1Ce numéro hors série de la revue Tracés s’intéresse à des pratiques interdisciplinaires entre sciences humaines et sociales (SHS) et sciences de la nature. À travers des articles principalement issus de chercheurs et chercheuses en SHS et centrés sur des problèmes écologiques, nous avons souhaité réfléchir aux façons de pratiquer l’interdisciplinarité lorsqu’il s’agit de disciplines dont les objets, les méthodes, les épistémologies et les références théoriques semblent profondément différer. Il ne s’agit pas ici de proposer un « discours de la méthode » sur l’interdisciplinarité entre SHS et sciences de la nature, plutôt une mise à l’épreuve à même de faire apparaître ses apports heuristiques tout autant que les mésententes qu’elle peut susciter. Premier effet de ce parti pris : deux articles sont signés par un nombre atypique d’auteurs pour une revue de SHS, ayant très diversement participé au processus d’écriture et de révision de l’article ; nous avons en cela suivi leur volonté, à rebours parfois des pratiques de notre revue – pourtant interdisciplinaire. Ces deux articles comprennent deux noms principaux, dans l’ordre alphabétique, notés comme apportant des contributions équivalentes ; puis une autre série de noms, sans ordre alphabétique, soulignant des contributions secondaires. En l’occurrence, il s’agit de l’article de Paul Lhoste et Yann-Philippe Tastevin (et, dans l’ordre : Rémi de Bercegol, Shankare Gowda, Mélina Macouin et Laurent Cassayre) sur le recyclage artisanal du plomb dans des ateliers indiens ; et de celui de Samuel Challéat et Dany Lapostolle (et, dans l’ordre : Johan Milian, Rémi Bénos, Kévin Barré, Nicolas Farrugia, Matthieu Renaud, Marion Maisonobe, Sylvain Morvan, Charles Ronzani, Hélène Foglar et David Loose) sur l’environnement nocturne à La Réunion.
2La question écologique n’est pas la seule à même de mettre en évidence les enjeux contemporains de l’interdisciplinarité – pensons entre autres aux neurosciences, ou bien à l’éthologie animale, sur laquelle revient Vinciane Despret dans l’entretien qu’elle nous a accordé. Elle s’avère néanmoins propice pour mettre au jour les pratiques de travail collaboratives sur des objets indistinctement reconnus par les chercheurs et chercheuses comme étant « sociaux » et « naturels ». Tant par sa dimension d’urgence que par le caractère singulier de ses objets, qui se situent toujours à l’intersection du social et du naturel, la question écologique est un lieu privilégié pour analyser le fonctionnement de l’interdisciplinarité entre les SHS et les sciences de la nature aujourd’hui. L’effondrement de l’ancien partage entre Nature et Culture et son remplacement par de nouveaux modèles qui cherchent davantage à penser des objets hybrides et des mélanges de nature-culture (Latour, 1999 ; Descola, 2005 ; Haraway, 2020) ne représentent pas uniquement un changement de paradigme notionnel. Il s’agit d’une profonde transformation des objets à penser et des modalités d’enquête qui, en particulier dans le cas de l’écologie, ne peuvent plus être classés unilatéralement du côté du monde naturel ou du côté du monde social. Ces nouveaux objets renouvellent les enquêtes en obligeant notamment les disciplines à collaborer, et ce de manière originale. Cela ne signifie certes pas que les objets plus traditionnels des sciences de la nature (en physique, en chimie, en biologie, etc.) n’auraient pas toujours déjà été investis par le social, ne serait-ce qu’à travers la procédure scientifique qui permet de connaître ces objets (Latour, 1991). Mais la problématique écologique contemporaine fait apparaître cette hybridation de manière plus visible et plus évidente : elle nous oblige à la penser pleinement et à réfléchir à partir de là ce que pourrait signifier l’interdisciplinarité depuis cette perspective.
