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La discrimination comme régime de qualification. Appréhender et prouver les injustices au travail

Discrimination as a qualification regime: Different ways of apprehending and proving the injustices at work
Vincent-Arnaud Chappe
p. 93-114

Résumés

La notion de discrimination présente une certaine instabilité définitionnelle en fonction notamment des différents espaces sociaux dans laquelle elle est utilisée. Cet article defend la thèse que son développement et sa consolidation relative sont néanmoins largement liés à l’apparition et la validation d’équipements de nature probatoire visant à stabiliser les processus par lesquels une situation est qualifiée de discriminatoire. En s’appuyant sur la notion de « régime de qualification », l’article montre ainsi les dynamiques non-linéaires d’évolution du terme « discrimination », décrit sa mise en concurrence avec d’autres termes (diversité et égalité professionnelle), et ouvre une discussion critique concernant les développements actuels autour de la « discrimination systémique ».

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Texte intégral

1Le 12 février 2021, le Défenseur des droits – l’institution française en charge, entre autres, de la lutte contre les discriminations – lance la plateforme de signalement [URL : https://www.antidiscriminations.fr], héritière d’une filiation vingtenaire de dispositifs venant accueillir la parole de personnes s’estimant victimes de discrimination1. Une visite du site Internet montre qu’au-delà de l’apparente évidence du mot « discrimination », un travail définitionnel est nécessaire pour délimiter la réalité qu’il recouvre2. Sous l’onglet « Qu’est-ce qu’une discrimination ? », on apprend que celle-ci se définit comme « un traitement moins favorable envers une personne ou un groupe de personnes ; en raison de critères définis par la loi (origine, handicap, sexe, religion, orientation sexuelle, apparence physique…) ; dans un domaine prévu par la loi (l’emploi, l’éducation, le logement, l’accès aux biens et services publics et privés) ». Derrière le nom commun se trouve ici adossé un dispositif de nature juridique dont la loi est l’entité déterminante.

2Le site Internet propose un repère accessible pour permettre à tout un chacun de nommer la discrimination, mais il ne mentionne pas l’ensemble des questions qui peuvent se poser devant les complexités des situations. Peut-on parler de discrimination quand des cheminots d’origine marocaine ont été moins bien traités que leurs collègues français en raison d’une disposition juridique elle-même pourtant parfaitement légale ? Ou quand une femme est licenciée pour le port du voile islamique dans une crèche associative ? Ces questions controversées sont l’objet de conflits d’interprétation quant au sens et à la portée attribuée au mot « discrimination ». Celui-ci, dans des temporalités différentes, s’impose dans différents droits internationaux et nationaux et étend progressivement son pouvoir de qualification. En France, il fait florès depuis le début des années 2000, dans le droit comme dans les politiques publiques ou dans les argumentaires des mouvements sociaux tournés vers l’égalité. Mais ce développement législatif s’accompagne également de luttes définitionnelles au sein de différentes arènes juridiques, ainsi que parfois de douloureuses incompréhensions entre la compréhension profane du terme et sa validation par le droit.

3Si le mot de « discrimination » a connu un succès dans l’espace public, d’autres notions, apparentées mais aussi parfois concurrentes, existent également et sont saisies pour désigner des situations proches. Égalité des chances, diversité, parité, inclusion… autant d’occurrences dont le sens s’entremêle souvent avec celui de discrimination. De même, cette dernière est souvent qualifiée de multiples façons (directe, indirecte, intentionnelle, inconsciente, statistique, « par goût », intersectionnelle, statistique, systémique, etc.). Quel sens donner alors à cette pluralité de dénominations visant à désigner des situations troublantes vis-à-vis des normes d’égalité ? Peut-on parler d’instabilité sémantique, et si oui, n’est-elle que la manifestation d’un pluralisme sans conséquence, faisant écho à la pluralité du réel, ou est-elle plutôt le signe d’une instabilité sociale plus structurelle quant à l’appréhension du fait de discrimination ?

4La thèse que cet article défend est la suivante : le développement de la notion est largement lié à l’apparition et la validation d’équipements et dispositifs visant à stabiliser les processus par lesquels une situation est qualifiée de discriminatoire. Ce mouvement, dont la finalité vise à la fois à décrire le réel et à agir en sa direction à travers des pratiques de réparation ou de prévention, n’obéit néanmoins pas à une évolution strictement linéaire dans la mesure où différentes épreuves sont susceptibles de provoquer des bifurcations dans le cheminement sémantique du terme. En sus, d’autres dynamiques définitionnelles rentrent en concurrence avec le mot de discrimination, en s’articulant différemment à une description normative du réel : ces termes alternatifs (et/ou concurrents) se distinguent d’abord par leur modalité de construction. Ils ne visent pas un mal dont il faut se prémunir (autour d’une construction séquentielle : qualifier la réalité puis la réprimer), mais un bien qu’il s’agit d’atteindre. Les notions d’« égalité professionnelle » mais aussi d’« égalité des chances » ou de « diversité » sont ainsi des horizons valorisables pour eux-mêmes ou au sein d’un espace de valeurs dans lequel ils prennent sens.

5Cette construction positive pose néanmoins la question de l’opérationnalisation, au regard notamment de la notion de non-discrimination. L’avantage comparatif de ces notions est celui de l’explicitation de la visée politique : là où la non-discrimination se définit d’abord par la négative – le bien qui y est attaché ne s’affirmant que de façon intermittente et controversée à travers le travail d’interprétation doctrinal et jurisprudentiel – et nécessite, dans ses modalités économiques ou juridiques, une démonstration relationnelle ou causaliste relativement étroite, d’autres notions concurrentes élargissent l’horizon du souhaitable en l’instaurant non plus seulement au niveau localisé de l’épreuve (non-discriminante), mais au niveau organisationnel et/ou structurel de la répartition des biens rares entre groupes sociaux. Ce mode de construction achoppe néanmoins – bien plus que la non-discrimination – sur la question de l’équipement définitionnel et des effets susceptibles d’advenir. Dans leur détermination historique, ces termes concurrents ne disposent pas d’un dispositif probatoire élaboré reposant sur une épreuve de vérité susceptible d’emporter de façon consensuelle la conviction, même si cette impossibilité se manifeste à des niveaux très différents et repose également sur des raisons diverses.

