l’avancée du travail empirique au moment où les mesures sanitaires ont été annoncées. Certain.es avaient déjà pu effectuer des enquêtes de terrain approfondies avant le début de la pandémie. D’autres ont dû écourter un terrain à peine entamé, voire annuler un déplacement déjà planifié à cause de la pandémie. Enfin, plusieurs ont commencé leur thèse après le début de la pandémie et n’ont, de ce fait, pas pu se rendre sur leurs terrains respectifs au cours de leur première année.
5Si les stratégies d’adaptation ont nécessairement été différentes selon les situations, il ressort de cette réflexion commune que les doctorant.es ont été confronté.es à des difficultés similaires. Premièrement, des difficultés administratives (par exemple un refus de délivrance d’ordre de mission) ont causé des retards dans leurs travaux, allant de plusieurs mois à plus d’un an. Deuxièmement, les difficultés ont été d’ordre programmatique dans la mesure où les calendriers prévisionnels, effectués conjointement avec les directeurs et directrices de thèses ont été profondément désorganisés (annulation de séjours de recherche, annulation de participations à des manifestations scientifiques). Troisièmement, les doctorant.es ont dû gérer, bon gré mal gré, l’incertitude causée par la pandémie et qui a pu affecter leur équilibre émotionnel.
6À ces trois difficultés viennent désormais s’ajouter des questionnements d’ordre méthodologique et épistémologique. Conscient.es que les arrangements plus ou moins improvisés font partie du quotidien de toute recherche, même en dehors d’un temps de pandémie, nous avons fait le constat qu’ils sont généralement passés sous silence. La pandémie de Covid-19 et ses effets nous donnent ici l’occasion de revenir ensemble de manière réflexive sur les « bricolages » auxquels nous avons été contraint.es. Grâce à la mise en perspective de nos expériences variées, nous avons ainsi tenté de théoriser le terrain d’enquête à distance, d’en systématiser les pratiques, et de voir dans quelle mesure celles-ci s’inscrivent dans une transformation plus large des pratiques d’enquête en sciences sociales.
7Nous souhaitons ainsi poser la question suivante : comment la pandémie de Covid-19 a-t-elle mis en lumière des pratiques et des tendances révélatrices de l’état de la recherche en sciences sociales ? Dans un premier temps, nous nous intéresserons aux façons de se constituer un réseau d’informateurs et d’informatrices en débutant une recherche « sans contact », et sur les éventuels biais de sélection des enquêté.es qui en résultent. Nous interrogerons ensuite les modalités de production et de collecte de données à distance. Enfin, nous montrerons les effets que ces biais de sélection des interlocuteurs et interlocutrices, ainsi que des sources, ont à la fois sur la formulation des questionnements, sur les observations et sur les résultats. Un constat s’impose alors : celui de l’invisibilisation d’acteurs et actrices et de pratiques faiblement connecté.es et informel.les. Nous conclurons en montrant que ces expériences de recherche « sans contact » occasionnées par la pandémie sont un laboratoire nous permettant d’envisager les effets que pourraient avoir un ensemble de réformes en cours qui contribuent toutes à nous éloigner de nos terrains, comme en témoigne le manque de financement accordé au doctorat par la Loi de programmation de la recherche (LPR) adoptée en décembre 2020, et la multiplication des dispositifs de contrôle par des institutions diverses (école doctorale, CNRS, etc.) de l’accès aux terrains décrits comme « sensibles ».
8Des écrits méthodologiques de référence sur « l’enquête de terrain » avancent que celle-ci débute lorsque l’enquêteur ou l’enquêtrice est physiquement présent.e sur ce terrain (Beaud et Weber, 2010). Si une telle définition avait déjà été questionnée (Bennani-Chraïbi, 2010), elle est d’autant plus remise en cause par le contexte pandémique qui bouleverse les bornes spatio-temporelles du travail de terrain. L’enquête de terrain « sans contact » est une expérience qui diffère selon qu’on ait eu ou non la possibilité de se rendre préalablement sur les lieux de l’enquête. Démarrer une recherche en situation pandémique implique de déployer de nouveaux outils, inhabituels, pour identifier cibler les bonnes personnes, et leurs réseaux d’interconnaissance, pertinents à notre recherche et prendre contact avec elles à distance. Les réseaux sociaux permettent cela. Mais les plateformes utilisées varient selon l’âge des populations, leur catégorie sociale ou encore le moyen par lequel on souhaite les rencontrer. Dans le cadre de la recherche d’Anaëlle Vergonjeanne sur les parcours des jeunes militant.es pour le climat aux Nations unies, LinkedIn a permis d’identifier les différent.es acteurs et actrices d’une section particulière d’un bureau onusien et de reconstituer des relations entre enquêté.es en cartographiant les liens d’abonnements sous la forme d’une toile d’araignée, tandis qu’Instagram ou Twitter furent plus appropriés à la prise de contact avec les jeunes activistes pour qui ces plateformes sont des outils de médiatisation et de diffusion de l’information. Si les sites institutionnels peuvent compléter les réseaux, le fait de ne pas être directement mis en contact avec les individus diminue la probabilité d’obtenir une réponse à la demande d’entretien.