3Cette réflexion doit aussi être comprise dans le contexte d’une politique institutionnelle de la recherche qui, si elle n’est pas nouvelle, s’accentue ces dernières années. Le recours au terme d’« interdisciplinarité » est de plus en plus popularisé dans les pratiques ordinaires de recherche, et notamment par les chercheurs et chercheuses des sciences de la nature et des SHS qui traitent de questions telles que le changement climatique, la santé publique ou la crise de la biodiversité. L’incitation à l’interdisciplinarité est constamment réaffirmée et se concrétise dans des dispositifs spécifiques : on peut penser à la section interdisciplinaire 52 du CNRS (« Environnements sociétés : du savoir à l’action », pilotée par l’Institut d’écologie et environnement – INEE) ; ou, toujours dans le cadre du CNRS, à la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires (MITI), et ses financements, particulièrement de thèse (dont a bénéficié Paul Lhoste, contributeur de ce numéro). À un niveau élémentaire, cela paraît être une voie parfois obligée pour mener (c’est-à-dire souvent : financer) ses recherches : déposer un projet sans l’inclure d’emblée dans un montage interdisciplinaire conduit souvent à un rejet accompagné d’un « conseil » dans le sens de l’interdisciplinarité. Elle apparaît ainsi au rang des « bonnes pratiques » valorisées en soi, parfois sans réflexion critique. L’idée que l’interdisciplinarité serait une nécessité revient comme un leitmotiv dans nombre de discours, d’affichages et d’appels d’offres. De fait, il n’est pas rare désormais d’être appelé, lorsque l’on est chercheur ou chercheuse en sciences humaines et sociales par des collègues de sciences naturelles entre deux dépôts de projets pour se voir proposer une collaboration, avec le discours suivant : « Le principal retour qu’on a eu, c’est qu’il fallait des sciences humaines et sociales dans le projet » (et inversement). Sur certains sites IDEX (Initiatives d’excellence), la quasi-totalité des appels à projets est interdisciplinaire. Pourtant, nombreux sont les témoignages selon lesquels, dans la réalisation de ces projets, chacun retourne plus ou moins à sa tambouille disciplinaire. Les institutions n’en sont pas dupes et tendent ces derniers temps à changer leurs propos, en insistant sur le fait que l’interdisciplinarité « ne se décrète pas »1, qu’elle se construit, souvent patiemment – d’autant plus patiemment lorsqu’il s’agit de faire travailler ensemble des chercheurs et chercheuses qui n’ont pas forcément l’habitude de collaborer. Dans le cas de l’IDEX d’Aix-Marseille Université, cette situation complexe s’est traduite par un effort de réflexion collective, avec la création d’un carnet de recherche associé, « L’Interdisciplinarité : pourquoi et comment2 ? ».
4Ce numéro hors série de Tracés participe à réfléchir sur ces évolutions tendancielles de la recherche en mettant en évidence des expériences interdisciplinaires en acte, avec tout ce qu’elles comportent de fragilités et de difficultés dans leur mise en œuvre. Ce sont en somme des enquêtes interdisciplinaires qui jalonnent ce numéro, présentées dans leurs dimensions pratiques, mais qui ne s’interdisent nullement d’aborder des questions épistémologiques sur l’interdisciplinarité et ses méthodes. Ce questionnement sur l’interdisciplinarité en acte se donnera à voir ici de diverses manières : par un retour sur une enquête déjà menée (Meulemans et Tondeur) ou bien par une réflexion sur une enquête en train de se faire (Lhoste et al. ; Challéat et al.) ; par l’expérience acquise à travers plusieurs projets interdisciplinaires (Demeulenaere) ou bien par des enquêtes qui ont déjà une certaine épaisseur temporelle et qui s’étendent sur la durée (Levain) ; par le parcours à travers l’ensemble d’une œuvre et d’une carrière, à l’instar des deux entretiens menés avec Francis Chateauraynaud et Vinciane Despret.
5Pour aborder la crise écologique, les SHS se sont focalisées avant tout sur l’expérience des groupes sociaux dans leur manière d’aborder la question, en montrant par exemple que les populations les plus démunies, les populations racisées (Taylor, 2014 ; Keucheyan, 2014) ou les femmes (Shiva, 2016) étaient davantage sujettes aux conséquences écologiques des pollutions et des destructions environnementales. Les historiens se sont également intéressés aux inventions techniques et scientifiques qui sont à l’origine de la crise écologique et qui ont suscité, lors de leur introduction, des résistances populaires et des polémiques dans l’espace public (Fressoz, 2012 ; Jarrige et Le Roux, 2017). Ce sont aussi les grands systèmes de pensée qui ont été interrogés dans la manière dont les sociétés humaines se rapportaient aux enjeux écologiques. Carolyn Merchant a ainsi pu accuser la « mort de la nature » à l’œuvre dans la science moderne qui réduit les entités naturelles à de la matière inerte et rompt avec le modèle organiciste hérité de l’Antiquité, dans lequel on attribuait à la nature une véritable spontanéité vivante (Merchant, 1980). François Hartog a par ailleurs analysé les transformations que le « régime anthropocénique d’historicité » introduisait dans la conception chrétienne de notre rapport à l’Apocalypse : le retour contemporain d’un horizon apocalyptique propre à la crise écologique fait certes écho à une pensée chrétienne du temps (Latour, 2015), mais son originalité tient au fait qu’il s’agit de penser une apocalypse sans Dieu et sans salut providentiel (Hartog, 2020).