6À l’appui de cet argument, nous développons la notion de « régime de qualification ». En s’inscrivant dans une perspective constructiviste où la discrimination est saisie comme une catégorie ordinaire permettant de faire sens des épreuves de l’existence (Dubet et al., 2013 ; Talpin et al., 2021) et comme appui à l’action dans la mesure notamment où elle repose sur une infrastructure institutionnelle et juridique (Fassin, 2002 ; Eberhard, 2010), nous portons notre analyse sur les techniques et instruments par lesquels les acteurs cherchent à rendre crédible leur qualification. La notion de « régime de qualification » permet ainsi d’étayer l’intérêt pour le développement de la catégorie sociale de discrimination (et de ses interprétations) par une prise en compte des modes d’argumentation, prises et épreuves de « tangibilité » qu’elle occasionne (Chateauraynaud, 2020). Un régime de qualification spécifique – compris comme un processus stabilisé de désignation des faits – s’appuie alors sur un dispositif, c’est-à-dire « un enchainement préparé de séquences, destiné à qualifier ou transformer des états de chose par l’intermédiaire d’un agencement d’éléments matériels et langagiers » (Dodier et Barbot, 2016), dont la nature probatoire vient souligner la visée de factualisation des qualifications impliquées.

7En fonction de la définition de la notion de discrimination – celle-ci pouvant être plus ou moins explicite ou implicite, et fluctuer au fur et à mesure des épreuves de qualification – et de l’effectivité du dispositif probatoire, l’étendue des situations appréhendables peut évoluer plus ou moins grandement. Mais l’extension du périmètre définitionnel, si elle est susceptible d’étendre l’espace de la réalité qualifiable, peut également avoir pour effet d’affaiblir l’effectivité probatoire des dispositifs qui rendent in fine possible et surtout solide la qualification de discrimination.

8La première partie de cet article rend compte de l’historicité et de la structure de deux régimes de qualification des discriminations particulièrement centraux : le droit du travail et l’économie du travail. Elle montre le processus de stabilisation des dispositifs probatoires qui la composent, mais également l’indétermination référentielle qui continue à être associée au mot de « discrimination ». La deuxième partie analyse les rapports concurrentiels qu’entretient le terme de « discrimination » avec d’autres termes connexes – la « diversité » et l’« égalité professionnelle » – caractérisés à la fois par leur extension descriptive et par la fragilité des dispositifs probatoires qui y sont liés. À partir du développement actuel de la notion de « discrimination systémique » dans la littérature scientifique et dans l’arsenal juridique, la troisième partie entame une discussion sur les avantages et risques portés par une extension définitionnelle de la discrimination, notamment au regard des exigences d’opérationnalisation probatoire du terme.

9Cet article synthétique s’appuie sur un ensemble de recherches menées de façon individuelle ou collective depuis 2008 sur la discrimination dans le domaine du travail sur lequel se concentrera la démonstration : une recherche doctorale sur le recours aux tribunaux des victimes de discrimination au travail (Chappe, 2019a), une recherche menée avec Narguesse Keyhani grâce à un financement du Défenseur des droits sur les cheminots marocains ayant attaqué la SNCF pour discrimination liée à la nationalité (Chappe et Keyhani, 2018), une recherche collective coordonnée par Cécile Guillaume sur la discrimination syndicale (Chappe et al., 2019), une recherche collective coordonnée par Sophie Pochic sur la négociation de l’égalité professionnelle (Pochic et al., 2019), et une enquête transversale menée depuis 2014 sur les appuis statistiques de la lutte contre les discriminations en entreprise (Chappe et Eberhard, 2020).

La discrimination en économie du travail et droit du travail : deux régimes de qualification stabilisés

10Cette partie vise à décrire la structure de deux régimes de qualification de la discrimination associés à deux « modes de véridiction » (Latour, 2002) : l’économie du travail et le droit du travail. Ces deux régimes, bien qu’obéissant à deux logiques a priori distinctes (la connaissance pour le premier, la réparation pour le deuxième) présentent la caractéristique commune d’avoir atteint, en France, à la fin de la première décennie des années 2000, un certain niveau de stabilité. Celle-ci est le produit d’une histoire qui se déploie, pour l’une comme pour l’autre, depuis les États-Unis des années 1950 et qui a vu leur capacité de qualification se développer parallèlement au perfectionnement des dispositifs probatoires, sans effacer pour autant toute incertitude dans les épreuves de qualification de la discrimination.

L’économie du travail : un régime de qualification équipé par des dispositifs probatoires perfectionnés

  • 3 Une recherche sur le site [URL : https://theses.fr] à partir des mots-clés « Discrimination » et « (...)
  • 4 Cette sous-partie s’appuie notamment sur la lecture des travaux en histoire des sciences économiqu (...)

11Les sciences sociales françaises ont, dans leur diversité, largement investi la thématique des discriminations depuis les années 2000. Parmi les disciplines ayant développé des enquêtes visant à objectiver et expliquer la discrimination, les sciences économiques, et plus singulièrement l’économie du travail, tiennent une place particulièrement importante, devant la sociologie, la gestion, la psychologie ou le droit3. Cet intérêt des économistes pour les discriminations doit être rattaché à une longue histoire scientifique4.