9Une des difficultés dans la première prise de contact est le risque d’enclicage (Olivier de Sardan, 1995, p. 20 ; Buu-Sao, 2019). La personne qui démarre une enquête se retrouve captive de la vision du groupe ou d’un réseau d’acteurs et actrices par lequel elle a approché son terrain, ce qui peut la mener à perdre l’accès à d’autres groupes et réseaux. Si l’on peut identifier des réseaux d’interconnaissance à distance, l’impossibilité d’une présence physique sur le terrain rend difficile « l’imprégnation » (Olivier de Sardan, 1995, p. 5-6), et limite la capacité à évaluer le positionnement effectif des acteurs et actrices dans les champs et les rapports de force du terrain étudié. Une entrée unique ou via des contacts en ligne risque donc d’occulter la complexité des relations de pouvoir dans un milieu. C’est pourquoi l’immersion reste un outil essentiel. Alix Chaplain qui travaille sur les municipalités libanaises s’est retrouvée dans une situation d’enclicage. S’essayant à une monographie à distance d’un village rural dans le nord du Liban, la doctorante a réalisé une observation numérique sur le site Facebook de la municipalité (analyse des publications, commentaires, évènements, identification des membres actifs) et pris contact avec le maire de la ville. À la suite du premier entretien, ce dernier a réorienté la doctorante vers d’autres habitant.es pour réaliser des échanges à distance. Cette veille sur les réseaux sociaux et la prise de contact avec les habitant.es laissaient voir une certaine homogénéité politique et confessionnelle dans la communauté. Or, la réalisation d’un terrain en immersion dans la municipalité au cours de la troisième vague de la pandémie au printemps 2021 a révélé un tout autre visage : la commune était en réalité divisée en deux camps politiques, ce que le maire s’était gardé de partager pendant les entretiens en ligne. Les membres de l’opposition boycottant les sites de la municipalité, ces dissensions n’étaient pas observables à distance.
10Par ailleurs, le processus de mise en confiance reste un enjeu majeur d’ouverture du terrain et d’accès aux autres acteurs et actrices, qui s’effectue souvent par effet « boule de neige », chaque contact entraînant les suivants. La dimension affective et cognitive de la confiance accordée aux chercheurs et chercheuses est alors centrale, mais créer la confiance sans jamais avoir vu une personne « en vrai » ou sans introduction par une personne tierce peut s’avérer difficile. Cela rend certains terrains tout simplement inaccessibles à distance, et ne peut être résolu sans un déplacement effectif sur les lieux de l’enquête. C’est le cas de Ronan Jacquin dont les enquêté.es, des populations précaires bénéficiaires de programmes sociaux en Ouganda et en Namibie, sont devenu.es inatteignables.
11Si la distance physique du terrain n’empêche pas toujours la prise de contact avec des enquêté.es et des personnes-ressources, les conditions d’entrée sur le terrain soumettent des enjeux fondamentaux de réflexion quant à l’interprétation des données ensuite récoltées par cette voie. L’inégale présence et visibilité des groupes et des personnes sur Internet, la spécificité des réseaux d’interconnaissance exploitables à distance et l’accès impossible aux éléments de contexte conduisent, dans de nombreux cas, à naviguer à vue.
12La réalisation d’entretiens à distance introduit plusieurs biais de sélection des populations qui ne peuvent être complètement surmontés sans retour sur le terrain. Ils naissent principalement des inégalités d’accès aux technologies parmi les populations que les sciences sociales étudient, mais également des outils numériques qui médient l’interaction.