6Il est donc possible et légitime d’aborder la problématique écologique dans le strict cadre des SHS. Quel pourrait être l’apport des sciences de la nature ? Pourquoi un chercheur ou une chercheuse en sociologie, en histoire ou en philosophie devrait-il ou elle s’enquérir de ce que ces sciences peuvent dire de la crise écologique ? Une bonne manière d’aborder le problème est peut-être de poser cette question à partir des modèles projectifs de cette crise, c’est-à-dire à partir des modélisations que la science écologique, dans ses différentes dimensions, propose des transformations environnementales à venir. Même s’il existe des exceptions (et sans doute plus du côté des Science and Technology Studies qu’ailleurs), il n’est pas exagéré de considérer que peu de chercheurs et de chercheuses en SHS font l’effort de comprendre dans le détail ces projections.
7Nous savons toutes et tous que les températures se réchauffent, que les océans sont de plus en plus pollués, que la banquise fond progressivement, mais aussi qu’une sixième extinction de masse est amorcée, bref, nous savons qu’une grave crise écologique est en cours, nous la ressentons également à titre personnel, mais nous ne connaissons pas précisément la teneur de cette crise. Nous avons une vision apocalyptique d’un futur plus ou moins lointain. Cette vision relève le plus souvent d’une croyance, ou d’une certitude morale, plutôt que d’un savoir acquis de première main auprès des études scientifiques qui cherchent à modéliser les évolutions de nos écosystèmes. Elle repose certes sur des passeurs et des vulgarisateurs des études scientifiques (les rapports du GIEC, par exemple), mais elle en reste à une connaissance indirecte. Nombre de chercheurs et chercheuses en SHS qui travaillent sur la crise environnementale n’en savent pas toujours plus sur l’écologie scientifique que sur la physique quantique ou les mathématiques. S’il est certes nécessaire de se battre sur le terrain de nos « croyances » et de travailler sur notre rapport à l’Apocalypse dans le contexte de la crise environnementale (Latour, 2015, p. 268), on peut s’interroger sur ce que gagneraient les chercheurs et chercheuses en SHS à mieux comprendre ce que les écologues ont à nous apprendre sur cette question. Les SHS peuvent-elles se contenter d’une connaissance indirecte, de seconde main, de l’écologie scientifique, pour se concentrer sur la dimension sociale de l’écologie ? Ont-elles même un autre choix, faute de pouvoir embrasser tous les savoirs, quitte à rester le plus souvent dans l’impossibilité de se forger sur eux un jugement de première main ?
8Il paraît par exemple nécessaire de s’intéresser un minimum à l’écologie scientifique pour faire la différence entre les diverses « mises en données » du monde naturel (Maris, 2018, p. 169). Les grands modèles projectifs qui nous donnent à voir la planète Terre avec quelques chiffres constituent sans doute des indicateurs importants, mais ils « simplifient » et « décontextualisent » (ibid., p. 179), et s’intéressent rarement à la saisie véritable d’un écosystème concret observable à l’échelle locale. Ces chiffres qui prétendent résumer « l’état de santé de Gaïa » ou du système Terre en quelques données fondamentales donnent l’illusion d’une situation maîtrisable et vont de pair avec la gestion géo-ingénierique de la Terre, qui fait le pari que la situation pourrait être réglée en actionnant quelques leviers et en inventant quelques solutions techniques et scientifiques (Neyrat, 2016 ; Devictor, 2019). L’étude localisée d’écosystèmes déterminés offre pourtant un tout autre tableau : non pas celui d’une Terre qui s’apparente à une machine que des experts pourraient piloter, mais celui d’un réseau complexe où les entités humaines et non humaines cohabitent dans un milieu de vie spécifique, et où les enjeux environnementaux sont toujours solidaires d’enjeux sociaux et économiques. On comprend ainsi comment un intérêt minimal pour les approches scientifiques de l’environnement peut dans certains cas s’avérer essentiel pour pouvoir définir notre rapport à la nature en général, et en particulier le rapport des SHS à l’environnement.