12Bien qu’on puisse faire remonter la réflexion sur les discriminations économiques aux économistes classiques et notamment à Jeremy Bentham, le développement moderne d’une économie des discriminations se rattache aux travaux de Gary Becker (Becker, 2010 ; Chassonnery-Zaïgouche, 2013). À travers lui se stabilise une définition de la discrimination comprise comme décalage entre la productivité réelle de l’individu et son traitement sur le marché du travail, en raison d’une prise en compte par les agents économiques de caractéristiques extérieures à sa productivité (typiquement le sexe ou la « race » de l’agent économique). Si le modèle économique original de Becker postule l’aversion comme facteur explicatif (une discrimination par « goût » faisant office de boîte noire), le tournant cognitif en économie – intégrant les questions d’asymétrie d’information et d’apprentissage – a complexifié le modèle en intégrant notamment l’idée de discrimination statistique. Celle-ci pose la question de la rationalité économique de la pratique discriminatoire, en théorisant la discrimination comme la conséquence d’une corrélation statistique entre un trait observable (typiquement la couleur de peau) et une variable cachée a priori comme la productivité (Phelps, 1972 ; Arrow, 1998). La discrimination statistique – ou probabiliste – peut ainsi qualifier des pratiques discriminatoires qui ne s’ancrent pas dans l’aversion pour certains traits essentialisés : on peut ainsi imaginer que dans certaines situations, des individus s’appuient sur des corrélations entre origines géographiques et productivité, non pas par « racisme », mais dans la mesure où ces origines peuvent être, à un niveau statistique, des proxys convenables du niveau d’éducation et donc de productivité. Cette production conceptuelle, tout en étant sujette à de nombreuses discussions théoriques (concernant notamment la rationalité du raisonnement décrit ainsi que sa moralité), a permis d’étendre le champ de la conception économique de la discrimination au-delà des seules discriminations motivées par une répulsion à l’encontre de groupes sociaux spécifiques.

  • 5 La méthode Oaxaca-Blinder est une méthode statistique visant à comparer, sur un échantillon donné, (...)

13Comme l’explique Cléo Chassonnery-Zaïgouche (2014), les raffinements conceptuels autour de la discrimination se sont accompagnés du développement d’instruments élaborés de preuve, qu’on peut catégoriser par ces deux grands principes : d’abord des méthodes indirectes visant à produire une mesure résiduelle de la discrimination qu’on peut rapporter à la variable testée (méthode Oaxaca-Blinder notamment5), puis des méthodes directes d’expérimentation, en laboratoire ou de « terrain » via les « audits de situation » popularisés en France sous le nom de testing. Ces méthodes ont permis la production et la circulation de nombreuses données, produites au sein des dispositifs scientifiques de validation de la connaissance (qualification professionnelle des acteurs utilisant les méthodes scientifiques et processus de validation par les pairs), sur la discrimination à l’emploi. C’est notamment le cas en France depuis le milieu des années 2000, avec le développement de recherches concernant la mesure de discrimination salariale liée au sexe (Meurs et al., 2020), mais surtout avec le développement du testing scientifique dans le sillage des travaux de la Fédération de recherche « Théorie et évaluation des politiques publiques » (Duguet et al., 2009).

La discrimination en droit du travail : l’élaboration récente d’un régime de qualification activant les possibilités d’une réparation

14À l’instar de l’économie, le régime de qualification de la discrimination rattaché au droit du travail doit être réinscrit dans son historicité. Le droit français s’est largement étoffé depuis le début des années 2000, mais sa construction ne s’est pas faite ex nihilo. Il est d’abord le produit d’une histoire nationale de la non-discrimination, qui depuis la « loi Pleven » de 1972, a fait de la discrimination une qualification pénale pensée à travers la catégorie de l’intentionnalité raciste et du trouble à l’ordre public. Mais, tel qu’il se construit notamment à partir de 2001, il est également le fruit d’une histoire juridique européenne qui elle-même n’est pas étrangère aux évolutions jurisprudentielles étasuniennes, impulsées par une pluralité d’acteurs mobilisés en faveur de cette cause (Pedriana et Stryker, 2004). Différentes évolutions conceptuelles comme la notion de disparate impact aux États-Unis (Sabbagh, 2003), de discrimination indirecte dans l’Union européenne, ou d’aménagement de la charge de la preuve, participent d’un dépassement de la conception intentionnelle de la discrimination, au profit d’une conception conséquentialiste moins attachée au dévoilement d’une volonté qu’à l’exhibition d’un processus ou de ses conséquences discriminatoires.

15Ce développement d’un droit français de la non-discrimination revivifié par le droit européen est particulièrement flagrant en droit du travail. L’élargissement conceptuel de la discrimination est indissociable du développement de nouvelles techniques probatoires qui se sont diffusées dans les arènes judiciaires. Alors que la méthode du testing a jusqu’ici principalement été utilisée dans les procès pénaux, de nombreux contentieux de discrimination au cours de la carrière (notamment en raison du sexe ou de l’activité syndicale) se sont appuyés sur des éléments de preuve statistiques ou tout du moins quantifiés (Leclerc, 2013 ; Médard Inghilterra et al., 2020).

16Le succès d’une méthode de preuve longitudinale dite « méthode des panels » est parfaitement significatif de l’importance des instruments probatoires dans le développement de ce régime de qualification (Chappe, 2013). La méthode des panels établit une comparaison quantifiée et graphiquement représentée entre le demandeur alléguant la discrimination et un groupe témoin. Outre de participer au faisceau d’indices concernant la discrimination, elle permet une quantification de son équivalent monétaire (l’estimation du manque à gagner comme somme du différentiel monétaire croissant entre le plaignant et le groupe témoin) : cette mesure sert alors d’appui dans la demande de réparation formulée au titre de dommages et intérêts.

17Cet instrument de preuve s’est progressivement formalisé au cours des deux dernières décennies. Il a atteint une reconnaissance stabilisée devant le dispositif prud’homal (même si subsistent des incertitudes concernant son application par les juges), les professionnels du droit orientant aujourd’hui leur stratégie sur la nécessité de pouvoir recueillir en amont de la procédure les éléments d’information permettant de déployer ensuite la comparaison diachronique.