13Réduit.es à un rapport « sans contact » au terrain, les chercheurs et chercheuses délèguent à des outils numériques la construction ou l’approfondissement progressif de leurs réseaux d’interconnaissance. Le risque réside alors dans l’effet de filtre, puisque la représentativité des informations et des contacts créés dépend de leur capacité à manier ces outils (réseaux sociaux, moteurs de recherche), et à identifier et contourner les nombreux biais qu’ils induisent dans la sélection des personnes à qui l’on s’adresse. Ces biais, comme tout autre, se contournent par la réflexivité ou par la maîtrise et la connaissance des fonctionnements algorithmiques (Christin, 2020). Ainsi envisagés, ils peuvent même ouvrir de nouvelles pistes empiriques. Par exemple, certains groupes moins visibles sur Internet du fait de la sélection algorithmique des principaux moteurs de recherche peuvent être accessibles via des moteurs de recherche alternatifs ou sur les réseaux sociaux en utilisant des applications open source, comme Twidere pour accéder à Twitter. Ces dernières trient les fils d’actualité de manière temporelle et non en fonction des préférences définies par l’algorithme. Néanmoins, l’opacité des algorithmes limite les conditions de l’exercice de la réflexivité et donc du choix des contacts.
14L’effet de filtre dépend également de facteurs liés à l’appartenance sociale de populations données. Le premier type de population dans ce cas est, tout d’abord, celle qui fait face à l’impossibilité matérielle d’avoir accès aux outils nécessaires pour un entretien à distance. Cette situation est le plus souvent due à l’appartenance à une classe sociale dominée qui ne dispose pas d’un budget pour s’équiper informatiquement, fait face à des infrastructures de communication de mauvaise qualité et subit une charge mentale plus importante une fois confinée dans l’espace domestique du fait de conditions matérielles défavorables. Le deuxième type renvoie, au contraire, à une population issue de classes dominantes, lesquelles sont parfois peu accessibles et demandent, de ce fait, une prise de contact de longue durée afin de pénétrer leur entre-soi (Bourdieu, 2002 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 2010). Ce sont donc des raisons d’herméticité de classe qui rendent ici l’enquête à distance plus ardue. Seul un usage complémentaire à un terrain déjà effectué permettrait de surmonter ce biais d’accès. Pour illustrer ce dernier point, nous pouvons prendre l’exemple de Pablo Barnier-Khawam qui a réalisé une enquête au sein du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme avant la pandémie qui confirme cette difficulté d’accès à certaines populations. Des raisons propres aux pratiques des diplomates qui entretiennent un rapport ambivalent au secret et à la transparence s’y ajoutent également (Placidi-Frot, 2013). Ce n’est que par le statut de stagiaire que Pablo Barnier-Khawam a pu avoir un accès facilité à une majorité d’acteurs et d’actrices de ce milieu socialement hermétique et y mener à bien son ethnographie d’un milieu, comme l’attestent ses tentatives préalables et infructueuses pour réaliser des entretiens par téléphone avec des fonctionnaires de l’ONU.
15Quand l’entretien à distance est rendu possible, deux difficultés persistent. La première tient au lieu où peut se dérouler ce dernier. Pour un entretien en présentiel, les chercheurs et chercheuses veillent généralement à ce que ses conditions favorisent la discussion et n’entraînent pas une indisposition pour l’enquêté.e à répondre aux questions. Des entretiens dans des conditions non préparées sont, bien sûr, courants pour des recherches qui privilégient l’ethnographie ou étudient des secteurs informels. Néanmoins, pour un entretien à distance, elles et ils font face à l’impossibilité fréquente de déterminer les espaces dont disposent les enquêté.es pour y participer. En fonction de la condition sociale de la personne, celle-ci peut donc se trouver exposée à des conditions non favorables, comme un lieu de travail ou familial au sein duquel de nombreuses sollicitations existent. La qualité de l’entretien s’en trouve ainsi fortement dégradée, ce qui peut avoir comme conséquence de privilégier des personnes pouvant garantir ces bonnes conditions d’entretien, dont on ne peut cependant jamais prévoir la planification avec certitude. Ainsi, pour sa thèse sur le droit à l’autodétermination des Aymaras de Bolivie et des Mapuche du Chili, Pablo Barnier-Khawam a conduit plusieurs entretiens à distance. Un de ceux-ci fut mené via la technologie VoIP (Voice over Internet Protocol) avec une dirigeante autochtone de Bolivie. Elle se trouvait dans son village près de Tarabuco et la mauvaise qualité du réseau Internet a provoqué l’interruption à trois reprises de l’entretien. Elle a alors proposé de monter sur la montagne près de sa maison afin d’améliorer la qualité de l’appel. Cet exemple confirme d’abord la difficulté pour l’enquêteur ou l’enquêtrice à favoriser de bonnes conditions d’entretien malgré la distance. Elle ou il peut alors involontairement pousser ses enquêté.es à effectuer des sacrifices supérieurs à la valeur accordée à cet échange. La situation contraire peut également se produire lorsque l’enquêté.e décide d’interrompre l’entretien, sans possibilité d’anticiper la fin de la communication à distance. Cela peut, bien sûr, avoir lieu en présentiel, mais le fait d’avoir une interaction rapprochée réduit en général ce risque car l’enquêté.e ne souhaite pas « perdre la face » (Goffman, 1998).