9Le rapport des SHS aux sciences de la nature pose cependant un problème de sociabilité savante. Il s’agit de chercheurs et chercheuses qui travaillent dans des laboratoires différents, qui n’ont presque aucune occasion de se côtoyer et de discuter, que ce soit au niveau des parcours de formation, ou bien au niveau des métiers de l’enseignement et de la recherche (si ce n’est pas au sein d’une commission interdisciplinaire comme la CID 52 du CNRS, on l’a dit). Il s’agit de deux mondes séparés que peu de choses font communiquer entre eux. Plus fondamentalement, les travaux des sciences de la nature sont difficiles d’accès et les résultats de leurs recherches peuvent parfois difficilement se transmettre à d’autres disciplines sans l’intermédiaire d’une vulgarisation importante. Un chercheur ou une chercheuse en SHS peut tout simplement ne rien comprendre à un article scientifique en biologie, en neurosciences ou en sciences du climat, sans formation préalable. Il ne s’agit pas là d’un manque d’intérêt, mais d’une réelle difficulté d’accès à des sciences très spécialisées qui, de son point de vue, lui apparaissent comme des objets ésotériques. Alors qu’à l’inverse, les chercheurs en sciences de la nature peuvent – au moins en partie – lire les travaux de SHS, pour autant que les auteurs évitent les tournures trop jargonnantes : certains font le chemin pour des projets de recherche ou plus radicalement dans le cadre d’une carrière (on peut penser au « devenir historien » ou au « devenir philosophe des sciences » de chercheurs et chercheuses en sciences naturelles).
10Vraisemblablement, la frontière est ici plus infranchissable qu’elle ne l’est au sein des SHS : même si cela demande parfois quelques efforts, un philosophe peut lire un sociologue, un linguiste lit potentiellement un historien. La chose est sans doute moins évidente lorsqu’il s’agit de savoir si ces mêmes chercheurs et chercheuses peuvent facilement avoir accès à la compréhension directe des sciences de la nature. Il est vrai que certains champs d’études se sont constitués à partir du dépassement de ce grand partage des disciplines, comme c’est le cas des Science and Technology Studies (STS), et que certains travaux en SHS ont de plus en plus recours aux sciences naturelles – à l’instar d’historiens et d’historiennes qui vont chercher dans les sciences du climat de véritables ressources pour comprendre le passé (Izdebski et al., 2022). Le projet ethnométhodologique, dans sa radicalité (Garfinkel, 2007), est intéressant sur ce point dans la mesure où il repose sur l’idée que la tâche du sociologue est de rendre compte des « ethnométhodes » par lesquels les acteurs sociaux (les « membres », dans le langage garfinkelien) se rendent mutuellement intelligibles ce qu’ils font et reproduisent à chaque situation l’ordre social qui prévaut pour eux. Si dans le cas d’interactions ordinaires (comme un repas en famille), cela consiste essentiellement à expliciter l’indexicalité fondamentale de la vie sociale (c’est-à-dire expliciter ce qui pour un Huron serait incongru ou incompréhensible), rendre compte d’une interaction entre physiciens nécessite bien d’autres compétences (et ce n’est pas un hasard si STS et ethnométhodologie ont parfois hybridé leurs projets). Cela implique un « devenir physicien » de l’ethnométhodologue le temps de son enquête. L’effectivité de ce devenir interroge, et contribue dans tous les cas à donner une allure hautement athlétique à l’enquête.
11Quelques grands noms représentent aussi cette capacité à faire communiquer les champs disciplinaires : le philosophe Georges Canguilhem, par exemple, était également médecin ; Henri Bergson avait été mathématicien et a lu directement les sciences naturelles de son époque, de même que Raymond Ruyer ; Alfred North Whitehead avait été mathématicien avant de se consacrer à la métaphysique ; Thomas Kuhn était physicien avant de devenir épistémologue et philosophe des sciences ; Gilbert Simondon avait une connaissance de première main de la biologie et de la technologie ; aujourd’hui, des intellectuelles comme Donna Haraway ou Isabelle Stengers ont aussi un rapport de première main aux sciences de la nature. Le partage rigide qui sépare ces dernières des SHS n’est donc pas un destin inexorable. Pour autant, force est de constater que les passerelles et les dialogues véritables entre ces deux pans de l’activité scientifique restent rares et difficiles à établir. Il ne s’agit bien sûr pas de dire que les SHS ne se réapproprient jamais les travaux des sciences naturelles, ou inversement. Mais les passerelles entre les SHS et les sciences de la nature sont loin d’être la règle, et l’exemple de Francis Chateauraynaud est parlant : si tant d’organismes viennent frapper à sa porte pour susciter des collaborations, alors qu’il n’est pas « spécialiste » attitré des sujets en question, ce n’est sans doute pas un hasard.