Une stabilisation partielle des régimes de qualification

18Ces deux régimes de qualification de la discrimination sont caractéristiques d’un processus de stabilisation avancée. Dans les deux cas, après une première phase d’expansion conceptuelle, une certaine définition effective de la discrimination s’est installée, même si les effets de ces deux régimes de qualification diffèrent fortement. Concernant l’économie du travail, il s’agit d’abord d’un effet indirect, par la mise en circulation dans l’espace public de résultats qui participent d’un processus de prise de conscience de la discrimination voire de construction de cette dernière en tant que problème public : il n’est pas anodin à cet égard qu’un certain nombre de testing aient directement été commandités par des agences publiques et aient fait l’objet d’une communication gouvernementale (Challe et al., 2020). La force de qualification du droit est encore plus flagrante dans la mesure où elle implique une légitimité étatique (Cayla, 1993), susceptible d’engager la société dans son ensemble dans le cadre de la procédure pénale, et qui ouvre en retour à des actions de réparation symboliques ou matérielles ainsi qu’à la possible condamnation pénale du mis en cause.

19Dans les deux cas également, les opérations de qualification sont assises sur le développement de techniques de preuve – elles-mêmes inscrites dans des dispositifs et organisations plus larges (le procès dans le cas du droit, les institutions encadrant la production de connaissances scientifiques dans le cas de l’économie) – qui assurent la solidité de ces épreuves de réalité. Notons enfin que les régimes de qualification ne sont pas étanches entre eux : comme le montre à nouveau Chassonnery-Zaïgouche (2014) dans le cas américain, les dispositifs probatoires de l’économie ont pu être mobilisés dans des procès pour discrimination.

20Il ne faut pas néanmoins surestimer la linéarité de ce processus. Le développement des techniques probatoires ne s’oppose pas au déploiement de controverses quant à la portée définitionnelle du mot « discrimination ». C’est le cas en économie où l’interprétabilité et la généralisation des opérations de quantification de la discrimination sont sujettes à discussion, à tel point que sa potentielle calculabilité peut être mise en doute (Jugnot, 2019). Aux marges de la discipline économique et plus largement dans les sciences sociales, c’est plus largement la remise en cause de la définition beckerienne de la notion de discrimination qui peut être observée, en déployant une lecture des compétences et de la productivité comme produit de conventions plutôt que de mesures objectives (Marchal, 2020) : par extension, c’est le caractère objectif de la justification ou de l’illégitimation des inégalités qui peut être remis en cause.

  • 6 En 2001, six employées de Walmart, la grande enseigne américaine de distribution, ont attaqué leur (...)

21On peut faire le même constat en droit. À distance d’une lecture évolutionniste du droit de la non-discrimination, celui-ci est traversé par des controverses concernant sa focale plus ou moins individuelle ou collective (Stryker, 2021), les conceptions implicites de l’égalité qu’il recouvre (Porta, 2011a, 2011b) et la portée des interprétations conséquentialistes (Selmi, 2005). Au-delà de l’exégèse académique, les épreuves judiciaires témoignent du caractère disputé et non définitivement stabilisé de la qualification de discrimination. Dans l’affaire Walmart6, le refus de la Cour suprême de considérer le caractère potentiellement collectif des discriminations alléguées a été considéré comme un renversement majeur de la jurisprudence concernant la prise en compte des discriminations non-intentionnelles (Reinsch et Goltz, 2013). En France, les atermoiements concernant les questions relatives à l’interdiction du port du voile sur le lieu de travail (Wolmark, 2014), au caractère collectif des discriminations (Guiomard, 2021) ou à l’application de la méthode des panels (Leclerc, 2013), témoignent plus largement des limites, contradictions et incohérences qui traversent ce droit (Serverin et Guiomard, 2014 ; Mercat-Bruns, 2020), notamment quand il s’agit de se saisir de la question des discriminations raciales (Défenseur des droits, 2020 ; Chappe et Keyhani, 2022). L’enjeu de la « réalisation » de ce droit (Médard Inghilterra, 2022) nourrit ainsi de nombreux débats et propositions visant à améliorer l’effectivité de son architecture juridique, et des agencements actuels entre les différentes définitions législatives de la discrimination (discrimination directe et indirecte notamment).

Égalité professionnelle et diversité : des régimes de qualification alternatifs ou concurrentiels

22Alors que la notion de discrimination a atteint un relatif niveau de stabilité au sein de régimes de qualification se rapportant à divers espaces sociaux, d’autres notions se sont développées de façon parallèle – et souvent concurrente – pour traiter des questions d’égalité et d’(in)justice au travail. Nous nous arrêtons notamment sur deux expressions qui ont connu chacune une fortune importante dans l’espace social : la « diversité » et « l’égalité professionnelle ». Leur point commun est d’abord de présenter un horizon souhaitable, plutôt qu’un mal dont il faudrait se prémunir, même si leur construction historique et la façon dont elles s’agencent avec la qualification de discrimination diffèrent fortement entre elles.

La diversité, ou les ambiguïtés d’une qualification sans dispositif de preuve

23La notion de diversité dans les organisations a une longue histoire, qui prend d’abord racine aux États-Unis. Elle y apparaît dans les années 1980 comme le résultat d’une requalification et d’une institutionnalisation des politiques antidiscriminatoires au sein des entreprises (Dobbin, 2009), entretenant un rapport à la fois de continuité et de trahison avec les normes juridiques de la non-discrimination (Edelman, 2016). Elle reçoit néanmoins une reconnaissance au sein des arènes juridiques étasuniennes, qui en font un objectif légitime justifiant les politiques d’affirmative action (Sabbagh, 2003). Ses développements contemporains rentrent néanmoins en tension avec les exigences d’égalité portées par le droit (Skrentny, 2013).