16Le choix du lieu où l’enquêté.e réalise l’entretien à distance renseigne donc en partie sur sa condition sociale et sa disposition à se prêter à l’exercice. Par ailleurs, les éléments non-verbaux, comme la gestuelle ou le décor en arrière-plan, l’enregistrement de ceux-ci et la simultanéité que l’entretien à distance par voie audiovisuelle permet sont précieux lorsqu’il devient nécessaire d’atténuer la distance existante avec son terrain de recherche. Il peut également être un moyen pour l’enquêté.e de parler dans un lieu qui lui est commode, malgré les limites mentionnées ci-dessus (Nehls, Smith et Schneider, 2015 ; Salmons, 2012 ; Bertrand et Bourdeau, 2010). Néanmoins, ces éléments ne peuvent égaler la quantité d’informations que fournit l’entretien en présentiel (Galimberti, 2021). Comme le soulignent Baczko et Dorronsoro (2020), la perte du contexte des acteurs et actrices au moment de réaliser un entretien à distance réduit les possibilités d’interprétation de leur discours. On pense à l’accueil et au départ quand le dictaphone n’est pas encore présent entre l’enquêté.e et l’enquêteur ou l’enquêtrice, la présentation avec la famille ou les collègues, les visites des locaux, ou les discussions de couloir.
17Les heures d’observation dans les bureaux et couloirs du Parlement sont par exemple extrêmement riches en informations pour Camille Abescat, dont la thèse de sociologie politique porte sur les pratiques du pouvoir des député.es jordanien.nes. Si elle ne peut y entrer sans avoir rendez-vous avec un.e député.e pour un entretien, le temps passé dans cette institution lui permet d’observer les interactions entre l’élu.e rencontré.e et son environnement. Elle peut ainsi voir qui sont les député.es qui passent régulièrement dans son bureau, la façon dont elle ou il les reçoit et les présente, devant l’élu.e et une fois celle ou celui-ci parti.e. Observer la taille du bureau, voir le nombre d’assistant.es au service de l’élu.e ou de visiteurs et visiteuses extérieur.es à l’institution permet enfin de comparer les ressources des député.es et de comprendre leur place au sein de l’institution parlementaire.
18L’impossibilité ou les difficultés à établir des contacts conduisent nécessairement à réfléchir à d’autres types de données qui, elles, peuvent être collectées à distance et auxquelles nous n’aurions pas prêté attention si l’accès au terrain avait été possible. Dans le cadre de ses recherches sur le parlement jordanien, Camille Abescat s’appuyait avant la pandémie sur des entretiens conduits avec des député.es et des observations (à l’intérieur et à l’extérieur de la Chambre des représentants). Une fois retournée et bloquée en France à partir de mars 2019 jusqu’à la fin de l’année 2020, sa stratégie fut de tirer profit de cet éloignement contraint pour analyser les données mises à disposition sur le site, les réseaux sociaux (Facebook) et la page YouTube du parlement.
19Plusieurs raisons ont motivé ce choix. Premièrement, obtenir un entretien avec un.e député.e jordanien.ne n’est pas toujours évident. Deuxièmement, au regard de leur emploi du temps chargé, peu de député.es acceptent d’en accorder un second. Considérant que des entretiens en ligne sont bien moins riches en informations que ceux conduits dans le bureau ou au domicile de ces élu.es, il s’agissait alors de ne pas compromettre la possibilité d’un entretien futur plus complet.
20Tout l’enjeu devient alors de mettre en place une méthodologie pour traiter, organiser et analyser ces données disponibles sur les espaces virtuels du parlement, au premier abord vertigineuses par leur quantité. Il convient tout d’abord de définir les objectifs de cette collecte alternative, afin de circonscrire l’étendue des données accessibles en ligne. Dans le cas de cette étude parlementaire, elles permettent d’obtenir beaucoup de matière quant au processus et au contenu législatifs. L’une des possibilités est d’adopter la démarche proposée par Marc Milet (2010), c’est-à-dire une approche fondée sur le suivi d’études de cas législatives, de manière diachronique ou synchronique.
21Une fois ces études de cas identifiées, une triangulation des données sur les différentes plateformes électroniques du parlement jordanien permet de retracer le parcours du projet de loi ou des amendements. De plus, la retransmission des séances parlementaires ou bien les archives mises en ligne donnent accès au contenu des débats parlementaires pour une compréhension fine des enjeux des projets en question ainsi qu’une analyse des prises de position des député.es, éclairant ainsi la constitution de coalitions politiques.