12Le chercheur et la chercheuse qui nous ont accordé un entretien dans ce numéro font office de telles passerelles, pour des motifs différents. Vinciane Despret retrace son parcours universitaire, marqué par un cursus entre philosophie et psychologie. Elle revient ainsi sur sa première enquête, quasi initiatique, avec l’ornithologue Amotz Zahavi et ses collègues, dans le désert d’Israël, afin d’observer le cratérope écaillé dans le cadre d’une thèse de philosophie sur les émotions. En outre, elle ne maquille pas sa manière un peu « sauvage » de s’informer de la littérature éthologique, en lisant les résumés des articles de la principale revue anglo-saxonne, Animal Behaviour ; ou encore sa formation socio-anthropologique « sur le tas », en enquêtant par exemple avec Jocelyne Porcher. De son côté, Francis Chateauraynaud évoque les raccourcis qu’il a cultivés pour entrer à moindre coût dans le vif des débats scientifiques sur un sujet qu’il découvrait (les OGM, ou l’électrosensibilité, etc.) : savoir trouver et lire le numéro de revue qui synthétise l’état des savoirs ; ou encore comment, avec la création du logiciel Prospéro, il découvre la possibilité de maintenir ouverts des dossiers sans s’épuiser dans un interminable travail de veille. Il peut ainsi entrer dans les débats, s’y maintenir d’un œil et y retourner à loisir même après plusieurs années – typiquement dans le cas du nucléaire, rencontré une première fois lors de sa thèse, puis à intervalles réguliers.
13Au-delà de ces exceptions au long cours, comment dépasser ce partage disciplinaire ? Est-il nécessaire, ou même souhaitable, d’envisager un accès direct aux travaux des sciences de la nature par les SHS ? Ou bien peut-on se contenter de médiations, comme des travaux de vulgarisation qui donnent un aperçu des enjeux et des résultats, sans que l’on comprenne très bien dans le détail comment cela fonctionne ?
14Une interdisciplinarité en acte entre les chercheurs et chercheuses en SHS et les chercheurs et chercheuses en sciences de la nature constitue une des solutions possibles à ces questions. Plutôt que d’osciller entre, d’un côté, une connaissance directe des sciences de la nature par les SHS et, de l’autre, une connaissance indirecte par la vulgarisation et une vague connaissance des enjeux, peut-être serait-il plus intéressant de penser un espace de travail partagé entre les savoirs, un espace dans lequel des biologistes et des philosophes, des scientifiques du climat et des sociologues, des neuroscientifiques et des historiens, pourraient discuter, échanger, travailler en commun, réaliser des enquêtes ensemble ?
15Certains espaces de ce type existent déjà, que l’on pense par exemple au récent Centre des politiques de la Terre, qui promeut une interdisciplinarité autour de la question de l’Anthropocène ; ou à la plus ancienne et toujours actuelle revue Nature Sciences Sociétés, qui revendique la diversité des combinaisons disciplinaires autour des approches des environnements et de leurs sociétés (sciences de la Terre, de la vie, de la nature, sciences humaines et sociales, sciences techniques, etc.), et qui dresse régulièrement un bilan des recherches interdisciplinaires en ces domaines. On peut encore penser aux initiatives qui rassemblent des chercheurs et chercheuses et des citoyens et citoyennes de tous les horizons, souvent autour du thème de l’environnement, souvent aussi sous l’étiquette des sciences participatives – comme l’évoque à de nombreuses reprises le texte d’Élise Demeulenaere. L’article d’Anaïs Tondeur et de Germain Meulemans y revient également en détail à propos de leur collaboration expérimentale entre des artistes, des scientifiques et des citoyens autour du projet Petrichor. Non seulement le pétrichor (l’odeur du sol après la pluie) constitue dans les zones urbaines une voie royale pour arracher la géologie au seul domaine des sciences naturelles, en rappelant la couche « naturelle » sur laquelle sont construites nos villes « artificielles », mais la collecte de la terre entraîne aussi des collaborations inédites entre des chercheurs et chercheuses de tous horizons disciplinaires et aboutit à des productions artistiques ainsi qu’à des enquêtes collectives dans lesquelles les habitants sont invités à participer. Ainsi, le projet de recherche-création Petrichor n’a pas seulement suscité des expositions au domaine départemental de Chamarande et à la Nuit blanche à Paris en 2016, il s’est aussi fondé sur des protocoles de collecte participative déjà expérimentés à Neuilly-sur-Marne et à Aberdeen.