24En France, la notion apparait au début des années 2000, portée par des entrepreneurs soucieux de thématiques sociales. La recherche d’une diversité – d’abord ethno-raciale avant de s’étendre rapidement à toutes sortes de critères – est rapidement justifiée dans la communication des entreprises par des arguments de performance économique (en sus des arguments initiaux en termes de justice), la diversification de la main d’œuvre étant associée à des conséquences positives pour les dynamiques d’innovation et de créativité organisationnelle (Bereni, 2009).

  • 7 On peut néanmoins évoquer des tentatives marginales de calculer – dans des articles à teneur scien (...)

25L’émergence et le succès de la notion de diversité ne se sont néanmoins pas accompagnés du développement systématique de techniques probatoires, sous forme par exemple d’indices de diversité, visant à objectiver l’état de l’organisation par rapport à cet objectif7. Aux États-Unis, si le droit a rendu légale l’utilisation de pratiques préférentielles à des fins de diversification, il a cependant largement restreint la possibilité que ces pratiques s’appuient sur des quotas venant quantifier de façon rigide la répartition des individus en vue d’un critère de diversité. En France, la possibilité pour les entreprises ou administrations de recevoir le « label diversité » ne passe pas par une démonstration en termes de résultats, mais par l’exhibition d’éléments censés démontrer le caractère juste de différents processus organisationnels (concernant par exemple l’embauche ou les promotions). De même, les discussions actuelles portant sur un « index diversité » n’arriment pas ce dernier à un processus probatoire concernant l’effective diversification de la main-d’œuvre. À l’exception de l’enjeu de répartition genrée de la main-d’œuvre indexé à un objectif de parité, la diversité n’a vu jusqu’ici la consolidation d’aucun équipement fort permettant son objectivation.

L’égalité professionnelle : un régime de qualification en devenir ?

26Contrairement à la diversité, l’histoire de la notion d’égalité professionnelle est propre à la France. L’expression s’institutionnalise avec la loi Roudy de 1983, défendue alors par les chercheuses féministes – notamment juristes – comme une étape permettant le passage de « l’égalité de traitement » à « l’égalité des chances » (Lanquetin, 1983) : il s’agit ainsi de défendre une conception extensive et substantialiste de l’égalité, qui vise à s’attaquer à des processus inégalitaires plus complexes que les traitements différenciés explicitement liés au sexe, dans le but d’atteindre une égalité réelle et matérielle entre femmes et hommes. Le dispositif législatif ne dit néanmoins pas clairement ce qui est entendu par égalité professionnelle : les entreprises ont la latitude de définir, à travers la négociation entre partenaires sociaux, les mesures nécessaires en prise avec les spécificités organisationnelles et sectorielles, à partir d’une évaluation interne du caractère plus ou moins problématique de la situation.

27Dès 1982, les entreprises sont obligées d’adopter un équipement statistique à destination des partenaires sociaux, en produisant annuellement un « rapport de situation comparée entre femmes et hommes » (RSC) objectivant les situations d’inégalité à travers des indicateurs multiples en lien avec l’égalité (Chappe, 2021). Ce RSC porte une logique exploratoire plus que probatoire : il s’agit d’équiper les acteurs du dialogue social en mettant à leur disposition une profusion de données multidimensionnelles (embauche, statuts, salaires, promotions, formations, etc.). Cette abondance quantificatrice apparait néanmoins paradoxale au regard de la déficience de nombreux syndicats dans leur capacité à identifier les éléments pertinents et à se saisir des prises présentes au sein du document (Chappe et Demilly, 2021).

28Depuis 2018, les entreprises sont néanmoins confrontées à l’obligation de produire un « index d’égalité professionnelle ». Il est conçu comme une réponse du gouvernement aux critiques syndicales concernant le caractère trop faiblement contraignant des dispositifs de négociation, tout en faisant écho aux initiatives des grandes entreprises s’équipant depuis les années 2010 d’instruments calculatoires des inégalités salariales (Chappe, 2019b ; Chappe et Pochic, 2021). L’index est composé de quatre notes aboutissant à un total de 100 : il intègre à la fois une très forte dimension de non-discrimination salariale appréhendée au niveau de l’entreprise, ainsi que des exigences en termes de parité au sein des postes à très haute responsabilité. L’organisation qui échoue trois années de suite à obtenir la note de 75/100 peut être condamnée à des pénalités financières, instituant ainsi une évolution d’une logique d’obligation de moyens à une logique d’obligation de résultat. De nombreuses critiques ont été portées en amont par les syndicats concernant le caractère restreint et imparfait de l’index (Chappe, 2019b). Il peut néanmoins être appréhendé comme un dispositif performatif (Coron, 2020) participant à produire et stabiliser une définition standardisée de l’égalité professionnelle puis à engager une action en retour des organisations.

Des rapports ambigus à la qualification de discrimination

  • 8 La notion d’affirmative action s’inscrit dans une logique d’« anti-discrimination » s’étendant au- (...)

29Au-delà du fait qu’ils pointent vers un objectif et non une situation répréhensible, ces deux termes de « diversité » et d’« égalité professionnelle » s’articulent de façon complexe à la non-discrimination (à l’instar de la notion d’affirmative action avec laquelle ils partagent des points communs8), exprimant à la fois un rapport d’intégration et de dépassement, ainsi qu’une ambiguïté entre une conception processuelle et une plus substantialiste du bien visé.