22Mais comment travailler à distance et observer un milieu d’interconnaissance quand aucune donnée institutionnelle n’est disponible ? Alix Chaplain travaille sur les pratiques d’accès à l’électricité au Liban et étudie notamment le rôle que jouent les municipalités dans la régulation des systèmes alternatifs ou illégaux de fourniture de ce service essentiel. En raison de l’absence de données officielles sur ce sujet et du fait que les terrains d’enquête sont majoritairement des zones rurales ou des centres urbains secondaires, aucune donnée statistique n’est disponible. Les réseaux sociaux se sont alors révélés une précieuse mine d’informations pour réaliser des monographies locales, une source non seulement complémentaire à l’immersion et l’entretien mais surtout essentielle. Comme le soulignent Ronald E. Hallett et Kristen Barber (2014), la généralisation et l’utilisation quotidienne des réseaux sociaux font des espaces numériques des espaces sociaux intéressants à observer pour une enquête ethnographique. Ainsi, pour observer le monde social des enquêté.es, il faut s’intégrer dans leur monde physique mais aussi numérique.
23Deux types d’outils ont principalement été mobilisés : Facebook comme outil de diffusion des informations par les municipalités et d’échanges entre résident.es (Lupton 2020) et, en second lieu, LinkedIn pour identifier les réseaux socioprofessionnels autour de la fourniture d’électricité. Gratuit et facile d’accès, Facebook est un outil massivement utilisé par les municipalités rurales et de petite taille au Liban, et permet à l’instar d’un journal local de partager avec les résident.es des informations sur la gestion des services publics locaux, les modes de tarification, l’organisation de la municipalité, certains comptes rendus des sessions municipales, etc. En temps normal, en parallèle des entretiens semi-directifs, les déambulations urbaines sont l’occasion d’interroger des habitant.es sur la régulation municipale. En l’absence de ces échanges informels, Facebook peut toutefois s’y substituer et servir dans une certaine mesure à sonder les habitant.es d’un village. Le réseau social se révèle alors une forme d’arène commune de délibération pour commenter les projets publiés. Grâce à cet outil, on identifie aussi qui est particulièrement impliqué de la gestion locale. Ainsi, sur des photos publiées sur Facebook, il est possible d’identifier les personnalités politico-religieuses présentes lors de la cérémonie d’officialisation d’un mini-réseau. Personnalités qui soutiennent ce projet en dépit de son illégalité3.
24En outre, Twitter, devenu une arène incontournable pour le débat public et notamment politique (Douay et Reys, 2016), peut aussi s’avérer un outil d’une grande utilité pour saisir les jeux d’acteurs et actrices et les controverses sur nos objets d’enquête. Suite à la publication d’une vidéo montrant un représentant haut placé du secteur de l’électricité au Liban soutenant l’action de l’État en matière de transition énergétique, une chercheuse interpelle ce dernier sur Twitter. L’universitaire dénonce une forme de décharge de la puissance publique sur les acteurs et actrices privé.es, symbole de « l’échec de l’État », et de la « fragmentation du pays », critique à laquelle ce haut responsable répond que l’action du secteur privé concernant les énergies renouvelables est au contraire orientée par les politiques gouvernementales. Ces discussions via Twitter témoignent ainsi de visions conflictuelles sur le rôle de l’État dans la transition énergétique.
25Ces méthodes de collecte de données sur les réseaux sociaux soulèvent toutefois deux limites. En premier lieu, un dilemme éthique se pose lorsque nous mobilisons des récits individuels issus de pages plus ou moins personnelles dans nos recherches (porosité entre espace public et espace privé sur Internet). Le fait de rendre publiques des pages personnelles doit être compatible avec le consentement des enquêté.es. L’anonymisation apparaît comme la condition sine qua non de l’utilisation de ces données dans nos écrits.
26En second lieu, il est nécessaire de s’interroger sur la place et la nature de ces données, publiées par les institutions ou récoltées sur les réseaux sociaux, dans l’enquête et les questionnements de recherche. Ce que les un.es et les autres disent publiquement ou choisissent de diffuser sur Internet, est généralement bien différent des témoignages pouvant être recueillis dans le cadre d’un échange bilatéral. Elles et ils accepteront souvent de se confier davantage sur leurs perceptions et leur expérience et pourront de plus expliquer les motivations de leurs actions. Si elle n’est pas la panacée, cette méthode de collecte numérique de données se révèle cependant un complément à la sollicitation d’un.e intermédiaire lorsque l’accès au terrain est contraint.