16Des lieux académiques (plus ou moins institutionnalisés) tels que des laboratoires ou des revues ne sauraient suffire. Encore faut-il réfléchir à la manière dont les différentes méthodologies scientifiques, tirées des SHS et des sciences de la nature, peuvent cohabiter. S’agit-il pour chaque science de garder ses méthodes propres, de fusionner ses méthodes avec celles d’autres sciences, ou bien encore d’inventer de nouvelles méthodologies du travail scientifique à partir du dialogue interdisciplinaire, voire de s’en remettre aux seuls effets de la pratique ? Les enjeux méthodologiques sont ici directement liés à la possibilité même, pour les scientifiques de disciplines éloignées, de dialoguer et de collaborer. Sachant que cette possibilité n’est jamais acquise définitivement : le texte d’Élise Demeulenaere montre bien combien le dialogue engagé peut se dégrader, précisément par transmission trop rapide, non lissée, d’une forme de routine méthodologique disciplinaire. En effet, ses partenaires ne goûtent guère les notes brutes de son carnet de terrain d’anthropologue qui exposent ses désaccords – et ce alors qu’en anthropologie, depuis la publication de carnets de terrain de renom, on cultive le fait d’y laisser des marques d’émotion ou d’humeur… Le texte d’Alix Levain sur les pollutions de l’eau d’origine agricole en Bretagne et sur sa recherche interdisciplinaire au sein du laboratoire Sol’Eau (un nom inventé pour les besoins de l’article) témoigne également de la difficulté qu’il y a à mener un travail interdisciplinaire durable dans des contextes conflictuels, où se mêlent des scientifiques issus de différentes disciplines, des politiques publiques, des élus locaux, des agriculteurs, des militants et des journalistes. Malgré des difficultés parfois insurmontables et l’expérience d’une forme d’échec, Alix Levain et Élise Demeulenaere aboutissent toutes deux au constat selon lequel c’est toujours l’enjeu éthique et politique qui permet de faire collaborer les disciplines ensemble, par-delà les divergences méthodologiques et théoriques, et quelles que soient les difficultés sur le terrain dans la collaboration avec les acteurs. Cela passe ainsi, pour elles, par le fait de partager, entre les différents chercheurs et chercheuses, un horizon normatif commun, voire de le construire le long des enquêtes menées ensemble. Dans le cas des questions écologiques, c’est souvent l’engagement en termes de justice environnementale qui conduit les chercheurs et chercheuses à se rassembler pour aboutir à des résultats, voire à identifier des formes d’injustice et d’aberration au sein des politiques publiques et à proposer des alternatives.
17L’envers de cet enjeu éthico-politique lié à l’interdisciplinarité entre SHS et sciences de la nature dans le cadre de la problématique écologique n’est autre que le caractère que l’on pourrait dire « politico-sensible » des objets et des intérêts qui sont en jeu. Dans l’entretien mené avec lui, Francis Chateauraynaud rappelle combien le caractère sensible de ces objets se mesure à partir du critère simple des déclarations de conflit d’intérêts qui peuvent empêcher de travailler de manière sereine sur certains objets avec l’ensemble des acteurs qui les composent, comme c’est fréquemment le cas pour les OGM ou le nucléaire : untel menant tel projet en collaboration avec telle agence ou entreprise ou étant assigné à un camp, ne pouvant par conséquent envisager de rencontrer tel collectif citoyen ou d’activistes, et donc de traiter correctement un sujet. La dimension politique des enjeux écologiques n’est en conséquence pas seulement ce qui permet la collaboration interdisciplinaire et l’enquête scientifique, elle est aussi parfois ce qui les complique et les rend particulièrement difficiles à conduire.
18Ces enjeux méthodologiques doivent cependant être subordonnés à la connaissance des objets que visent les enquêtes interdisciplinaires entre SHS et sciences de la nature. Une réflexion purement méthodologique sur l’interdisciplinarité peut certes aboutir à de grands principes et à de grandes promesses, mais elle n’engage à rien quant à sa mise en pratique. C’est pourquoi le parti est pris ici de partir du « primat de l’objet » (Adorno, 1966), des « pragmata » (les actions) nous dit encore Francis Chateauraynaud dans une autre perspective, au sens où ce sont les objets eux-mêmes ou les actions qui doivent rendre nécessaires le travail interdisciplinaire et les méthodes adéquates à leur connaissance. Les textes rassemblés dans ce numéro partent par conséquent de terrains spécifiques et d’objets déterminés afin de voir comment, dans la pratique concrète d’enquête, le recours interdisciplinaire aux SHS et aux sciences de la nature s’avère mis en œuvre.