30Du côté de la diversité, le rapport avec la discrimination s’exprime de façon largement conflictuelle. Si l’histoire montre une forme de continuité initiale, les acteurs promouvant ce terme expriment volontiers une distance importante par rapport au cadrage juridique et institutionnel. La rhétorique « positive » – et largement volontariste – de la diversité s’oppose au caractère contraignant des normes juridiques de non-discrimination, dans la mesure notamment où elles font peser un soupçon sur les pratiques non-éthiques de l’entreprise. L’utilisation réflexive de la notion de « diversité » – plutôt que celle de discrimination – constitue ainsi un marqueur fort en termes de positionnement politique et pratique au sein des organisations, sans que pour l’instant la première se soit substituée à la deuxième. Aux États-Unis, l’existence de « politiques de diversité » sert aux employeurs mis en cause dans des procès de discrimination pour justifier, souvent avec succès, de leurs bonnes pratiques (Edelman, 2016). En France, les « professionnels de la diversité » expriment une volonté d’aller « au-delà du droit », entretenant l’idée que celui-ci est certes un socle, mais que ses exigences sont déjà réalisées et surtout que celles-ci ne suffisent pas (Bereni, 2022). Les recherches sur le déploiement des politiques de diversité insistent ainsi très largement sur leur caractère largement symbolique ou discursif (Edelman et al., 2001 ; Ahmed, 2007) et sur la sélectivité des critères de diversification retenus, souvent au détriment des questions attenantes aux inégalités ethnoraciales (Doytcheva, 2009).

31Du côté de l’égalité professionnelle, le rapport entretenu avec la discrimination est plus ambigu. Historiquement, on assiste à un développement institutionnel parallèle des deux termes dans le droit français, soutenus et investis par des juristes féministes intéressées par le développement de la jurisprudence européenne (Chappe, 2019a). La relation entre discrimination et égalité professionnelle relève alors de la complémentarité : alors que cette dernière est articulée à la focale collective de l’organisation et se déploie dans les instruments de la négociation collective, le droit de la non-discrimination prend sa place principalement au niveau individuel dans une optique de réparation réglée par l’épreuve judiciaire. Avec l’index d’égalité professionnelle, l’émergence d’une technologie probatoire adossée à une logique de résultat et insérée dans un dispositif spécifique est néanmoins susceptible de déplacer l’agencement entre les deux termes. Dans la mesure où l’index d’égalité professionnelle intègre des éléments de non-discrimination (calcul de l’égalité salariale en fonction de l’âge et de la catégorie socio-professionnelle, comparaison des taux d’augmentation et de promotion entre femmes et hommes) adossés à un dispositif administratif contraignant, il se situe sur un plan proche de l’existence juridique de la non-discrimination en droit du travail, tout en s’en distinguant. Dans le cadre de procès individuels ou collectifs de non-discrimination, il peut alors être potentiellement saisi par les mis en cause comme un élément factuel attestant de pratiques adéquates vis-à-vis du respect de l’égalité de traitement. On l’observe par exemple dans un contentieux en cours sous forme d’une action de groupe portée par la CGT, initiée par huit employées contre la banque dans laquelle elles travaillent. Alors que les plaignantes et leurs avocat.es appuient l’action collective pour discrimination liée au sexe sur une lecture des inégalités de positionnement des femmes et des hommes dans la hiérarchie professionnelle et salariale permise notamment par une analyse des données du RSC, la direction se défend en présentant notamment ses bons résultats par rapport à l’index (94/100 en 2019). S’exprime ainsi un rapport de concurrence entre deux dispositifs et épreuves de factualisation au regard de la norme d’égalité de traitement, alors même que les études empiriques sur la mise en œuvre de l’index attestent de la dépendance du calcul aux choix d’optimisation stratégique de l’entreprise (Farvaque et al., 2021)

La discrimination systémique : vers une extension du régime de qualification de la discrimination ?

32Cette dernière partie aborde une évolution contemporaine et encore fragile du régime de qualification qui se déploie notamment dans les arènes judiciaires françaises. La qualification de discrimination – marquée du sceau du juridisme ou de l’économisme – a largement été critiquée ou concurrencée, soit parce que certains acteurs – notamment du monde de l’entreprise – ont souhaité mettre à distance une approche culpabilisatrice appuyée par des dispositifs externes de régulation, au profit de notions connotées positivement fondées sur des pratiques d’autorégulation, soit parce que d’autres estiment qu’elle produit un cadrage trop étroit et individualisant des situations d’injustice s’inscrivant ainsi dans une approche « libérale » (Stryker, 2021).

La discrimination systémique comme réponse aux limites d’un cadrage trop restrictif

33Différents acteurs ont tenté de répondre aux critiques faites à la notion de discrimination, en desserrant les contraintes définitionnelles et en élargissant l’étendue des situations prises en compte ainsi que celle des processus qui l’expliquent. Ces tentatives d’extensions définitionnelles existent depuis longtemps déjà dans les sciences sociales. C’est le cas notamment en économie avec la prise en compte toujours plus poussée de phénomènes complexes permettant d’expliquer la discrimination (Gazier, 2010) : perspectives dynamiques, question des identités, processus de segmentation, discriminations multiples, biais cognitifs, etc. C’est également le cas en sociologie, où la notion de « discrimination systémique » a permis de comprendre comment « s’agencent des processus impliquant, mais dépassant, les acteurs considérés isolément » (Dhume, 2016, p. 33). Cette définition permet ainsi d’ancrer une observation empirique localisée des interactions produisant la discrimination avec des dimensions organisationnelles ou structurelles agissant comme conditions de possibilité de ces injustices.

34Ces velléités d’élargissement de la qualification se déploient également dans les espaces de production et d’interprétation du droit, à travers un travail d’intégration des évolutions conceptuelles des sciences sociales. Ce mouvement n’est pas nouveau : toute l’histoire du droit de la non-discrimination – avec les notions de disparate impact (impact disproportionné) ou de discrimination indirecte – s’appuie déjà sur des hybridations disciplinaires entre droit et sciences sociales (Dobbin, 2016). L’originalité réside dans la poursuite de cette logique en France aujourd’hui, alors que la primauté du cadre pénal jusqu’au début des années 2000 limitait fortement ces possibilités d’élargissement conceptuel.

  • 9 Voir par exemple ce commentaire fait par le Défenseur des droits sur son site Internet, à la suite (...)