27Recourir à des intermédiaires sur place offre la possibilité à la fois de s’appuyer sur des personnes qui connaissent le terrain étudié et de se former à la récolte de données. La familiarité de ces personnes avec le terrain en question ouvre aussi des voies d’accès qui sont généralement plus coûteuses à mettre en place pour une personne allochtone. Aude Wyart et Nicolas Fait (2013) l’illustrent par le cas d’un dealer devenu intermédiaire par l’écriture d’un journal de bord ensuite transmis à la chercheuse. Néanmoins, s’il permet d’accéder à des données primaires plus aisément, le passage par un.e intermédiaire les transforme de facto en données secondaires.
- 4 Le niveau de rémunération du travail s’appuyait sur le salaire minimum du pays en question.
28Les inconvénients de la délégation de la recherche surgissent alors. Ils renvoient, tout d’abord, à une inadéquation potentielle entre les attentes des ethnographes et le travail réalisé par un.e intermédiaire, notamment en cas d’incompréhension autour de la problématique envisagée. Mais, parfois, cette inadéquation se transforme en la possibilité d’adopter des perspectives ignorées jusque-là. Pablo Barnier-Khawam a notamment délégué un travail d’archives journalistiques qui n’avait pu être terminé à cause de la pandémie4. L’étudiante, qui a réalisé cette tâche, lui a alors transmis des articles de prime abord hors-sujet par rapport au droit à l’autodétermination des Mapuche. Cette divergence entre les attentes et les données récoltées s’est pourtant avérée fructueuse, car l’interprétation de l’étudiante du sujet de recherche a permis d’en élargir sa conception et ainsi de faire le lien entre une perspective agricole productiviste de la dictature d’Augusto Pinochet et l’exclusion sociale des Mapuche à cette même époque. Nous constatons que le recours à des intermédiaires autochtones est profitable à la prise en compte d’un contexte qu’un regard allochtone tendrait à évacuer du fait de sa focalisation sur un sujet précis. De manière plus générale, engager une conversation avec des personnes autochtones au cours de l’enquête, et pas seulement sur le mode de l’entretien, élargit la compréhension de phénomènes sociaux dans des contextes étrangers.
29La réévaluation de la problématique de recherche en fonction des nouvelles données acquises reste, cependant, complexe lorsqu’on n’est pas exposé à son terrain. Ces difficultés sont particulièrement prévalentes lorsque la recherche porte sur un terrain inaccessible pendant une longue durée, ou sur des pratiques ou secteurs informels, et ceci du fait qu’on perd en familiarité avec son objet. Une fois de plus, la perte du contexte contribue négativement à l’adaptation d’une recherche puisque c’est ce contact sensible qui permet justement l’apparition de nouvelles interrogations (Olivier de Sardan, 1995, p. 11).
- 5 Ces pratiques ne sont pas sans risques, notamment celui de l’accentuation de relations inégalitair (...)
30Les informateurs et informatrices privilégié.es prennent toujours une place importante dans une enquête de terrain (Olivier de Sardan, 2008, p. 90-91), d’autant plus quand il s’agit d’un terrain à distance. L’expérience de Ronan Jacquin, travaillant sur les programmes de cash transfers et le rapport à l’État en Ouganda et en Namibie, illustre la manière dont la pandémie, du fait d’une perte de contact avec le terrain, a une incidence sur la construction de la recherche, même une fois de retour sur le terrain. En effet, dans un temps réduit, le recours à la méthode ethnographique fut en partie « court-circuité » par l’embauche d’un assistant de recherche freelance, disposant déjà d’un carnet d’adresses et d’une bonne connaissance des lieux, et donnant ainsi accès à certaines institutions et certain.es enquêté.es5. De plus, il fut également possible de tirer parti de ces contraintes sur le plan méthodologique : être accompagné.e sur le terrain par un informateur ou une informatrice local.e permet d’observer les interactions et les rapports de pouvoir entre différences catégories de personnes (celles qui informent et celles qui sont enquêtées).
31Face à l’impossibilité de se déplacer sur le terrain, la recherche effectue également un recentrement épistémologique, tendant à favoriser les acteurs et actrices ainsi que les objets les plus visibles à distance. L’étude des données institutionnelles ou publiées sur les réseaux sociaux contraint nécessairement à abandonner, du moins en partie, une analyse des pratiques informelles, invisibles ou difficiles d’accès dans un terrain « sans contact ».
32Par ailleurs, une partie des enquêté.es sont par nature réfractaires à publier sur Internet des informations sur leurs activités étant donné que celles-ci sont illicites, bien qu’elles se révèlent en pratique dominantes. Ne restent aisément accessibles que les organisations bien connectées et identifiables par leur façade en ligne. Ces contraintes méthodologiques induisent donc de facto des contraintes dans le choix des objets d’enquête, et cela a des conséquences sur les résultats mais aussi sur les problématiques de recherche.