19Dans cette perspective, l’un des points communs qui rassemble les contributions réunies ici tient à ce qu’elles associent à des émergences d’objets ou de pragmata des dispositifs d’enquête particuliers, mais adossés le plus souvent à des dispositifs institutionnels. Se révèlent alors progressivement les différents niveaux où peuvent se jouer des épreuves interdisciplinaires, à travers des dispositifs plus ou moins souples : un stage dans le cas d’Élise Demeulenaere (qui intervient au moment où elle est interpellée par un éleveur de vaches Bretonnes Pie Noir) ; une thèse dans le cas de Paul Lhoste et Yann-Philippe Tastevin (qui permet d’enclencher réellement l’enquête collective sur les chaînes globalisées de recyclage après diverses participations à des workshops et visites d’usine) ; ou encore, on a commencé à le voir, un laboratoire ou une revue, des formes de soutien institutionnel, que cela passe par des appels d’offres, des conventions pluriannuelles (dans le cas de Francis Chateauraynaud, avec l’Anses – Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail) ou des postes dans des sections dédiées (comme la CID 52 du CNRS). L’ensemble des textes décrit l’étendue de ces niveaux, la diversité de leurs modes de fonctionnement, ainsi que leur entremêlement continu.
20La caractérisation de ces différents niveaux et la description fine de leur activation permettent aussi de mieux saisir ce qui se comprend, d’un côté, comme des expériences heureuses, et de l’autre comme des moments de cafouillage, de tension, voire de blocage. Par exemple, si l’enquête sur le recyclage des batteries au plomb en Inde se déroule sans accrocs dans le cas de Paul Lhoste et Yann-Philippe Tastevin, les questionnements éthiques et politiques surgissent plutôt à partir de la confrontation avec les habitants aux alentours des ateliers au sein desquels ils ont pu travailler avec la confiance des patrons et des ouvriers ; se pose alors la question de savoir s’il faut mettre ces résultats à disposition des habitants, craignant pour leur santé, alors que les données sont encore fragiles et qu’elles pourraient être instrumentalisées politiquement (d’autant plus dans un contexte de tensions communautaires fortes entre hindous et musulmans). Du côté du travail de Samuel Challéat et Dany Lapostolle sur les pollutions nocturnes, les chercheurs et chercheuses se retrouvent d’emblée placés à La Réunion face à un problème de taille, celui de « concilier dans l’aménagement d’un territoire sous contrainte écologique forte, d’une part les besoins de lumière artificielle nécessaires à la continuité des usages humains de l’espace, et d’autre part, les besoins d’obscurité nécessaires au fonctionnement du vivant ». L’article met alors en évidence la trajectoire d’une question de recherche, depuis la sollicitation institutionnelle (le Parc national de La Réunion), jusqu’à la « réponse » scientifique, c’est-à-dire la lente construction d’un collectif cohérent de chercheurs et chercheuses, œuvrant sur un milieu de vie particulier. Ce sont par conséquent des bricolages successifs, et précaires, qui se dévoilent à mesure que l’enquête se met en place – et cette précarité s’avère d’autant plus constitutive de l’enquête que la posture se veut en partie participative (associant des acteurs locaux) et à visée transformative (d’accompagnement des politiques publiques notamment). Cette multiplication des enjeux empêche d’appliquer toute recette préconstruite, et place le processus de l’enquête au cœur de l’énigme collective qui ne cesse de se poser.