35Un cas très symbolique de ce mouvement est la décision du Conseil des prud’hommes de Paris qui, en mai 2019, décide de reconnaître la « discrimination systémique » vécue par trente-cinq salariés maliens dans une entreprise du bâtiment : pour produire cette qualification inédite dans le droit français, elle s’appuie sur le témoignage du sociologue Nicolas Jounin qui, étude ethnographique à l’appui sur un autre terrain (Jounin, 2008), explique la logique des formes de stratification ethnoraciale au sein du secteur. Cette décision, bien que pour l’instant unique, n’est pas anecdotique. Elle fait écho à un travail doctrinal de légitimation de la notion existant en amont (Mercat-Bruns et Boussard-Verrecchia, 2015) ainsi qu’aux efforts portés par le Défenseur des droits qui vise au développement de la notion de discrimination systémique9, en s’inspirant du modèle canadien. Des professionnels du droit et universitaires engagés de longue date dans la lutte contre les discriminations travaillent actuellement à construire des espaces de coopération entre juristes et chercheurs en sciences sociales pour appuyer cette dynamique d’élargissement.

36Cet engagement collectif autour de la notion de discrimination systémique vise ainsi à prolonger le mouvement d’éloignement d’une conception intentionnelle de la discrimination, ainsi que d’une conception localisée et monocausale de la pratique discriminatoire, pour prendre en compte des productions organisationnelles articulant différents processus et niveaux d’action. Ces évolutions institutionnelles trouvent également un écho dans la reconnaissance de la notion de harcèlement discriminatoire ou de l’action de groupe en matière de discrimination : tous ces éléments participent du détachement d’une lecture à la fois individualiste et extrêmement singularisable de la discrimination, et permettent ainsi de répondre aux critiques sur les risques d’une appréhension trop restrictive de la discrimination.

Les risques de l’extension définitionnelle de la discrimination

37Ces évolutions impliquent de réfléchir à l’équipement probatoire et au risque de dilution de la notion. L’objectivation du caractère systémique d’une discrimination pose d’abord la question des ressources mobilisables au sein de ce processus. Les investissements de forme (Thévenot, 1986) concernant les méthodes probatoires en droit du travail facilitent le travail des professionnels du droit en permettant l’économie des ressources cognitives nécessaires à l’établissement et la justification de ces techniques : en tant que savoirs communs institués dans les précédents faisant jurisprudence, ils constituent des appuis facilement mobilisables, d’autant plus que les scripts de calcul sur lesquels ils s’appuient sont relativement simples d’utilisation. Les difficultés du contentieux tiennent ainsi de la nécessité de récolter les données permettant d’établir la comparaison, ainsi que des conflits en aval concernant l’interprétation des différences de carrière potentiellement observées et des justification apportées par l’employeur.

38Le paradigme de la discrimination systémique implique des capacités d’enquête supérieures liées à la nécessité de décrire des configurations complexes et variées à l’origine de l’émergence de pratiques et routines discriminatoires. Il demande par exemple des compétences d’analyse organisationnelle, pour rendre compte des interactions entre acteurs, des intérêts et valeurs qui les orientent, et du cadre normatif et organisationnel au sein duquel ces interactions se déploient. La mise en œuvre de ces compétences est conditionnée à la possibilité même de mener l’enquête – c’est-à-dire d’avoir accès aux données, aux acteurs et aux situations potentiellement discriminatoires. Se pose également la question des modalités concrètes de coopération avec les chercheurs en sciences sociales qui nécessitent des pratiques de coordination fortes, malgré des logiques professionnelles (et temporelles) qui peuvent diverger.

  • 10 Pour une critique proche de la notion de « racisme systémique », voir Sabbagh (2022).

39L’extension du concept de discrimination porte également le risque d’une fragilisation conceptuelle, en perdant la capacité à distinguer des situations spécifiquement discriminatoires de toute situation organisationnelle forcément inégalitaire, car s’inscrivant par définition dans des structures sociales elles-mêmes hiérarchisées10. Le risque de l’approche systémique serait de trop desserrer les contraintes de localisation de l’observation des pratiques discriminatoires, susceptibles de s’étendre largement au-delà du périmètre organisationnel où se déploie le travail : si cette extension peut apparaître comme un gain heuristique pour comprendre les dynamiques inégalitaires (en prenant par exemple en compte le rôle des diverses instances de socialisation comme l’école ou la famille), elle pose néanmoins la question de la compatibilité avec le régime de qualification juridique. Celui-ci implique une imputation singularisée de responsabilités visant une personnalité juridique (physique ou morale), imputation assortie d’une démarche de réparation du tort causé par la discrimination. Une évolution démesurée serait ainsi susceptible de diminuer la force du terme de discrimination en mettant en cause des macro-entités (la société, le capitalisme, le patriarcat…) difficilement atteignables directement dans le cadre d’épreuves de qualification et de réparation.

40Cette position ne vise pas à délégitimer toute forme de critique replaçant la discrimination dans des logiques macrosociales susceptibles de lui donner sens (voir par exemple Balibar et Wallerstein, 1988 ; Bouamama, 2011), ni à restreindre l’utilisation de la notion de discrimination systémique aux travaux universitaires détachés des conséquences pratiques des opérations de qualification qu’ils exercent. Mais à l’instar de Dhume (2016), nous plaidons pour une utilisation de la notion de discrimination systémique qui permette, pour revivifier la critique, de « l’ancrer dans la situation plutôt que l’intensifier à partir d’une position extérieure et surplombante » (p. 45) : dans le cadre de la qualification juridique, cela nécessite un travail normatif d’ajustement du dispositif probatoire aux exigences de réparation et d’imputation des responsabilités portées par le droit.