- 6 Administration Centrale des Statistiques (ACS), Organisation internationale du travail, Union euro (...)
33Alix Chaplain a ainsi dû renoncer à certaines pistes de recherche pour en valoriser de nouvelles face à l’absence de données accessibles à distance concernant l’économie illégale et le secteur résidentiel. Si la fourniture illégale d’électricité concerne plus de 84 % des ménages au Liban6, et constitue en ce sens un mode dominant, souvent articulé avec le secteur conventionnel, ce secteur informel reste inaccessible à distance. C’est notamment en raison du caractère illicite de leurs activités que ces fournisseurs sont réticents à échanger des informations via Internet. Toutefois, cette moindre accessibilité est aussi liée à la nature interactionnelle de leurs activités (bouche-à-oreille) et à la faible utilisation des outils numériques pour réguler leur commerce.
34L’impossibilité de collecter des données à distance sur ce secteur illégal induit une moindre capacité à l’étudier et à saisir son articulation avec le système socio-politique local et national. En parallèle, l’impossibilité de mener des enquêtes auprès des ménages les plus précaires entrave une recherche sur les enjeux de précarité énergétique et d’injustice environnementale. Ce sont en revanche les entreprises industrielles et commerciales mais aussi les organisations internationales ou non gouvernementales qui se révèlent particulièrement actives sur les réseaux sociaux et enclines à réaliser des entretiens en ligne.
35Ainsi, se recentrer sur ces acteurs, actrices et institutions conduit à renoncer à des questions sociales, notamment relatives aux inégalités mais aussi aux enjeux sociopolitiques de régulation de la fourniture illégale. La recherche doctorale d’Alix Chaplain a donc été réorientée vers des objets plus institutionnalisés comme les politiques publiques de transition énergétique ou la gouvernance du secteur conventionnel – tandis que des objets comme le secteur illégal des générateurs ont été passés sous silence.
36Confinées, nos recherches se cantonnent donc non seulement aux façades que les institutions donnent à voir à distance, mais les objets et les personnes qui se situent en dehors de ces institutions, comme le secteur illégal, échappent à notre regard et en conséquence à nos questionnements.
37Les difficultés d’accès au terrain peuvent reconfigurer les pratiques de recherche mais également les questionnements théoriques. Dans le cadre de sa thèse, Léonard Colomba-Petteng s’intéresse à la mise en œuvre locale des missions menées par l’Union européenne au titre de la politique de sécurité et de défense commune. Jusqu’à une période récente, une majorité des travaux portant sur la projection de l’UE dans le monde ignorait les effets des interventions européennes sur ses terrains d’action.
38Léonard Colomba-Petteng cherche donc à effectuer un effort de « décentrement » de ce champ d’étude qui est encore largement focalisé sur les processus décisionnels à l’œuvre au sein des capitales et des institutions européennes (Onar et Nicolaïdis, 2013). L’enjeu est à la fois celui du décloisonnement des littératures et de la revalorisation du travail d’enquête de terrain dans les pays dits « du Sud » où se déploie la politique étrangère de l’UE (Millar, 2018).
39Or, l’éloignement géographique vis-à-vis des terrains d’intervention de l’UE représente un obstacle majeur à « l’opérationnalisation du décentrement » méthodologique (Keukeleire et Lecoq, 2018). Si Léonard Colomba-Petteng a pu effectuer plusieurs terrains à Niamey, Bamako et Agadez avant la pandémie, les mesures sanitaires ont rendu la poursuite des observations et des entretiens au Sahel plus compliquée. L’éloignement géographique du terrain d’enquête a donc induit un éloignement de facto vis-à-vis de la posture théorique revendiquée.
40La pandémie de Covid-19 a réorienté son enquête vers de nouveaux questionnements quant aux évolutions récentes de la politique étrangère de l’UE, notamment autour de la flexibilité et de la standardisation des procédures des États membres. Cela a permis de reformuler l’hypothèse initiale en insistant davantage sur les effets de rivalités bureaucratiques au sein des institutions européennes basées à Bruxelles (manque de ressources humaines, faible poids institutionnel, déficit d’expertise).
41Les difficultés d’accès au terrain causées par la pandémie de Covid-19 posent en outre des questions méthodologiques plus larges qui intéressent potentiellement l’ensemble des personnes travaillant sur des zones réputées « dangereuses ». Par exemple, avec le déclenchement de la guerre civile libyenne, le début de la crise malienne et l’expansion des groupes armés au Nigeria, le ministère français des Affaires étrangères « déconseille formellement » à ses ressortissant.es de se rendre dans la majeure partie du territoire du Niger.