21Enfin, une dernière figure se dégage dans les deux entretiens, celle de formes de braconnage intellectuel pratiquées tant par Vinciane Despret que par Francis Chateauraynaud. Il ne se résume pas aux stratégies d’adaptation de l’ethnographe sur son terrain, il est aussi question d’un rapport irrévérencieux aux savoirs et aux institutions – ce qui remet en perspective les dispositifs institutionnels qui encouragent l’interdisciplinarité. Du côté de Vinciane Despret, cela passe, à chaque occasion d’enquête dans laquelle elle s’engouffre, par se tenir au plus près des pratiques de ses coenquêteurs (telle sociologue auprès de laquelle elle apprend à poser des questions, et avec telle autre à laisser s’installer des silences), comme des personnes dont elle est censée documenter les pratiques (tel migrant qui n’est plus un migrant anonyme ou anonymisé par l’enquêtrice et ses routines de travail, mais qui lui apprend à rendre hommage à son nom propre). Il s’agirait ainsi pour elle de « devenir apprentie de ce que les personnes qu’[elle] rencontre [lui] font faire », et de penser, comme philosophe, à partir de cet apprentissage – ce qui ne l’empêche pas de s’en éloigner, de lui imposer ses propres questions ou plutôt ses propres cheminements. Vinciane Despret écoute, prend, « restitue » et surtout « se restitue » sa propre liberté – y compris celle d’imaginer des suites possibles aux bribes d’histoire qu’elle a entendues. La fiction devient alors une ressource possible dans ce rapport libre mais respectueux des savoirs et des situations. Francis Chateauraynaud, de son côté, évoque aussi bien les formes de collaboration qu’il a pu entretenir avec des collègues et des agences comme l’Anses (voir ci-dessus), que les formes de retrait qu’il a activées – y compris lorsque les collaborations et les conventions n’étaient pas censées se terminer, ni de la sorte ni à ce moment-là. Publier en ligne un texte de bilan sur une série de réunions lui a permis ainsi de mettre fin « cordialement » à une collaboration tout en l’honorant (notamment parce que la publication en ligne fournit la contribution attendue, même si l’exécution n’est pas celle habituelle). Dans ces attitudes d’investissement et de retrait, dans ce double besoin qui consiste à se mettre à l’écoute de ce que les autres disciplines ont à nous apprendre, mais aussi à reprendre sa liberté à un moment, se jouent les paradoxes des expériences pleines d’interdisciplinarité.
22Si l’ambition de ce numéro n’est ni de donner une vision idéalisée de l’interdisciplinarité entre les SHS et les sciences de la nature ni de fournir une réflexion purement méthodologique et programmatique de celle-ci, il ne s’agit pas pour autant d’affirmer son impossibilité ou de ne retenir que les moments où « ça ne marche pas » – y compris lorsque le constat pourrait le suggérer, comme dans le cas d’Élise Demeulenaere. En s’intéressant à l’interdisciplinarité en acte, ce numéro de la revue Tracés souhaite plutôt montrer comment elle peut réellement, c’est-à-dire pragmatiquement, fonctionner, étant entendu que cela nécessite de prendre au sérieux une certaine précarité de la situation, dans le dialogue complexe entre les disciplines, dans la négociation permanente avec les acteurs de terrain ou encore avec les institutions (y compris les institutions publiques ou privées de financement de la recherche). Depuis cette perspective, l’interdisciplinarité entre les SHS et les sciences de la nature apparaît sans doute plus difficile à mener que si elle était conduite uniquement à l’intérieur des SHS, mais aussi plus intéressante, plus créatrice, plus ouverte à des résultats inattendus (tant pour les résultats de l’étude que pour les chercheurs et chercheuses en tant que personnes). C’est dire si une telle interdisciplinarité n’a guère à voir avec la réalisation d’un programme a priori, mais plutôt avec l’ouverture permanente de nouvelles possibilités pour la recherche scientifique. Cela semble contradictoire avec le fait que les enquêtes se déploient au sein de projets financés par des agences de moyens, qui ont plus tendance à valoriser des formules rodées, capables de dégager des « résultats » rapidement. Montrer l’interdisciplinarité revient donc aussi à s’intéresser aux conditions matérielles, concrètes, de sa lente réalisation – et à plaider pour des modes de financement pérennes, non conditionnés à des contrats (qui impliquent notamment de terminer sa recherche à un moment précis, mais aussi parfois une destination très précise des budgets).
23Il n’y a de ce fait pas de règle pour penser l’interdisciplinarité par-delà le grand partage entre Nature et Culture. Le contexte épistémologique contemporain, caractérisé notamment par le dépassement du paradigme anthropocentrique qui avait pourtant été à la base de la constitution disciplinaire des SHS au xixe siècle, n’offre aucune garantie quant à la transformation de leurs méthodes et de leurs objets. La spécificité de la collaboration actuelle des SHS avec les sciences de la nature – la difficulté d’accès aux sciences naturelles, mais également, dans le cas de la crise écologique, l’engagement éthique et politique ainsi que le côtoiement de « sujets sensibles » – pousse à l’extrême les problèmes posés par cette situation d’indétermination. Dans ce contexte, les enjeux et les possibilités de l’interdisciplinarité se rejouent pour chaque objet et pour chaque situation. Ce numéro a pour ambition de montrer quelques lieux où elle se donne à voir en acte : l’interdisciplinarité en effet(s).