*

41D’un point de vue historique, la stabilisation sémantico-référentielle de la notion de discrimination doit être rapportée à la stabilisation de régimes de qualification – juridiques et scientifiques – de la discrimination. Ceux-ci ne s’instituent pas ex nihilo, mais se déploient au sein de dispositifs qui leur préexistent et qui agissent comme des institutions de régulation de la qualification : le dispositif du procès pour le régime de qualification juridique, et celui de la publication scientifique pour le régime de qualification scientifique. Cette caractérisation permet d’insister sur le caractère indispensable des technologies probatoires pour le déploiement d’épreuves de qualification leur assurant une certaine félicité sociale.

42La dynamique interne des régimes de qualification doit également être rapportée à des espaces sémantiques plus larges où se déploient d’autres notions, plus ou moins stabilisées dans des régimes de qualification, et engageant entre elles des rapports allant de l’agencement harmonieux à la conflictualité concurrentielle. L’évolution du régime de qualification des discriminations et sa (dé)stabilisation s’expliquent ainsi à la croisée de logiques d’approfondissement internes et d’opérations critiques externes mettant en cause une trop grande restriction notionnelle. Les tentatives d’élargissement autour de la notion de discrimination systémique peuvent ainsi se comprendre comme des efforts d’adaptation stratégique portés par des acteurs qui prennent au sérieux les limites pointées directement ou indirectement au régime de qualification de la discrimination. Mais ces efforts d’élargissement ouvrent alors à la question de la compatibilité des évolutions sémantiques au regard du dispositif qui les insère et du déploiement de techniques probatoires adaptées. C’est de cette double correspondance que dépend la re-stabilisation sémantique de la discrimination autour de la notion de discrimination systémique.

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Notes

1 Je tiens à remercier Nicolas Dodier pour ses très nombreux conseils à la suite de la relecture d’une version très préliminaire de cet article, Laure Bereni, Juliette Galonnier et Daniel Sabbagh pour l’organisation à Bordeaux en 2019 d’une section thématique sur les discriminations à l’AFSP, au sein de laquelle j’avais pu présenter cette démarche, ainsi que les évaluateurs de cet article et les membres de la revue Tracés.

2 Voir : [URL : https://www.antidiscriminations.fr/vous-pensez-etre-victime-de-discrimination].

3 Une recherche sur le site [URL : https://theses.fr] à partir des mots-clés « Discrimination » et « Emploi » donne ainsi 145 thèses soutenues, dont 52 relèvent du domaine de l’économie, 30 du droit, 24 des sciences sociales, sociologie et anthropologie, 14 du domaine de la gestion et organisation de l’entreprise, 9 de la psychologie et 6 de la science politique, le reste se distribuant sur plusieurs autres domaines.

4 Cette sous-partie s’appuie notamment sur la lecture des travaux en histoire des sciences économiques de Cléo Chassonnery-Zaïgouche (2014).

5 La méthode Oaxaca-Blinder est une méthode statistique visant à comparer, sur un échantillon donné, l’« équation salariale » de deux groupes (femmes et hommes par exemple) dont on veut calculer les facteurs explicatifs de détermination du salaire (diplôme, âge, emploi occupé, etc.). Il s’agit de déterminer in fine si le critère de distinction entre les deux groupes est en lui-même une variable explicative du salaire, une fois neutralisées les différences structurelles entre les deux groupes.

6 En 2001, six employées de Walmart, la grande enseigne américaine de distribution, ont attaqué leur entreprise pour discrimination liée au sexe. En 2007, cette action se mue en class action, en représentation des 1,5 million de femmes ayant travaillé dans l’entreprise depuis 1998. Mais en 2011, la Cour suprême a jugé la plainte irrecevable sous son format d’action de groupe, en estimant que les plaignantes ne pouvaient se targuer d’une « expérience commune » nécessaire à l’activation de ce dispositif judiciaire spécifique.

7 On peut néanmoins évoquer des tentatives marginales de calculer – dans des articles à teneur scientifique portés notamment par des cabinets de conseil – des métriques de diversité (sous forme d’indices de concentration) pour les corréler avec des variables de performance économique (Madsen, 2020).

8 La notion d’affirmative action s’inscrit dans une logique d’« anti-discrimination » s’étendant au-delà de la seule exigence d’égalité de traitement. Elle offre également prise à une critique à l’encontre de ses effets potentiellement discriminatoires (reverse discrimination). Pour parer à ce renversement accusatoire, Julie Suk propose une définition moins individuelle et plus structurelle de la non-discrimination qui intègre l’affirmative action comme un de ses composants (Suk, 2017).

9 Voir par exemple ce commentaire fait par le Défenseur des droits sur son site Internet, à la suite de la décision prud’homale en question : « Le Défenseur des droits se réjouit de la décision du conseil de prud’hommes de Paris qui condamne l’employeur et reconnaît le concept de discrimination raciale systémique. Ce concept permet d’appréhender la discrimination de manière intersectionnelle, au-delà de la somme des situations individuelles. Se révèlent ainsi les raisons pour lesquelles un groupe d’individus peut être particulièrement défavorisé par rapport à un autre, sur la base d’inégalités sociales fondées sur des stéréotypes récurrents et des rapports de domination. » Voir : [URL : https://defenseurdesdroits.fr/fr/communique-de-presse/2019/12/le-defenseur-des-droits-salue-la-reconnaissance-judiciaire-de-la].

10 Pour une critique proche de la notion de « racisme systémique », voir Sabbagh (2022).

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Pour citer cet article

Référence papier

Vincent-Arnaud Chappe, « La discrimination comme régime de qualification. Appréhender et prouver les injustices au travail »Tracés. Revue de Sciences humaines, 43 | 2022, 93-114.

Référence électronique

Vincent-Arnaud Chappe, « La discrimination comme régime de qualification. Appréhender et prouver les injustices au travail »Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 43 | 2022, mis en ligne le 30 décembre 2022, consulté le 31 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/traces/14301 ; DOI : https://doi.org/10.4000/traces.14301

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Vincent-Arnaud Chappe

CNRS, CEMS-EHESS

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