42Aujourd’hui, l’ensemble du territoire nigérien, à l’exception de la capitale, est devenu difficile d’accès. Les difficultés, de plus en plus grandes, pour accéder à certains espaces, eux-mêmes de plus en plus vastes, posent des contraintes majeures devenues structurantes pour le travail de recherche. Or, pour les sciences sociales qualitatives, il est indispensable de rappeler que le terrain « est bien plus que le support pour une cueillette de données, fût-elle scrupuleusement respectueuse des règles prescrites par tel ou tel concepteur “méthode”. Le “terrain” a-t-on dit, mérite d’être pensé comme une partie constitutive, intégrée et organique, de la recherche elle-même » (Messu, 2016, p. 96).
43En conclusion, la diversité des situations rencontrées par nous, auteurs et autrices de cet article, met en lumière les bouleversements provoqués par la pandémie dans leurs parcours de thèse et la conduite du travail d’enquête. Nous avons tout particulièrement souffert de la fermeture de nos terrains de recherche, étant souvent incité.es, pour des questions de calendrier, à continuer notre collecte de données tant bien que mal. L’enquête à distance, qui constitue une alternative intéressante, pose cependant des problèmes saillants. Elle induit, d’une part, des méthodes et des compétences spécifiques (dépouillement d’archives, analyse de réseaux, ethnographie en ligne, etc.). Malheureusement, ces compétences ont souvent dû être mobilisées et développées sur le tas, sans formation préalable et parfois sans réflexion suffisamment poussée sur l’adéquation entre les méthodes et le projet de thèse. D’autre part, ces méthodes à distance ne sont pas sans conséquences sur la recherche : aussi bien le choix des enquêté.es ou la nature des données récoltées que le périmètre du sujet de thèse et de la problématique. En particulier, l’enquête à distance induit un biais qui écarte ce qui relève de l’informalité et de l’immersion, des composantes pourtant essentielles pour toute personne travaillant sur des terrains étrangers avec une méthode qualitative.
44Les difficultés d’accès à certains terrains continuent de creuser les inégalités entre la recherche produite par les plus précaires et leurs collègues mieux doté.es, pour lesquels la possibilité matérielle de se déplacer constitue en soi un « privilège épistémologique » (Baczko et al., 2021). Du point de vue des personnels de recherche, la difficulté de se voir délivrer des ordres de mission administratifs (en amont) s’accompagne de refus de remboursement des frais engagés personnellement (en aval). Aux nouvelles formes de contrôle bureaucratique de la recherche, qui parviennent à désinciter nombre de d’entre eux à se rendre physiquement sur leurs terrains, les entraves à la mobilité nuisent fondamentalement à la qualité des travaux produits.
45Enfin, cet article donne ainsi à voir les conséquences potentielles de politiques qui resserrent les conditions d’accès aux terrains « lointains », qu’il s’agisse de la raréfaction des financements, de l’appréhension des universités à fournir des ordres de mission à celles et ceux travaillant sur des zones dites « à risque » ou encore du contrôle éventuel par des comités d’éthique. Alors que Baczko et Dorronsoro (2020) soulignent que les données collectées à distance ne permettent pas d’envisager les contextes d’énonciation et donc posent des problèmes d’interprétation, nous avons ici montré que ce sont aussi les objets et les questionnements qui se trouvent transformés par la recherche « sans contact », en privilégiant l’institutionnel et l’officiel (objets comme personnalités). Ces réformes, si elles se poursuivent, font donc courir à la recherche en sciences sociales le risque de s’empêcher d’analyser et de comprendre les pratiques localisées du politique.
- 7 Nous renvoyons à une tribune publiée dans Libération pour le détail d’une prise de position commun (...)
46Or, l’analyse des transformations du paysage académique français montre déjà une tendance des pouvoirs publics à concentrer les ressources financières (par exemple le Programme Investissements d’Avenir) vers les établissements les mieux dotés et les plus réputés (Harari-Kermadec et Noûs, 2020). Nous tenons à préciser que nous sommes affilié.es à un centre de recherche bénéficiant de moyens importants, avec une forte visibilité institutionnelle dans le champ universitaire, et que nous avons donc accès à des ressources substantielles loin d’être la norme dans le paysage universitaire français. Mais l’accès réduit aux financements de terrain dans le contexte pandémique nous a néanmoins permis de prendre la mesure des effets potentiels d’une raréfaction de ces financements sur les recherches doctorales, ainsi que les risques scientifiques liés à la précarisation entraînée par les réformes actuelles du modèle universitaire7.
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